Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1856

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Chronique n° 571
31 janvier 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 janvier 1856.

L’atmosphère politique de l’Europe s’est éclairée tout à coup d’un rayon inattendu, un rayon de paix et de concorde. La Russie a souscrit simplement, sans conditions et sans réserves, aux propositions que l’Autriche s’est chargée récemment de lui communiquer. Si ce n’est point absolument encore la paix, c’est du moins, on n’en peut disconvenir, le pas le plus sérieux, le plus décisif qui ait été fait vers la fin de la guerre depuis que la crise actuelle a pris naissance. Une circonstance a servi peut-être à accroître l’effet de la décision du cabinet de Saint-Pétersbourg : cette décision est venue à un moment où on désespérait presque d’un dénoûment pacifique, où on commençait à craindre que la Russie ne cherchât à éluder encore par quelque réponse évasive la netteté des propositions autrichiennes. On touchait déjà au terme que le cabinet de Vienne avait assigné pour prendre lui-même une résolution en cas de refus. En même temps les armemens formidables pour une campagne nouvelle, si elle devenait nécessaire, se poursuivaient de toutes parts avec un redoublement d’activité. Un conseil de guerre siégeait et délibérait à Paris. La continuation des hostilités semblait être dans toutes les prévisions, comme elle paraissait ressortir de tous les symptômes. C’est à cet instant que la Russie a jeté dans la balance le poids de son acceptation entière et absolue, et a ranimé toutes les espérances de paix. Une autre circonstance peut aider à mesurer la portée de la dernière décision du tsar. Par ce qu’on a nommé les contre-propositions russes, qui ont été transmises à Vienne au commencement du mois, le cabinet de Saint-Pétersbourg ne déclinait point absolument les propositions autrichiennes, mais il leur faisait subir certaines modifications. Il offrait de renvoyer aux conférences la question de la rectification des frontières à l’embouchure du Danube ; il indiquait quelques changemens de rédaction au sujet de la neutralisation de la Mer-Noire. Enfin il demandait, à ce qu’il paraît, qu’on écartât le dernier article, par lequel les puissances belligérantes se réservent le droit de produire des conditions ultérieures, comme pouvant entraver l’œuvre de la paix en ouvrant la porte à des difficultés imprévues. Or l’Autriche, par ses engagemens, s’était mise dans l’impossibilité d’admettre des modifications quelconques. L’empereur Alexandre n’a point cru que ces divergences, qualifiées maintenant de secondaires par le journal de la chancellerie russe, valussent une rupture peut-être irréparable. Il a franchi l’intervalle qui le séparait des alliés en venant se placer sur leur terrain.

Telle est la situation aujourd’hui. Les puissances occidentales sont allées aussi loin qu’elles pouvaient aller dans la voie de la modération, en se bornant strictement à ce qu’elles ne pouvaient s’empêcher de demander sans laisser éclater une trop frappante disproportion entre les sacrifices accomplis et les résultats obtenus. D’autre part, la Russie accepte, non en principe et comme base de négociations à ouvrir, mais dans leur texte net et précis, les propositions qu’on connaît. Voilà donc les diverses puissances engagées dans la lutte mises en demeure de transformer en traité de paix des conditions auxquelles chacune d’elles a d’avance adhéré. Et comme, à défaut d’un armistice qui ne paraît point devoir être signé encore, les hostilités sont par le fait à peu près suspendues sur tous les points, il n’est point à craindre que les délibérations de la diplomatie soient à la merci de quelque incident de guerre. Ce sont là les faits qui se présentent tout d’abord comme les préludes favorables des négociations prochaines, comme les gages rassurans de la possibilité d’une conciliation. S’il reste encore plus d’une analogie entre la situation actuelle et la situation où nous étions il y a un an, il y a aussi des différences notables qu’on ne peut méconnaître. La Russie n’a point mis aujourd’hui à son acceptation les réserves derrière lesquelles elle se réfugiait l’an dernier. Sébastopol n’est plus à prendre, et la flotte russe a disparu. Les résultats de la guerre, en ce qui touche la question d’Orient, sont acquis. Ces résultats, il s’agit de les consacrer par un traité, garantie de la sécurité future de l’Europe. C’est à la bonne foi de la Russie d’achever l’œuvre qu’elle a commencée.

Comment le cabinet de Pétersbourg a-t-il été conduit à accepter au dernier instant ce qu’il a tant hésité à sanctionner d’une adhésion sans réserve ? Bien des explications sont possibles sans doute. Que la politique de l’empereur Nicolas ait eu pour son empire de terribles conséquences, cela n’est point douteux, et ces conséquences mêmes ont dû montrer à son successeur ce qu’il y aurait de bien autrement profitable dans une politique qui se tournerait tout entière vers les œuvres de la paix, qui se consacrerait au développement des forces intérieures de la Russie. Cette pensée ne semble point avoir été étrangère à la dernière résolution venue de Saint-Pétersbourg. Personnellement le nouveau tsar a des projets d’améliorations ; son esprit répugne aux persécutions religieuses, et il veut laisser plus de liberté aux cultes dissidens. Il nourrit même le dessein, dit-on, d’aborder enfin la question de l’affranchissement des serfs, — question brûlante qui se lie à tous les intérêts en Russie, qui ne peut être résolue qu’avec une maturité extrême et avec le temps. Il sent aussi tout ce que l’accroissement de l’industrie et du commerce peut donner de puissance à son empire, et il est disposé à favoriser le progrès de tous les intérêts. Pour toutes ces œuvres, la paix est nécessaire. Ce serait donc un système de gouvernement qui triompherait, une politique nouvelle qui tendrait à se faire jour. Il est assurément très juste de tenir compte des dispositions plus conciliantes montrées par le cabinet du tsar sous l’empire d’une telle pensée. Il est cependant une circonstance qu’il ne faut point oublier, parce qu’elle est un des élémens de la situation actuelle, parce qu’elle est la force des puissances alliées, et qu’elle peut contribuer singulièrement à assurer la conclusion de la paix. Quel que soit le mérite d’une politique pacifique, la Russie ne paraît pas l’avoir compris jusqu’à une époque assez récente. La réalité est que le cabinet de Saint-Pétersbourg se refusait encore à toute concession le 28 novembre. Ce n’est que vers le 4 décembre qu’il commençait à laisser entrevoir en Allemagne des dispositions moins inflexibles.

Que s’était-il passé dans l’intervalle ? On venait d’apprendre en Russie qu’un traité avait été signé entre la Suède et les puissances occidentales ; on savait que l’Autriche venait de contracter de nouveaux engagemens avec la France et l’Angleterre ; on voyait déjà la Scandinavie et tout au moins une portion de l’Allemagne fatalement entraînées, à un jour prochain, dans la coalition des forces européennes. C’est alors qu’a commencé sérieusement l’évolution pacifique. Le Journal de Saint-Pétersbourg d’ailleurs, dans un article récent, écrit avec une remarquable modération, ne dissimule guère l’impossibilité qu’il y avait pour la Russie à continuer la lutte « en présence des vœux manifestés par l’Europe entière, en face d’une coalition qui tendait à prendre de plus grandes proportions. » Sous ce rapport, on peut présumer que le traité avec la Suède surtout a exercé une influence décisive, de sorte que si les inclinations pacifiques du gouvernement russe ont fini par se faire jour, c’est, à n’en point douter, la manifestation de la volonté européenne qui leur a fourni l’occasion de se dessiner, comme ce sont les armes de la France et de l’Angleterre qui ont préparé les conditions de la paix. La résolution de traiter une fois prise, le cabinet de Saint-Pétersbourg ne paraît pas s’être montré le moins désireux d’en finir promptement ; il est d’autant plus empressé que, comme tous les gouvernemens, si nous ne nous trompons, il a ses luttes intérieures en dépit de la toute-puissance du tsar. Il y a en présence le parti de la paix et celui de la guerre. Le gouvernement russe a donc ses raisons pour désirer une prompte solution, et les puissances alliées elles-mêmes ne sont pas moins intéressées à ne point laisser se prolonger une incertitude qui excite à la fois et tient en suspens toutes les passions comme tous les intérêts.

L’unique question aujourd’hui, c’est la réunion prochaine du congrès appelé à débattre et à résoudre tous ces problèmes qui ont mis les armes dans les mains de trois des plus grands peuples du monde. Ce n’est plus à Vienne que la diplomatie va délibérer cette fois : Paris est la ville universellement désignée, comme par un secret hommage à la civilisation, dont elle est l’expression, et à la puissance militaire, qu’elle retrouve toujours quand il lui est donné de la montrer. Les plénipotentiaires sont déjà indiqués. L’Angleterre serait représentée par lord Clarendon et lord Cowley, l’Autriche par M. de Buol et M. de Hiibner, la Russie par le comte Orlof

et M. de Brunow, ancien ministre du tsar à Londres, la France par M. le comte Walewski et M. de Bourqueney, le Piémont par M. d’Azeglio. Les représentans de la Turquie ne peuvent être encore connus. En attendant la réunion de ce congrès, le plus considérable qui ait été tenu depuis 1815, il parait devoir être signé à Vienne un simple protocole constatant l’adhésion des diverses puissances, ce qui s’explique peut-être par la nécessité où sont les alliés de déterminer d’un commun accord les conditions particulières qu’ils ont à produire, afin que, les préliminaires de paix une fois signés, rien ne puisse plus entraver l’œuvre de la conciliation générale. Le congrès lui-même, du reste, se réunira à Paris avant la fin de février. Mais ici s’élève une double question : dans quelle mesure le Piémont doit-il participer à l’œuvre du congrès ? La Prusse, d’un autre côté, sera-t-elle appelée à figurer dans les négociations ? En ce qui touche le Piémont, on a dit que les plénipotentiaires sardes signeraient le traité de paix sans avoir voix délibérative dans les négociations, ou du moins en ne prenant part qu’à celles qui toucheraient les intérêts de leur pays. Ce serait là une combinaison qu’il semblerait difficile de s’expliquer. Lorsque le Piémont a résolument adhéré à l’alliance occidentale, à quoi dévouait-il ses soldats et ses ressources, si ce n’est à une cause d’intérêt général dont le caractère était justement de n’affecter les intérêts spéciaux d’aucun peuple, en affectant ceux de tous les peuples ? Le Piémont n’a point manifestement d’intérêts spéciaux dans la question d’Orient, il n’a d’autre intérêt que celui de la sécurité commune, et s’il a combattu pour cette sécurité, pourquoi ne participerait-il pas à toutes les négociations qui doivent l’affermir ? Si on objectait que le Piémont n’a point été jusqu’ici ce qu’on nomme une grande puissance, ne pourrait-on pas dire, en dehors de ces classifications un peu arbitraires, qui sont un legs du congrès de Vienne, que ceux-là seuls sont des pays sérieux et méritent d’être comptés, qui savent au besoin entrer avec une énergique décision dans une grande affaire ?

Une question plus grave est celle de savoir si la Prusse interviendra décidément dans les négociations. Jusqu’ici, rien ne semble plus douteux. Et par le fait, à quel titre la Prusse figurerait-elle dans les délibérations diplomatiques qui vont s’ouvrir ? Pour signer la paix, il semble que la première condition soit d’avoir fait la guerre ou du moins d’avoir accepté une position et des engagemens tels que la guerre ait pu en résulter. La Prusse pour sa part peut invoquer sans doute ce titre de grande puissance dont nous parlions : elle l’a porté depuis quarante ans, elle a coopéré à toutes les œuvres les plus importantes de la diplomatie ; mais si ce titre confère des droits, il impose aussi des devoirs que le cabinet de Berlin est malheureusement très loin d’avoir compris dans toute leur rigueur et dans toute leur étendue. Est-ce comme signataire des protocoles de Vienne que la Prusse peut revendiquer le droit de figurer au prochain congrès ? Le cabinet du roi Frédéric-Guillaume a donné, il est vrai, la sanction de sa signature à ces premiers actes par lesquels les quatre puissances s’engageaient à délibérer en commun sur les conditions de la paix et à n’accepter aucun arrangement particulier avec la Russie. Seulement, ces actes ayant eu des conséquences successives auxquelles la Prusse n’a point adhéré, cette puissance ne peut être évidemment très fondée à revendiquer au dernier instant les avantages d’une situation dont elle a elle-même d’avance décliné toutes les obligations. Est-ce enfin parce que la Prusse a signé le traité du 13 juillet 1841 qu’elle doit avoir nécessairement sa place dans les négociations ? C’est justement au nom de ce traité qu’on l’a incessamment et inutilement sollicitée d’agir. Tout ce qu’elle peut demander aujourd’hui, c’est que le traité nouveau n’affaiblisse pas les garanties que le traité ancien dans son esprit assurait à l’intégrité de l’empire ottoman.

Nous ne méconnaissons pas ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans un arrangement général conclu en dehors de la participation de la Prusse : ce n’est point là cependant un fait nouveau. En 1840 aussi, il y eut un traité considérable conclu par quatre puissances en dehors de la France ; cette situation dura une année. Il y a seulement une différence : c’est que la France avait alors une politique qui n’est point ici à juger, tandis que la Prusse n’a point eu de politique, et elle recueille aujourd’hui le fruit de son inaction. Dans tous les cas, si la Prusse est appelée à figurer au futur congrès, ce ne sera point vraisemblablement sans avoir pris la position de l’Autriche, c’est-à-dire sans avoir accepté l’obligation éventuelle d’une action collective, si par malheur tous les efforts en faveur de la paix venaient encore à échouer. C’est certes le moins qu’on puisse exiger en compensation du droit d’avoir une opinion dans les grandes affaires qui vont se débattre. Le cabinet de Berlin s’efforce, dit-on, depuis quelque temps de persuader qu’il a puissamment agi à Pétersbourg pour faire prévaloir des idées de conciliation. Cela se peut, mais alors on pourrait lui demander si c’est par intérêt pour la cause occidentale, ou pour ne point voir s’élever des questions qui l’auraient placé lui-même dans la plus singulière et la plus fausse des situations.

Quoi qu’il en soit de l’accession de la Prusse, la vraie, la grande et unique question est aujourd’hui entre les puissances alliées d’une part et la Russie de l’autre. Tous les cabinets, il faut le croire, entreront dans les négociations avec une même pensée, celle de faire prévaloir la paix et de l’asseoir sur de larges et durables fondemens. Sans qu’il y ait à se méprendre sur les divers mobiles qui ont pu diriger la Russie dans ces dernières circonstances, rien n’autorise à suspecter la bonne foi avec laquelle elle a accepté les propositions autrichiennes. Qu’elle cède à la nécessité, cela ne saurait être mis en doute ; mais il suffit qu’elle cède à cette nécessité avec la conviction qu’elle fait une chose utile à tous et à elle-même, — qu’elle se précipiterait vers de nouveaux désastres en continuant la lutte. Certes la bonne foi de la France peut encore moins être contestée. De toutes les puissances, la France est peut-être celle qui a montré les sentimens les plus concilians sans décliner les devoirs de sa politique ni les obligations d’une lutte gigantesque, et ce n’est point avec des sentimens différens qu’elle peut entrer dans les négociations. En est —il autrement de l’Angleterre ? On a pu supposer un moment, d’après le langage de la presse de Londres, que le peuple anglais ne voyait pas avec la même faveur l’adhésion de la Russie aux propositions autrichiennes ; mais ce langage n’a point tardé à se modifier, et dans tous les cas il ne pouvait certainement exprimer la pensée du gouvernement anglais, pas plus qu’il ne pouvait laisser croire à des dissentimens sérieux entre les cabinets de Londres et de Paris. La vérité est que les deux gouvernemens se sont mis complètement d’accord sur les conditions particulières qu’ils ont à produire aussi bien que sur la direction générale à imprimer à cette grande affaire. Si on avait pu conserver quelques doutes sur les dispositions réelles du gouvernement anglais, ces doutes se seraient évanouis devant le langage tenu récemment par lord Cowley à la suite d’une cérémonie où il venait de conférer au nom de la reine la décoration du Bain non-seulement aux chefs de notre armée de terre, mais encore aux chefs de notre marine, à M. le contre-amiral Penaud, qui a commandé l’escadre de la Baltique dans la dernière campagne, et à M. le contre-amiral Rigault de Genouilly, qui a commandé les batteries de la marine débarquées devant Sébastopol. Il y a une bonne raison pour que la France et l’Angleterre demeurent unies, c’est que leur alliance est nécessaire. Quelque favorables que soient tous les présages accueillis avec empressement par l’opinion publique, il ne reste pas moins d’immenses difficultés. Que la paix soit signée, nos armées vont-elles évacuer immédiatement la Turquie ? Ne reste-il pas les principautés à organiser efficacement ? N’y a-t-il point à poursuivre des améliorations pratiques de toute sorte dans l’état des populations chrétiennes de l’Orient, et à soutenir le gouvernement turc lui-même, qui a malheureusement plus de bonnes intentions que de pouvoir ? Il y a un fait que les traités ne peuvent changer, c’est la position géographique de la Russie vis-à-vis de la Turquie, position qui fait la force de la politique des tsars. Et comme on n’a pas le secret de refaire subitement sur le sol turc un empire compacte et rajeuni capable de se défendre par lui-même, il n’y a qu’une chose qui reste la garantie de l’Europe : c’est l’alliance de la France et de l’Angleterre. Ainsi donc se présente la situation actuelle du continent. Ce qui la caractérise et la résume, c’est l’ouverture prochaine de ce congrès où chaque puissance portera la responsabilité d’une politique qui peut influer singulièrement sur les destinées de l’Europe.

L’idée de la paix, il faut le dire, a trouvé une faveur particulière en France ; elle a été reçue comme on reçoit les bonnes nouvelles, surtout lorsqu’on commence à n’y plus croire. Comment s’explique cette faveur qui s’attache à l’idée de la paix ? Il y a sans doute le sentiment de l’humanité satisfait de voir s’arrêter l’effusion du sang : il y a cet instinct plus doux, ou si l’on veut moins violent développé par la civilisation ; il y a aussi la pensée que la paix seule permet à l’industrie, au commerce, à tous les intérêts de prendre librement leur essor. Si l’on veut juger des ressources singulières qui existent toujours en France, même sous l’empire de complications menaçantes, on n’a qu’à observer le mouvement de la richesse publique tel qu’il ressort d’un tableau des revenus indirects publié, il y a peu de jours, par le gouvernement. En deux années, le chiffre de ces revenus a augmenté de plus de 100 millions, et en défalquant ce qui est dû à la perception des nouveaux impôts établis dans la dernière session législative, l’augmentation reste encore de plus de 70 millions. Les droits d’enregistrement, les droits de timbre, le produit des tabacs, le produit des postes, se sont progressivement accrus. C’est donc dans la situation matérielle de la France un côté que le dernier rapport du ministre des finances relève avec raison. Il reste, il est vrai, des charges de toute sorte, les charges normales et les charges extraordinaires de la guerre. D’après le rapport à l’empereur, il resterait dans les divers exercices financiers des découverts qui s’élèveraient pour 1854 à 70 millions, et pour 1855 à 50 millions. Quant aux dépenses de la guerre, elles sont couvertes, comme on sait, par les emprunts successifs qui ont été faits, et sur lesquels une somme de 500 millions resterait encore disponible. À la vérité, toujours d’après le rapport, il y a encore diverses dépenses à solder au compte de l’année 1855. Il est d’ailleurs une nécessité que reconnaît M. le ministre des finances, en constatant le développement matériel de la France : c’est celle de résister fermement aux entraînemens irréfléchis de la spéculation, de se borner aux travaux sérieux en ajournant les affaires qui n’ont pas un caractère évident d’urgence, et cette nécessité deviendra d’autant plus impérieuse au milieu des surexcitations que peut faire renaître la paix, si les espérances actuelles deviennent une réalité. Contenir les entraînemens irréfléchis et développer la force réelle, n’est-ce point toujours la même règle, qu’on l’applique au travail de l’industrie ou aux travaux de l’intelligence, les seuls qui puissent balancer l’immense essor des intérêts matériels ?

La littérature de notre siècle, dans la confusion même d’une vie éprouvée, a des signes distincts qui révèlent son caractère et ses tendances. Dans ce mélange d’entraînemens et de caprices, si l’on veut, il n’est point difficile de distinguer surtout un goût propre à l’esprit contemporain : c’est le goût des résurrections véridiques, de la peinture réelle, de l’analyse curieuse et pénétrante appliquée au passé. Dans le conflit des événemens, qui sont le côté général et abstrait de l’histoire, il y a l’homme qui s’agite avec sa nature ondoyante et diverse, héroïque ou tempérée, fine ou brutale. C’est cette étude de la nature humaine dans tous les temps et dans toutes les conditions que notre siècle recherche : à travers le politique, le soldat ou l’écrivain, on aime à retrouver l’homme vrai qui fut souvent inconnu de ses contemporains eux—mêmes ; on le rend à la vie pour ainsi dire à l’aide de documens patiemment recueillis. Ainsi vient de faire M. Jung dans un essai sur Henri IV écrivain, — essai qui n’a qu’un défaut, celui de trop ressembler à une thèse littéraire là où tant d’autres considérations s’élèvent naturellement. Le Béarnais, après la publication de ses lettres, peut se ranger dans cette tradition d’hommes de notre pays qui ont été toute leur vie des hommes d’action, et qui, en semant leur pensée au courant de leur existence ou en racontant des événemens auxquels ils avaient pris part, ont marqué de leur empreinte à un moment donné l’esprit et la langue. Ce n’est pas que le roi de Navarre soit absolument un écrivain, comme le ferait penser le titre adopté par M. Jung. Sa langue est un peu libre, sa manière d’écrire n’est pas toujours des plus correctes, même en considérant le temps ; mais ses lettres portent le cachet de l’homme, et cet homme était une des plus singulières natures du xvie siècle. On a recherché souvent les causes de la popularité de Henri IV : cette popularité tient à bien des causes, peut-être en partie aux défauts du Navarrais, et aussi surtout à cette circonstance supérieure, que ce petit prince du Béarn, d’humeur batailleuse et libre, devenu la vive et séduisante personnification de l’unité nationale, préparait en politique l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV. Littérairement aussi il s’est trouvé que Henri IV préparait à sa manière le grand siècle, et en vérité, sauf toutes les restrictions voulues, c’est un aïeul de Mme de Sévigné, eu ce sens que l’un des premiers, comme le dit M. Jung, il a trouvé le vrai style épistolaire familier et simple, sans affectation et sans recherche. Les choses les plus sérieuses prennent sous sa plume ou sous sa dictée une forme d’une originalité spontanée et familière, et parfois l’idée, si simple qu’elle soit, s’échappe en quelque image colorée et rapide. Henri IV est un des premiers à qui puisse s’appliquer le mot si connu : « On croyait rencontrer un écrivain, on trouve un homme, » un homme qui, tout en faisant des vers pour Gabrielle, avait à conquérir son trône, à panser les plaies des guerres civiles, à faire tomber les armes des mains des protestans et des hgueurs en acheminant la France dans la voie de ses grandeurs prochaines.

Transportez-vous dans un autre temps et dans une autre sphère sociale, après que le xviie siècle est devenu un souvenir et que la moitié du siècle suivant est déjà écoulée. C’est une autre nature d’homme qui se révèle dans les remarquables et abondantes études de M. de Loménie sur Beaumarchais et son Temps. Ce n’est plus un prince intrépide et gai, couchant sur la dure, traversant les ligues ennemies pour aller voir ses maîtresses ou gouvernant avec autant de dextérité que de vigueur : c’est un homme d’une vulgaire origine se mettant de propos délibéré en lutte avec la fortune, menant de front les entreprises les plus étranges, et trouvant au bout de tout une fin obscure au sein des déceptions. C’est aussi à coup sûr un des plus rares et des plus curieux spécimens de la nature humaine et même de la nature française. Les études de M. de Loménie ont été lues ici même, et l’auteur n’a fait que les recueillir en leur donnant la forme du livre. Peu de travaux biographiques ont plus d’ampleur, plus d’exactitude et plus d’intérêt substantiel. C’est là, ainsi que le remarque justement l’auteur, une de ces copieuses esquisses comme il y en a peu en France, comme il y en a beaucoup en Angleterre, où l’analyse s’empare de la vie et des œuvres des hommes qui ont marqué. Tout ce qu’on peut dire, c’est que jusqu’à la divulgation de ces documens si longtemps oubliés, et dont M. de Loménie s’est servi avec succès, Beaumarchais était à peine connu. On ne soupçonnait qu’imparfaitement tout ce qu’il y avait dans cet homme singulier, mêlé à toutes les agitations et à toutes les affaires de la seconde moitié du siècle dernier. Beaumarchais apparaît véritablement aujourd’hui sous la forme d’un insaisissable protée ou d’un homme aux cent bras parvenant à concilier toutes les occupations. On le trouve horloger, et peu après il est lieutenant-général des chasses. Il part pour Madrid, où il va mener à bonne fin la fameuse aventure avec Clavijo, et le voici déjà en procès avec le comte de La Blache, avec les Goëzman, plaidant de tous les côtés, multipliant les mémoires, condamné, puis réhabilité. Il va en mission secrète à Vienne, auprès de Marie-Thérèse, qui le reçoit comme un aventurier, et tout aussitôt on le retrouve engagé dans les plus grandes affaires avec les États-Unis, ayant une marine, se débattant avec la naissante république, se faisant le prête-nom du gouvernement français. Et tout cela n’est que le prélude de la grande affaire de la représentation du Mariage de Figaro, obtenue malgré le roi. Que n’a point tenté Beaumarchais ! à quoi n’a-t-il point été mêlé ! Il négocie avec M. de Maurepas l’achat d’un dessus de cheminée pour la reine, et il protège les aérostats, jusqu’à ce qu’enfin, au déclin de sa vie, par une bizarre ironie de la fortune, il se trouve tout à la fois agent du comité de salut public et porté sur la liste des émigrés. À travers tous les hasards d’une telle carrière individuelle, n’aperçoit-on pas la société française elle-même tout entière, les parlemens qui se dégradent, le pouvoir qui s’abaisse, tout le monde empressé à se donner les plaisirs du vice et les dehors de la vertu, la noblesse allant battre des mains à une comédie qui la livre à la dérision publique ? La société et l’homme s’éclairent mutuellement. Ainsi apparaît Beaumarchais, portant le génie de l’intrigue dans les grandes affaires et presque grand dans les petites choses, se jetant sur toutes les entreprises, de quelque espèce qu’elles soient, comme sur une proie qui lui est dévolue ; nature féconde d’ailleurs, bienveillante et prodigue, fertile en ressources et prompte à toutes les évolutions, mais manquant de cette dignité et de ces scrupules qui relèvent un caractère. Beaumarchais est né à l’heure la plus favorable pour lui. Un siècle plus tôt, la vie qu’il a menée était impossible ; tout était alors trop ordonné. L’auteur du Mariage de Figaro eût-il été plus heureux dans la confusion moderne ? eût-il atteint décidément à cette supériorité d’existence à laquelle il aspirait ? M. de Loménie le laisse penser, non sans un peu d’ironie peut-être. Avec son habileté à manier les hommes, avec son aptitude aux affaires, avec son activité et sa persévérance, Beaumarchais aurait pu parvenir à tout, à la fortune et aux dignités. Il n’aurait pas écrit de comédies, ce qui diminue toujours un peu les hommes d’importance ; il eût contenu son esprit pour ne se point faire d’ennemis. Cela fait, où se serait-il arrêté ? C’est là une hypothèse. L’autre hypothèse, c’est que Beaumarchais aurait bien pu écrire à son tour des mémoires, établir des manufactures de livres et se mêler à toutes les spéculations hasardeuses. Et alors ne vaut-il pas mieux qu’il soit venu tout simplement dans un siècle où il n’a point été sans doute un homme parfait, ni même important, mais où il a été un homme amusant, spirituel et hardi, curieux à observer dans ses métamorphoses de toute nature ?

Les métamorphoses sont aujourd’hui dans la politique et dans la vie des peuples, dont la destinée varie avec les lieux et les circonstances. Pays d’industrie et d’affaires, la Belgique appelle aussi de ses vœux la paix générale, dont le présage a déjà produit une baisse considérable sur le prix des grains, et dont la conclusion, en permettant la sortie des blés de la Russie, aurait sans doute pour effet de tempérer singulièrement la crise alimentaire. Cette crise, à vrai dire, est une des questions les plus graves en Belgique. Cependant il s’est manifesté depuis quelque temps dans les universités une certaine agitation qui s’est communiquée au parlement lui-même, et cette agitation a pris sa source dans un incident assez étrange. Quelques élèves de l’université de Gand avaient prêté à un professeur des doctrines qui auraient attaqué le catholicisme et même le christianisme tout entier, puisqu’elles auraient nié la divinité du Christ. À cette plainte, d’autres élèves, en plus grand nombre, ont répondu en délivrant un certificat d’orthodoxie au professeur incriminé. Le conseil académique, saisi de l’affaire, a décidé, après une enquête, que les paroles du professeur avaient été mal interprétées, mais que les élèves qui avaient cru remarquer dans ces paroles une attaque contre le christianisme avaient été de bonne foi. Le ministre de l’intérieur enfin, appelé à prononcer en dernier ressort, s’est arrêté en présence de la décision du conseil académique et des explications données d’ailleurs par le professeur lui-même. Les choses en étaient là, lorsqu’il y a peu de jours un député a fait de cette question l’objet d’une interpellation adressée au gouvernement. Le ministre de l’intérieur, M. de Decker, tout en protestant de ses croyances catholiques et de son ferme attachement à l’église, a déclaré que, comme ministre constitutionnel, il se croyait obligé de maintenir jusqu’à un certain point les droits du libre enseignement. L’interpellation parlementaire n’a point eu d’autre suite. L’incident n’était point terminé cependant, car depuis ce moment les journaux catholiques n’ont cessé d’attaquer le ministère avec une extrême violence, et leur unanimité est telle qu’on ne peut s’empêcher de les croire en cette circonstance les organes de leur parti. S’il en est ainsi, il paraît difficile que M. de Decker se maintienne au pouvoir dans de telles conditions. Comment resterait-il au gouvernement entre les catholiques, qui l’abandonnent après l’avoir soutenu jusqu’ici, et les libéraux, dont il n’est pas le représentant ? La Belgique peut donc avoir une crise ministérielle. Un dernier incident qui a eu lieu récemment à Bruxelles et qui mérite d’être mentionné, c’est la démission donnée par M. Charles de Brouckère de son mandat de représentant. M. de Brouckère paraît avoir voulu éviter de prendre couleur dans la question de la charité, qui est sur le point d’être discutée dans le parlement et qui va remettre les partis en présence. Les électeurs de Bruxelles doivent se réunir dans quelques jours pour nommer un nouveau député, et ils semblent disposés à rouvrir à M. Charles Rogier les portes du parlement, d’où les électeurs d’Anvers l’ont éliminé au dernier renouvellement de la chambre.

L’Espagne assurément a un rôle à part dans les vicissitudes publiques de notre temps. Depuis deux ans bientôt, au-delà des Pyrénées, c’est une lutte permanente entre l’esprit de désordre, se prévalant des souvenirs d’une révolution victorieuse, multipliant les efforts, mais devenant chaque jour plus impuissant, et l’esprit de conservation, qui répond visiblement à tous les instincts comme à tous les besoins du pays, qui fait même des progrès réels, mais ne peut parvenir encore à se dégager complètement. L’opposition révolutionnaire, qui se compose des progressistes avancés et du parti démocratique, use de tous les moyens pour diviser Espartero et O’Donnell, en représentant ce dernier comme le chef d’une réaction occulte et en intéressant la vanité du duc de la Victoire. Elle ne réussit pas, elle est battue au contraire dans toutes ses entreprises. Les deux généraux en qui se personnifie la situation politique de la Péninsule, les deux consuls, comme on les appelle, restent donc au pouvoir, liés par une intime solidarité, et leur union est évidemment la garantie de la tranquillité matérielle de l’Espagne. Seulement cette union, qui n’est peut-être pas elle-même sans nuages, semble toujours le fait d’une nécessité accidentelle encore plus que d’une entière communauté de vues, et il reste à savoir si la modification partielle que vient de subir le cabinet de Madrid servira à donner au gouvernement de l’Espagne plus de fermeté décisive. Dans une telle mêlée d’hommes et de choses, d’ambitions et d’intérêts, il s’est produit récemment, à peu d’intervalle, quelques incidens qui sont en quelque sorte les préliminaires de la dernière crise ministérielle, et aussi l’expression de cette lutte singulière de tous les élémens politiques de la Péninsule.

En premier lieu, l’assemblée de Madrid a pu arriver à voter définitivement la constitution nouvelle. Il y avait un an déjà qu’elle travaillait à cette grande œuvre ; mais, le dernier mot de la constitution écrit, il s’élevait tout aussitôt une question fort inattendue. Cette loi fondamentale qu’on venait de voter serait-elle immédiatement promulguée ? resterait-elle au contraire indéfiniment suspendue ? Dans une réunion tenue par le bureau du congrès, la commission de constitution et quelques ministres, M. Olozaga, qui n’a point été heureux en plusieurs rencontres depuis quelque temps, émettait l’avis qu’il fallait soumettre la loi fondamentale à l’acceptation de la reine, puis en suspendre la promulgation. Le calcul était fort simple : l’acceptation de la reine engageait la couronne ; l’ajournement de la promulgation laissait toute liberté à l’assemblée, qui pouvait au besoin devenir une espèce de long-parlement. C’est à quoi s’opposait un des membres de la réunion, M. Rios Rosas, avec l’autorité d’un homme qui, en se montrant justement libéral, n’a cessé depuis un an de défendre la dignité et les prérogatives de la monarchie. Qu’est-il sorti de là ? Le calcul de M. Olozaga a été trompé, il est vrai, mais on n’a rien fait. La constitution n’a été ni proposée à l’acceptation de la reine, ni par conséquent promulguée, et elle reste provisoirement déposée aux archives, en attendant de devenir une vérité. C’est ainsi que les progressistes espagnols entendent le gouvernement représentatif.

Un autre incident plus sérieux s’est présenté bientôt. L’un des membres du cabinet, le ministre de la justice, M. Fuente-Andrès, agissant, dit-on, sous l’inspiration de M. Olozaga, soumettait à l’improviste au conseil un projet sur un point de législation toujours fort délicat. Il ne s’agissait point, ainsi qu’on l’a cru d’abord, d’introduire le mariage civil en Espagne. La proposition de M. Fuente-Andrès était beaucoup plus modeste ; elle tendait uniquement à déclarer libres de frais de dispenses les mariages entre parens, l’état s’engageant à payer à la cour de Rome une somme fixe en échange de ces droits. Le projet de M. Fuente-Andrès avait un grand inconvénient : il venait au conseil justement en l’absence du général O’Donnell, gravement malade en ce moment même ; il ressemblait à une petite conspiration contre le ministre de la guerre. Il s’agissait tout simplement de compromettre le nom d’Espartero en faveur du projet, et cela fait, si O’Donnell, cédant à quelque mouvement de susceptibilité, donnait sa démission, le but était atteint : la route du pouvoir était ouverte aux progressistes. La combinaison n’était point sans habileté. Seulement elle a échoué dans le conseil même, où le projet de M. Fuente-Andrès était vigoureusement combattu par le ministre d’état, le général Zabala, qui la jugeait d’autant plus inopportune qu’elle pouvait susciter encore des difficultés nouvelles dans un moment où on a la confiance, qui paraît assez fondée, d’un prochain rapprochement avec Rome. La reine elle-même ne trouvait pas la mesure tellement urgente, qu’il y eût une résolution à prendre avant d’avoir l’avis du ministre de la guerre. Le projet de M. Fuente-Andrès, appuyé par le ministre de l’intérieur, M. Huelves, ne pouvait avoir qu’un résultat assez facile à prévoir, celui de blesser le général O’Donnell, contre lequel il était principalement dirigé en effet, et dès-lors c’était une crise ministérielle qui se trouvait en germe dans ce conflit d’influences. La crise n’a été suspendue que par la convalescence d’O’Donnell et aussi par une scène imprévue, qui est venue jeter un jour singulier sur tout un autre côté de la situation de l’Espagne. C’est ni plus ni moins un 15 mai au petit pied qui a été tenté contre l’assemblée de Madrid le 7 janvier. Au moment où le congrès discutait une question de banques, une compagnie de la milice nationale chargée du service du palais législatif se mettait en pleine insurrection contre le congrès lui-même. Le prétexte était que l’assemblée avait récemment écarté par l’ordre du jour une pétition révolutionnaire venue de Saragosse, et les miliciens de Madrid voulaient, selon l’usage, faire respecter la volonté du peuple. C’était là le prétexte, disons-nous ; la conspiration était, assure-t-on, plus vaste et préméditée de plus longue date : elle avait pour but de recommencer la révolution en livrant l’Espagne à la domination démocratique. Quelque sérieuse qu’elle ait été par l’intention, cette tentative n’a eu d’autre effet que de montrer l’impuissance des passions révolutionnaires, elle n’a même pas eu un instant de succès ; elle a disparu comme une émeute de cabaret, et n’a servi qu’à révéler une fois de plus le travail incessant du parti démocratique.

Ce ridicule attentat a-t-il eu quelque influence sur la crise ministérielle ? Il a pu la précipiter sans doute en créant pour le gouvernement de nouveaux devoirs, celui par exemple de déterminer la juridiction devant laquelle seraient traduits les coupables, et en amenant ainsi de nouvelles occasions de scission ; mais la crise existait, on l’a vu, et elle n’attendait pour se dénouer que le rétablissement du général O’Donnell. Quant au résultat de l’attaque indirecte dirigée contre le ministre de la guerre par quelques-uns de ses collègues, il ne pouvait être douteux. Aussi, après une démission apparente donnée par le cabinet tout entier, sauf le président du conseil, les seuls ministres qui ne se soient pas sauvés du naufrage préparé par leurs efforts ont été MM. Fuente-Andrès, Huelves et Alonzo Martinez ; ils ont été remplacés par MM. Arias Uria, Patricio de la Escosura et Lujan. Maintenant quel est le caractère du cabinet ainsi reconstitué ? Le ministre de la justice, M. Arias Uria, est un homme de peu de signification, dont le choix n’a d’autre importance que celle d’être une réponse à la candidature persistante de M. José Olozaga, frère du ministre espagnol à Paris. M. Lujan est un esprit pratique et laborieux, qui a exercé déjà utilement le ministère des travaux publics qu’il reprend aujourd’hui, progressiste d’ailleurs des plus modérés. Le nouveau ministre de l’intérieur. M, Patricio de la Escosura, est évidemment le personnage le plus saillant que le dernier remaniement ministériel ait conduit au pouvoir. M. Escosura est un des hommes politiques les plus connus de l’Espagne. Il a été tout ce qu’on peut être, militaire, journaliste, écrivain dramatique ou romancier, chef politique, émigré, sous-secrétaire d’état, ministre de l’intérieur une première fois en 1847 avec M. Salamanca ; il était récemment ministre plénipotentiaire à Lisbonne. Avant tout et par-dessus tout, c’est une nature ardente, impétueuse et sympathique. M. Escosura a commencé par être modéré. C’est comme modéré qu’en 1840 à Guadalajara, où il était chef politique, il luttait au risque de la vie contre l’insurrection qui amena la régence du duc de la Victoire. C’est comme modéré encore qu’il rentrait en Espagne en 1843, après une émigration de trois ans, et qu’il devenait bientôt sous-secrétaire d’état dans le ministère de M. Gonzalès Bravo. Il est progressiste aujourd’hui. Il y a donc eu chez lui en quelques années une singulière évolution d’opinions. Au fond, M. Escosura est un homme d’esprit et de ressource qui compte après tout peut-être plus d’anciens amis parmi les modérés que de nouveaux partisans parmi les progressistes. Il a un talent d’orateur remarquable, et sous ce rapport son accession n’est point sans importance pour le cabinet qui jusqu’ici n’a eu d’autre orateur que le général O’Donnell. En outre, depuis la dernière révolution, M. Escosura s’est montré dans les grandes circonstances attaché au principe monarchique. Il était notamment, il y a un an, l’un des signataires de la proposition qui garantissait le maintien du trône et de la dynastie d’Isabelle, et à ce point de vue encore son entrée au pouvoir peut ajouter à la force du ministère.

On voit donc que par le fait le dernier remaniement a contribué a raffermir le cabinet dans la voie conservatrice plutôt qu’à l’affaiblir ; mais la première condition est d’agir et d’avoir une politique nette. Déjà, assure-t-on, la fraction conservatrice du gouvernement a été obligée de céder sur une question des plus graves, celle de savoir devant quelle juridiction seraient traduits les coupables de la tentative du 7 janvier. O’Donnell inclinait pour la juridiction militaire, vu la nature de l’attentat commis par une force organisée sous les armes. Il a été décidé que les accusés seraient traduits devant les tribunaux ordinaires. Une chose est certaine, c’est que le général O’Donnell, dont la position grandit chaque jour, doit sentir la nécessité de prendre une résolution. Plus que jamais il est l’objet des attaques furieuses du parti démocratique, attaques personnelles ou attaques politiques. Le thème universellement développé par les oppositions, c’est de mettre en présence la révolution de Vicalvaro et la révolution du 18 juillet, c’est-à-dire, en un mot, O’Donnell et Espartero. Le général O’Donnell fait front jusqu’ici à ces attaques avec vigueur ; mais cela ne suffit pas, et le moment approche où la situation doit nécessairement se simplifier. S’il n’en est point ainsi, l’Espagne est menacée de glisser dans une succession de crises vulgaires, flottant sans cesse entre l’anarchie et le despotisme, jusqu’à ce qu’enfin quelque circonstance plus favorable la fasse entrer dans la large voie d’une politique libérale et conservatrice.

Le président des États-Unis vient de faire une espèce de coup d’état auquel personne n’était préparé, et dont le secret avait été gardé avec une rigueur extrêmement rare en Amérique, où la politique n’a jamais de longs mystères. Il a envoyé son message au congrès sans attendre que son organisation fut complète par l’élection du président de la chambre des représentans. C’est une résolution qui ne manque pas de gravité. M. Pierce en appelle pour ainsi dire à la nation par-dessus la tête d’une assemblée qui perd le temps à ballotter des noms propres, et qui laisse en souffiance les affaires du pays. C’est donc un acte assez hostile pour la chambre des représentans, qui l’a compris et y a répondu en refusant d’ouvrir ! e message. De son côté, le sénat, dont la situation est régulière, a entendu sans opposition la lecture de ce document, et a aussitôt adhéré, par l’organe des principaux orateurs des différens partis qui le divisent, à la politique du gouvernement sur une question qu’on ne supposait pas avoir été dans ces derniers temps aussi sérieusement discutée entre les cabinets de Washington et de Londres, celle de l’interprétation du traité Clayton-Bulwer relativement à l’Amérique centrale. Quant à la question du recrutement, on ne l’a pas abordée avec la même précipitation, et on s’est donné le temps de la réflexion. Sur celle-là, en effet, le message le prend d’assez haut, puisqu’il parle de réparation, et il serait plus dangereux de s’engager, les susceptibilités nationales étant en jeu des deux côtés. Nous persistons d’ailleurs à penser que l’un et l’autre différend se termineront à l’amiable. Ni l’Angleterre ni les États-Unis ne veulent en venir à une rupture, encore moins à des hostilités ; aucun grand mouvement national n’y pousse ; aucun grand intérêt ne le commande ; tout en dissuade au contraire, et dans une pareille situation la diplomatie a bien des ressources pour sauver les amours-propres. Elle trouvera une formule, un biais quelconque pour satisfaire les uns sans que cela coûte trop aux autres, et ce sera une leçon de plus dans ce cours d’histoire du droit des gens qui se fait sous nos yeux, tantôt par la plume, tantôt par l’épée.

L’interprétation du traité Clayton-Bulwer n’est pas de nature à entraîner des difficultés beaucoup plus sérieuses. Déjà le porte-voix très impérieux de l’opinion en Angleterre, le journal le Times, a déclaré que le protectorat plus théorique qu’effectif du prétendu royaume des Mosquitos ne valait pas le papier qu’on avait échangé avec le cabinet de Washington pour en réserver le principe, et qu’il serait sage de donner aux États-Unis la satisfaction qu’ils réclament sur un intérêt si problématique. Or, si ce n’est pas absolument toute la question, c’en est du moins la plus grande partie et la plus essentielle. Le gouvernement fédéral reconnaissant que le traité de 1850 n’a pas porté atteinte aux droits exercés par l’Angleterre à Belize, il ne resterait donc à discuter que la possession de Roatan et d’une ou deux petites îles sur la côte de Honduras, où le pavillon britannique a été planté, il faut l’avouer, sans trop de cérémonie ; mais en supposant que l’Angleterre tienne beaucoup à l’y laisser, par cela même que ce sont des points bien définis et naturellement circonscrits par la mer, il n’est pas à présumer que le maintien du statu quo, en ce qui les concerne, puisse jamais devenir une affaire bien grave. Nous croyons donc qu’on en viendra sans trop de peine à un arrangement, et sur la question de l’Amérique centrale, et sur celle du recrutement, malgré le caractère assez menaçant des dernières nouvelles qu’on ait reçues des États-Unis, et qui annonçaient que l’administration de M. Pierce insistait sur le rappel de M. Crampton. Ni le congrès ni le pays ne suivraient le président dans une pareille voie, et il est bon de faire observer qu’au moment où le cabinet de Washington aurait pris cette attitude, il ignorait encore les chances d’une paix prochaine en Europe. Ce serait d’ailleurs l’occasion, si l’Angleterre cédait sur le traité Clayton-Bulwer, de demander aux États-Unis quelques garanties de plus pour l’indépendance et l’intégrité des républiques de l’Amérique centrale, d’où ils mettent tant de prix à éloigner l’ombre d’une influence européenne. Que Grey-Town, si malheureusement détaché du Nicaragua en 1847, pour être revendiqué en faveur du royaume des Mosquitos et pour être abandonné ensuite au hasard, retourne à l’état dont il est une dépendance naturelle ; que cet état lui-même, et tous ceux des contrées voisines que leur faiblesse expose aux invasions des flibustiers obtiennent à cet égard du cabinet de Washington les sûretés que lui seul peut donner, et qu’ils les obtiennent sous la caution régularisée de l’Europe : ce sera un résultat important acquis à la cause connu une de la civilisation et de l’humanité. Les Américains du Nord cesseront alors d’être l’objet de cette inquiète surveillance qui s’attache à tous leurs mouvemens, et néanmoins ils ne perdront rien des avantages légitimes qui appartiennent à la proximité, aux rapports établis, à l’esprit d’entreprise et à la force d’expansion dont ils sont doués.

Le Brésil a cédé enfin aux réclamations qui lai étaient adressées de toutes parts contre la prolongation du séjour de ses troupes sur le territoire de l’État Oriental, et l’occupation de Montevideo a cessé vers le milieu du mois de novembre dernier. C’est maintenant aux Montévidéens à prouver qu’ils n’ont pas besoin d’une tutèle étrangère, qu’ils sont assez sages pour ne pas faire de révolutions, et que s’il y a dans leur sein des fauteurs de désordre et d’anarchie, la masse de la population est assez bien disposée pour défendre l’autorité légale par ses propres forces. Est-il permis de l’espérer ? Nous ne savons, car il y a de grands élémens de discorde sur les deux rives de la Plata. Les passions politiques y sont toujours très vives ; les ressentimens des vieilles luttes sont loin d’être éteints dans les cœurs ; des ambitions, souvent bien méprisables, sont toujours prêtes à remettre en question l’existence des gouvernemens, et toutes les exagérations de l’esprit démagogique s’y donnent libre carrière dans des journaux ouverts aux plus folles illusions d’un radicalisme emphatique et déclamatoire. Cependant les débuts de la situation nouvelle où le départ des troupes brésiliennes a placé Montevideo sont encourageans. Une conspiration contre le gouvernement qui est sorti de la dernière crise ayant éclaté dans la capitale, sous les auspices d’un avocat appelé Munos, qui aspire à la direction du parti turbulent dont le général Pacheco était le chef, la cause de l’ordre et des lois a triomphé après quatre jours d’une lutte sanglante, pendant laquelle Français, Anglais et Sardes, habilement retenus dans une sage neutralité, ont célébré, non sans peine et non sans quelque danger, la prise de Sébastopol par un Te Deum et un banquet où tout s’est fort bien passé.

Les Brésiliens avaient déjà quitté la ville. L’administration légale n’a donc pas eu à réclamer d’eux l’assistance qu’ils lui devaient d’après les traités, et néanmoins, pour la première fois depuis plusieurs années, le pouvoir constitutionnellement établi est resté maître du terrain. Ce dénoùment est dû à l’accord des deux élémens que représentent Florès et Oribe, celui-ci chef du parti de la campagne, l’autre, quoique gaucho d’origine, si nous ne nous trompons, devenu, par suite de différentes péripéties, le personnage principal du parti de la ville dans ce qu’il a de moins exclusif et de plus modéré. Dès le H novembre, trois jours avant le départ des troupes brésiliennes, ces deux généraux, les deux plus grandes influences du moment, frappés de la désorganisation croissante du pays et de la faiblesse du pouvoir, et craignant aussi que les partisans du Brésil n’excitassent des troubles pour retarder l’évacuation, ou pour donner un prétexte de la faire regretter, s’étaient entendus pour offrir à leurs compatriotes un point de ralliement dans un programme excellent comme tous les programmes, mais dont l’avenir pourra seul déterminer la vraie valeur, parce qu’il en fera connaître la sincérité. Le point essentiel et pratique de cette déclaration consiste dans une renonciation commune de Florès et d’Oribe à la candidature de la présidence lors des prochaines élections. Ils s’engagent au contraire et invitent tous les Orientaux à se réunir et à respecter le gouvernement que se donnera la nation, en oubliant les anciennes divisions et en condamnant au même oubli tous les actes commis sous leur funeste influence. Pour apprécier toute l’importance de cette déclaration, il faut se rappeler qu’Oribe a tenu Montevideo assiégé pendant plusieurs années, et qu’on lui reproche de grandes rigueurs ; que depuis qu’il a quitté la scène, l’histoire du pays n’est qu’un enchaînement de réactions d’un parti contre l’autre, et que tous les rapports sociaux sont profondément empoisonnés jusque dans les détails les plus humbles de la vie journalière par les ressentimens qui survivent au sein d’une petite société à une lutte où chacun a joué un rôle et a été tour à tour oppresseur et victime.

Il est vrai que ces réconciliations, ces protestations d’oubli, ont toujours un air de baiser Lamourette qui fait sourire les politiques et les sceptiques. On hésite donc beaucoup à les prendre au sérieux, quelque nécessaires qu’elles soient effectivement après de grandes crises. On sait aussi qu’elles sont rarement le résultat d’un accord volontaire et de la sagesse des esprits ou de l’apaisement spontané des passions, mais qu’elles sont le plus souvent imposées à une société fatiguée par un pouvoir fort et tutélaire. Enfin on se demande si, par cela même que les hommes revêtus d’un certain prestige se tiendraient à l’écart, la république de Montevideo ne serait pas destinée à languir sous un gouvernement impuissant et tiraillé, qui ne commanderait pas le respect et n’aurait pas d’autorité propre. Voilà donc bien des nuages, on ne saurait se le dissimuler. Et pourtant Florès et Oribe ont donné un bon exemple. Par la promesse de désintéressement dans les prochaines élections qu’ils se sont mutuellement faite, ils ont indiqué à toutes les républiques de l’Amérique espagnole quel est le mal qui les travaille, et quel serait le moyen de prévenir les incessantes révolutions qui les bouleversent. Ce mal est d’ailleurs appelé par son nom dans le programme des deux généraux : c’est le système de caudillage ou de pouvoirs irréguliers, revendiqués sur tel ou tel point du pays par un sabre qui en groupe quelques autres autour de lui, et qui, après y avoir impunément bravé le gouvernement central, se met à sa place et s’y maintient jusqu’à ce qu’il soit chassé par un plus fort. Pour ne pas parler des vivans, Fructuoso Rivera, dans la Bande Orientale, a été une des personnifications les plus complètes de ce système, qui a effacé toute idée de droit dans la plupart des nouveaux états, et a substitué aux principes des formes menteuses ou corruptrices. Florès et Oribe s’honorent en le flétrissant ; mais à part la théorie, ce dernier prouve, en renonçant à se mettre sur les rangs pour la présidence, qu’il comprend bien les inconvéniens de son passé et les nécessités de la situation actuelle. Ni le Brésil en effet, ni le gouvernement de la Confédération Argentine, ni la province dissidente de Buenos-Ayres, ne pourraient voir sans inquiétude le général Oribe à la tête du gouvernement de Montevideo. Et ce ne serait pas seulement sa personnalité qui inspirerait des ombrages : on craindrait ou on affecterait de craindre qu’il ne travaillât secrètement à rétablir Rosas, et le nom de Rosas derrière le sien serait un obstacle insurmontable à l’affermissement de la paix sur les bords de la Plata.

Il n’y a déjà que trop d’imprudences et de passions qui la compromettent. Ainsi les factieux qui ont échoué à Montevideo ont été reçus à Buenos-Ayres avec enthousiasme, ce qui n’est pas de nature à rendre fort amicales les relations des deux pays ; ainsi, le président du Paraguay, qui aime les procédés sommaires, et qui se croit suffisamment défendu par son éloignement, se fait une querelle avec la Confédération Argentine, quand il n’a pas encore réglé son différend avec le Brésil, qui saisit habilement cette occasion de renouer ses rapports diplomatiques avec son ancien allié le général Urquiza. C’est aussi pour une question de frontières que le docteur Lopez a rompu avec le gouvernement du Parana ; mais c’est une question qui touche à celle de la liberté de navigation sur les affluens de la Plata, parce qu’il s’agit de savoir à qui appartiennent le cours inférieur et les embouchures du Vermejo et du Pilcomayo. Les puissances maritimes qui ont conclu avec le général Urquiza les traités de 1853 auraient donc peut-être quelque chose à voir dans ce débat. Nous souhaitons qu’elles ne laissent pas porter atteinte à leurs droits, et qu’elles contribuent autant que possible, par l’action désintéressée d’une haute et bienveillante influence, à maintenir la paix et à rétablir l’union de toutes les provinces argentines sous une forme différente de l’ancien monopole commercial et politique dont Buenos-Ayres était resté en possession. Alors ces belles contrées ne seraient pas ouvertes en vain à l’émigration européenne qu’elles appellent, et qui dédommagerait amplement le gouvernement de la confédération des sacrifices qu’il ferait pour l’y attirer de plus en plus, quand il pourrait, libre de ses préoccupations actuelles, disposer de toutes les ressources d’un grand pays, vivant pour la première fois d’une vie commune.

ch. de mazade.


ESSAIS ET NOTICES.

LE MINISTÈRE ANGLAIS À L’OUVERTURE DU PARLEMENT.

La session du parlement anglais vient de s’ouvrir. De nouvelles luttes vont s’y engager devant l’Europe attentive. Quelle est la situation du cabinet au moment où il se retrouve en face des représentans légaux du pays ? Quelles sont ses chances de succès ? Quel est le caractère de l’opposition qu’il aura à combattre ? Ce sont là des questions qu’il n’est pas sans intérêt d’examiner. Indépendamment de l’opportunité qu’elle présente, cette étude se justifie par plusieurs motifs. De profondes modifications se sont produites depuis quelques mois dans l’attitude des principaux chefs de partis, et s’il n’était pris note des causes qui les ont amenées, on finirait par ne plus rien comprendre aux débats dont nous allons être témoins, tant les rôles y paraîtraient quelquefois brouillés et confondus. En outre, il est probable que la session qui s’ouvre sera la dernière du parlement actuel. Selon la constitution anglaise, un parlement peut durer sept années ; mais il est bien rare qu’il vive au-delà de quatre ou cinq ans[1]. C’est un corps qui s’use vite, et que ses incessantes convulsions condamnent à une fin prématurée. Or la crise intérieure à laquelle le parlement actuel est en proie offre de tels caractères, que, sans être un grand docteur, on peut y démêler déjà les symptômes d’une dissolution prochaine. Tâchons donc de saisir sa physionomie avant qu’il ait disparu.

C’est au mois de février dernier que lord Palmerston a pris la direction du gouvernement. Jusque-là, il n’avait occupé qu’un poste secondaire dans le cabinet présidé par lord Aberdeen. Comment et pourquoi lord Aberdeen est-il tombé ? comment et pourquoi lord Palmerston est-il arrivé au faîte même du pouvoir ? Tout le monde se le rappelle. C’est parce que lord Aberdeen était accusé de manquer de vigueur dans la guerre engagée contre la Russie ; c’est parce qu’on lui attribuait, en dépit de ses protestations réitérées, l’intention de faire la paix à des conditions insuffisantes. On voulait une guerre bien faite pour être certain d’arriver à une paix solide. Lord Aberdeen ne paraissait répondre à aucune des exigences de ce programme, et on l’a renversé. Lord Palmerston, au contraire, semblait être l’homme tout spécial d’une telle situation. S’il n’eût pas existé, il eût fallu l’inventer ; mais il existait, on l’avait sous la main, et il n’y avait qu’à le prendre. Aussi la reine, en le mettant à la tête d’un nouveau cabinet, ne fit-elle en quelque sorte qu’homologuer l’arrêt d’une puissance plus souveraine qu’elle-même, l’arrêt de l’opinion publique. Il n’y eut pas jusqu’à lord John Russell qui, malgré de vieilles antipathies et de récentes rivalités, ne se crût obligé, sous la pression irrésistible des circonstances, d’accepter lord Palmerston comme l’homme nécessaire, et d’abaisser sa propre importance au rôle de simple utilité ministérielle dans le département des colonies.

Certes une telle situation était bien forte. Jamais premier ministre ne débuta sous de plus favorables auspices. Il avait la plénitude du pouvoir sans les périls de la lutte. C’était Pitt moins Fox. Le parti tory, après avoir vu la guerre de mauvais œil, s’était laissé entraîner, par esprit d’opposition, à la vouloir plus énergiquement que personne au moment où le ministère Aberdeen était accusé de ne la vouloir que faiblement. Le parti whig, à très peu d’exceptions près, jetait feu et flammes contre la Russie, et l’on n’a point oublié que son chef, lord John Russell, n’avait pas hésité à déclarer, malgré la discrétion qu’aurait dû lui inspirer sa position officielle, qu’il n’était pas possible de songer à la paix tant que Sébastopol serait debout. Donc lord Palmerston, à son avènement, jouissait de cet avantage singulier d’être poussé par tout le monde à peu près dans le sens de ses propres idées. Il n’y avait pour lui qu’à se laisser aller au courant. Les radicaux de l’école de Manchester protestaient seuls contre l’entraînement général ; mais, dans le public comme dans les chambres, on était très disposé à tourner en ridicule ce qu’on appelait leur monomanie de paix à tout prix ou de guerre à bon marché. Cette opposition n’avait rien d’inquiétant. Ce n’était qu’une voix perdue derrière le char du triomphateur.

Quelques semaines s’étaient à peine écoulées que toute cette situation avait changé. Le rôle du nouveau cabinet parut par trop commode, et l’esprit de parti n’y trouvait pas assez son compte. Voter des hommes, voter de l’argent, cela pouvait bien aider à pousser vigoureusement la guerre en Crimée, mais cela ne se prêtait que médiocrement aux combinaisons de la stratégie parlementaire. Démarcations politiques, nuances, individualités, traditions du passé, espérances de l’avenir, tout s’éteignait peu à peu dans une fade conciliation. Plus de discours, on votait, ou si l’on discutait encore, c’était pour arriver en définitive à cette mortifiante conclusion, qu’on était à peu près d’accord ! Bref, le système représentatif, ce système qui, en Angleterre surtout, vit de lutte et d’antagonisme, ne semblait plus fonctionner que comme un grand appareil mécanique dont la marche tranquille et régulière eut pu faire l’admiration des visiteurs de la galerie des machines à l’exposition universelle, mais qu’on ne se serait certainement pas attendu à rencontrer dans le palais de Westminster.

Un tel phénomène d’unanimité calme et de désintéressement oratoire ne pouvait durer longtemps au sein d’une assemblée où s’agitent d’ordinaire tant d’intérêts, de passions et d’amours-propres. La grande majorité eût-elle consenti à cette abdication de toute initiative, qu’il y aurait eu plus que de la naïveté à l’attendre des personnages qui jouent un certain rôle sur la scène politique. Ces personnages peuvent être divisés en deux classes. Les uns se regardent toujours comme les successeurs légitimes des ministres en exercice, et, en héritiers pressés, n’aiment pas à leur laisser trop de chances de longévité. Les autres ont déjà occupé le pouvoir, et le pouvoir, à ce qu’il parait, exerce un charme si irrésistible sur ceux qui y ont une fois touché, qu’ils ne peuvent plus se défendre du besoin d’y toucher encore. Cette infirmité, particulière aux ministres déchus, peut tarder quelquefois à se manifester, mais il est bien rare qu’elle n’éclate pas un jour ou l’autre. — Entre tous ces hommes qui aspirent au gouvernement, ceux-ci parce qu’ils ont l’impatience de la veille, ceux-là parce qu’ils cèdent à la nostalgie du lendemain, il s’établit doucement, tacitement, sans délibération préalable, par le jeu naturel des passions humaines, une communauté d’opposition à laquelle les questions du moment donnent plus ou moins de puissance et de solidité.

Dans la circonstance présente, le cabinet avait été créé pour mener énergiquement la guerre. Afin de lui faire échec, on se trouvait donc conduit à imaginer un parti de la paix. Le drapeau fut bientôt arboré, et de toutes parts accoururent des volontaires bien étonnés de se voir associés pour la même cause. M. Cobden et ses amis furent des premiers, c’est tout simple. Eux, du moins, étaient conséquens ; mais M. Disraeli, qui avait déversé tant de sarcasmes sur la mollesse avec laquelle, selon lui, la guerre avait été soutenue jusque-là, M. Disraeli, qui, à la veille des vacances de la Pentecôte, provoquait de la chambre une déclaration catégorique, de peur que, pendant ces vacances, le ministère « ne signât clandestinement une paix honteuse ; » mais sir James Graham, M. Gladstone, M. Sidney Herbert et tant d’autres, tous membres ou défenseurs du dernier cabinet, tous engagés solidairement dans la politique de la guerre, ceux-là faisaient, il faut en convenir, une assez singulière figure à côté des radicaux de l’école de Manchester.

Cette première levée de boucliers réussit peu. On en prépara une autre. M. Layard lança sa fameuse motion pour la réforme administrative. Assurément cette motion avait du bon, et en toute autre circonstance elle eût mérité d’être prise en considération : de grands abus existent en effet dans les diverses branches de l’administration civile, militaire, judiciaire ; mais il est évident qu’avant tout cette motion impliquait un vote d’hostilité contre le nouveau cabinet. Or celui-ci n’était pas plus particulièrement responsable que ses prédécesseurs des vices signalés dans la gestion générale et traditionnelle des affaires. Aussi plusieurs des anciens ministres qui se trouvaient en ce moment engagés dans la ligue contre lord Palmerston ne se sentirent-ils pas le courage de faire une campagne sur ce terrain glissant pour eux ; M. Gladstone blâma publiquement l’initiative prise un peu à la légère par M. Layard, et la motion fut rejetée par 359 voix contre 46.

Ces deux avortemens successifs semblaient devoir ralentir l’ardeur des assaillans. Malheureusement pour le cabinet, il y avait parmi ses membres un homme dont la position équivoque donnait étrangement prise à la critique, même aux yeux des spectateurs les moins passionnés. On sait que lord John Russell, tout en acceptant un département tant soit peu secondaire dans les conjonctures présentes, était allé à Vienne représenter la pensée du gouvernement anglais au sein de la conférence. Ses instructions étaient précises : il devait y maintenir les quatre points de garantie posés d’un commun accord par la France et l’Angleterre. On devait d’autant moins douter de sa persévérance à les défendre, qu’en mainte occasion, au milieu du parlement, il avait parlé de ces quatre points comme d’un minimum auquel il était impossible de rien retrancher, sous peine de se condamner à une déception. À Vienne, lord John Russell prêta cependant l’oreille à d’autres propositions, et les transmit à son gouvernement, qui les rejeta. Que lord John Russell eût changé d’avis, cela n’avait rien d’extraordinaire ni même de blâmable. Les conférences, les discussions, ont précisément pour objet d’éclairer les esprits et de modifier des opinions préconçues. Si chacun y apportait des idées immuables, à quoi bon se réunir et engager un débat ? Lord John Russell avait donc parfaitement le droit d’adopter à Vienne d’autres vues que celles qu’il avait en partant de Londres. Ce qui est moins explicable de la part d’un homme profondément versé dans les habitudes constitutionnelles, c’est que, n’ayant pu faire partager à ses collègues sa nouvelle manière de voir, il ait continué à siéger à côté d’eux, exposé tous les jours soit à s’entendre demander compte d’opinions qui n’étaient plus les siennes, soit à trahir quelque dissidence qui ne pouvait que nuire à la considération du gouvernement. En France, M. Drouyn de Lhuys, qui se trouvait dans une situation analogue, mais qui n’avait pas à répondre à des interpellations parlementaires, s’était cru obligé de résigner ses fonctions ministérielles. À plus forte raison la retraite semblait-elle être un devoir dans les conditions gênantes et délicates que crée à un homme d’état sa présence obligée à la chambre des communes.

Lord John Russell ne le comprit pas ainsi. Il resta aux affaires, comme s’il devait lui être possible de se faire assez petit pour n’y être pas aperçu. En ce point, il ne se rendait pas justice, et l’opposition avait trop d’intérêt à reconnaître son importance pour l’oublier ainsi dans les bagages ministériels. On le somma d’expliquer sa situation. Lord John Russell chercha d’abord à faire tête à l’orage, en alléguant que depuis la clôture des conférences de Vienne, et en présence des nouveaux succès obtenus par les armées alliées, il était revenu à sa première opinion, — que la guerre devait être poussée avec vigueur jusqu’à ce que la Russie eût accordé à l’Europe les garanties formulées dans les quatre points. Hélas ! cette nouvelle évolution ne le sauva pas. Lui-même finit par s’apercevoir que la position n’était plus tenable, et, pour couper court aux nouvelles attaques dont il se voyait menacé, il se décida à remettre sa démission entre les mains de la reine.

C’était trop tard. Dans l’espace de quelques mois, lord John Russell, qui passe pourtant pour un habile manœuvrier politique, n’avait réussi qu’à s’aliéner tout le monde. Membre influent du cabinet de lord Aberdeen, il avait, au commencement de l’année, sacrifié peu généreusement aux murmures de l’opinion quatre ou cinq de ses collègues, y compris le chef du cabinet. Avait-il du moins gagné en ascendant sur les affaires ce que cette conduite devait lui faire perdre, sous le rapport du caractère, aux yeux de ceux qu’il venait d’abandonner ? Non. Sa position s’était au contraire amoindrie. Il n’avait travaillé qu’au profit de lord Palmerston : de ministre dirigeant dans les communes, il était tombé dans un département presque étranger au mouvement politique ; il n’était plus, dans le nouveau cabinet, qu’une espèce de maître Jacques, indifféremment employé tantôt à la besogne diplomatique, tantôt à l’administration coloniale. Et même, dans cette situation, si peu conforme à son passé, si peu à la hauteur de ses prétentions, il avait trouvé moyen de manquer doublement à l’esprit de son rôle : ambassadeur, il s’était écarté des instructions qui lui avaient été données ; ministre, il s’était obstiné à partager la responsabilité des collègues qui venaient de le désavouer, et il avait fallu l’intervention du parlement pour l’expulser en quelque sorte du cabinet.

Accomplie dans de telles conditions, la retraite de lord John Russell ne pouvait être une cause de faiblesse pour le ministère Palmerston. On appela au département des colonies sir William Molesworth, que sa compétence spéciale désignait à tous les suffrages, et ce choix, outre ce qu’il annonçait d’intelligent en lui-même, avait alors cet avantage particulier d’enlever un argument aux bruyans promoteurs de la réforme administrative. Ceux-ci reprochaient au gouvernement de se recruter toujours dans les mêmes coteries aristocratiques, de donner les principaux emplois, non au mérite, mais à la faveur et au népotisme. La nomination de sir William Molesworth au poste laissé vacant par lord John Russell était une réponse à ce reproche, et indiquait une tendance à donner satisfaction à ce qu’il y a de légitime dans les plaintes de l’opinion publique.

Depuis la clôture de la session, la préoccupation visible de lord Palmerston a été d’amortir ainsi les difficultés contre lesquelles il avait eu à lutter pendant le cours des débats parlementaires. Comme on l’a vu, ces difficultés étaient de deux natures : d’une part, l’opposition s’était grossie de recrues importantes, sinon par le nombre, du moins par le talent. M. Gladstone, sir James Graham, M. Sidney Herbert, en un mot les hommes qui composent l’ancienne pléiade peelite, seront toujours des adversaires à redouter, quelque fausse que soit la position où les jettent momentanément les nécessités de la tactique. D’autre part, le drapeau de la réforme administrative, en ralliant la bourgeoisie riche qui tient à prendre une part plus grande au gouvernement du pays, s’élevait comme une menace sérieuse pour tout ministère qui ne saurait pas se décider à des concessions convenables. Aussi qu’a fait lord Palmerston ? Sir William Molesworth étant mort peu de temps après son entrée aux affaires, le chef du cabinet s’est empressé d’offrir sa succession au fils du comte de Derby. Le fils du comte de Derby a refusé. Lord Palmerston s’est alors tourné vers M. Sidney Herbert. M. Sidney Herbert a refusé. Peut-être fallait-il s’attendre à ce double échec, car les deux hommes auxquels on s’adressait sont bien engagés aujourd’hui dans les combinaisons hostiles au ministère ; mais la tentative qui a été faite prouve du moins combien était réel le désir d’ouvrir une brèche dans ce cercle d’opposition qui allait se rétrécissant tous les jours.

Faute de pouvoir entamer l’espèce de blocus formé autour de lui, lord Palmerston a dû se contenter d’arrangemens plus modestes. Il a appelé au département des colonies un homme laborieux, éclairé, resté à l’écart de tous les partis, M. Labouchère. C’est un bon choix certainement au point de vue de la gestion des affaires ; mais il n’a aucune signification politique, et n’ajoute rien à l’influence parlementaire du cabinet. Quelques autres remaniemens attestent plus clairement encore l’embarras du premier ministre. Le duc d’Argyll était lord du sceau privé ; on en fait un grand-maître des postes, et on confie le sceau privé à lord Harrowby, qui était chancelier du duché de Lancastre. Il est bien évident que de pareils replâtrages ne sauraient rien changer au fond des choses. Ce sont de simples mutations de titres et de résidences officielles. M. Talbot Raines, qui présidait le bureau de la loi des pauvres dans la session dernière, et qui s’était démis de ses fonctions, reparait avec le titre de chancelier du duché de Lancastre et avec le droit de siéger dans le cabinet. C’est un représentant de la classe moyenne, et, en l’appelant à lui, lord Palmerston a encore voulu donner, dans la mesure du possible, un gage de sa disposition à écarter le reproche d’exclusivisme. Enfin lord Stanley d’Alderley, président du bureau de commerce, est également appelé à prendre part aux délibérations du conseil. Ces deux dernières promotions, en faisant monter au rang le plus élevé des hommes qui ne sont pas sans valeur assurément, mais qui jusqu’à présent avaient paru à leur place dans des fonctions purement administratives, ne sont-elles pas la preuve qu’il y a pénurie de premiers sujets, et qu’on en est réduit aux doublures ?

Sous ce rapport, on peut le dire, l’œuvre politique de lord Palmerston a échoué. Il n’a réussi ni à dissoudre la coalition organisée dès la session dernière, ni à renforcer son ministère par l’adjonction d’hommes considérables, ni même à trouver ces capacités nouvelles sur lesquelles, au dire de certains prôneurs de la réforme administrative, il était si facile de mettre la main. C’est un malheur sans doute, mais il n’a pas dépendu de lui de s’y dérober.

Dans les chambres donc, pendant la nouvelle session qui commence, lord Palmerston aura probablement plus de difficultés à vaincre qu’il n’en a rencontré pendant la session dernière. Le nombre de ses adversaires, loin d’avoir diminué, se sera accru, et, répétons-le, l’importance parlementaire de plusieurs d’entre eux ne serait pas impunément dédaignée. En outre, le cabinet a déjà duré un an, et le temps, qui semblerait devoir être un auxiliaire pour les ministres, n’est bien souvent qu’une difficulté de plus. Ce qu’on ne demande pas à des hommes nouveaux, on peut l’exiger sans injustice d’hommes qui ont eu le loisir de mûrir leurs résolutions et de combiner leur plan de conduite. À cet égard aussi, la session qui commence n’aplanira pas les obstacles devant lord Palmerston. Questions financières, questions politiques, tout l’ensemble de ses mesures sera examiné de plus près : il est donc condamné, sous peine d’échouer, à déployer une supériorité marquée, une habileté incontestable. Il entre dans la phase critique des hommes d’état.

Ouant aux faits accomplis depuis la clôture du parlement, ils ne fournissent pas encore un terrain bien solide d’opposition contre lui. Au dedans, le calme a été maintenu sans efforts, malgré quelques luttes entre les maîtres et les ouvriers de certains districts manufacturiers sur l’éternelle question des salaires. Au dehors, des complications ont éclaté dans les rapports avec les États-Unis. Le démêlé n’a pas encore pris de grandes proportions, mais il exige beaucoup de tact et de souplesse de la part du gouvernement anglais. Il a pris sa source à la fois dans deux ordres de faits très différens. D’une part, les États-Unis se plaignent que le représentant de l’Angleterre dans l’Amérique du Nord ait violé leur neutralité en procédant à des enrôlemens pour recruter l’armée anglaise ; d’autre part, l’envoi de forces navales dans les eaux qui baignent les côtes de l’Amérique centrale a éveillé des susceptibilités qui ne demandent d’ailleurs qu’à faire du bruit. La première question a créé une situation difficile à M. Crampton, représentant du gouvernement britannique dans la république fédérale ; mais, s’il y a eu imprudence ou indiscrétion dans sa conduite, le gouvernement peut sans inconvénient ne pas élever jusqu’à lui la responsabilité encourue par cet agent. C’est là matière à examen et à discussion. La seconde question n’est pas non plus de celles qui ne puissent se vider que par la force. Les États-Unis sont d’autant moins en droit de trouver étranges les alarmes inspirées au gouvernement anglais par les tentatives des flibustiers américains pour s’emparer de ce qui ne leur appartient à aucun titre, que le gouvernement américain lui-même a eu à désavouer ces flibustiers et à sévir contre eux. Tout récemment il a refusé de recevoir le colonel French, qu’un des chefs de ces souverains improvisés dans les possessions d’autrui lui avait envoyé comme son représentant officiel. Il a de plus fait saisir dans le port de New-York un bateau à vapeur, le Northern Light, qui portait des renforts et des munitions à cette croisade de brigandage. Des faits païens et indéniables, la conduite même du gouvernement fédéral, justifient donc, sous ce point de vue, les mesures de précaution que l’amirauté anglaise a pu ordonner. Il est vrai qu’on attribue d’autres desseins au cabinet britannique : on l’accuse de vouloir se soustraire aux engagemens du traité conclu le d9 avril 1850, traité par lequel les deux pays s’étaient également interdit toute occupation de territoire, tout projet de colonisation ou de fortification dans le Nicaragua, Costa-Rica et le pays des Mosquitos. L’accusation est peu vraisemblable, et l’on croira difficilement que l’Angleterre rêve aujourd’hui de pareilles conquêtes, surtout après s’en être fermé le chemin par un traité formel. Toutefois il ne faut pas se dissimuler que, dans la crise où se débat actuellement le parti gouvernant en Amérique, il est nécessaire d’avoir dix fois raison pour ne pas se créer des occasions de querelles avec lui. Le général Pierce touche au terme de son pouvoir ; il est menacé de rentrer bientôt, lui et tout son parti, dans l’obscurité d’où l’avaient momentanément tiré les caprices du scrutin. Ses compétiteurs sont nombreux et tellement divisés, que, depuis les premiers jours de décembre, ils n’ont pu parvenir, dans la chambre des représentans, à se mettre d’accord pour le choix d’un président de cette assemblée. Dans une situation aussi troublée, quand tous les partis sont tourmentés d’une égale impuissance, le besoin des diversions extérieures est bien vif, et chacun, faute d’être naturellement accepté, songe à se rendre nécessaire. Donc c’est à qui surexcitera l’amour-propre américain, lequel n’est pas peu irritable ; c’est à qui traitera les questions pendantes au point de vue exclusif du succès électoral. La tactique est d’autant plus facile, qu’on se figure assez volontiers là-bas l’Angleterre très suffisamment occupée par la guerre contre la Russie. Pour peu que lord Palmerston se laissât aller à quelque intempérance de langage ou d’allure, il se mettrait bientôt de ce côté-là quelque méchante affaire sur les bras, et sa situation politique ne manquerait pas d’en être profondément affectée dans le parlement, en face d’adversaires prompts à profiter de toutes les fautes.

Sur la question de la guerre actuelle, l’opposition n’a pas encore non plus beaucoup de prise contre lui. En dehors de la sphère parlementaire, nul doute que l’opinion ne lui ait été, jusqu’ici du moins, généralement favorable. C’est là un fait qui ressort avec évidence de toutes les manifestations populaires. Lisez les comptes-rendus des nombreux meetings qui, depuis la clôture de la session, ont entretenu la vie politique dans toute l’étendue des trois royaumes. Sur vingt réunions, vous en trouverez dix-huit où la majorité s’est prononcée d’une manière non équivoque dans le sens de la direction imprimée par lui aux affaires. Les sifflets qui ont accueilli lord John Russell et l’ont empêché de parler à Guildhall, le jour de l’installation du nouveau lord-maire, sont à cet égard un témoignage d’autant plus frappant, qu’ici le mécontentement prenait la forme d’une inconvenante ingratitude. Le caractère politique de lord John Russell peut être diversement apprécié ; néanmoins, dans la circonstance dont il s’agissait, au milieu de ce banquet qui inaugurait l’avènement d’un israélite à la plus haute dignité municipale, on n’aurait pas dû oublier les efforts persévérans de l’ancien ministre pour faire rayer de la législation anglaise les incapacités humiliantes qui atteignent encore, sur le seuil de la chambre des communes, les coreligionnaires de M. David Salomons. Cet oubli des bienséances, de la part de la Cité, est assurément fort blâmable ; mais il n’en atteste que mieux l’état des esprits. On aurait été moins brutal, si l’on eût été plus indifférent.

Dans le parlement, lord Palmerston ne rencontre pas des sympathies aussi vives : c’est là un fait également certain, qu’explique tout ce qui précède ; mais, au milieu des difficultés qui l’attendent, l’influence du dehors, pénétrant pour ainsi dire par les fenêtres, lui viendra puissamment en aide, s’il sait résister à la tentation d’en abuser. Avant les dernières nouvelles de Saint-Pétersbourg, plusieurs des chefs du parti de la paix étaient fort embarrassés pour choisir leur terrain d’attaque. Ils avaient à ménager des antécédens qui exigeaient d’eux une grande dextérité de manœuvres, et, quoi qu’on fasse, la palinodie sera toujours un art difficile. Les amis de M. Cobden, qui constituent l’ancien élément du parti de la paix, qui sont comme les vieux grognards de cette cause, qui n’ont à se reprocher d’avoir voté ni un homme ni un shilling pour faire la guerre à la Russie, ceux-là, il faut le reconnaître, étaient infiniment plus libres. Cependant il ne paraît pas que cette liberté de mouvemens les ait rendus plus redoutables. Le pamphlet tout récent qu’on peut considérer comme leur manifeste (Next ? and Next ?) blesse par tant de points le sentiment anglais, est tellement antipathique aux tendances de l’esprit public, et arrive à des conclusions si incroyables, qu’en vérité lord Palmerston lui-même ne pouvait rien souhaiter de mieux pour nuire à ses adversaires. Les habiles auraient eu bien du mal à se donner pour détruire le mauvais effet de cette fâcheuse entrée en campagne.

Mais la dépêche du 17 janvier, qui a ouvert des perspectives si inattendues, donne maintenant à l’opposition un point de ralliement assez fort et assez large, pour que celle-ci soit en mesure de menacer sérieusement le ministère. Il ne s’agit plus, comme auparavant, d’abandonner honteusement la partie sans avoir obtenu de la Russie les concessions qu’au début de la guerre on déclarait nécessaires au repos de l’Europe. Il ne s’agit plus, ainsi que le proposait la brochure Next ? and Next ? de dire à l’Allemagne : « En définitive, c’est vous surtout que l’ambition russe menace. Arrangez-vous pour la réfréner ; quant à nous, nous y renonçons ! « Non, aujourd’hui la Russie cède, elle souscrit aux conditions dictées par les puissances occidentales, elle subit les conséquences de sa défaite, et dès lors le but de la guerre peut paraître complètement atteint. Si, comme il y a lieu de le croire, la Russie s’est résignée sans arrière-pensée, si la France, qui a dès le début accepté la lutte plus résolument que l’Angleterre, et qui n’a laissé à personne le droit de se montrer plus difficile qu’elle-même touchant les garanties de la paix, si la France est d’avis qu’il y a lieu de s’arrêter et de remettre l’épée dans le fourreau, lord Palmerston n’aurait pas seulement mauvaise grâce à vouloir prolonger la guerre, il compromettrait gratuitement la position que les circonstances et sa propre habileté lui ont faite. La paix n’en serait pas moins signée, et il n’en aurait ni le mérite ni l’honneur. L’opinion sérieuse et sensée qui l’a soutenu jusqu’à présent contre de maladroites hostilités se séparerait bientôt de lui, et ses adversaires s’empareraient de l’inappréciable levier qu’il aurait laissé échapper de ses mains. Le langage d’une partie de la presse anglaise semble, il est vrai, présager un autre résultat ; mais les journaux sont ici un peu comme le mulet de la fable,


 Altum portans tintinnabulum,


et ce n’est pas un homme expérimenté comme lord Palmerston qui doit régler sa marche sur le bruit de leurs grelots.

Deux mots peuvent résumer ce qu’il y a de nouveau dans sa situation présente : — précédemment, la guerre seule étant possible, il avait le droit de dire que sa politique était à la fois commandée par la nécessité, par le devoir, par l’honneur même de l’Angleterre. C’était un grand avantage dans le débat, et en cas d’échec au sein du parlement c’était une grande ressource pour réussir en faisant appel au pays. — Aujourd’hui, la paix devenant possible, il perd cette triple excuse de la nécessité, du devoir, de l’honneur. Il ne poursuivrait plus la guerre que par une sorte de fantaisie. Or une fantaisie qui coûte tant d’or et tant de sang peut bien passer par la tête d’un homme, si l’ivresse du pouvoir lui donne un moment de vertige, mais elle ne saurait être supportée longtemps par un peuple qui a un bon sens profond, une dette de 23 milliards, des impôts portés à leur maximum[2], et dont la véritable vocation est bien moins d’étonner le monde par des prouesses militaires que de le conquérir pacifiquement au progrès par les splendeurs de sa civilisation.

J. Perodeaud.

REVUE LITTÉRAIRE.

La comédie par laquelle M. Paul de Musset vient d’aborder le théâtre, — la Revanche de Lauzun, — a obtenu un succès qui doit encourager l’auteur et lui prouver qu’il a tout ce qu’il faut pour se faire écouter. La franchise du dialogue, la gaieté des reparties lui ont tout d’abord concilié le parterre et les loges. Ses amis lui diront peut-être qu’il n’a plus rien à apprendre, que la voie est ouverte devant lui, qu’il n’a plus qu’à marcher sans consulter personne. Qu’il se défie de ses amis, s’ils lui accordent des louanges sans réserve. J’ai entendu avec plaisir la Revanche de Lauzun, j’ai ri avec tout le monde, et je reconnais volontiers que c’est un agréable divertissement. Cependant le talent de M. Paul de Musset est de trop bonne maison pour ne pas exiger un avis sincère, et je lui dirai sans détour que son œuvre nouvelle, bien qu’applaudie, est plutôt une spirituelle espièglerie qu’une comédie dans le vrai sens du mot. La rapidité de l’action, les traits d’esprit qui ne se font jamais attendre, peuvent effacer pendant une soirée les défauts que je signale. L’heure de la réflexion venue, et cette heure vient toujours, le spectateur s’aperçoit qu’il n’a pas assisté à la représentation d’une œuvre comique. M. Paul de Musset est connu depuis longtemps comme un aimable conteur. Il sait intéresser, il sait émouvoir ; il voit bien, il observe avec finesse, il donne à ses souvenirs une tournure leste et pimpante qui plaît aux lecteurs et surtout aux lectrices. Toutes ces qualités, dont je n’entends pas contester la valeur, se retrouvent dans la Revanche de Lauzun. C’est le même éclat, la même fraîcheur, la même jeunesse, le même entrain. La plupart des œuvres jouées sur nos théâtres depuis quelques années ne sont que des répétitions de choses déjà connues. Le parterre, en les écoutant, applaudit de confiance des plaisanteries apostillées déjà par les applaudissemens de l’année précédente. Rien de pareil chez M. Paul de Musset ; l’esprit dont il use est bien à lui. Ses épigrammes sont tirées de son propre fonds. C’est là sans doute un précieux avantage. L’agréable soirée que nous devons à l’auteur ne change pourtant rien aux conditions de la comédie, et tout compte fait, la Revanche de Lauzun ne satisfait pas à ces conditions. Je ne chicanerai pas M. Paul de Musset sur la donnée qu’il a choisie ou imaginée, peu importe. Lauzun veut gagner avec la duchesse de Berri, fille du régent, la partie qu’il a perdue avec Mlle de Montpensier, et comme il a soixante-dix ans, il charge son neveu de tenir les cartes, en se réservant de le guider par ses conseils. Y a-t-il dans cette donnée l’étoffe d’une comédie ? Je ne refuse pas de le croire ; mais pour que la comédie se fasse, il est absolument nécessaire que Lauzun demeure fidèle au caractère que l’histoire lui attribue, qu’il se conduise en homme de cour, et ne déroge pas à ses habitudes. M. Paul de Musset a-t-il tenu compte de cette nécessité ? Toute la question est là. S’il a imaginé, pour tirer d’embarras le chevalier de Riom, le neveu de Lauzun, des stratagèmes que la comédie désavoue ou n’accepte qu’avec répugnance, les spectateurs les plus indulgens ont le droit de lui dire qu’il s’est trompé.

Les deux premiers actes, je m’empresse de le dire, valent beaucoup mieux que les deux derniers, car ils nous montrent Lauzun tel que nous le connaissons par l’histoire, souple, rusé, railleur, plein de confiance dans les ressources de son esprit, doutant de la vertu, hardi dans ses entreprises, mais toujours élégant, toujours homme de cour, n’oubliant jamais qu’il doit pratiquer le vice autrement que la foule. Le premier acte surtout est écrit de manière à désarmer les plus difficiles. La duchesse de Berri, accablée d’un mortel ennui, est venue visiter la chartreuse du Luxembourg ; les courtisans parlent de cette fantaisie comme d’une fuite au désert. Un orage terrible surprend la belle visiteuse. Les courtisans s’épouvantent. Comment sauver son altesse ? Où va-t-elle se réfugier ? Le chevalier de Riom, présenté tout à l’heure par le duc de Lauzun à la duchesse de Berri, qui n’est rien encore dans la maison de la fille du régent, mais qui a promesse d’une charge de secrétaire, est désigné par elle-même pour la dérober à ce formidable danger. Grâce au neveu de Lauzun, son altesse ne se mouillera pas les pieds. Le chevalier emporte dans ses bras la duchesse de Berri, et malgré les éclats du tonnerre, malgré les éclairs qui sillonnent la nue, il franchit les ruisseaux grossis par l’orage. Il se dévoue héroïquement au salut de la princesse ; pour la ramener dans son palais, il ne craint pas d’affronter un rhume. Une telle abnégation mérite une récompense, et c’est en effet sur ce hardi sauvetage que repose toute la pièce. Comment porter dans ses bras une femme jeune et belle sans être ému un peu plus que ne le voudrait l’étiquette ? Comment se sentir pressée contre le cœur d’un homme jeune et hardi sans oublier l’obscurité de sa famille ? Le danger partagé n’abrège-t-il pas la distance ? Le chevalier de Riom et la duchesse de Berri sont saisis d’une soudaine et mutuelle passion. Tout ce premier acte est conduit avec une adresse, une agilité, une prestesse qui disposent merveilleusement l’esprit du spectateur.

Le second acte, moins vif que le premier, est cependant plein de finesse et de vérité. Lauzun, instruit de l’aventure de son neveu, rêve pour lui la plus haute fortune. Quelle revanche à prendre ! Il ne s’agit que de prouver au chevalier de Riom qu’une princesse de sang royal peut aimer un cadet de Gascogne aussi bien qu’une tête couronnée. L’entretien de l’oncle et du neveu, écouté avec une attention soutenue, est un modèle de malice, un traité de morale mondaine que je ne recommande pas à la jeunesse, mais dont la comédie s’accommode très bien. Lauzun explique au chevalier la route qu’il doit suivre, et lui prédit tous les incidens du roman qui commence. Sa prédiction s’accomplit de point en point, et l’auteur, pour apprendre au chevalier qu’il est aimé, a imaginé une sorte d’aveu qui ferait honneur à Marivaux : « Quand je serai partie, regardez mon éventail, et vous saurez le nom de l’homme que j’aime. » Sylvia ne dirait pas mieux. Le chevalier regarde en vain l’éventail, qui demeure muet. Il retourne l’éventail, et se voit dans un miroir encadré de plumes de cygne. La princesse demande à son père, pour M. de Riom, un brevet de capitaine dans les dragons. Le régent signe à contre-cœur et voudrait n’avoir rien signé, quand il apprend que M. de Riom est le neveu de Lauzun. Cependant la haute fortune du chevalier éveille la jalousie du lieutenant des gardes de son altesse, qui vient le provoquer. Rendez-vous est pris dans les fossés de la chartreuse. Le chevalier, mis aux arrêts, s’échappe par la fenêtre. Il revient sans blessure, après avoir fait à son adversaire une légère égratignure. À peine est-il rentré au château, à peine a-t-il reçu les félicitations de la femme qu’il aime, qu’on vient lui demander son épée au nom du roi. Le régent se défie du neveu de Lauzun, et, craignant pour sa fille l’entraînement de la grande Mademoiselle, il s’en délivre par une lettre de cachet : M. de Riom ira méditer dans l’île Sainte-Marguerite sur le néant des fortunes de cour.

Au troisième acte, la comédie fait place à l’espièglerie. Au lieu d’une raillerie fine et mordante, nous n’avons plus qu’une grosse gaieté, qui réunit encore de nombreux suffrages, mais qui dénature la donnée de la pièce. La lutte une fois engagée entre le duc de Lauzun et le régent, l’amant de la grande Mademoiselle, au lieu de chercher la victoire en homme de cour, imagine un stratagème que la comédie vraie ne saurait accepter. Il sait que son neveu est en route pour l’île Sainte-Marguerite. Le prisonnier doit s’arrêter au Bourg-la-Reine, dans une auberge. Lauzun arrive sur les traces de son neveu et imagine un plan d’évasion qui nécessite l’emploi d’un triple travestissement. Le plan de Lauzun réussit, et je dois dire qu’il réussit gaiement. Cependant je persiste à croire que la comédie le répudie.

Le quatrième acte tourne au drame ou menace du moins de s’attrister. M. de Riom, emporté dans le carrosse de son oncle par quatre chevaux anglais, arrive au château de Meudon avant la maréchaussée, qui le poursuit. Il se jette aux pieds de la duchesse, et obtient sans peine le pardon de sa témérité. Lauzun, pour le dérober à la colère du régent, demande à son altesse si elle aura le courage d’épouser son amant malgré la résistance de son père. La duchesse de Berri ne recule pas devant le danger, et marche résolument à la chapelle ; Lauzun se charge d’occuper le régent pendant qu’un prêtre unit l’altesse royale et le cadet de Gascogne. L’entretien du vieux courtisan et du père indigné est bien mené, mais trop court. Le chevalier irait coucher à la Bastille, si la duchesse, désespérant d’attendrir son père par ses prières, n’imaginait un évanouissement qui réussit à merveille. Le régent pardonne, et Lauzun a pris sa revanche.

Le troisième et le quatrième actes peuvent-ils être comparés aux deux premiers ? Pour répondre à cette question, il suffit de se demander quelle est la valeur littéraire des travestissemens. À cet égard, tous les avis se réunissent. C’est un moyen qui remonte à l’enfance du théâtre. Je suis donc fondé à dire que la comédie de M. Paul de Musset, envisagée dans son ensemble, ne mérite pas pleinement le titre qu’elle porte. Si M. Paul de Musset veut toucher le but, il doit renoncer aux traveslissemens, et oublier la muse de Scarron pour ne consulter que la muse de Molière. Il prendra le succès de la Revanche de Lauzun pour ce qu’il vaut, pour une excellente entrée de jeu, et ne négligera rien pour contenter ceux qui ont confiance en son talent.

Gustave Planche.


PUBLICATIONS EN ALLEMAGNE SUR LESSING.

Le mouvement des recherches sérieuses ne se ralentit pas en Allemagne. Il semble que ce docte pays veuille se dédommager par les travaux de l’intelligence de l’inaction forcée à laquelle l’a condamné la politique cauteleuse ou pusillanime de ses gouvernemens. Jamais la librairie allemande n’a été plus riche en publications d’un ordre élevé. Les sciences viriles qui consolent et fortifient la pensée, — la philosophie, la théologie et l’histoire, — sont cultivées avec une persévérance et une ardeur où il y a plus que de l’enthousiasme littéraire ; on y sent le feu sacré du patriotisme.

Parmi tant de travaux si dignes d’estime, parmi tant d’œuvres et d’entreprises qui attestent le réveil des esprits, il faut signaler au premier rang les études consacrées aux écrivains que l’Allemagne appelle justement ses classiques, c’est-à-dire aux esprits supérieurs qui furent, il y a cent ans, les promoteurs d’une littérature vraiment nationale et qui restent, en définitive, les maîtres des générations survenantes. Goethe, Schiller, Herder ont été l’objet des recherches les plus précises et des plus intelligens commentaires. Lessing, le premier en date dans ce groupe illustre et le chef d’une révolution qui dure encore, ne pouvait être oublié par cette critique respectueuse et féconde. C’est un heureux symptôme que le retour du public lettré à ce vigoureux esprit, car il n’est pas de conseiller intellectuel et moral qui puisse exercer sur nos voisins une action plus efficace. Quel bon sens ! quelle fermeté ! comme il met l’intelligence en garde contre les séductions du mysticisme ! comme il inspire le sentiment de la dignité humaine ! comme il relève les âmes découragées et leur fait désirer les émotions de la vie publique ! Son exemple et ses ouvrages sont une exhortation virile. L’Allemagne le sait, et chaque fois que sa conscience nationale est affligée ou inquiète, on dirait qu’elle relit Lessing avec plus de reconnaissance et d’amour. La belle édition critique des œuvres complètes de l’auteur de Nathan donnée en 1839 par Lachmann était entièrement épuisée ; un libraire très distingué de Leipzig, M. Goeschen, qui avait déjà provoqué l’excellent travail de Lachmann, en publie aujourd’hui une édition nouvelle, et il en fait un véritable monument littéraire sur lequel nous nous empressons d’appeler l’attention des esprits studieux[3].

On sait quelle était la science de Lachmann et quels services il a rendus à la littérature de son pays. Y a-t-il beaucoup d’érudits en Europe qui sachent pénétrer avec la même sûreté de critique, avec la même profondeur de science, les monumens de l’antiquité grecque et latine, les langues naïves du moyen âge et les viriles productions du génie moderne ? Lachmann était un de ces hommes privilégiés. Je le comparerais volontiers à ce savant humaniste, à ce docte interprète de Cicéron, qui s’est trouvé tout prêt pour l’étude approfondie du moyen âge, et qui, chargé de présider aux travaux des continuateurs de dom Rivet, éclaire en ce moment d’une lumière inattendue l’histoire littéraire de la France au XIIIe siècle. Passionné pour la poésie antique, Lachmann était initié aux idiomes germaniques du temps des Hohenstaufen aussi intimement que les littérateurs spéciaux dont la vie se consacre à cette seule étude, et s’il fallait apprécier les maîtres du XVIIIe siècle, s’il fallait rectifier leur texte, rassembler les écrits épars de Lessing par exemple, c’est encore à lui qu’on s’adressait.

Il restait pourtant, malgré Lachmann, plus d’une découverte à faire dans es papiers de Lessing. L’auteur de Nathan et de la Dramaturgie de Hambourg est un de ces esprits ahondans qui se répandent de mille côtés à la fois. Il a rempli son siècle, il a pris part à toutes les polémiques, il a paru sur tous les champs de bataille. Que de pages livrées au vent ! Que de témoignages de son infatigable apostolat dispersés dans des recueils inconnus ! Un littérateur persévérant et scrupuleux, M. de Maltzahn, qui a consacré une partie de sa vie à l’étude de Lessing, a eu le bonheur de recueillir ces fragmens, et c’est à lui que M. Goeschen a confié l’édition nouvelle qui vient compléter aujourd’hui le travail de Lachmann. Le Lessing de M. de Maltzahn aura douze volumes. Nous en avons déjà neuf sous les yeux, et nous pouvons apprécier les intéressantes découvertes du consciencieux érudit, comme aussi le soin et l’intelligence de l’éditeur qui est heureux d’attacher son nom à une telle œuvre. De mâles et ingénieuses poésies, insérées dans des recueils devenus extrêmement rares, tels que le Musicien critique de la Sprée (1749), le Nouveau journal de Hambourg (1767), etc., enrichissent le premier volume. Je trouve dans le second le théâtre posthume de Lessing, complètement publié d’après le manuscrit de Breslau. M. Danzel, dans sa biographie de Lessing publiée en 1850, avait déjà mis en lumière plusieurs fragmens précieux. M. de Maltzahn a profité de toutes ces indications et rassemblé tous ces trésors. Ce sont des ébauches, des scènes écrites de verve, quelquefois seulement un plan, un programme, un canevas rapide, ou, plus simplement encore, le titre d’une comédie ou d’un drame. Publié pour la première fois en 1784 par le frère du poète, M. Charles Lessing, le théâtre posthume de l’auteur d’Emilia Galotti avait été singulièrement augmenté et rectifié par les recherches de Lachmann. Il nous est restitué aujourd’hui, grâce à M. de Maltzahn, dans sa forme définitive. Ici c’est une curieuse étude dramatique, intitulée Alcibiade en Perse ; là, quelques scènes d’une comédie où l’auteur raille l’inoffensif travers du vieillard qui méprise le présent et n’a de goût que pour les choses du passé. Ces scènes sont écrites en français, dans un français, je l’avoue, assez gauche et souvent fort incorrect ; n’importe, ces révélations ont leur prix, quand elles viennent d’un homme tel que Lessing, et n’est-il pas curieux de voir cet esprit si allemand s’exercer au dialogue de Molière ? Plus loin, voici une imitation du Pseudolus de Plaute, ou de spirituelles ébauches d’après la comédie anglaise. Maintes critiques littéraires, insérées dans les recueils du temps, donnent aussi beaucoup d’intérêt à cette savante publication. L’éditeur annonce pour les volumes qui suivront un ouvrage complètement inconnu jusqu’à ce jour, le Journal de Lessing pendant son voyage en Italie, et d’importantes additions à la Dramaturgie de Hambourg. Il suffit de signaler de telles découvertes pour faire apprécier toute la valeur de l’édition que publie le libraire Goeschen ; j’ajoute que la beauté de l’exécution typographique répond à l’importance des recherches littéraires. On peut relire maintenant, dans le texte le plus pur, et le plus commodément du monde, c’est-à-dire avec le double plaisir de l’esprit et des yeux, ces drames, ces poésies, et surtout tant de vigoureux manifestes, tant de féconds programmes théologiques ou littéraires qui ont été pour l’esprit germanique le signal du réveil. Grâce à la science de Lachmann, au zèle de M. de Maltzahn, aux soins de M. Goeschen, l’Allemagne a élevé un monument au promoteur de sa littérature nationale.

Puisque nous parlons de Lessing, signalons aussi l’étude que vient de lui consacrer un habile théologien, professeur à l’université de Halle, M. Charles Schwarz[4]. Lessing n’était pas un théologien de profession, mais il a eu un sentiment plus vif des fautes, des dangers, des besoins de la théologie de son siècle, que la plupart des directeurs officiels de l’église protestante. C’est un intéressant spectacle de voir un théologien comme M. Schwarz rendre ce témoignage à l’éditeur des Fragmens d’un Inconnu, à l’auteur de l’Éducation du Genre Humain. Lessing en effet, qui représentait si bien les ardentes aspirations philosophiques de son époque, n’était pas moins attaché à la dignité de la théologie. La pusillanimité, la platitude, le rationalisme vulgaire de la plupart des théologiens du XVIIIe siècle lui arrachaient des cris de colère. Il voyait là une véritable trahison. Ame puissante et généreuse, il unissait dans sa pensée, non pas dogmatiquement, mais d’une façon libre et vivante, le double esprit de la philosophie et de la religion.

Il y a là tout un côté fort peu connu du rôle philosophique de Lessing qui méritait d’être soumis à une critique attentive par un écrivain compétent. Que le travail de M. Schwarz soit le bienvenu ! Il n’éclaire pas seulement l’histoire de la théologie allemande au XVIIIe siècle, il jette aussi beaucoup de jour sur l’état des écoles et des controverses théologiques dans l’Allemagne d’aujourd’hui, car M. Schwarz introduit hardiment Lessing dans notre XIXe siècle, et l’amène à déclarer lui-même quel serait son rôle au milieu des discussions présentes. Nous ne partageons pas toutes les vues de M. Schwarz, nous ne voudrions pas souscrire à toutes ses décisions ; ce que nous approuvons sans réserve, c’est l’inspiration générale du livre, c’est ce généreux désir d’accorder deux forces hostiles en apparence et cependant aussi nécessaires et aussi indestructibles l’une que l’autre, la liberté philosophique et le sentiment religieux. Nous reviendrons sur le travail de M. Schwarz et sur la grande figure de Lessing ; qu’il nous suffise aujourd’hui d’avoir signalé aux philosophes, aux lettrés et même aux théologiens, ces importantes publications.

Saint-René Taillandier.




  1. La chambre des communes actuelle date de juillet 1852. Le précédent parlement avait duré cinq ans. Celui qui fut élu en 1835 ne dura que deux ans et demi, et le premier parlement nommé en vertu du bill de réforme seulement deux années.
  2. Exemple : l’impôt sur le revenu, qui, en 1854, s’élevait à 185 millions, a atteint, en 1855, près de 350 millions. La charge a été presque doublée de ce chef-là seulement !
  3. Gotthold Epraim Lessing’s sämmtliche Schriften, herausgegeben von Lachmann. Aufs neue durchgesehen und vermehrt von Wendelin von Maltzahn, 9 volumes publiés. Leipzig, Goeschen, 1853-1835. — Paris, Glaeser, rue Jacob, 9.
  4. Gotthold Ephraim Lessing als Theologe dargestellt, von C. Schwarz. Halle, Pfeffer.