Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1850

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Chronique n° 427
31 janvier 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 janvier 1850.

Nous nous félicitons d’avoir toujours prêché l’union du président et de la majorité de l’assemblée, et même d’y avoir toujours cru. C’est difficile, nous disions-nous, parce que la constitution ne s’y prête pas ; mais c’est encore plus nécessaire que ce n’est difficile, et c’est là ce qui nous a toujours rassurés. Nous n’avons jamais cru aux bruits qui se répandaient d’une scission profonde entre le président et la majorité ; nous n’avons jamais pris au sérieux les boutades que nous lisions çà et là. Cela veut-il dire que nous pensons qu’une paix béate et parfaite a toujours régné et régnera toujours entre le président et l’assemblée ? Non assurément : il n’y a pas de bon ménage qui n’ait ses froideurs ; mais la réconciliation est inévitable, quand la séparation est impossible. Entre le président et l’assemblée, le divorce n’est pas de mise. Cela fait que nous sommes décidés à prendre avec beaucoup de sang-froid les rumeurs qui ne manqueront pas de se répandre de temps en temps sur les querelles de l’union. Ce qu’on a dit il y a trois semaines, ce qu’on ne dit plus depuis huit jours, on le redira, nous en sommes sûrs, dans un mois ou deux. Nous nous en soucierons peu.

Ce qui fait l’union en politique, ce n’est pas d’avoir les mêmes amis, mais d’avoir les mêmes ennemis. Or, il est évident que le président et la majorité de l’assemblée ont les mêmes ennemis. Ce qui menace le président menace l’assemblée, ce qui menace l’assemblée menace le président. Si le président et l’assemblée se séparaient l’un de l’autre, la démagogie pourrait leur faire tour à tour des avances ; mais ce serait pour les détruire l’un par l’autre, car elle hait le président autant que l’assemblée et l’assemblée autant que le président, attendu qu’elle les regarde avec raison comme ses deux adversaires et ses deux vainqueurs. Elle veut prendre sa revanche sur eux, et elle annonce hautement qu’au jour de son triomphe elle ne se laissera pas tromper et amadouer comme elle prétend qu’elle s’est laissé faire au 24 février. Et, pour le dire en passant, n’y a-t-il pas de quoi trembler ou de quoi rire, selon les goûts, quand la démagogie prétend qu’au 24 février elle n’a fait que la moitié de sa besogne ? Quelle est donc l’autre moitié ?

Ce jour de triomphe qu’annonce la démagogie, de quoi et de qui l’espère-t-elle ? Elle l’espère du suffrage universel, tel qu’il est organisé en ce moment. Elle a raison ; nous ne craignons pas, quant à nous, le suffrage universel lorsqu’il est vraiment universel, comme il l’a été au 10 décembre 1848. Le mouvement national qui corrigeait la révolution de février sur le dos de ses auteurs, et qui prenait pour devise le nom de Napoléon, ce mouvement faisait que tout le monde votait, et, comme tout le monde votait, le vote a été bon. Aux élections de mai 1849, il y a déjà eu moins de votans, et le vote déjà a été moins bon. Que sera-ce aux élections prochaines, si l’apathie des électeurs va croissant, si les inconvéniens du scrutin de liste dégoûtent chaque jour les citoyens de l’exercice d’un droit qui ne leur donne pas le plaisir de faire leur volonté ? La pire organisation du suffrage universel est celle qui fait voter le petit nombre au nom et sous l’abri du grand nombre. Or, n’est-ce pas l’organisation actuelle ? Il me faut voter sur je ne sais combien de noms inconnus en faveur d’un seul nom que je connais et que j’aime. C’est, comme on l’a dit, voter sur échantillon. Si l’on voulait garder le scrutin de liste par respect pour la constitution, et cependant avoir l’opinion réelle de l’électeur, il faudrait prescrire que le nom inscrit le premier sur la liste comptera plus que tous les autres. De cette manière, l’électeur aurait la faculté de dire sa pensée. Hors de là, tout est vide et faux dans le scrutin de liste, et tout est dangereux. Unir dans la même loi le suffrage universel et le scrutin de liste, c’est défaire d’une main ce que l’on fait de l’autre. Le suffrage universel doit être essentiellement spontané et individuel ; avec le scrutin de liste, il devient affaire de coterie et de comité, et cela nécessairement. Je défie qu’avec le scrutin de liste, le suffrage universel puisse agir, s’il n’y a pas des comités qui préparent la liste, et qui donnent la consigne. Le suffrage universel a la prétention de faire voter tous les individus ; le scrutin de liste a pour but de ne faire voter que les partis. C’est une institution essentiellement oligarchique, c’est-à-dire faite pour la domination du petit nombre sur le grand.

Pour éviter l’oligarchie démagogique que nous avons déjà supportée en février, il faut nécessairement changer l’organisation du suffrage universel. Or, qui peut faire ce changement, sinon le président et l’assemblée, s’ils s’accordent dans leurs volontés ? Avec leur accord, une bonne loi électorale qui interprétera la constitution dans le sens de la liberté et de la sincérité du suffrage universel, une bonne loi est possible. Sans leur accord, elle est impossible. Voilà ce qu’il faut bien comprendre. Nous continuons à réprouver de toutes nos forces les coups d’état violens et tapageurs dont la mise en scène ressemblerait à quelque mimodrame du Cirque-Olympique. Nous ne voulons que des changemens accomplis par les corps qui sont chargés légalement de faire la loi et de l’exécuter. Nous ne sommes pas non plus de ceux qui croient que la constitution ne peut avoir que le sens qu’il plaît à la montagne de lui assigner. Cette interprétation exclusive et arbitraire, ce droit de proclamer à sa fantaisie les violations de la constitution, ont été vaincus le 13 juin 1849. La constitution n’appartient pas seulement à ceux qui l’ont faite, elle appartient à ceux qui l’ont acceptée ; elle n’a donc que le sens que lui donnent les besoins de la nation ; elle a le sens qui fait vivre la société, et non pas le sens qui la ferait infailliblement périr. Or, ce sens vital de la constitution, qui peut le proclamer, sinon les pouvoirs créés par la constitution elle-même, c’est-à-dire le président et l’assemblée ?

L’accord de la majorité et du président nous paraît donc la condition indispensable du salut public ; .mais, pour que la majorité s’accorde d’une manière efficace avec le président, il faut que la majorité soit d’accord avec elle-même. Or, l’accord de la majorité dépend beaucoup de son organisation. Qu’on nous permette quelques réflexions à ce sujet.

Ç’a été un grand bien que la réunion de la rue de Poitiers et plus tard du conseil d’état. Elle a singulièrement aidé à la recouvrante du pays ; mais il ne faut pas se dissimuler que, dans une réunion de ce genre, l’accord ne peut aisément avoir lieu que sur les grands principes sociaux. Une fois qu’on entre dans le détail, une fois qu’on arrive à la pratique, l’accord d’une grande réunion devient difficile, quand surtout cette réunion est composée de nuances d’opinions diverses. Cette diversité de nuances est inévitable, et de plus elle n’est point un mal ; nous ne voudrions pas la voir s’effacer. Que faire donc pour la maintenir dans ses justes limites ? Il faut que chaque nuance ait son à parte, et que ces divers à parte se réunissent dans un concert intelligent et réfléchi. Venons au fait. Il y a dans la majorité des légitimistes, des bonapartistes et des orléanistes. Si vous essayez de les confondre dans une grande réunion et de les faire tomber d’accord sur des mesures qui ne soient pas des mesures immédiates de salut public, il arrivera infailliblement de deux choses l’une : ou bien la division se mettra dans le camp, ou bien les violens entraîneront le corps de la réunion. Au lieu d’être conduit par la tête, on sera conduit par la queue. Le moyen d’éviter cet inconvénient, c’est que chaque nuance ait en quelque sorte sa réunion à part pour s’y entendre et s’y concerter en famille, et que ces diverses réunions communiquent entre elles par leurs chefs naturels. Organisation tout-à-fait aristocratique, nous le reconnaissons, ou fédérative, nous l’avouons encore ; mais c’est pour cela même que nous l’aimons. Quand il y a dans une majorité des pensées diverses, qu’est-ce qui vaut le mieux de mettre aux prises ces diverses pensées en les faisant représenter dans chaque parti par les plus violens, ou de les mettre en face les unes des autres en les faisant représenter dans chaque parti par les plus éclairés ? Dans le premier cas, la lutte est inévitable ; dans le second cas, l’accord est probable. Les plus éclairés sont en général les plus modérés. Il n’y a donc point de danger, selon nous, à organiser la majorité d’une manière aristocratique. Devons-nous craindre davantage l’organisation fédérative ? En vérité, non, car c’est le moyen que la pensée de chaque nuance de la majorité ait sa part d’influence dans les mesures soutenues par la majorité. Rien d’ailleurs ne répond mieux à la nature de la majorité que cette organisation fédérative, car la majorité est véritablement une fédération de salut public.

Parlons plus familièrement : avoir son chez soi et se faire de fréquentes visites, voilà la bonne manière d’être bons amis. Les ménages en commun ne réussissent pas long-temps. Il faut qu’on ait plaisir à s’aller voir, et que la réunion ne soit pas une affaire de nécessité, mais l’effet d’un bon penchant. Si nous ne nous trompons pas, ce genre d’organisation où chaque parti aura plus de liberté et où la majorité aura plus de cohésion est en train de se faire, et nous nous en félicitons. Tout ce qui donnera à la majorité plus d’union et plus de concert, tout ce qui assurera la prépondérance de la majorité dans l’assemblée, tout ce qui imprimera aux délibérations une marche plus sûre et plus rapide, importe au salut de la société. Rien n’affaiblit et ne discrédite le gouvernement parlementaire comme le désordre et le décousu des discussions. Rien ne l’honore et ne le remet en crédit comme l’ordre et la gravité des délibérations. Comparez, je vous en prie, l’effet que produit une délibération conduite par les orateurs de la montagne avec une délibération conduite et animée par les orateurs de la majorité. Après les violences confuses de la montagne, le pays est disposé à prendre en dégoût la liberté de la tribune elle-même et toutes les libertés ; il demande instamment le repos ; il ne comprend plus l’ordre que sous la forme du silence. Après une délibération conduite par les orateurs de la majorité, le pays, ranimé et consolé par ce noble emploi du talent et de la conscience, croit de nouveau que le gouvernement parlementaire est possible, ’et qu’il faut en supporter les inconvéniens pour en avoir les avantages et l’honneur. Quand il croit cela, le pays, selon nous, a raison. Oui, le gouvernement parlementaire est possible, s’il rentre dans les habitudes morales et intellectuelles qu’il a eues si long-temps, s’il reprend cette discipline salutaire qui s’appelle dans le monde la bonne éducation. Voilà l’œuvre à laquelle la majorité doit consacrer tous ses efforts. Nous savons bien que le gouvernement parlementaire doit se transformer, nous savons bien qu’il ne doit pas suivre la route ancienne ; la constitution de 1848 donne à l’assemblée législative plus de souveraineté à la fois et moins de liberté que n’en avaient les chambres de la monarchie constitutionnelle. L’assemblée est plus souveraine que les chambres dans les grands jours, elle est moins libre tous les jours. Elle peut accuser le président ; elle peut faire des lois dictatoriales ; elle peut beaucoup dans le cercle révolutionnaire ; elle peut moins dans le cercle légal et administratif. Elle peut beaucoup enfin là où elle ne veut pas ; elle ne peut presque rien là où elle serait tentée de vouloir. Nous serions disposés à croire que, dans le régime nouveau, c’est l’assemblée qui règne et le président qui gouverne : mauvais partage, selon nous ; car celui qui règne sans gouverner essaie toujours de gouverner, et à son tour celui qui gouverne sans régner, essaie de régner.

En signalant l’importance et l’utilité politique des grandes et belles discussions qui honorent et qui accréditent le gouvernement parlementaire, nous pensions aux débats de la loi sur l’instruction secondaire, aux discours qui les ont animés, et surtout à celui de M. Thiers. Cette grande discussion a beaucoup fait pour cette réhabilitation du gouvernement et des influences parlementaires que nous aimons à signaler dans cette quinzaine : non pas que nous ayons jamais pensé que le gouvernement parlementaire était perdu ; il ne s’agit, dans notre pensée, que de ces oscillations de crédit et de discrédit qu’ont toutes les institutions humaines, grace au bon ou au mauvais usage qui s’en fait. Ces oscillations ne sont pas des révolutions, grace à Dieu ; elles sont pourtant des symptômes qu’il est bon d’étudier et de signaler.

Après avoir indiqué l’effet. général de cette discussion, venons à ses effets particuliers, et disons quelques mots de cette grande question de l’instruction publique, qui préoccupe beaucoup et qui cependant ne préoccupe pas encore autant qu’elle devrait le faire ; mais nous savons bien à quoi tient cette indifférence relative. Elle tient à ce qu’ayant une sorte d’anxiété générale, nous avons de la peine à avoir une sollicitude particulière sur quelque chose. La question de l’instruction publique touche à ce que nous appelons les grands et lointains avenirs de la société : or il y a un avenir plus prochain et je dirais volontiers plus présent, qui nous tient en éveil, et c’est l’incertitude de cet avenir prochain qui nuit à la sollicitude de l’avenir lointain.

Les diverses pensées qui, dans cette grande question, partagent l’assemblée et le pays, se sont exprimées librement dans la première délibération, et nous savons déjà à quoi nous en tenir sur les intentions des principales nuances de la majorité.

Dans cette question, tous les orateurs veulent la conciliation dans le présent et dans l’avenir ; mais la plupart réservent leurs rancunes du passé, et ils s’en font un petit titre d’honneur auprès de leurs partisans. Cela fait qu’avec des orateurs qui avaient tous la prétention d’être des conciliateurs, il n’y a eu que peu de discours vraiment concilians. Les conclusions étaient à la paix ; mais les considérans se sentaient de la guerre. M. l’évêque de Langres est celui qui a pris le plus lestement cette situation intermédiaire entre la paix et la guerre, bénissant d’une main, réprouvant de l’autre. Par malheur, c’est la main politique qui bénit et la main évangélique qui réprouve. M. l’évêque de Langres est de ceux qui croient que l’Université a fait tout le mal dont nous souffrons. Il n’y a pas un des malheurs, pas une des fautes, pas une des faiblesses de notre siècle qu’il n’impute à l’Université. C’est une triste liquidation assurément que celle des fautes et des malheurs de nos jours ; mais est-ce l’Université qui est seule coupable ? n’y a-t-il que l’Université qui enseigne et qui prêche dans le pays ? Il y a partout une école, dites-vous ; oui, mais il y a partout aussi une Chaire. L’enseignement moral de la population n’est pas remis seulement aux maîtres des diverses’ écoles ; il est remis aussi au clergé. Qu’a fait le clergé pour empêcher le mal ? Le clergé existe depuis le concordat ; les maîtres d’école n’existent que depuis 1833. Pourquoi ne demander compte de l’état moral du pays qu’à l’Université ? Pourquoi n’en pas aussi demander compte au clergé ? mais il y a surtout quelqu’un à qui on oublie toujours de demander compte de cet état et qui doit être mis sur la sellette, quelqu’un qui aime mieux accuser les autres que de s’accuser soi-même ; ce quelqu’un est tout le monde. Oui, c’est la société elle-même qui est coupable des maux dont elle souffre et dont elle se plaint. C’est la société elle-même tout entière qui devrait faire sa confession et surtout avoir le ferme propos de revenir au bien. Il est commode de dire tantôt que l’Université fait beaucoup de mal et tantôt que le clergé ne fait pas beaucoup de bien, et, pendant ce temps, on se représente soi-même comme étant dans l’état d’innocence primitive ; on se trouve à la fois malheureux et innocent : sort digne d’intérêt et qui nous attendrit sur nous-mêmes. Aussi les plus mondains sont-ils, par le temps qui court, les plus empressés à se plaindre de l’état du monde et à regretter les dures austérités de l’école et du couvent, à la condition de ne s’imposer aucune privation. Quels saints ils auraient été, s’ils avaient été élevés pour cela ! Saint Jérôme quittait Rome pour le désert ; ceux-ci ne vont pas au désert et restent à Paris ; seulement, ils veulent qu’on leur sache gré de la vocation qu’ils auraient eue pour la Thébaïde, et ils veulent surtout qu’on sache mauvais gré à l’Université de ce qu’ils n’ont pas la vocation.

Ce n’est pas d’aujourd’hui, au surplus, que la société s’en prend aux écoles des maux qu’elle ressent. Toutes les vieilles sociétés en sont là. Il y avait dès le temps de Quintilien des pères de famille, et ce n’étaient pas toujours les plus sévères dans leur vie, qui se plaignaient de la corruption des écoles. À cela, que répondait Quintilien ? Que si les mœurs se corrompent parfois dans les écoles, elles se corrompent aussi, hélas ! dans la maison paternelle, et que les mauvais exemples font autant de mal pour le moins que les mauvais discours. Corrumpi mores in scholis patant ; nam et corrumpuntur interim, sed demi quoque ; et sunt multa ejus rei exempla. Plût à Dieu, continue Quintilien, que nous ne perdissions pas nous-mêmes les mœurs de nos enfans ! À peine nés, nous les énervons par la délicatesse. Cette éducation molle, que nous appelons indulgente, ôte la force et la vigueur à l’esprit aussi bien qu’au corps… S’ils disent quelque chose de licencieux, c’est pour nous un divertissement ; nous accueillons avec des rires et des baisers des mots que nous supporterions à peine dans des orgies égyptiennes. Pourquoi s’en étonner ? C’est nous qui les leur avons appris ; c’est de nous qu’ils les ont entendus ; ils sont témoins de nos passions et de nos plaisirs criminels… Tout cela passe en habitude, bientôt après en nature. Les enfans apprennent ainsi le vice avant de savoir qu’il y a des vices, et voilà comment, débauchés et énervés avant le temps, ils viennent dans les écoles, non pas y prendre la corruption, mais l’y apporter. Non accipiunt ex scholis mala ista, sed in scholas afferunt.

À Dieu ne plaise que nous soyons disposés à reconnaître les traits de la civilisation moderne dans ce portrait de la civilisation romaine ! Nous ne voulons indiquer qu’une seule analogie ; la famille accuse l’école, et l’école accuse la famille. Toutes deux ont raison l’une contre l’autre ; mais à quoi leur sert d’avoir raison ? À quoi leur sert de se trouver mutuellement coupables ? Ne vaudrait-il pas mieux employer mutuellement leurs forces à se repentir et à se corriger ? Telle était la conclusion à laquelle arrivait naguère M. Albert de Broglie dans les réflexions sur la loi de l’instruction secondaire qu’il a publiées dans ce recueil. Il remarquait que la société avait mauvaise grace à demander à l’Université la rectitude de sentimens et l’austérité de vie, toutes les vertus enfin dont elle se dispense elle-même. Comme nous différons, sur beaucoup de points et particulièrement sur le choix des remèdes, d’avec M. Albert de Broglie, nous sommes heureux de nous rencontrer avec lui dans le même regard sur les causes du mal. Nous sommes heureux de dire avec lui que c’est le lieu de beaucoup se confesser les uns aux autres, et de peu s’accuser.

Ces sentimens sont, nous n’en doutons pas, dans le cœur de M. l’évêque de Langres ; mais ils ne sont pas dans son discours, ou, s’ils y sont, ils sont, chose étrange, dans la partie politique plutôt que dans la partie épiscopale. Comme politique,.M. de Langres consent à ce concert d’efforts de l’esprit ecclésiastique et de l’esprit philosophique, de l’église et de l’Université, qui est le but de la loi ; mais, comme évêque, il croit que ce concours est mal entendu, que l’église peut se passer de l’Université, qu’elle n’a pas besoin du concours des laïques pour sauver la société et pour se sauver elle-même. M. de Langres veut bien que l’église vienne au secours de l’état, puisque l’état réclame l’assistance de l’église ; mais c’est pure charité, selon M. de Langres, et c’est même, disons-le, une charité sans humilité. Eh bien ! nous sommes convaincus que M. de Langres est à ce sujet dans une erreur dangereuse ; nous sommes convaincus que, lorsque M. de Langres se fait tolérant pour être bon politique, c’est alors qu’il est, sans le savoir, un évêque intelligent des besoins de l’église, et que, lorsqu’il croit pouvoir rester étranger aux destinées de l’état pour être bon évêque, c’est alors surtout qu’il méconnaît, nous ne disons pas les devoirs, mais les intérêts et les droits de l’église. Qu’on nous entende bien : nous ne voulons pas renvoyer ici M. de Langres aux maximes de la charité chrétienne ; nous renvoyons seulement M. de Langres aux maximes de la bonne politique ecclésiastique. Il faut y prendre garde en effet : l’idée, que l’église peut rester étrangère à la destinée de l’état, sinon par charité et par commisération, l’idée que l’église n’a point besoin du concours de l’état, et que l’état, au contraire, a besoin du concours de l’église, puisqu’il le réclame dans la loi de l’instruction secondaire, cette idée contient le principe du système que nous regardons comme le plus funeste à l’église et au clergé, le système de la séparation absolue de l’église et de l’état, le système qui a été vivement préconisé peu de temps après la révolution de février, le système enfin que le clergé ne doit pas être salarié par l’état. Entre le discours de M. de Langres et cette doctrine fatale et profondément révolutionnaire, selon nous, les liens sont étroits. Si l’église est étrangère à l’état, si elle peut se passer de lui, d’autres trouveront que l’état peut aussi se passer de l’église. Et ce ne sont pas seulement des incrédules et des indifférens qui croient cela ; ce sont des hommes profondément religieux, comme cela se voit dans les communions protestantes.

De même qu’il y a des gens qui croient que l’instruction n’est pas et ne doit pas être un service de l’état, que les familles doivent donner l’instruction aux enfans sans que l’état ait ni le droit ni le devoir de savoir quel est ce genre d’instruction, et s’il est bon ou s’il est mauvais, et surtout sans que le budget ait à en faire les frais, qui nous dit qu’il ne se trouvera pas aussi des gens pour croire et pour dire que la religion et le culte ne sont pas et ne doivent pas être non plus un service de l’état, que chaque individu doit, comme en Amérique, faire les frais de son culte ? M. de Langres a cru prendre le beau rôle en disant à l’état : Nous pouvons nous passer de vous ; il a pris le rôle dangereux. Sa question amène la réponse : Nous pouvons aussi nous passer de vous. Nous voyons bien que la double suppression de l’instruction publique et du clergé dans le budget ferait une économie, à ne regarder que les chiffres ; mais cela ferait un douloureux déficit dans les ressources de la morale publique. La doctrine de M. de Langres détruit l’Université : c’est son beau côté à ses yeux ; mais elle détruit aussi le concordat : c’est son mauvais côté aux nôtres.

Si le vieil esprit de discorde a été beaucoup représenté dans la discussion, l’esprit nouveau, l’esprit de transaction et d’union y a été représenté aussi d’une manière éclatante par M. de Montalembert et par M. Thiers ; c’est même, grace à Dieu ! cet esprit qui a fini par prévaloir. Le discours de M. Thiers a fixé les bases, de la transaction, et personne ne les déplacera dorénavant. Comment ici ne pas signaler, ne fût-ce que par un mot, les services éminens que M. Thiers rend à la cause de la civilisation avec un dévouement que rien ne lasse et rien ne décourage ? Il y a des fermetés qui n’ont pas même besoin d’espérer pour être inébranlables, et c’est une de ces fermetés stoïques, mais ardentes et actives, une de ces fermetés comme il en faut aux temps où nous vivons, que M. Thiers apporte au secours de notre pays. En moins de quinze jours, il fait ce discours sur l’instruction publique, qui est l’ultimatum éloquent des amis de la paix des idées, et ce rapport sur l’assistance publique, qui est le manifeste des amis de la paix sociale.

Il y a, comme on sait, deux manières bien différentes d’entendre le dogme de la fraternité, et, par suite, de résoudre le problème de l’assistance publique. Il y en a une qui consiste à égarer la multitude sur la nature de ses droits, à lui dissimuler ses devoirs, à exagérer en elle le sentiment de ses maux, à lui promettre une félicité sans bornes, à lui dire que le seul obstacle à cette félicité est dans la résistance d’une société égoïste. Cette manière de comprendre la fraternité et l’assistance publique est celle des apôtres de février. Il y en a une autre, qui est tout l’opposé de la première, et qui consiste à dire au peuple l’exacte vérité sur l’étendue de ses droits et de ses devoirs, sur l’impossibilité de guérir toutes les souffrances, sur ce qu’il y a de chimérique, et en même temps sur ce qu’il y a de praticable et de sensé dans la poursuite des améliorations sociales, sur les résultats obtenus et sur ceux qu’il est permis d’espérer, résultats moins grands que nos désirs assurément, et qui seront toujours bornés, comme la puissance humaine. Cette seconde manière d’entendre et de résoudre le problème de l’assistance est celle de la commission dont l’honorable M. Thiers a été l’organe éloquent.

Tout le monde lira ce magnifique travail où M. Thiers, avec l’admirable justesse de son esprit, a posé les vrais principes de la bienfaisance individuelle et de la bienfaisance publique, en les séparant du faux alliage de la philanthropie socialiste, et en montrant encore une fois les illusions et les mensonges de cette philanthropie. C’est la philanthropie socialiste qui a dit que la misère donnait un droit contre la société : paroles fatales, qui ont déjà semé dans le monde des germes de dissolution que la sagesse des gouvernemens aura bien de la peine à étouffer. Si la misère donnait un droit, le devoir de l’assistance serait illimité, et l’assistance illimitée produirait la ruine et la misère de tous. La bienfaisance individuelle peut être illimitée, mais il n’en est pas de même de la bienfaisance publique. Il n’est pas permis à l’état de se ruiner par l’aumône, car son trésor est le patrimoine de tous, celui du pauvre aussi bien que celui du riche, et ce patrimoine doit être administré avec prudence. Si la misère donnait un droit, la bienfaisance cesserait d’être libre : ce ne serait plus, par conséquent, la bienfaisance. D’un côté, il y aurait des créanciers, de l’autre des débiteurs ; des créanciers exigeans, des débiteurs ruinés et insolvables. Il n’y aurait plus de charité, plus de reconnaissance, et ainsi disparaîtraient à la fois les deux sentimens, les deux vertus qui ont le plus contribué jusqu’ici à rapprocher les hommes et à les unir.

La misère ne peut donc pas constituer par elle-même un droit à l’assistance ; mais la société n’en doit pas moins secourir les malheureux dans la limite de ses ressources. C’est un devoir d’humanité, et ce devoir, quoi qu’on ait dit, la société monarchique n’y a jamais manqué. Ceux qui l’ont accusée d’indifférence pour les classes pauvres l’ont calomniée. Ce n’est pas la société monarchique, il est vrai, qui a créé la nouvelle acception du mot assistance, les mots de charité et de bienfaisance lui suffisaient ; mais ce n’est pas non plus la révolution de février qui a couvert le sol de la France de tous ces établissemens charitables qui font l’honneur de notre civilisation. Ce n’est pas la révolution de février qui a fondé les sociétés de maternité, les crèches, les salles d’asile, les sociétés de patronage, les colonies pénitentiaires et agricoles, les établissemens destinés aux enfans trouvés, ceux des sourds-muets et des jeunes aveugles ; ce n’est pas elle qui a réglé le travail des enfans dans les manufactures ; les caisses de secours mutuels, les caisses de retraite, les caisses d’épargne, ce n’est pas elle qui les a instituées ; et ces grandes aumônes que le budget, dans des calamités exceptionnelles, a offertes plus d’une fois à des populations entières, ce n’est pas la révolution de 1848 qui les a votées. Tout cela est l’œuvre de cette monarchie impitoyable et de cette société qui aimait la monarchie plus qu’elle ne la soutenait. L’oeuvre n’est pas complète ; elle ne le sera jamais. Il y aura toujours des pauvres et des riches, à moins qu’un jour il n’y ait que des pauvres ; mais tous les moyens de diminuer le mal sont connus et appliqués. Le système est créé ; il ne reste plus qu’à le développer. Ce système, qui repose sur l’action combinée des individus et de l’état, ne pouvait convenir par cela même aux économistes de février, dont la chimère a été de vouloir que l’état fût chargé de tout dans la société. Ils avaient voulu faire de l’état un entrepreneur universel, un banquier universel, un instituteur universel ; ils ont voulu en faire également la providence universelle des pauvres, comme si sa bourse devait y suffire, et comme si d’ailleurs son caractère convenait à une pareille tâche. La bienfaisance n’est pas une affaire d’administration et de police. La charité individuelle, par sa discrétion et sa délicatesse ; la charité religieuse, par les consolations sublimes qu’elle joint à l’aumône, feront toujours plus, pour le pauvre, que la charité de l’état, qui paie l’aumône à bureau ouvert, qui ne peut connaître les misères cachées, et qui n’a rien de ce qu’il faut pour les consoler. L’état ne peut intervenir utilement que là où la charité individuelle et la charité religieuse sont impuissantes. Il leur sert de complément. En dehors de ce système, il n’y a rien de vrai ni de praticable. Il n’y a q e des théories qui bouleversent tous les principes sociaux ; il n’y a que des mensonges ou des erreurs, qui finissent toujours par aboutir à ceci : une banque universelle, un crédit universel, autrement dit le papier monnaie et la banqueroute.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de sujets qui tournaient nos regards plutôt vers les remèdes de nos maux que vers nos maux eux-mêmes. La mention qu’il nous faut faire de la discussion de la loi sur la transportation des insurgés de juin en Algérie vient rompre cette suite de réflexions consolantes ; mais cette mention a aussi son utilité. Elle nous montre que nous sommes toujours sur le même abîme et que le volcan brûle et gronde toujours.

La montagne n’aime pas qu’on lui parle des journées de juin, et, quand elle en parle elle-même, c’est avec un sentiment de dépit et de colère qu’elle ne peut pas dissimuler. Les journées de juin ont été la première victoire de la société contre les élémens ligués pour la détruire ; à ce titre, elles ont dû laisser des souvenirs amers dans cette partie de l’assemblée, qui n’est pas connue jusqu’ici pour s’être beaucoup réjouie des victoires de la société. Il ne faut donc pas s’étonner si, de ce côté de l’assemblée, on a profité d’une occasion qui s’offrait naturellement pour chercher à réhabiliter les journées de juin L’assemblée législative s’est résignée à entendre l’apologie des journées de juin, et sa résignation a duré quatre séances. Il a fallu, dans cette enceinte où siègent les généraux illustres qui ont vaincu l’insurrection, dans cette enceinte où siège le général Cavaignac, entendre discuter la question de savoir quels sont les vrais auteurs de cette guerre impie, qui a commis le crime, qui l’a provoqué, qui doit répondre du sang répandu. Nous avions cru jusqu’ici, et toute la France avait cru comme nous, que la responsabilité de ces fatales journées appartenait tout entière à la politique du Luxembourg et des ateliers nationaux, aux circulaires du gouvernement provisoire, aux bulletins de la république ; nous étions dans l’erreur. L’insurrection a été provoquée par le parti modéré. La réaction conspirait ouvertement contre la république : les barricades n’ont été dressées que pour défendre la république contre la réaction. Les intrigues et les complots des royalistes avaient poussé le pays à bout ; la misère a fait le reste. C’est donc aux royalistes qu’il faut demander compte du sang versé. Les insurgés de juin ont été entraînés par un mouvement légitime dans son principe. Ils sont plus dignes de pitié que de colère. C’est M. Jules Favre qui l’affirme, et qui invoque en leur faveur des circonstances atténuantes.

Il fallait une réponse, au nom de l’armée, à cette justification des journées de juin. C’était l’armée en effet, c’était la garde nationale qui étaient attaquées dans leur honneur. Si les insurgés de juin sont innocens, c’est l’armée qui est coupable. Si la cause des barricades a été juste et légitime dans son principe, les factieux sont ces gardes nationaux, ces pères de famille qui sont allés se faire tuer devant les barricades à bout portant. Cette réponse que l’honneur des défenseurs de l’ordre exigeait, M. Léon Faucher et le général Bedeau se sont chargés de la faire, et ils l’ont faite avec un sentiment d’indignation qui a été presque universellement applaudi par l’assemblée. En somme, la réhabilitation essayée par la montagne n’a eu d’autre résultat que de démontrer une fois de plus l’obstination du parti révolutionnaire. Elle a montré aussi jusqu’où pouvait aller son ingratitude. Le parti révolutionnaire se plaint amèrement des rigueurs du gouvernement actuel ; il lui reproche sa cruauté ; il oppose à ce système de transportation en masse et de détention arbitraire, qui est devenu le régime habituel de la république, les lois beaucoup plus douces de la monarchie, où l’on pouvait conspirer tout à son aise et attaquer le gouvernement dans la rue sans avoir à craindre autre chose que quelques années de prison. Certes voilà un rapprochement qui nous touche, et, sauf la conclusion qu’on en tire, nous le trouvons fort juste en effet. Oui, la monarchie constitutionnelle était plus douce que la république, elle était plus modérée dans les châtimens qu’elle infligeait, elle respectait bien davantage la liberté et la vie des individus, elle était plus généreuse ; mais pourquoi ? Parce qu’elle était un gouvernement limité, où le jeu régulier des institutions, l’équilibre des forces politiques, le frein de la loi, procuraient au pouvoir une liberté d’action et un sentiment de sécurité qui le portaient naturellement à l’indulgence, tandis que la république, au contraire, celle du moins qu’on nous a faite en 1848, exposée à de continuelles secousses par la mobilité de son principe, toujours inquiète du lendemain, toujours menacée de périr dans un conflit, se voit forcée de demander aux lois exceptionnelles l’autorité que ne peut lui donner l’exercice régulier de sa constitution. Les pouvoirs faibles sont les plus violens ; l’extrême licence appelle pour contre-poids l’extrême rigueur. Aussi les lois d’exception ont-elles été le régime ordinaire de la France depuis la révolution de février. Oui, nous le pensons comme vous, ces transportations en masse, ces détentions sans jugement, ces tribunaux militaires, cette législation de l’état de siège et de la dictature, tout cela est bien rigoureux, surtout pour une nation comme la nôtre, qui était si fière de sa civilisation et de la douceur de ses mœurs ; mais à qui la faute ? et qui a droit de se plaindre ? L’occasion d’ailleurs était bien choisie pour crier à la barbarie, à l’injustice ! Où sont donc les bourreaux et les martyrs ? Quoi ! voilà des hommes qui ont commis le plus grand des crimes, qui ont voulu détruire, non pas un gouvernement, mais la société même, qui, pendant trois jours, ont arboré le drapeau de l’incendie et du pillage ! Pris les armes à la main, un décret ordonnait de les transporter à trois mille lieues de la France ; on a différé par humanité l’application du décret. Par des graces individuelles ou collectives, on a réduit successivement leur nombre de 3 500 à 468, et enfin ces derniers, qui sont les plus endurcis et les plus dangereux, on les transportera en Algérie, presque en vue de la France, sur des terres qu’ils pourront fertiliser par le travail. Voilà pourtant ce qu’on appelle un excès de cruauté !

La politique étrangère vient de se ranimer sur une question qui nous touche d’aussi près que faisait, il y a un an, la question italienne. Nous voulons parler des réfugiés allemands et italiens qui agitent la Suisse et des démarches faites par les puissances européennes pour obtenir leur expulsion. Selon nous, il y a là un intérêt européen, mais il y a aussi une question française. C’est sur ces deux points que nous voulons faire quelques courtes réflexions. Parlons d’abord de l’intérêt européen.

Il y a trois Europes aujourd’hui ; il y a l’Europe absolutiste, l’Europe libérale, l’Europe démagogique. Nous ne dirons rien pour le moment de l’Europe absolutiste. La lutte engagée entre l’Europe libérale et l’Europe démagogique, quant à elle, date déjà de deux ans. Elle a commencé en 1848, au mois de juin, dans les rues de Paris ; elle a continué en 1849, au 13 juin, à Paris encore, sur le boulevard de la Madeleine ; elle s’est poursuivie à Rome contre M. Mazzini, en Saxe et en Bade enfin contre les démagogues allemands. Vaincue en 4848, mais non pas domptée, la démagogie a de nouveau offert la bataille du 13 juin 1849. Vaincue encore, elle a espéré un instant que son drapeau abattu à Paris se relèverait à Rome contre notre armée. M. Mazzini a été vaincu comme, l’avait été M. Ledru-Rollin, et vaincu par l’Europe libérale ; n’oublions jamais ce point capital. Tel est aussi le caractère de la victoire remportée par la Prusse en Saxe et en Bade. C’est encore une victoire du libéralisme sur la démagogie. Les démagogues allemands n’ont pas été vaincus par les armes de la Russie ou de l’Autriche, c’est-à-dire par des puissances qui appartiennent, l’une tout-à-fait, l’autre beaucoup à l’Europe absolutiste. Ils ont été vaincus par la Prusse, c’est-à-dire par une puissance libérale, par une puissance qui, à l’heure qu’il est, essaie encore de conserver ou de protéger la doctrine de l’unité allemande. Nous croyons encore pouvoir compter, parmi les victoires que l’Europe libérale a remportées sur l’Europe démagogique, le résultat des dernières élections en Piémont. Là aussi la démagogie offrait la bataille, et là aussi elle a été vaincue, non pas par les armes, mais, ce qui vaut mieux, par les votes intelligens du pays.

Si nous énumérons les diverses victoires que l’Europe libérale a remportées sur l’Europe démagogique, c’est pour combattre par ces souvenirs un penchant au découragement trop fréquent dans le parti modéré. Ce découragement a deux mauvais effets : d’une part, il nous rend plus faibles devant nos implacables ennemis ; d’autre part, il nous rend faibles aussi devant nos alliés, c’est-à-dire devant l’Europe absolutiste. Ces alliés-là sont toujours prêts à devenir nos maîtres, et ils sont disposés à croire que nous avons grand besoin d’eux. Il faut savoir un peu mieux ce que nous sommes et ce que nous avons fait l’Europe libérale s’est jusqu’ici sauvée toute seule ; voilà la vérité. Ce qu’elle a fait jusqu’ici, il faut qu’elle continue à le faire.

Or, dans la question des démagogues réfugiés en Suisse, quel est l’intérêt de l’Europe libérale ? C’est en Suisse que la démagogie a commencé la grande campagne qu’elle fait depuis deux ans contre l’Europe libérale. Dans ses premières attaques, elle a profité de l’inexpérience du libéralisme, et elle a même tâché de lui faire croire que leur cause était commune. Le 24 février a cruellement détrompé le libéralisme, et depuis ce jour, la guerre s’est sérieusement engagée entre les libéraux et les démagogues. Vaincus partout, les démagogues se sont réfugiés en Suisse, d’où ils étaient partis, et c’est de là, comme d’une forteresse toujours prête à recueillir leurs défaites, qu’ils espèrent recommencer leurs incursions ; mais ils ont perdu leur plus grand prestige, l’illusion qu’ils pouvaient faire sur leur caractère et sur leurs forces. Ils, sont connus, ils sont éprouvés ; on sait qu’ils sont insupportables comme maîtres et faibles comme ennemis. Tout faibles qu’ils sont, cependant, ils peuvent encore agiter et inquiéter l’Europe libérale, et ce serait une grande faute de les laisser conspirer à leur aise dans cette citadelle placée au milieu du continent, y refaire leurs forces, épier nos faiblesses et nos lassitudes, et nous forcer à recommencer les terribles journées que nous avons traversées. L’Europe libérale a donc intérêt à l’expulsion des démagogues réfugiés en Suisse.

Comme la plupart de ces démagogues appartiennent à l’Allemagne, la Prusse et l’Autriche, qui sont chargées, à l’heure qu’il est, du soin de faire la police en Allemagne, parce que les petits états sont trop faibles pour la faire, la Prusse et l’Autriche ont un intérêt plus pressant que toute autre puissance à réclamer l’expulsion des réfugiés allemands. Faut-il en effet que pour être prêtes à repousser l’invasion démagogique, la Prusse et l’Autriche gardent une armée toujours sur pied ? Faut-il qu’elles continuent à faire la dépense d’un état militaire ruineux ? Faut-il qu’elles s’exposent à faire banqueroute, si elles restent armées, ou à se voir bouleversées de fond en comble, si elles désarment ? C’est impossible. Elles demandent donc à la Suisse de chasser les démagogues allemands et d’assurer par cette mesure la sécurité de l’Allemagne, sinon elles y pourvoiront elles-mêmes, Cette réclamation nous semble juste, légitime, conforme au droit des gens. Nous croyons que la Suisse y déférera ; mais si, par hasard, elle n’y déferait pas, si les intrigues et les manœuvres de la démagogie parvenaient à intéresser la Suisse dans sa querelle, si la Suisse enfin voulait résister aux demandes et ensuite aux armes de la Prusse et de l’Autriche, que devrions-nous faire alors ? C’est ici que commence la question française.

Faudrait-il soutenir, par notre diplomatie d’abord et par nos armes ensuite, la résistance de la Suisse aux réclamations des puissances allemandes ? Faudrait-il prendre fait et cause pour la démagogie, faire en Suisse le contraire de ce que nous avons fait en Italie ? Nous ne pensons pas que personne dans le parti libéral conseille cette politique insensée. La montagne pourra être de cet avis. C’est sa cause, en effet, qui est engagée en Suisse, comme elle était engagée à Rome, comme elle était engagée en Saxe et en Bade ; mais ce n’est pas notre cause. Les démagogues allemands sont les alliés des héros des barricades de juin 1848 : ce sont donc nos ennemis, il serait singulier que nous allassions nous battre pour eux.

Nous ne ferons pas la guerre pour les réfugiés allemands et italiens rassemblés en Suisse, nous n’irons pas défendre M. Mazzini en Suisse après l’avoir détruit à Rome : cela est évident ; mais devons-nous, si la Suisse repousse les réclamations de l’Allemagne, ce qu’encore un coup nous ne croyons pas, devons-nous répéter notre expédition d’Italie, et aller détruire la démagogie à Lausanne et à Genève, comme nous l’avons détruite à Rome, pendant que, de leur côté, les Prussiens et les Autrichiens la détruiront dans les cantons allemands et dans les cantons italiens ? Nous ne sommes pas suspects d’indulgence pour la démagogie, mais notre répugnance ne va pas jusqu’au donquichottisme, et nous ne nous croyons pas obligés d’aller partout dans l’univers pourfendre le monstre de la démagogie : c’est assez de l’exterminer chez nous. Il n’y a, d’ailleurs, aucune analogie à établir entre les causes de notre expédition en Italie et les causes qui pourraient nous appeler en Suisse. La substitution de la république à la théocratie pontificale dans les murs de Rome changeait profondément l’état du catholicisme et l’état de l’Europe. Comme intéressés à l’indépendance du chef de la chrétienté catholique, comme intéressés au maintien de l’équilibre italien, nous avions droit et raison d’intervenir à Rome. La substitution de la démagogie à la démocratie dans le canton de Vaud et dans le canton de Genève n’est pas un changement dans l’état de l’Europe. Cela peut faire de Vaud et de Genève des voisins un peu plus malveillans pour nous, cela peut nous obliger à quelques précautions c’est un changement du moins au plus, non du tout au tout. Il y a déjà bien long-temps que Vaud et Genève appartiennent à la démagogie ; nous ne sommes pas intervenus. Jusqu’ici, les réfugiés de la Suisse ne nous ont pas causé d’embarras ; attendons, mais en même temps n’hésitons pas à déclarer que nous trouvons justes et légitimes les plaintes de la Prusse et de l’Autriche, puisque les réfugiés allemands de la Suisse sont pour l’Allemagne une cause d’inquiétude ; n’hésitons pas non plus à dire qu’en pareil cas nous agirions de même.

Eh quoi ! dira-t-on, vous vous joindrez d’intention, sinon d’action, aux oppresseurs de la Suisse. — En quoi la Suisse sera-t-elle opprimée parce qu’on l’empêchera d’inquiéter l’Allemagne ? — Mais si la Prusse et l’Autriche victorieuses veulent faire une contre-révolution en Suisse, si l’invasion étrangère amène le triomphe du Sonderbund ? — Chaque phase de l’intervention diplomatique ou militaire qui se prépare en Suisse devra être observée avec soin ; car chaque phase aura sa politique, et nous aviserons, suivant en cela le vieux et sage proverbe : A nouveau fait, nouveau conseil. Ce que nous voulons seulement dire aujourd’hui, c’est que nous aurions grand tort de donner un appui quelconque à la démagogie, qui est le mal certain du jour, par crainte de l’absolutisme, qui n’est que le mal éventuel de l’avenir.


— En Piémont, le traité de paix est ratifié, et le régime représentatif fonctionne, tant bien que mal, péniblement si l’on veut, mais enfin il fonctionne, c’est l’essentiel. La machine gouvernementale, que l’impéritie de certains conducteurs avait fait dérailler et conduite au bord du précipice, est désormais replacée sur sa voie ; il est bon qu’elle chemine d’abord avec précaution et en évitant avec soin de nouveaux chocs. Aujourd’hui que la sécurité est rétablie aux frontières, en même temps que la liberté a été préservée au dedans par la prudente énergie de M. d’Azeglio et de ses collègues, le Piémont a surtout affaire de réparer silencieusement ses pertes, de panser ses blessures et de réorganiser les divers services intérieurs que deux années de guerre et d’agitation ont profondément ébranlés. « Il faut que le Piémont se fasse, pendant quelque temps, oublier par la diplomatie étrangère. » Ce propos caractérise parfaitement la situation, et si, comme on le dit, il a été tenu par le roi Victor-Emmanuel, il témoigne d’un judicieux coup d’œil et d’une grande sagesse politique.

Il est des rêves qu’il faut ajourner, des pensers qu’il faut laisser dormir ; il est aussi des illusions dont les derniers événemens ont démontré la vanité, et dont il faut se défaire, sous peine de compromettre irrémédiablement les véritables et solides destinées que l’avenir réserve. Si l’Italie, jusqu’à présent, a manqué au Piémont, le Piémont ne doit pas se mettre dans le cas de manquer un jour à l’Italie. Au lieu de risquer sa propre existence et d’attirer l’ennemi sur le dernier rempart de l’indépendance italienne, sa mission aujourd’hui est de réaliser pacifiquement, par l’exercice des libertés constitutionnelles, le type sur lequel les divers états de la péninsule devront, par la suite, tôt ou tard, se modeler, de constituer le vigoureux centre de gravité qui devra attirer et condenser les fragmens épars de la patrie commune. Telle était autrefois la vieille politique de la maison de Savoie ; c’était la bonne, elle avait le temps pour principal auxiliaire. On s’est mal trouvé d’avoir voulu marcher trop vite. Les événemens ne semblent-ils pas aujourd’hui commander d’y revenir ?

C’est pourquoi nous voyons avec plaisir le parlement de Turin occupé à discuter de bonnes mesures administratives et des lois de finances comme celles, par exemple, que le gouvernement soumet en ce moment à son approbation. Les deux prises d’armes contre l’Autriche et les frais de la guerre à payer ont mis à sec cette belle réserve métallique que le roi Charles-Albert avait amassée pour le jour où sa race jetterait son enjeu dans les plaines de la Lombardie. Les ressources futures de l’état ont été aussi entamées. Le gouvernement sarde propose en ce moment aux chambres de contracter un emprunt de 4 millions de rente ; le capital que représente cette somme n’est assurément pas trop considérable pour combler les découverts du trésor et les dépenses urgentes. 36 millions à payer à l’Autriche, 4 millions à la banque de Gênes, 10 millions pour le remboursement de bons du trésor, 5 millions à affecter à l’amortissement de l’emprunt de 1848, 15 ou 20 millions que réclament les travaux de chemins de fer commencés et qu’on ne peut laisser interrompus sans un déchet énorme, tel est le bilan qu’a présenté à la chambre M. Camille de Cavour, dont l’expérience en ces matières est incontestée, et dont la parole acquiert de jour en jour une plus grande autorité dans le parlement. M. de Cavour a soutenu avec talent le projet de loi du ministère, et c’est avec un vrai plaisir qu’on voit se produire à la tribune piémontaise, où tant de vaines déclamations avaient jusqu’ici retenti et retentissent encore, un exemple de cette éloquence claire, pratique, nourrie de faits, qui est le vrai style parlementaire. Le discours de M. de Cavour est d’un bon augure pour l’avenir.

Jusqu’à présent, les avocats de la gauche avaient à Turin le dernier mot dans les discussions ; désormais, ils devront céder le pas aux esprits pratiques, aux véritables hommes de gouvernement. Parmi ces derniers, le ministre de l’intérieur, M. Galvagno, a pris une bonne place à côté de M. d’Azeglio par la manière dont il a su conduire la délicate affaire des élections. Il est juste de citer également le sénateur Nigra, ministre des finances. M. Nigra était, avant d’être ministre, le premier banquier de Turin. Sa capacité est reconnue, et il possède en outre une qualité que l’ombrageuse délicatesse du caractère national exige impérieusement, avant toute autre, de ceux qui prennent part à l’administration de la chose publique : il faut au vieil honneur piémontais des réputations non-seulement sans reproche, mais encore telles que l’ombre d’un soupçon ne les puisse atteindre. Le double renom bien constaté de M. Nigra doit faire espérer que les finances sardes verront réparer le désordre immense dans lequel elles sont tombées. Avec un peu de résolution et d’habileté, il ne sera pas difficile, d’ailleurs, au gouvernement du roi Victor-Emmanuel de faire jaillir de nouvelles ressources d’un pays jusqu’à présent fort ménagé, et où il existe pour l’impôt plus d’une source encore intacte.

Au demeurant, la situation est bonne, et il ne tient qu’aux Piémontais de l’améliorer. Pour cela, certaines questions de drapeau et de cocarde nous paraîtraient inopportunes à soulever. Ce qui est fait est fait. Le Piémont a assez noblement conquis ses couleurs pour que personne, pas même ses adversaires, songe à les lui contester. Il serait donc peu raisonnable de se donner des airs de défi au moment où les relations normales se renouent avec les puissances étrangères. C’est au dedans qu’il faut s’occuper, nous le répétons encore. Rétablir les finances, restaurer l’administration, réglementer le système électoral et la presse, pousser la construction des chemins de fer, etc., voilà plus qu’il n’en faut pour remplir la présente législature, commencée dans des conditions relativement très favorables, si on les compare à ce que l’état de choses antérieur pouvait à bon droit faire appréhender.


— Le Portugal est en ce moment travaillé par une dangereuse crise morale. Ce malheureux petit pays se fractionne, comme on sait, en trois partis politiques : le parti chartiste ou modéré, dirigé depuis sept ans par le comte de Thomar (l’un des Costa-Cabral) ; le parti septembriste ou démagogique, dont la direction flotte un peu au hasard parmi les membres de l’opposition parlementaire, et enfin le parti miguéliste ou absolutiste, dont le chef est toujours à Londres. Sous l’impulsion vigoureuse et homogène du comte de Thomar, le seul homme d’état vraiment remarquable que le Portugal ait produit dans ces derniers temps, le parti modéré a acquis dans les chambres une prépondérance qu’on ne songe même pas à lui contester ; mais le danger n’a fait que changer de place. Par cela même qu’ils sont sans direction réelle et qu’aucune prétention immédiate ne vient les diviser, en appelant chacun d’eux autour d’un drapeau distinct, les deux partis extrêmes se sont peu à peu confondus dans une étroite solidarité d’opposition. Par cela même encore que ces partis n’avaient aucune chance dans le parlement, c’est sur l’opinion qu’ils ont jeté leur dévolu, et ils comprennent à merveille leur terrain. Exploitant cette tendance qu’ont les masses, dans tout pays où l’esprit public n’est pas encore formé, à personnifier chaque système dans un homme, ils ont pris très habilement pour point de mire le principal représentant de la politique modérée. La croisade de calomnies organisée par les journaux septembristes et miguélistes contre celui-ci dépasse déjà toute mesure. En veut-on un échantillon ? Dernièrement, un ancien magistrat est décoré pour ses services ; le hasard veut que ce magistrat soit le créancier d’un carrossier qui, vers la même époque, a vendu à beaux deniers comptans une calèche au comte de Thomar, et vite on imprime que le ministre s’est fait donner une calèche pour prix d’une décoration. Tout le reste à l’avenant. Le comte de Thomar n’a pas cru manquer à sa dignité en opposant à ces étranges inventions les preuves les plus minutieuses et les plus formelles, et nous n’oserions lui en faire un reproche. L’honneur d’un homme d’état a d’autres exigences que l’honneur de l’homme privé, car la calomnie qui s’adresse au premier n’atteint pas que lui seul. À une époque récente, nous avons vu des attaques tout aussi odieuses et tout aussi niaises à la fois obtenir chez nous, auprès du peuple, un certain crédit, grace au dédain même qui en haut les protégeait. Le comte de Thomar a relancé la calomnie jusqu’à Londres, où le Morning-Post, qui s’en était fait l’écho, s’est vu obligé de rétracter ses accusations.

Tout impuissant qu’il est, ce dévergondage d’attaques n’en est pas moins pour le Portugal un symptôme très inquiétant. Une société est moralement bien malade, lorsque les plus impudentes accusations trouvent dans l’inertie de l’opinion assez d’encouragemens pour oser se produire ainsi au grand jour. Nous avons appris à nos dépens à quoi aboutit cette espèce de spleen social, moitié indifférence, moitié curiosité, qui n’accepte pas la calomnie politique, mais qui ne s’en révolte pas, qui ne veut pas la révolution, mais qui finalement la subit. Une société qui s’ennuie se prépare de terribles distractions, nous en savons quelque chose. Le Portugal n’est pas précisément blasé, comme nous l’étions, par l’excès du bien-être. Isolé, depuis plus d’un siècle, par la politique anglaise, de tout mouvement commercial ; dévasté, durant de longues années, par la guerre civile, ce pays est arrivé aux dernières limites de la misère et du découragement ; mais le découragement n’est pas moins dangereux que l’ennui. Le ministère Costa-Cabral et la majorité qui l’appuie doivent sérieusement se préoccuper de cette situation, qui appelle plus que jamais une politique vigoureuse et persistante, agressive même au besoin.

C’est cette politique qui a sauvé l’Espagne, en régénérant son esprit public et en groupant autour du ministère Narvaez toutes les forces vives de la nation. Le cabinet de Madrid va faire une nouvelle expérience de sa force, en dissolvant le congrès et en déférant de nouveau la politique conservatrice au jugement des électeurs. Quelques journaux français ont cru devoir envisager cette dissolution comme un expédient extrême, une sorte de coup d’état : c’est là une erreur grossière. Il est d’usage, dans presque toutes les monarchies constitutionnelles, de ne pas attendre, pour faire appel aux électeurs, que la chambre élective ait atteint la limite extrême de son mandat ; or, le congrès a déjà dépassé d’un an le terme qui était habituellement assigné à sa durée. Toute nouvelle prolongation de ses pouvoirs serait donc un manque de déférence et un acte de défiance vis-à-vis du pays. Le cabinet a d’ailleurs une impatience bien naturelle et très honorable à coup sûr de faire sanctionner officiellement par la nation ses immenses réformes, qui ont été posées en principe dans le cours de la présente législature. Il n’attend, pour publier l’ordonnance de dissolution, que le vote de la proposition tendant à convertir immédiatement en loi, avant toute discussion de détail, le projet de budget pour 1850, tel que l’a accepté la commission.

Cette proposition a été également très mal interprétée par quelques-uns de nos journaux, qui la considèrent tout à la fois comme un fait inconstitutionnel et comme une reculade du cabinet Narvaez devant l’opposition : c’est exactement le contraire. Abusant de la lettre du règlement pour placer, malgré lui, le gouvernement dans une situation extra-légale, la minorité, dès la présentation de la loi du budget, avait imaginé une foule d’amendemens, qui, si l’on avait suivi la marche habituelle, auraient ajourné l’adoption de ce budget à sept ou huit mois et condamné l’administration à percevoir, durant ce long délai, l’impôt sans autorisation préalable. La proposition dont il s’agit déjoue ce complot. En la formulant, le ministère a voulu prouver qu’il tenait à honneur de rester dans la légalité la plus stricte, et que, bien loin d’éluder certaines attaques dont on le menaçait, il se sentait assez fort pour hâter l’heure des explications. C’est à la fois un acte de haute constitutionnalité et un défi formel jeté à l’opposition.

Ce défi s’adresse, du reste, bien moins aux exaltés qu’aux conservateurs dissidens. Le ministère avait hâte d’en finir avec cette coterie hargneuse qui le harcèle depuis quelques mois, et qui, en affublant de principes modérés des prétentions qui l’étaient fort peu, aurait pu jeter à la longue une fâcheuse incertitude dans les esprits. Les ministres et les orateurs de la majorité l’ont saisie corps à corps, acceptant toutes ses interpellations, les provoquant même et la relançant sans pitié dans sa retraite dès qu’elle cherchait à éluder le combat. Devant cet inexorable parti pris d’explications qui les mettait sans cesse dans l’alternative de faire amende honorable au cabinet ou de rompre ouvertement avec leurs collèges électoraux en passant le Rubicon de l’opposition extrême, les conservateurs dissidens faisaient, il faut l’avouer, assez piètre figure. Cette campagne parlementaire aura de bons résultats. C’est à la fois une leçon pour les ambitions mécontentes qui pourraient être tentées à l’avenir de sacrifier l’homogénéité de la majorité à leurs petits calculs, et pour les électeurs qui s’étaient laissé prendre à de faux semblans de modération. Un incident de la plus haute portée a signalé cette discussion, qui, à l’heure qu’il est, a dû se terminer par un vote approbatif. M. Mon a énergiquement défendu le ministère, confondant en tout la cause de celui-ci avec sa propre cause. Le pays saura les confondre aussi.

Voici ce qu’on nous écrit de Madrid sur l’ensemble de cette situation : « La discussion relative à la mise en vigueur immédiate du budget de 1850 a fourni au cabinet l’occasion de faire justice de certaines accusations, en s’appuyant sur les aveux de ceux qui les avaient mises en circulation. C’est ainsi que M. Vasquez Queipo, qui a quitté tout d’un coup le sous-secrétariat de l’intérieur, sous prétexte que le ministre, comte de San-Luis, avait exercé une influence illégale dans l’élection de M. Bermudez, a été forcé, en plein parlement et en réponse à une interpellation du ministre, de confesser que, malgré tous les bruits que l’opposition avait répandus, jamais il n’avait en la moindre connaissance d’une démarche quelconque, pas même d’une insinuation de la part du gouvernement en matière d’élection. Il a déclaré aussi que les fonds secrets du ministère ont été administrés avec la plus rigoureuse légalité, au point, a-t-il dit, que le ministre s’est montré, dans l’emploi de ces fonds, plus mesquin qu’il ne convenait au service public.

« Le ministère a hâte de dissoudre les cortès le plus tôt possible, et la majorité désire elle-même de nouvelles élections pour s’épurer de tous les élémens équivoques qui étaient entrés, sous des masques plus ou moins décevans, -dans sa composition. La conduite de M. Vasquez Queipo, l’enfant gâté du cabinet, le confident de ses plus secrètes pensées, a été une de ces sévères leçons que nous qualifions d’un nom très expressif et qui n’a pas sa traduction en français escarmiento. Heureusement, maintenant que M. Queipo a déserté avec armes et bagage, et qu’il figure dans les rangs de l’opposition, il se trouve dans l’impossibilité de jouer un double jeu.

Il ressort de cette longue et orageuse discussion une vérité qui fera époque dans l’histoire de nos institutions libérales. Pour la première fois depuis que nous vivons sous le régime d’une constitution, le budget ne sera pas un vain mot. C’est ce que M. Bravo Murillo a déclaré à plusieurs reprises dans la chambre, en ajoutant que le jour où il se sentirait impuissant à tenir cet engagement solennel, il quitterait immédiatement son poste. C’est là le signe d’une ère nouvelle pour notre crédit ; c’est l’avant-coureur indispensable du règlement de notre dette étrangère, sujet continuel des méditations et de la sollicitude de notre cabinet. Nous espérons tout de la sagesse et de la droiture de M. Bravo Murillo, soutenu comme il l’est par la fermeté et la décision de notre iron duke.

« Au reste, tous ceux qui connaissent à fond l’Espagne savent que le désordre de nos finances date du temps de Philippe II, que ce malheureux sol d’Espagne n’a pas cessé d’être sillonné, depuis 1800, par toute espèce de guerre : guerre d’invasion, guerre de succession, guerre de parti ; que la perte de nos colonies, dont les produits nous ont fait négliger pendant des siècles nos ressources intérieures, vint donner le coup de grace à nos finances, et tout homme qui se connaît tant soit peu en économie politique doit savoir combien il est difficile de remplir un vide creusé par tant de générations, de mettre l’ordre là où le désordre est enraciné, dans les intérêts et les habitudes d’une immense bureaucratie, etc.

« J’appelle aussi votre attention sur le tarif dernièrement publié, et qui, sans être une déclaration ouverte et franche en faveur de la liberté du commerce, peut être considéré comme un pas de géant dans le sens libéral. La prépondérance des manufacturiers catalans est un obstacle à une réforme plus franche. Cependant ces messieurs comprennent déjà que leur monopole ne sera pas éternel, que l’opinion publique se soulève contre leurs prétentions, et que le gouvernement et les cortès ne sont pas disposés à leur sacrifier le bien-être de la nation, les intérêts des consommateurs, de l’agriculture et du commerce. »


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.


Le duc d’Augustenbourg et la révolte du Holstein, par C. Wegener.[1] - La cause première des agitations dont le Danemark méridional a été le théâtre depuis plusieurs années n’est point demeurée inaperçue pour ceux qui ont envisagé de près la question. Ils ont de bonne heure remarqué que le mouvement n’avait pas le caractère de spontanéité qu’on se plaisait à lui attribuer en Allemagne, et que la main d’une puissante famille princière, intéressée à l’indépendance des duchés de Schleswig et de Holstein, se cachait derrière les démonstrations du parti germanique.

Des documens nouveaux, des lettres saisies durant la guerre récente, la correspondance des princes d’Augustenbourg, et surtout celle du chef de cette famille durant les six années qui ont précédé la révolution dernière, ne laissent plus aucun prétexte aux incertitudes. Il est démontré, par la curieuse publication de M. Wegener, que le duc d’Augustenbourg, aujourd’hui débordé par la démagogie allemande, a fomenté dans une pensée essentiellement personnelle, c’est-à-dire dans la pensée de rétablir la souveraineté féodale de sa maison, ces tendances germaniques hostiles au Danemark que l’on nous donnait comme des manifestations instinctives du génie de la race allemande.

Rien ne coûtait au noble duc, et si ce n’est dans la guerre, pour laquelle il ne semble point avoir de vocation, il a partout payé de sa personne. Il ne s’est point contenté de susciter et d’encourager les savans du Holstein, d’éditer leurs œuvres de ses deniers, de provoquer des démonstrations populaires, de dessiner et de mettre en circulation des bannières pour le duché imaginaire de Schleswig-Holstein ; il a lui-même parcouru une partie de l’Europe pour gagner les cabinets à sa cause, et il n’a pas dédaigné de prendre maintes fois la plume, de combattre à côté des journalistes mis par lui en avant pour séduire l’opinion populaire. Le pastoral se mêle plus d’une fois aux raffinemens de la diplomatie ; le merveilleux intervient même par instans. Tandis que les publicistes compulsent et commentent la fameuse charte de 1460 et semblent prendre à tâche d’endormir l’Europe entière, de tendres jeunes filles brodent des drapeaux, d’autres font circuler des pétitions ; les associations musicales, les Liedertafeln, chantent les chants du pays, des hymnes patriotiques, ou bien encore des agens dévoués du prince, travestis, s’en vont, à la faveur de la nuit, tenter tel ou tel journaliste dont la conscience résiste. Il était plus facile d’entraîner les Allemands du Holstein que les Danois du Schleswig, et cependant l’ingénieuse hypothèse du duché-uni de Schleswig-Holstein échouait radicalement, si les Danois, qui forment la majorité du Schleswig, refusaient de prendre part aux manifestations habilement ménagées par le chef présomptif de ce duché. On mit donc un soin particulier à séduire les Danois du Schleswig.

Dans une lettre du 15 novembre 1843, un pasteur Lorenzen, qui s’était chargé de diriger cette besogne, donne au duc le conseil de renoncer pour l’instant au projet d’une association patriotique dont celui-ci avait conçu le plan. Le pasteur Lorenzen annonce que les agens envoyés pour fonder cette association manquent d’habileté, et qu’il est nécessaire d’en chercher d’autres, entourés de plus d’estime et de confiance. Comme les obstacles viennent surtout des paysans danois, il est indispensable de fonder un journal populaire, et, comme ces paysans ne comprennent point l’allemand, il importe que le journal soit publié en danois. M. Wegener ajoute, d’après les pièces officielles, que le duc approuva la proposition, fournit de l’argent et envoya des agens à un imprimeur de Sonderbourg avec de fortes sommes, tandis qu’un autre agent plus intime s’y rendait la nuit. L’imprimeur résista quelque temps, dans la crainte de perdre tous ses abonnés danois ; mais, le duc lui ayant fait présent d’une presse mécanique et s’étant engagé sur l’honneur à le soutenir, il se rendit. Les armes du Schleswig-Holstein, dessinées par la main du duc, furent imprimées en tête du journal. Après les armoiries vinrent les drapeaux, que l’on promena dans toutes les solennités où s’agitait le parti germanique. Un somptueux échantillon de cet étendard était sorti des mains des filles du duc d’Augustenbourg ; il fut déployé pour la première fois dans la fête chantante de Wurzbourg, en 1845, au milieu des initiés et des plus fidèles champions de la cause. L’enthousiasme fut grand, si l’on en croit une lettre d’un conseiller Jasper au duc : « Nous attendons avec une grande impatience, écrit-il de Schleswig, la belle bannière, présent digne de l’auguste donateur. Elle sera saluée avec admiration, reconnaissance et enthousiasme, non-seulement à Wurzbourg, mais dans tous les cantons de la patrie allemande. On dit que ce drapeau sera conservé ici, dans la maison du bailli Pauly, et aucun ordre arbitraire n’empêchera les pèlerins de s’y rendre en foule, comme tout récemment à la sainte robe de Trèves. »

L’important, après avoir enrôlé sous cette bannière la population germanique sur le terrain des duchés, était d’intéresser la publicité allemande à l’entreprise et de mettre sur pied le bon vieux Michel Allemand lui-même ; de là le voyage du duc en Allemagne. Il fallait plus, car l’intégrité du Danemark est garantie par les traités ; il fallait s’assurer le concours de l’Angleterre et de la France. La difficulté était sérieuse. Une lettre du prince de Noër-Augustenbourg au duc indique à cet égard, sans circonlocutions diplomatiques, le plan que la famille entendait suivre. « A ta place, dit le prince de Noër, j’écrirais au roi Léopold, et je lui demanderais s’il ne serait pas possible d’obtenir une promesse de garantie en faveur de tes droits de la part de la France et de l’Angleterre. Ensuite, je me rendrais promptement à Berlin et à Vienne avec le même but ; de Vienne j’irais par Bruxelles éventuellement à Paris et à Londres. Je te recommande d’ailleurs la plus grande circonspection en parlant des Danois, soit en public, soit en particulier, car tout est rapporté… Brûle cette lettre après l’avoir lue. »

Le duc trouva, en effet, de l’appui à Berlin, dans quelques petites cours, notamment auprès du poète-roi de Bavière. À Vienne, il eut moins de succès. Enfin, aux renseignemens qui lui vinrent de Paris et de Londres, il vit promptement qu’il n’y avait rien à tenter de ce côté. Ne pouvant compter sur les gouvernemens, il fit faire auprès de quelques journaux de Paris et de Londres les démarches qui avaient si bien réussi en Allemagne. Quelques-uns se laissèrent prendre au prétexte de nationalité mis en avant par le parti germanique du Holstein ; mais, sitôt que la question eut été élucidée par la discussion, il n’y eut plus, en Angleterre et en France, qu’un seul et même sentiment. L’on tint pour incontestable que le droit et le bon sens étaient du côté du Danemark. Quel était donc le véritable état des choses après tant d’activité dépensée ? Les Allemands du Holstein et ceux du Schleswig étaient profondément remués. Les Danois du Schleswig, loin de s’associer à ces agitations, poussaient des cris d’alarme et suppliaient le gouvernement de prendre des mesures pour garantir l’unité du royaume. Toute la presse allemande servait le duc avec chaleur. Le roi de Prusse l’appuyait dans des vues que l’on connaît, sachant bien que si ce duché de Schleswig-Holstein devenait jamais indépendant du Danemark, ce serait pour tomber sous l’influence, peut-être même sous la domination de la Prusse. L’Angleterre et la, France, secondées par l’Autriche, donnaient, au contraire, au roi de Danemark des assurances de bon vouloir, et "l’encourageaient à prévenir, par quelque mesure énergique, les difficultés qui pouvaient surgir de cette question. La lettre-patente publiée en juillet 1846 était due en partie à ces encouragemens.

Les princes d’Augustenbourg n’ignoraient point que le roi Louis-Philippe, en particulier, mis de bonne heure au courant du débat, et mu par des sentimens très amicaux pour le roi de Danemark, avait pris ses intérêts fort à cœur. Aussi la révolution de février fut-elle accueillie avec enthousiasme par la famille d’Augustenhourg. Le prince de Noër en eut le premier connaissance. Sur-le-champ, il écrivit au duc : « Je t’envoie ci-jointes les importantes nouvelles de Paris, lui dit-il. Qu’est devenu maintenant le soutien de la lettre-patente (le roi des Français), lui sur l’autorité duquel le Danemark s’appuyait avec confiance ?… Que va devenir Metternich avec sa stupide politique ? La première chose que fera la France, ce sera d’exiger une constitution pour le Milanais et de, voler au secours des Italiens. Que la Prusse prenne garde à ses provinces rhénanes. Le roi des Belges peut également faire son paquet. Bref, dans le moment actuel, tout chancelle. » C’était la situation la plus favorable que les princes d’Augustenbourg pussent désirer. Ils redoublèrent donc d’activité en se distribuant les rôles. De là le soulèvement du Holstein et la guerre.

La question était d’abord purement féodale. L’esprit révolutionnaire s’y est mêlé depuis, dans le Holstein du moins. Les Danois du Schleswig ont donné à leur gouvernement les preuves les plus positives de leur soumission et de leur dévouement. Aux termes du dernier armistice, pendant que les négociations se poursuivent avec lenteur, des troupes suédoises occupent, on le sait, le nord du Schleswig, et, sur ce point, le Danemark n’a rien à craindre : sur ce terrain, la paix reste profonde ; mais il n’en est pas de même dans le midi, parmi les Allemands des deux duchés. La présence des troupes prussiennes a fortifié là le parti germanique, et l’esprit d’insurrection y conserve toute sa force et toutes ses espérances. Bien mieux, l’administration étant ainsi désorganisée dans le Holstein, ce duché ayant paru présenter aux agitateurs allemands une sécurité qu’ils ne trouvaient pas ailleurs, la démagogie y a établi l’un des foyers de sa propagande. Le duc d’Augustenbourg se trouve donc singulièrement dépassé. Il s’est trop tôt réjoui des révolutions de Paris, de Berlin et de Vienne. Il lui fallait, sans doute, une secousse assez puissante pour soulever les passions de l’Allemagne contre le Danemark, et briser l’unité de ce royaume ; mais il ne fallait pas que le mouvement, en rapprochant les deux duchés de l’Allemagne, fût de nature à donner une impulsion trop forte à l’idée d’unité germaniques Cette idée, sans être, près de triompher, est menaçante pour la souveraineté que le duc ambitionnait. Dans l’hypothèse où le duché de Schleswig-Holstein deviendrait indépendant, il ne pourrait donc plus offrir au duc d’Augustenbourg la perspective d’un pouvoir bien assuré ni bien durable. Ainsi le promoteur de la révolte du Holstein serait puni par son propre succès. Il ne posséderait que l’ombre de l’état dont il a si long-temps rêvé la conquête. Toutefois nous avons l’espoir qu’il n’aura pas même cette consolation. Bien que l’on attribue au gouvernement français l’intention d’entrer en rapports plus étroits avec la Prusse, nous pensons que la France, ramenée à un sentiment plus vrai de ses intérêts, restera unie à l’Angleterre, à l’Autriche et à la Russie pour sauvegarder l’intégrité du Danemark, et que ni la Prusse, ni la dérnagogie allemande, ni le duc d’Augustenbourg, ne prévaudra contre cette alliance.


España geografica, historica, estadistica y pintoresca, por don F. de Mellado.[2] - L’Espagne, nous ayons essayé de le démontrer plus d’une fois par des exemples, a retrouvé depuis assez long temps ce mouvement de la vie littéraire qu’on s’était accoutumé à considérer comme suspendu dans son sein. L’imagination surtout a repris son essor, s’est retrempée à ses sources ; il y a eu comme un travail profond, d’où elle est sortie aussi active que jamais, et avec les ressources nouvelles que lui offraient les élémens confus d’une époque agitée. Les richesses lyriques ne sont guère moindres en Espagne que dans les autres pays durant la période récente que nous avons traversée. Le théâtre est plus abondant sans aucun doute, aussi original et plus digne’de, remarque que chez la plupart des peuples de l’Europe moderne. La poésie, le roman, la critique même, ont su produire des travaux, des essais dignes d’attention. Ce qui a manqué jusqu’ici au-delà des Pyrénées, ce sont plutôt des livres d’une utilité directe, pratique, usuelle, renfermant des renseignemens sûrs, des données certaines sur le pays, sur ses intérêts, sur son industrie, sur son organisation administrative. Ce sont des œuvres de peu d’ambition auxquelles l’esprit espagnol semble ne se prêter que difficilement, et qui ont pourtant de l’intérêt non-seulement pour les Espagnols eux-mêmes, mais aussi pour les étrangers, habituellement peu ou point informés de ces détails matériels. À vrai dire, ces enseignemens utiles, ces documens statistiques, ces notions usuelles, que nous voudrions voir divulgués par des ouvrages sans prétention, le gouvernement lui-même les possède-t-il ? Il en a manqué trop souvent jusqu’à ces derniers temps ; les élémens de désordre, si multipliés en Espagne autrefois, suffisaient à expliquer son ignorance ; les révolutions prolongées l’expliquent encore aujourd’hui. C’est cette absence de renseignemens certains qui a rendu si laborieuses, si peu sûres, si vaines parfois, les tentatives diverses accomplies pour la réorganisation administrative, pour l’organisation nouvelle d’un système d’impôt que M. Mon n’a pu mener à bout qu’à force de ténacité, de persistance, et en soulevant contre lui des animosités de plus d’une sorte. Jusque-là, le plus souvent on spéculait dans le vide, en mettant des conjectures à la place des réalités. On décrétait des organisations sur le papier, et ces organisations rencontraient un obstacle invincible dans les faits ; le chiffre même de la population est encore mal connu en Espagne ; on ignore dans quelle proportion elle a pu s’accroître. On peut faire des calculs de probabilité à ce sujet, raisonner par à peu près et rien de plus. Il règne, depuis quelque temps, au-delà des Pyrénées, une certaine émulation à combler ces lacunes regrettables ; il faut surtout citer les travaux de M. Madoz. Quant à M. Mellado, son Espagne géographique et statistique réunit assez de renseignemens pour offrir un certain intérêt d’utilité publique : c’est un tableau fort étendu de la Péninsule, province par province. La plus petite localité n’est point oubliée dans la description géographique de M. Mellado. L’auteur y joint le chiffre de la population, autant qu’on peut l’obtenir, la quantité des impôts perçus dans chaque circonscription, l’indication des industries locales, le détail des produits de la terre, etc., etc. Il peut s’être encore glissé plus d’une erreur dans le travail de M. Mellado, ce n’en est pas moins un inventaire utile auquel l’auteur a cru devoir ajouter l’agrément de quelques illustrations qui s’allient assez bien avec la nature géographique de l’ouvrage. Un livre de ce genre est dans tous les cas une de ces tentatives à encourager dans un pays où ce qui fait défaut le plus souvent, c’est un certain fonds de connaissances pratiques, de renseignemens usuels, essentiels dans toutes les positions.




V. DE MARS.

  1. 1 vol. in-8o, Copenhague, 1849.
  2. Madrid, 1849.