Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1895

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Chronique n° 1507
31 janvier 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 janvier.


Il s’est passé tant de choses en France depuis quinze jours, que le premier incident d’où sont sortis tous les autres semble appartenir déjà à un passé lointain. M. Barthou, ministre des travaux publics, a subitement donné sa démission ; le lendemain, le cabinet, mis en minorité à la Chambre, donnait la sienne ; le surlendemain, M. Casimir-Perier quittait l’Elysée. Le jour suivant, le Congrès, réuni à Versailles, élisait président de la République M. Félix Faure. Puis, une dizaine de jours étaient employés à faire un ministère, qu’on a demandé d’abord aux radicaux, et ensuite aux modérés. Voilà bien des événemens, dont quelques-uns très graves. S’il y a toujours, et malgré les apparences, une proportion secrète entre les effets et les causes, il est difficile d’admettre que la démission d’un ministre ait pu, à elle seule, produire toutes ces conséquences. Cette démission n’a été que le point de départ d’une série de faits qu’elle ne suffit pas à expliquer.

Depuis quelques mois, un litige était pendant entre deux Compagnies de chemins de fer et l’État, qui interprétaient différemment les conventions de 1883. L’attention avait été attirée sur une clause du contrat relative à la durée de la garantie d’intérêts. Le désaccord étant devenu public, la spéculation l’avait exploité, et elle aurait continué de le faire si la juridiction compétente n’avait pas été mise à même de résoudre le différend. C’est ce que tout le monde demandait au mois de juin dernier. En conséquence, le Conseil d’État a été saisi de l’affaire ; il a donné raison aux Compagnies. Cela explique-t-il la démission de M. Barthou ? Non, certes. Les ministres ne sont responsables que devant les Chambres, et cette responsabilité suffit, dans l’état de nos mœurs politiques, à rendre déjà leur situation très précaire : le jour où ils se croiront responsables, par surcroît, devant les tribunaux administratifs ou autres, il n’y aura plus de stabilité du tout. Mais à quoi bon démontrer l’évidence ? M. Barthou a eu certainement d’autres motifs de se retirer que ceux qu’il a donnés. Lesquels ? On n’en sait trop rien. Toutefois une note publiée par les agences officieuses, la veille même de sa démission, a laissé filtrer quelques lueurs de la vérité. La note disait que jamais l’union n’avait été plus parfaite entre les ministres : naturellement on a compris le contraire, et la suite a prouvé qu’on ne s’était pas trompé.

Depuis, de nouveaux détails sur la crise intérieure qui travaillait le gouvernement ont été portés à la connaissance du public, et, bien qu’ils ne soient pas complets, ils font mieux comprendre les événemens qui se sont succédé coup sur coup. D’autres ministres ont annoncé, dès le premier moment, l’intention de suivre M. Bartbou dans sa retraite, et presque aussitôt le cabinet tout entier a parlé d’imiter cet exemple. Évidemment, la démission est un mal contagieux pire que la peste, car ils en meurent tous quand un seul est frappé. M. le Président de la République lui-même a déclaré à M. Dupuy que, si le cabinet se retirait, il se retirerait aussi : c’était un sauve-qui-peut général. M. Dupuy et ses collègues, sauf M. Barthou, ont repris alors leur démission, et se sont présentés devant la Chambre pour y subir l’inévitable interpellation de M. Millerand. M. Millerand est un des plus farouches ennemis des Compagnies de chemins de fer, et il ne pouvait admettre que le Conseil d’État leur eût donné raison, même si elles avaient raison. Mais aussi, pourquoi être allé devant cette juridiction, qui, après tout, est indépendante ? C’était à la Chambre elle-même qu’il fallait demander l’interprétation d’un contrat douteux. M. Goblet disait hier : « C’est la Chambre qui gouverne : » M. Millerand est d’avis que c’est la Chambre qui juge, ou qui doit juger. Elle réunit, comme on le voit, tous les pouvoirs ; elle est la Convention. L’attitude du gouvernement devant elle a été excellente dans la forme, peu adroite dans le fond, surtout de la part de ministres qui savaient à quel effondrement conduirait un vote défavorable. M. le Président du Conseil a soutenu que l’arrêt du Conseil d’État avait tranché le différend, tout le différend, et qu’il était définitif, — ce qui, à notre avis, est très vrai, mais ce qu’on aurait pu dire avec plus de nuances. Il était d’ailleurs manifeste que tous les collègues de M. Dupuy n’étaient pas de son avis. Aux causes de confusion qui agissaient déjà sur la Chambre est venue s’en ajouter une autre : M. Millerand a demandé qu’une commission examinât s’il n’y avait pas lieu de mettre M. Raynal en accusation, pour crime commis dans l’exercice de ses fonctions. M. Raynal est le ministre qui a signé les conventions de 1883 avec les Compagnies de chemins de fer. II a été le premier à insister, avec beaucoup de chaleur, pour que la commission fût instituée. De sa part, cette attitude était courageuse et légitime, mais la majorité de la Chambre s’attendait à ce que le gouvernement combattit la proposition de M. Millerand. Il n’en a rien fait, et, devant ce silence, la Chambre a décidé qu’elle nommerait une commission. Elle a voté de plus un ordre du jour qui réservait les droits de l’État à l’égard des compagnies de chemin de fer, comme si ces droits n’étaient pas toujours réservés lorsqu’ils existent, et comme si le Conseil d’État n’avait pas décidé qu’ils n’existaient pas dans le conflit qui venait d’être résolu. A la suite de ce vote, les ministres ont quitté la salle des délibérations. La crise était ouverte, sans que personne s’en montrât bien ému. Depuis quelques mois déjà, le ministère de M. Dupuy paraissait usé : on s’attendait à sa chute d’un jour à l’autre. Après tout, il était bien tombé et sur un bon terrain. Tout le monde pensait que M. le président de la République avait prévu l’événement et avait songé aux moyens d’y faire face. Nul ne savait, en dehors des ministres, en quel état d’esprit était M. Casimir-Perier et quelles résolutions définitives il avait arrêtées déjà dans sa pensée.

Aussi la surprise, la stupéfaction ont-elles été profondes lorsque, après un jour écoulé, on a appris qu’il avait joint sa démission à celle du cabinet. On avait approuvé M. Casimir-Perier lorsque, en prenant possession de la présidence, il avait annoncé l’intention de ne pas demander le renouvellement de son mandat ; mais on avait compris en même temps qu’il le remplirait jusqu’à son terme légal, ou du moins qu’il ferait pour cela tous les efforts qui dépendaient de lui. Le défaut des institutions républicaines en elles-mêmes, et ce défaut est encore aggravé par la manière dont nous les pratiquons, est l’instabilité qu’elles présentent dans presque tous les élémens de l’organisation politique. Nos ministères durent six mois en moyenne, ce qui est le provisoire au pouvoir. La Chambre des députés dure quatre ans, ce qui est peu, ce qui même n’est pas assez. Seuls, le Sénat et la Présidence de la République représentent tant bien que mal la durée ; mais c’est surtout à la Présidence qu’elle est nécessaire, moins encore pour introduire un peu de fixité dans nos institutions intérieures que pour en donner le sentiment au dehors. L’Europe ne reconnaît plus un pays où elle voit sans cesse des figures nouvelles, mobiles et changeantes, se succéder comme dans un perpétuel vertige. Elle sait gré aux présidens de la République de durer. Elle a eu de la considération et de la confiance pour M. Grévy et pour M. Carnot: ils étaient à ses yeux une garantie. Si, par malheur, nos présidens suivaient à l’avenir l’exemple de M. Casimir-Perier, la force morale qui nous reste s’en trouverait très affaiblie. Les journaux royalistes se sont plu, comme c’était leur droit, à passer en revue nos présidens successifs pour constater qu’aucun d’entre eux n’était arrivé à la fin de son mandat. Il serait trop facile de retourner contre eux le même argument, et de leur demander combien de rois ou d’empereurs, depuis Louis XV, sont morts sur le trône et ont été inhumés à Saint-Denis. C’est précisément parce qu’elle ne peut plus nous assurer sa propre permanence, et que l’hérédité est devenue, chez nous, une fiction, une illusion, une ironie, qu’il a fallu renoncer à la monarchie. Quant (aux présidens de la république, est-il vrai qu’ils aient mérité le reproche qu’on leur adresse? M. Thiers n’avait pas ce titre : il était chef du pouvoir exécutif; il dépendait d’une assemblée souveraine et n’a pas pu être victime d’une constitution qui n’existait pas encore. M. le maréchal de Mac-Mahon a été un homme de parti, un homme de lutte, ce que nous ne reprochons pas à sa mémoire, car il avait été élu pour cela. Il s’est jeté, ou a été jeté dans la bataille politique et il y a été vaincu, honorablement pour lui comme il l’avait été ailleurs, parce que jamais sa loyauté personnelle, non plus que son respect de la loi, n’ont été l’objet du moindre soupçon. Il a représenté une période de transition dont il a lui-même brusqué la fin. Quant à M. Grévy, loin de n’avoir pas terminé son mandat, il l’a vu renouveler, et, s’il n’est pas arrivé au terme du second comme du premier, il ne faut pas l’attribuer à des motifs politiques. Et M. Carnot? Lui reprochera-t-on d’avoir été assassiné? N’est-il pas hors de doute que, sans le coup de poignard de Caserio, il aurait achevé son septennat, et peut-être même en aurait-il commencé un autre? M. Casimir-Perier est le seul de nos présidens qui ait volontairement renoncé à sa tâche avant de l’avoir remplie tout entière, ou d’avoir épuisé tous les moyens légaux de le faire ; mais la cause en est en lui-même bien plus que dans nos institutions.

Avons-nous besoin de dire que les motifs de sa démission, indépendamment des conséquences qu’ils ont eues, ne peuvent avoir rien que d’honorable? S’il a dû être et s’il a été profondément blessé des attaques dirigées contre lui et du travestissement odieux jeté sur sa personne et sur son caractère, ce n’est pas assurément par simple amour du repos et par convenance personnelle qu’il a renoncé à l’accomplissement d’un devoir. Certes, il est pénible et cruel de voir ses intentions méconnues, sa vie politique calomniée, et de s’entendre tous les matins dénoncer à la démocratie comme son pire ennemi. Il est dur surtout de se sentir insuffisamment défendu contre ces outrages, mais il faut bien dire qu’avec son tempérament particulier, M. Casimir-Perier ne pouvait se juger convenablement défendu que par lui-même. C’est un lutteur et non pas un arbitre. Il consent à recevoir des coups, à la condition de les rendre à sa façon. Est-ce à dire qu’il n’était pas bien propre à remplir les fonctions de président de la République? Tel a été de tout temps son avis, et il ne l’a jamais caché. On n’a pas perdu le souvenir de la résistance désespérée qu’il a faite avant d’accepter, le 27 juin dernier, un mandat pour lequel il ne se sentait point fait. Pourquoi ne l’a-t-on pas écouté? pourquoi ne l’a-t-on pas cru? C’était au lendemain de l’assassinat de M. Carnot : refuser la Présidence pouvait ressembler alors à une défaillance; il l’a donc acceptée. Mais il semble que, dès le premier jour, sa principale préoccupation ait été de se persuader à lui-même à quel point il avait eu raison de la redouter. Tout le monde a lu le remarquable article que M. le duc de Broglie a publié le 15 avril dernier, dans cette Revue, et où il s’efforçait de démontrer que la Présidence de la République, telle que l’avait faite la Constitution de 1875, était incompatible avec l’humeur d’un homme d’action. Il en nommait quelques-uns qui n’auraient certainement pas accepté la présidence au prix de leur liberté, et il se mettait du nombre sans « croire faire acte de fausse modestie. » En rendant le président de la République irresponsable, « on voulait le préserver, écrivait-il : on l’annule. » Il y aurait beaucoup à dire sur cette thèse, qui renferme certainement une part de vérité; mais les limites de cette chronique n’y suffiraient pas. A tous les exemples qu’a invoqués M. le duc de Broglie, et il les a choisis parmi les plus illustres, vient s’en ajouter un nouveau. M. Casimir-Perier n’a pas réussi à s’adapter à la Présidence de la République, telle que nos mœurs l’ont peu à peu transformée et peut-être déformée. M. de Broglie parlait d’un « Président relégué dans son palais, condamné au silence et à l’inaction, — n’ayant pas même le droit d’émettre une opinion, — surveillé par une presse jalouse qui lui interdit tout acte personnel, — et n’apparaissant au public que pour la décoration et la parade. » Chacun de ces traits semble écrit pour définir le supplice auquel M. Casimir-Perier s’est jugé condamné. On connaît les terribles propriétés du curare, ce poison dont se servent les sauvages et qui tue les nerfs du mouvement sans agir sur ceux de la sensibilité : l’infortuné qui est atteint de la flèche infectée souffre sans pouvoir le manifester, et meurt sans remuer, ni même respirer. M. Casimir-Perier s’est cru sérieusement à la place de ce malheureux : voilà pourquoi il s’est évadé de la Présidence comme d’une prison. On ne saurait l’approuver, car il a risqué de compromettre gravement les intérêts dont il avait la charge ; mais on le comprend et on le plaint, car il a dû souffrir beaucoup avant d’en venir à cette extrémité.

Il a eu le tort de procéder par un coup de théâtre, sans se rappeler qu’on a dit du théâtre qu’il était l’art des préparations. Il faut que le public soit d’avance dans le secret du dénouement qui va se produire : alors il prend violemment parti pour ou contre, en pleine connaissance de cause. Lorsque l’explication vient après, au lieu d’être venue avant, elle ne produit plus d’effet : c’est ce qui est arrivé au message de M. Casimir-Perier. Mieux aurait valu agir que parler ou écrire. Si M. Casimir-Perier avait demandé quelque chose à la Chambre et si la Chambre le lui avait refusé, une partie de l’opinion se serait déclarée pour lui. Si ses ministres réduisaient encore dans la pratique le rôle déjà trop restreint qui appartient légitimement au président de la République, il fallait le dire tout haut, et, cette fois encore, l’opinion se serait peut-être prononcée en sa faveur. Avant de quitter l’Elysée, M. Casimir-Perier aurait pu poser utilement un certain nombre de questions, et qui sait si elles n’auraient pas été résolues conformément à l’intérêt public ? Le principal inconvénient de sa démission, telle qu’il l’a donnée, est de n’avoir servi à rien, sinon à lui rendre sa liberté.

Du moins, le calme et la rapidité avec lesquels s’est opérée la transmission des pouvoirs prouve que, si nos institutions ont des défauts, elles ont aussi des qualités. Le grand danger qu’on a toujours signalé comme inhérent à la République est celui qui se produit à chaque renouvellement de présidence : ce danger, qu’il est impossible de nier en théorie, ne s’est jamais manifesté dans la pratique, peut-être à cause de la réserve et de l’inaction relative dans lesquelles nos présidens se sont renfermés. Le temps manque d’ailleurs, ou a toujours manqué pour préparer des brigues et des conflits : M. Casimir-Perier a donné sa démission le 16 janvier et M. Félix Faure a été élu le 17. Il a suffi que nos sénateurs et nos députés allassent passer une après-midi à Versailles : à leur retour, la République avait un président nouveau. Trois candidats se sont trouvés en présence :d’un côté, M. Brisson, ayant derrière lui tous les radicaux et les socialistes; de l’autre M. Félix Faure et M. Waldeck-Rousseau, qui se partageaient, au premier tour de scrutin, les voix des modérés. Au second, celui des deux qui aurait eu le moins de voix devait se retirer devant son concurrent plus heureux, et c’est ce que M. Waldeck-Rousseau n’a pas manqué de faire avec beaucoup de correction et de loyauté. Il fallait, avant tout, empêcher M. Brisson de passer. Quelle que fût son honorabilité personnelle, il avait derrière lui l’armée confuse et turbulente qui s’étend parlementairement depuis M. Bourgeois jusqu’à M. Jaurès et à M. Rouanet. Lorsqu’il a été élu président de la Chambre, des cris de : Vive la sociale ! se sont élevés sur les bancs de l’extrême gauche. Son succès aurait, bon gré mal gré, donné une accélération inquiétante au mouvement dans lequel le parti révolutionnaire essaie d’entraîner le pays. Au dehors, la France se présentant sous les traits du radicalisme le plus pur n’aurait pas excité les mêmes sympathies. La nécessité de faire échec à sa candidature apparaissait donc à tous les esprits vraiment politiques, et elle s’est imposée à la majorité du Congrès. M. Félix Faure a eu une soixantaine de suffrages de plus que M. Brisson, et il a été élu président de la République pour sept années.

« Pour trois mois! » ont vociféré les radicaux et les socialistes : nous espérons qu’ils se sont trompés, et que M. Félix Faure ira jusqu’au bout de son mandat. Tous les journaux ont fait sa biographie : elle est des plus honorables. M. Félix Faure est vraiment le fils de ses œuvres. Il s’est élevé rapidement, par le travail, l’intelligence et la probité, à une situation qui lui assurait, avec une large aisance, la confiance et l’estime de tous. Dans les Chambres comme au dehors, son rôle a toujours été celui d’un travailleur. Les questions d’affaires l’attiraient plus que les questions politiques, ce qui n’est pas un mal, surtout à un moment où les principales questions politiques peuvent être considérées comme résolues. Le coup de fortune qui vient de l’élever au premier rang était sans doute imprévu il n’y a pas longtemps encore, mais ii n’a étonné personne au Sénat et à la Chambre. Il est impossible, en effet, de réunir dans un plus parfait équilibre les facultés qui font l’homme utile et sympathique. M. Waldeck-Rousseau, qui est un merveilleux orateur, en avait de plus brillantes, mais non pas de plus solides, et à quoi lui aurait servi son éloquence dans une situation où on ne parle pas? M. Félix Faure est avant tout un homme de bon sens et de bon jugement, qui ne compte que des amis dans l’une et dans l’autre des deux Chambres, et que l’esprit de parti lui-même a toujours respecté. Les radicaux ont eu beau chercher, ils n’ont trouvé aucun grief contre lui, sinon qu’il n’était pas radical : Il est vrai que les modérés n’en avaient pas d’autre contre M. Brisson, sinon qu’il n’était pas modéré. Entre les deux candidats, il ne pouvait y avoir qu’une lutte d’opinion. On a constaté une fois de plus, pour l’intérêt de la France et de la République, que les radicaux étaient en minorité.

Comment donc se fait-il que, dès le lendemain de son élection, M. Félix Faure ait appelé M. Léon Bourgeois à l’Elysée, et l’ait chargé de former un ministère? Il y a certainement à cela des raisons ou des apparences de raisons, puisque presque tout le monde a approuvé l’initiative de M. le président de la République, mais il est difficile de les bien comprendre. Les radicaux ont-ils la majorité à la Chambre? Non. L’ont-ils au Sénat? Non. L’ont-ils au Congrès? Non. Seulement, ils sont habiles, actifs, insinuans, et ils savent par expérience qu’à force de répéter une chose on finit par la faire croire et par l’imposer. La répétition n’est pas seulement une figure de rhétorique, c’est une puissance politique avec laquelle il faut compter. L’opinion s’est répandue peu à peu que le moment était venu de faire un ministère de concentration à base radicale, et que M. Bourgeois était l’homme le plus propre à le constituer. Sur ce dernier point, nous sommes de l’avis commun. M. Bourgeois, quoique radical, n’a rien du sectaire. Il s’est formé dans l’administration, où l’on prend l’habitude de manier les choses et les hommes, et de chercher entre eux les transactions nécessaires. Il parle bien, sans déclamation. Son caractère est sympathique. Si quelqu’un était capable de concilier les contraires, c’était lui, et, puisqu’il n’y a pas réussi, il faut croire que la solution du problème, du moins à la manière dont il l’a posé, était impossible. Nous n’en avions jamais douté. M. Bourgeois aurait pu aisément faire un ministère radical qui, à la vérité, n’aurait pas duré : son tort a été de vouloir faire un cabinet moitié radical et moitié modéré, ou peut-être aux trois quarts radical, avec un dernier quart réservé aux modérés. Peu importent d’ailleurs les proportions : c’est la combinaison même qui n’était pas viable; bien plus, elle n’a pas pu naître. Cinq ou six jours d’efforts n’ont abouti à aucun résultat. Le premier jour, M. Bourgeois a essayé de s’entendre avec M. Poincaré, et n’y a pas réussi. M. Poincaré est l’adversaire de l’impôt sur le revenu, qui est un des articles essentiels du programme radical; il l’a combattu comme ministre; pouvait-il accepter, toujours comme ministre, de le faire lui-même ou de le laisser faire à côté de lui? Cette première épreuve aurait dû éclairer M. Bourgeois. Point ! Il a essayé de s’entendre avec M. Georges Cochery, qui se trouvait exactement dans la même situation que M. Poincaré, avec la différence qu’il était rapporteur général du budget, au lieu d’avoir été ministre des finances. Second échec, bien entendu. Alors, mais trop tard, M. Bourgeois a essayé sans conviction de faire un ministère radical. Il n’avait plus foi en son œuvre et peut-être ses collaborateurs n’avaient-ils plus foi en lui. Un matin, après une dernière nuit d’épreuves infructueuses, M. Bourgeois est revenu tristement à l’Elysée prier M. le président de la République de reprendre un mandat qu’il n’avait pas pu remplir.

Que d’espérances déçues d’un seul coup! Les radicaux sont très mécontens de M. Bourgeois, mais ils refusent de prendre son échec à leur compte. Après tout, ils ont raison : c’est la concentration seule qui a été frappée à mort. On dit, à la vérité, que M. Ribot l’a ressuscitée parce qu’il a fait entrer deux radicaux dans son cabinet, mais il ne les a pas choisis parmi les plus intransigeans et nous ne doutons pas qu’on ne se soit mis d’accord sur un programme, ce que M. Bourgeois n’a jamais pu obtenir des collaborateurs dont il a voulu s’entourer. C’est M. Ribot, en effet, que M. le président de la République a fait appeler après M. Bourgeois, et il a réussi où son collègue avait échoué. La crise a été dénouée par le parti modéré.

M. Ribot est trop connu pour qu’il soit nécessaire de parler de lui. D’abord ministre, puis président du Conseil au moment des affaires de Panama, il a été l’objet de bien des attaques : probablement il les avait prévues ; il a laissé au temps le soin d’en effacer ou d’en atténuer le souvenir. Son talent et son caractère sont une force pour le parti auquel il appartient. Depuis le commencement de la législature actuelle, il a pris la parole avec beaucoup d’éclat, une première fois pour combattre l’impôt sur le revenu, la seconde pour conseiller l’expédition de Madagascar : les applaudissemens qui l’ont accueilli ont montré que la faveur parlementaire lui était revenue. Pourtant, s’il n’avait consulté que ses convenances, il n’aurait sans doute pas accepté de sitôt la responsabilité qui lui incombe ; mais pouvait-il refuser la mission que lui confiait M. le président de la République, et, après l’avoir acceptée, pouvait-il se dispenser de la remplir? Si l’échec de M. Bourgeois avait été suivi du sien, si les modérés s’étaient montrés aussi incapables que les radicaux de constituer un gouvernement, l’impuissance de la Chambre elle-même aurait été manifeste et, après la crise dont nous sortons, nous serions sans doute entrés dans une autre plus grave encore. C’est un acte de dévouement qu’a accompli M. Ribot. Comme il l’a dit à la Chambre, il a voulu faire un ministère, et il l’a fait : au fond, tout le monde lui en a su gré, même les radicaux, qui commençaient à être alarmés de la tournure que prenaient les choses. L’accueil réservé au nouveau cabinet ne pouvait pas être enthousiaste, il a été bienveillant. Le premier acte du ministère a été de donner lecture aux Chambres d’un message de M. le président de la République, message qui a produit au dedans et au dehors la plus heureuse impression. Le second était plus contestable, car il s’agissait de l’amnistie. Pourquoi l’amnistie? Le besoin s’en faisait-il sentir? Etait-elle réclamée par l’opinion véritable, c’est-à-dire par celle du pays? Il est permis de n’en rien croire. Sur ce point encore, une opinion parlementaire, superficielle et factice, s’était produite, ou plutôt avait été créée. On répétait dans les couloirs qu’il fallait l’amnistie, que tout le monde la voulait, que cette grande mesure d’apaisement était attendue comme la conséquence naturelle d’une situation aussi profondément renouvelée. — Jetons un voile sur nos discordes passées, et essayons de nous aimer un peu plus dans l’avenir. — Si l’amnistie avait de tels effets, il faudrait la bénir; malheureusement, rien n’est moins probable. Notre histoire politique compte un très grand nombre d’amnisties dont aucune n’a eu les heureuses conséquences qu’on en promettait. Malgré ces réserves mentales que beaucoup ont faites, le projet de loi a été voté à la presque unanimité de la Chambre. On l’a même étendue plus loin que ne le voulait le gouvernement, c’est-à-dire, sous forme de motion, aux ecclésiastiques privés de leur traitement. En vérité, il aurait été étrange, après avoir amnistié M. Rochefort et M. Gérault-Richard, de refuser un peu d’indulgence à quelques pauvres curés de campagne. Seraient-ils, par hasard, plus coupables ? D’ailleurs, la Chambre était en veine d’amnistie, et, pour le prouver jusqu’au bout, elle a décidé de rouvrir ses portes à MM. Jaurès et Rouanet : à cela, nul inconvénient.

La crise est donc terminée, et mieux qu’on ne pouvait l’espérer lorsqu’elle s’est ouverte. Nous avons un président de la République et un ministère ; il ne nous manque plus qu’un budget. C’est à nous le donner que la Chambre doit maintenant s’appliquer de toutes ses forces, sans écarts et sans distractions. Les radicaux le lui permettront-ils ? Pour avoir chance de faire voter le budget d’ici à deux mois, le gouvernement a pris le parti de l’alléger des réformes, dont quelques-unes sont d’ailleurs si discutables, qui y avaient été introduites : nous les retrouverons dans le budget de 1896. Après la forte et dangereuse secousse que nous venons d’éprouver, le travail seul, le travail pratique et, autant que possible, silencieux, peut ramener le calme dans les esprits et dans les cœurs. Peu de pays sans doute seraient capables de traverser à moins de frais des épreuves aussi redoutables : il ne faudrait pourtant pas s’y exposer trop souvent. Les plus fortes constitutions s’usent lorsqu’on en fait un tel usage, ou plutôt un tel abus : il n’est que temps de revenir aux affaires, on les a trop longtemps oubliées ou négligées. L’importance exceptionnelle des événemens qui se sont passés en France nous oblige à leur accorder aujourd’hui la plus grande partie de cette chronique. Nous ne dirons qu’un simple mot de l’Italie et de la Grèce. A Rome, le roi Humbert s’est décidé à soutenir son ministre, M. Crispi; à Athènes, le roi Georges a pris le parti contraire et s’est débarrassé de M. Tricoupis. Si nous faisons ce rapprochement, ou cette antithèse, ce n’est pas pour établir la moindre analogie entre la situation de l’Italie et celle de la Grèce. Ce serait un jeu d’esprit qui ne tiendrait pas compte de différences fondamentales ; et puis, nous ne pouvons pas oublier que les Italiens nous ont interdit de les juger. On dira bientôt : Choses d’Italie ! comme on disait autrefois : Choses d’Espagne ! Les étrangers n’ont pas le droit de les comprendre. Quoi qu’il en soit, et jusqu’à ces derniers jours, on était resté dans le doute au sujet de la résolution finale que prendrait le roi Humbert; il laissait les hommes politiques s’agiter autour de lui et gardait pour son compte une immobilité et un silence un peu sibyllins. Aujourd’hui, le sort en est jeté : un décret royal a déclaré close la session de la Chambre des députés, ce qui veut dire que celle-ci sera prochainement dissoute et que le gouvernement fera appel au pays. M. Crispi ira vraisemblablement jusqu’au terme des délais légaux avant d’ouvrir une période électorale qu’il voudra prendre le temps de préparer, et il fera bien. Depuis quelques semaines, une dizaine d’élections ont eu lieu sur des points divers du royaume : elles ont presque toutes tourné contre les candidats du gouvernement. Est-ce le hasard qui n’a rendu vacantes que des circonscriptions hostiles, ou faut-il croire que, sous des apparences très calmes, un mouvement profond s’opère dans les esprits? L’épreuve électorale pourra seule le dire. En tout cas, la lutte qui se prépare sera des plus vives, et l’on peut être sûr que M. Crispi emploiera les moyens les plus énergiques pour en sortir victorieux. Nous ne pouvons qu’admirer un homme aussi obstinément résolu à ne jamais donner sa démission!

En Grèce, M. Tricoupis, a dû donner la sienne. M. Tricoupis a été une des déceptions de l’Europe. On l’avait pris longtemps pour un homme d’État : on s’était trompé. Il a conduit son pays à la banqueroute, et la manière même dont il l’a faite n’a pas peu contribué à justifier le qualificatif que lui attribuait autrefois Mirabeau. Mais si M. Tricoupis a manqué, sans y mettre aucune forme, aux engagemens de la Grèce envers ses créanciers, a-t-il du moins diminué les charges fiscales sous lesquelles pliaient ses compatriotes ? Non : les dépenses et les impôts ont continué d’augmenter. Il est devenu alors aussi impopulaire en Grèce qu’il était déjà peu sympathique dans le reste de l’Europe. Des pétitions ont été de partout adressées au roi pour demander la démission de son ministre : celui-ci a interdit à la poste de les transmettre à Athènes. Des réunions de plus en plus menaçantes se sont produites dans cette ville. Le prince héritier s’est rendu en uniforme dans une d’entre elles et il a reçu en mains propres une pétition adressée à son père. M. Tricoupis a protesté avec colère, il a accusé le duc de Sparte d’être sorti de la constitution; mais évidemment le jeune prince n’avait pas agi sans instructions, et le roi n’a pas manqué de l’approuver. M. Tricoupis n’avait plus qu’à se démettre, et c’est ce qu’il a fait. Aussitôt le calme s’est rétabli, et le peuple hellène a reconnu dans le roi Georges le représentant fidèle de ses intérêts et de ses vœux. Il y a, comme on le voit, plusieurs moyens de dénouer une crise provoquée par l’impopularité d’un ministre : celui-ci a eu le plus heureux succès.


Deux hommes très différens viennent de mourir aux deux extrémités de l’Europe, le maréchal Canrobert et M. de Giers. C’est un double deuil pour nous. Canrobert était, croyons-nous, le doyen des maréchaux de l’Europe ; il était le dernier des nôtres. La génération actuelle ne l’a connu que vieux et affaissé, mais il avait toujours l’œil ardent, et son âme guerrière continuait de vibrer en lui dans toutes les occasions un peu solennelles. Vaillant, il l’était autant que qui que ce soit dans les plus beaux jours de notre histoire. Ce n’était pas un grand général, mais un grand soldat. Aussi le peuple l’aimait-il comme le dernier représentant de nos anciennes victoires, et aussi de nos cruelles défaites sur lesquelles son courage avait jeté du moins un reflet d’héroïsme : il voyait en lui un glorieux débris de nos armées disparues. Son nom était populaire, et il n’est personne en France qui n’ait été touché lorsque l’amiral Avelane et les officiers de sa suite ont eu l’heureuse pensée d’aller rendre visite à l’illustre vieillard. Nous ne parlerons pas en lui de l’homme politique, bien qu’il ait eu la plus noble des qualités qui est la fidélité. C’est à l’armée, au milieu de ses soldats pour lesquels il avait une affection paternelle, au bivouac et surtout dans le feu de la bataille, qu’il était à sa place, et par momens toute la valeur militaire de la France semblait l’illuminer. La République lui fera des funérailles nationales parce que, en toutes circonstances, il n’a vu que la patrie.

Quanta M. de Giers, la Russie perd en lui un diplomate accompli, celui de tous peut-être qui, dans toute l’Europe, possédait aujourd’hui la plus grande expérience accompagnée du meilleur jugement. Nous ne raconterons pas sa carrière politique : elle est connue, et il y en a pas de mieux remplie. Les débuts en ont été assez lents, mais aussitôt que les regards se sont portés sur lui, ils y sont restés fixés. Son mérite n’éblouissait pas, parce qu’il était naturellement modeste et discret, et ne cherchait pas à se faire valoir : il se contentait de la confiance de l’empereur et de l’estime de l’Europe, et il les a eues tout entières. Son rôle, toutefois, a été beaucoup plus considérable qu’on ne l’a dit. Parce que le tsar est un souverain absolu, on répète volontiers que sa volonté suffit à tout et que ses ministres se contentent d’exécuter ses ordres; mais, tout autocrate qu’il est, l’empereur de Russie, surtout lorsqu’il s’est appelé Alexandre III, a été un prince admirablement raisonnable, sachant discerner parmi ses ministres celui qui était le plus apte à le servir, et, après l’avoir choisi, sachant l’interroger, l’écouter et le comprendre. Nul ne peut dire au juste quelle a été la part d’action personnelle qui revient à l’empereur et celle qui revient à M. de Giers dans la politique extérieure de la Russie pendant ces dernières années; évidemment les deux hommes étaient d’accord, mais cet accord ne s’était pas seulement produit par la soumission du ministre à la volonté de son maître. L’influence personnelle de M. de Giers a été celle qui, auprès d’un prince dont l’esprit est élevé et le cœur délicat, appartient toujours à un serviteur éminent et dévoué. M. de Giers n’a pas seulement exécuté la politique de rapprochement avec la France : il en a été le partisan sincère et convaincu. On a dit qu’il en avait auparavant suivi une autre, mais cela n’est pas moins vrai de l’empereur et de la Russie tout entière. Le mérite de M. de Giers comme du tsar est d’avoir eu l’intelligence très nette et très profonde des modifications qui s’étaient accomplies dans l’équilibre de l’Europe et des conséquences qui devaient logiquement en résulter. Il a été pour nous un ami de raison : ceux-là sont les meilleurs, parce qu’ils sont les plus sûrs. En appliquant une politique nouvelle, M. de Giers a entendu lui donner un caractère de permanence : il ne la regardait pas comme un accident provisoire dans les rapports des deux gouvernemens, mais comme un lien qui devait entre eux être durable, et c’est pour cela que sa mémoire nous inspirera toujours sympathie et respect. Il a été un bon Russe, un bon Européen, et pour nous un ami fidèle. Certes, son œuvre est assez solide pour lui survivre, parce qu’il a su la conformer à la nature même des choses. L’empereur Nicolas a montré d’ailleurs dès le premier jour, et confirmé à maintes reprises l’intention de la maintenir et de la développer. Il trouvera d’autres ministres aussi dévoués que M. de Giers, il n’en trouvera pas de plus sage ni de plus utile.


FRANCIS CHARMES


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.