Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1900

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Chronique n° 1627
31 janvier 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.


Tandis que les deux tiers du Sénat goûtaient, après la pénible corvée de la Haute Cour, les douceurs d’un repos bien gagné, et que le dernier tiers, ce qu’on appelle la série C, inondait d’une prose généralement incolore et insignifiante ceux de nos départemens qui sur la liste alphabétique s’échelonnent de l’Orne à l’Yonne, — sans oublier une ou deux colonies, — la Chambre des députés, exempte pour deux ans encore de tribulations électorales, poursuivait le cours de ses travaux : c’est-à-dire qu’on y interpellait, qu’on y votait des ordres du jour de confiance quoique la défiance y fût peut-être plus que jamais à l’ordre du jour, qu’on y entendait, à la tribune, des discours qu’on n’écoutait pourtant pas, qu’on y examinait, en commission, des projets de loi qui cependant n’aboutissaient point, et qu’on y intriguait enfin, dans les couloirs, avec un grand courage civique et un grand esprit politique. Car tel est aujourd’hui en son fond le dur labeur législatif. Nous voici tout à l’heure au mois de février et la discussion du budget n’est pas encore terminée. C’est à peine si, quand le Luxembourg aura rouvert ses portes à une assemblée en partie reposée, en partie même rajeunie ou renouvelée, il sera prêt à en prendre le chemin ; et il se pourrait que l’activité toute fraîche de nos pères conscrits dût attendre.

Dans la quinzaine qui vient de se clore, en effet, la Chambre a discuté le budget des chemins de fer de l’État et celui des conventions, puis le budget des Beaux-Arts, et elle en est au budget de l’Instruction publique. Dans cette seule quinzaine, et rien que sur ces trois budgets des dépenses, bien entendu, quatre-vingts orateurs environ ont successivement sollicité son attention, qu’elle leur a accordée d’une oreille plus ou moins distraite, en faveur d’une dizaine de projets ou propositions de résolution, de quelques motions et de plusieurs amendemens. De telle sorte qu’il serait vraiment trop injuste de dire que nos intérêts ne sont pas défendus, si bon nombre de ces projets de résolution, motions ou amendemens n’avaient pour objet ou pour conséquence une augmentation de crédits, ce qui se traduit, à l’égard du contribuable, par une augmentation d’impôts. Et, après tout, que M. Emile Chauvin, par exemple, ait souci, sinon de nous épargner absolument les accidens de chemins de fer, du moins de les rendre plus rares, et que M. Argeliès, d’une part, M. Coutant, de l’autre, en cherchent le moyen, l’un dans le doublement, l’autre, plus exigeant, dans le quadruplement des voies ; ou bien que certains de leurs honorables collègues se préoccupent de protéger le musée du Louvre contre les risques d’incendie, tout en y installant un éclairage qui permette de l’ouvrir le soir à ceux que leur travail empêche de le pouvoir visiter de jour, c’est de quoi nous ne pouvons que leur savoir gré. Mais tout de même nous serons tantôt en février, et le budget de 1900 n’est pas voté, alors que, dans la règle d’une bonne administration, la discussion en devrait être finie avant que l’année ne fût commencée. D’autant que ni l’initiative gouvernementale, ni l’initiative parlementaire ne chôment, que les rapports s’entassent sur les rapports, et que le train quotidien de la vie publique, en ce temps singulier, fait naître un peu partout, à chaque instant, de très beaux sujets d’interpellation.

C’est ainsi qu’entre « la lecture, par M. Bertrand, d’une proposition de loi relative aux mauvais traitemens exercés envers les animaux » et le « dépôt, par M. Guillemet, d’une proposition de loi relative à l’élection des sénateurs et des députés, » nous avons eu (si par inadvertance nous donnons à la chronologie une légère entorse, qu’on veuille bien nous le pardonner) une interpellation de M. Dejeante « sur les grèves des départemens du Doubs et du Haut-Rhin, » au cours de laquelle il a été question surtout des événemens ou plutôt des incidens de Saint-Étienne, — qui n’est, que nous sachions, ni dans le Doubs, ni dans le Haut-Rhin.

Cette interpellation a du reste toute une histoire. C’était M. Victor Gay, député modéré de la Loire, qui devait d’abord l’adresser à M. le président du Conseil. Voilà déjà longtemps qu’il voulait lui demander quelques explications sur « l’attitude du gouvernement pendant les grèves de Saint-Étienne, » et, par la même occasion, demander à M. le ministre du Commerce quelques explications aussi sur l’attitude personnelle du « camarade » Millerand, comme on disait là-bas un peu irrévérencieusement, en tout cas avec le plus complet oubli du protocole, dans les milieux effervescens où l’on se croyait en droit de faire un fond particulier sur la fidèle « camaraderie » de M. le ministre du Commerce. Puis, tout à coup, cette interpellation étant attendue et fixée, par des considérations dans le secret desquelles le public n’a pas été mis, mais dont il est aisé de deviner la nature et qui étaient sans doute de « haute tactique » parlementaire, M. Victor Gay, purement et simplement, a retiré sa demande.

Seulement, il en avait trop dit pour que rien ne fût fait. M. Millerand, nul ne l’ignore, est un stratégiste trop expérimenté pour avoir laissé échapper l’heureuse chance qui s’offrait ainsi de passer de la défensive à l’offensive, la plus efficace de toutes les défensives. Et comme M. Gay reculait, c’est lui qui de sa position retranchée est descendu en plaine à sa rencontre, avec des mots de défi, des invitations au combat : « Dans la séance du 10 janvier, M. Victor Gay a affirmé que le ministre du Commerce était intervenu dans la grève de Saint-Étienne en dehors et à l’insu de M. le président du Conseil. Il a affirmé en outre que j’étais intervenu pour fomenter la grève. J’ai, à ce moment, demandé à M. Gay de vouloir bien produire ses preuves. M. Gay ayant annoncé qu’il les fournirait à la Chambre lors de la discussion de l’interpellation qu’il acceptait pour aujourd’hui, je n’ai pas insisté. Il plaît maintenant à M. Gay de retirer son interpellation ; la Chambre comprendra qu’il ne me convienne pas de rester plus longtemps sous le coup des deux allégations que M. Gay a portées à la tribune. » L’Extrême-Gauche a fait chorus. M. le Président a déclaré alors qu’il y avait à l’ordre du jour une autre interpellation de M. Dejeante et que ces deux interpellations, — celle de M. Victor Gay et celle de M. Dejeante, — avaient été jointes, bien que, comme on le faisait remarquer, elles ne fussent point solidaires.

En effet, solidaires, elles l’étaient si peu que, même portant sur des faits différens, on peut presque dire que l’une était le contraire de l’autre. Du fait, par conséquent, que l’une était substituée à l’autre, la situation était renversée. D’abord, au lieu que ce fût M. Gay, républicain modéré ou progressiste, c’était à présent M. Dejeante, socialiste intraitable, qui demandait des comptes au ministère. M. Victor Gay lui eût reproché ses faiblesses ou ses complaisances, tout au moins son indécision ou son inertie ; et c’était son énergie, sa résolution, ses duretés ou ses excès de rigueur qu’allait lui reprocher M. Dejeante. Pas assez de main dans la Loire, trop de poigne dans le Doubs et le Haut-Rhin : il paraît bien que le second de ces griefs devait suffire à détruire le premier.

On peut penser ce qu’on veut de M. Waldeck-Rousseau et de M. Millerand, hommes politiques associés : mais ce sont tous deux de très habiles gens, des avocats rompus aux exercices du métier : ils n’avaient garde de ne pas saisir le joint. Ils l’ont saisi, ils se sont attachés à faire saillir, à accuser la contradiction. M. le président du Conseil a même atteint ce comble de l’art qui consistait, en l’espèce, à amener M. Victor Gay à la tribune, dans la propre interpellation de M. Dejeante, si bien qu’aux critiques de M. Dejeante, M. Gay lui-même, en quelque sorte, prît le soin de répondre par les critiques opposées, à la décharge du gouvernement, qui se réjouissait de tout ce brouillamini, sûr d’en avoir pour tous les goûts et de pouvoir montrer à la fois, à M. Dejeante, M. Millerand : « Allez toujours ! » et à M. Gay, M. Waldeck-Rousseau : « Rassurez-vous ! » Dès lors que ce mouvement tournant réussissait, le reste de la manœuvre suivait naturellement, et la victoire était au bout. M. Millerand n’avait qu’à répéter d’atroces sermens : « Il est faux que, soit dans la grève de Saint-Etienne, soit dans aucune autre circonstance, j’aie jamais agi à l’insu ni en dehors de M. le président du Conseil. Il est faux que, soit dans la grève de Saint-Étienne, soit dans aucune autre circonstance, je ne sois pas intervenu uniquement pour faire tous mes efforts, tant auprès des patrons qu’auprès des ouvriers, afin d’arriver à une solution pacifique. » Et quant à M. Waldeck-Rousseau, il n’avait plus qu’à prononcer un grand discours ; ce qui, on le sait, ne l’embarrasse guère.

Aussi l’a-t-il fait, et fort bien fait, comme il fait toujours, en une forme presque impeccablement correcte, un peu sèche, un peu froide, un peu courte, un peu étroite, où une manière de flegme naturel ou affecté essaie de mettre de la hauteur, une certaine recherche des termes, de la largeur ou de la profondeur, et où la pensée ne pousse pas si drue et si touffue que l’on soit exposé à en perdre le fil, mais qui plutôt séduit par une apparence de logique accessible el perceptible sans fatigue. Heureux don, et qui, cette fois encore, a valu à M. le président du Conseil, entre autres témoignages précieux, une lettre expressément admirative d’un de ses collègues du Sénat, « d’un vétéran de la démocratie ! » Maintenant, s’il se trouvait quelque philosophe chagrin qui portât à l’examen de ce morceau oratoire un esprit d’analyse plus subtil ou plus rigoureux, peut-être s’apercevrait-il qu’au fond il n’est pas autre chose qu’un long sophisme, connu et catalogué, dans le genre des sophismes parlementaires, classe des sophismes dilatoires, sous le nom de sophisme des diversions artificieuses. Mais il n’importe.

Ce qui importait au ministère, c’était le résultat. Or, le résultat, pour lui, s’est traduit par 305 voix contre 66, soit près de 240 voix de majorité. Tout ce que ses adversaires ont pu faire de mieux a été de s’abstenir ; il n’est pas jusqu’à M. Gay qui n’en ait été réduit là ! Et la moralité de cette petite comédie est, en somme, que, M. Millerand ayant de nouveau prêté hommage à M. le président du Conseil, et M. Waldeck-Rousseau ayant donné à M. le ministre du Commerce un j gage de sa satisfaction, on ne sait pas si M. le ministre du Commerce continue d’être pour les grévistes de Saint-Étienne ou d’ailleurs « le camarade Millerand, » mais il y a lieu de croire que M. le président du Conseil est plus que jamais pour M. Millerand « le camarade Waldeck-Rousseau. »

M. Lasies, lui aussi, avait manifesté l’intention d’interpeller « sur les violations de la loi commises avant et pendant le procès de la Haute Cour. » Lui aussi, avait retiré sa demande. Mais il l’a une seconde fois réintroduite, sans qu’on vît bien quelles raisons la lui faisaient retirer, puis réintroduire. M. Waldeck-Rousseau n’a pas manqué de relever l’incertitude qu’il y avait dans ces démarches. Il a indiqué à la Chambre que, puisque M. Lasies ne semblait pas tenir davantage à sa propre interpellation, elle aurait tort d’y tenir plus que lui-même ; et la Chambre s’est rangée à cet avis, en renvoyant le débat à un mois. Et, à tout prendre, si la loi a été violée « avant et pendant le procès de la Haute Cour, » autrement dit depuis le mois d’août dernier, un mois de plus ou de moins ne fera pas qu’elle ne l’ait point été : du moment qu’on n’a pu, pendant qu’il en était temps, empêcher qu’elle le fût, il sera toujours temps d’intervenir pour constater que le mal est fait.

Aussi avons-nous perdu l’interpellation de M. Lasies. Mais on nous en a, pour ainsi dire, rendu la monnaie, sous forme de rectifications ou de réclamations personnelles. Au cours de la poursuite intentée par M. le procureur de la République aux Pères Assomptionnistes pour infraction à l’article 291 du Code pénal, — poursuite dont nous ne dirons rien, quelque plaisantes particularités qu’elle puisse offrir et quelque douce ironie qui s’en dégage, si l’on en croit le bruit public, venant de M. le procureur Bulot contre une congrégation ou association non autorisée, — ce haut magistrat a eu l’étrange idée de mettre en cause, dans une affaire où ils ne figuraient à aucun titre, ni comme accusés, ni comme témoins, une trentaine de députés. Il a pris sur lui de distinguer entre eux, de juger leurs opinions, d’en mesurer le degré de sincérité et d’en graduer la coloration, de décerner à quelques-uns des certificats de civisme qu’il refusait sévèrement à tous les autres, de proclamer, avec le tremblement convenable dans la voix, que, de la part de messieurs X…, Y… et Z…, il ne pouvait croire à tant de noirceur, mais que, pour messieurs tel, tel et tel, ils étaient capables de bien des crimes, et notamment de s’être laissé soutenir dans leur élection par le P. Picard ou le P. Adéodat ! Ceux de ces messieurs que M. Bulot connaît, à la bonne heure ! mais il ne peut connaître tout le monde, et l’on voit alors l’imprudence qu’il y a, — quand on ne se résigne pas à passer pour être de connivence avec les Croix, suspect par conséquent d’un sombre cléricalisme, — à entrer dans le Parlement sans avoir l’honneur d’être connu de M. le procureur de la République.

Les Feuillans et les Girondins que M. le procureur Bulot marquait ainsi pour la prochaine charrette n’ont pas accepté de bonne grâce cet arrêt qui les condamnait. Ils ont pensé que M. le procureur de la République, dans l’exercice de ses fonctions, avait outrepassé malencontreusement ses droits, et ils s’en sont plaints, qui, par lettre, qui à la tribune, chacun selon la pente de son tempérament, celui-ci en style académique et celui-là d’une interjection brutale. Deux séances durant, durant quarante-huit heures, M. Bulot a été sur la sellette, M. le garde des Sceaux ne l’a couvert qu’en alléguant les inexactitudes d’une sténographie hâtive, et pour lui M. le président du Conseil a prononcé un plaidoyer, qui sentait la gêne d’une position fausse et qui certainement ne comptera pas parmi ses meilleurs. Un instant, les choses ont failli se gâter. M. le président de la Chambre lui-même s’était ému ; dans la salle grondait la rumeur des grands jours, et il a fallu expulser manu militari, par le simulacre de la force, M. Charles Bernard, député de Bordeaux, dont la colère débordait en des excès de langage, peu compatibles avec la dignité de la représentation nationale.

Comme suite à tout ce tapage, on a parlé soit du déplacement, soit même de la révocation de M. le procureur de la République, qui n’a été toutefois, jusqu’à présent, ni révoqué, ni déplacé. Pour nous, qui assistons du dehors au spectacle de ces querelles et de ces agitations, nous comprenons fort bien que le ministère ne se soit pas empressé de jeter en pâture aux députés assoiffés de vengeance la tête de son bon serviteur, et nous estimons qu’il y aurait à la fois manque de goût et petitesse de sentimens à la réclamer encore. L’incident est clos, et si nous avons touché ce sujet en passant, c’est seulement pour ne pas laisser perdre une observation d’une portée plus longue et d’une plus grande conséquence : à savoir qu’il est parfois assez malaisé de reconnaître si la politique se fait au Palais de Justice ou si la justice se rend au Palais-Bourbon, et que noua nous enfonçons de plus en plus dans cette espèce d’anarchie latente, inconsciente et comme dormante, qui naît de la confusion quotidienne des devoirs et des pouvoirs.

D’ailleurs, qu’est-ce qui n’est pas troublé, mêlé et confondu ? Il en est en petit comme en grand, et dans les méthodes de travail comme dans les relations entre eux de l’exécutif, du législatif, et du judiciaire. Nous disions tout à l’heure que la discussion du budget devant la Chambre n’avançait que très lentement ; mais comment avancerait-elle ? A propos du budget de l’Instruction publique, le rapporteur, M. Maurice Faure, et divers orateurs après lui, ont développé des vues encyclopédiques, dont le principal défaut était sans doute de ne point venir en leur lieu. « Encyclopédiques » est le mot, puisque M. Carnaud, non sans une prolixité redoutable, a fait à la Chambre, sur « les idées de Condorcet » et « la morale scientifique, » une de ces conférences que, depuis quelques années, on propose comme tâche supplémentaire au zèle des instituteurs qui désirent se faire bien noter par l’inspecteur d’Académie. Ce n’est point que M. Carnaud ne soit tout aussi éloquent qu’un autre : dans le Midi, ils le sont tous ! et, s’il est vrai, comme d’éminens critiques l’ont prétendu, qu’il n’y a d’éloquence que du lieu commun, que d’éloquence on prodigue chaque jour à la double tribune de notre Parlement, comme dans les agapes et réunions de toute sorte par lesquelles se prolonge à l’extérieur une vie politique où la parole est le seul véhicule ou le seul instrument de l’action !

Faut-il avouer que M. Léon Bourgeois lui-même, qui est incomparablement le plus athénien des hommes d’État de l’Extrême-Gauche, ne réussit pas toujours à éviter le poncif ? Nous n’en voulons pour preuve que la récente harangue qu’il fulminait, après un banquet fraternel, contre « le péril clérical » ou « congréganiste. » De son côté, M. Ranc, journaliste de qui personne, en ses bons jours, ne s’aviserait de contester la vigueur, a adressé aux électeurs sénatoriaux une circulaire dont le même prétendu péril fait, d’un bout à l’autre, tous les frais et qui, dans la Seine-Inférieure, s’il y eût eu un Sénat en ces temps déjà reculés, lui eût mérité le suffrage de M. Homais, délégué du conseil municipal d’Yonville. Mais que deux hommes aussi distingués, par des qualités à la vérité différentes, que M. Ranc ou M. Léon Bourgeois n’aient, à peu près dans le même instant, trouvé à dire que ces banalités, voilà qui n’est pas ordinaire, qui ne peut être l’effet du hasard, qui doit cacher un plan, et qui sent son complot. Le mystère (si ce terme religieux n’est pas ici trop impropre) n’est, au demeurant, nullement impénétrable : car tout le secret ne serait-il point de masquer sous ce voile le vide absolu de la politique radicale ?

Pauvre vieux spectre, un peu démodé et usé, et tant de fois bien ou mal rhabillé, du « cléricalisme » et de la « Congrégation ! » Aux heures difficiles où le corps électoral réclame impatiemment un programme et où l’on s’aperçoit qu’on n’en a point à lui présenter, on va le réveiller dans la poussière où il gisait, on le secoue, on l’époussète, on le maquille, on le tire de sa caverne, on le ramène au plein air ; des idota specûs on refait des idola fori ; et c’est hasard s’il ne se trouve une bande de moineaux pour s’en épouvanter et pour piailler autour ! .. La Commission de l’enseignement de la Chambre des députés, elle du moins, a tenu à le voir de plus près : elle a marché droit dessus, il s’est évanoui ; et, par 14 voix contre 9, elle a repoussé, 1e projet du gouvernement, exigeant des futurs candidats à des fonctions publiques un stage scolaire de trois ans dans les lycées de l’État, et, parce qu’il exigeait ce stage, ne tendant à rien de moins qu’à tuer tout enseignement libre et à constituer en ce pays une classe de citoyens réduits à cet unique droit civique de participer aux charges sans être jamais admis aux bénéfices. C’est là un sérieux échec, mais dans un engagement d’avant-garde. Lorsque viendra la vraie bataille, nous entendrons encore plus d’une conférence sur « la morale scientifique » et « les idées de Condorcet ! »

Et nous aurions à peu près achevé le tour de la politique intérieure dans la dernière quinzaine de janvier, si la journée du dimanche 28 n’avait vu les élections sénatoriales, ce renouvellement de la série C auquel nous avons fait allusion en commençant. Comme toujours, au lendemain d’un vote, les partis en présence se donnent beaucoup de peine pour tirer chacun à soi les résultats et les tourner en leur faveur. Les radicaux prétendent avoir gagné des sièges que les modérés ne consentent pas à avoir perdus, à moins que ce ne soient les modérés qui se butent sur le gain et les radicaux qui ne souscrivent pas à la perte. « Le scrutin signifie ceci ! » disent les uns. — « Pas du tout, répliquent les autres, c’est cela qu’il exprime ! » Ils ne se retrouvent d’accord que sur la clarté avec laquelle, dans un sens ou dans le sens contraire, les électeurs se seraient fait entendre. La vérité est, nous le croyons bien et nous le craignons bien, que les électeurs n’ont pas parlé si clairement et que le scrutin ne signifie pas tant de choses. Il en est de ces sortes de consultations comme des œuvres des grands écrivains, où d’ingénieux commentateurs découvrent, en les fouillant à la loupe, des beautés, des finesses et des intentions que l’auteur n’a jamais songé à y mettre et qu’il serait le premier tout étonné d’y trouver.

Dans la journée d’hier, qu’est-il raisonnablement permis de voir ? Des changemens de personnes, des chasses-croisés sur les listes : te ! qui venait auparavant en tête arrivant à présent en queue ; celui-ci, qui a tout à fait cessé de plaire et qui est éliminé par cet autre qui plaît mieux ; le tout sous l’influence d’une multitude de petites causes ou de petites circonstances dont le plus souvent la juste appréciation échappe et dont le plus souvent on ne donne qu’une explication fausse. Mais, en somme, et pour ne point chercher dans le scrutin ce qui n’y est pas, il apparaît que les partis conservent leurs positions respectives. Bien que trente-cinq nouveaux sénateurs environ entrent au Palais du Luxembourg (plusieurs d’entre eux, d’ailleurs, sont de vieilles connaissances, députés ou anciens députés), le Sénat n’en sera pas changé. Au résumé, les deux faits saillans de la journée, ceux qui peuvent jusqu’à un certain point être considérés comme une répercussion de la politique générale, et qui la synthétisent en quelque manière, sont un succès et un échec : dans la Loire-Inférieure, le succès, au premier tour, de M. le général Mercier, avec une majorité de près de 120 voix ; et à Paris, au troisième tour, après une défense acharnée, l’échec de M. Ranc, battu de quelques voix seulement. Que si, au surplus, on veut à tout prix que l’élection sénatoriale ait fourni une indication plus large ou moins particulière sur l’état des esprits et la direction des affaires, il semble que cette indication soit plutôt favorable à une politique vraiment et franchement libérale, ainsi que plus d’un choix en témoigne, et notamment la nomination, dont il est légitime que nous nous félicitions, de notre collaborateur, M. Francis Charmes, dans le département du Cantal.


L’opinion publique, en Allemagne, par ses organes les plus prompts à s’émouvoir et les plus difficiles à calmer, — les journaux, — se montrait depuis quelques semaines nerveuse et irritée au sujet de la saisie pratiquée par des croiseurs anglais, dans les eaux de l’Afrique australe, de paquebots-poste battant pavillon de l’Empire, et parmi eux du navire le Bundesrath. Il n’y avait guère moins d’un mois que ce navire avait été capturé, — exactement le 28 décembre, — et la moitié de janvier était passée qu’il était toujours détenu à Durban. Aux réclamations, énergiques, pourtant, des autorités allemandes, les autorités anglaises ne se hâtaient pas de répondre : on eût dit même qu’elles se piquaient d’y mettre comme une lenteur qui n’allait pas sans mauvaise volonté. En Allemagne, ainsi que de coutume, ce fut d’abord la presse d’opposition qui prit feu ; puis la presse qu’on peut qualifier d’indépendante, à l’ordinaire plus sage et plus rassise : jusqu’à ce qu’enfin s’en mêlât la presse officieuse ou semi-officieuse et que la Gazette de Cologne écrivit, par exemple : « Si le gouvernement anglais attache de l’importance à ne pas ruiner complètement les relations qui ont existé jusqu’ici avec l’Allemagne, il fera bien de tenir plus grand compte de l’opinion nationale allemande. » Des bureaux de la presse officieuse, le mécontentement gagnait même peu à peu les bureaux du monde officiel, et peu à peu il devenait inévitable que l’incident fût, dans une forme ou dans l’autre, porté devant le Reichstag.

Le ministre des Affaires étrangères, M. de Bulow, avait accepté là-dessus une question de M. Mœller, mais il avait demandé qu’on en fixât la date au 19 janvier. Avait-il dès lors, — comme on l’a supposé, précisément à cause du diapason où montait tout à coup le ton habituellement assourdi de la discrète Gazette de Cologne, — avait-il de bons motifs d’espérer qu’à cette date, 19 janvier, il aurait obtenu de l’Angleterre récalcitrante une entière satisfaction et n’aurait par suite, agréable formalité, qu’à en informer le Parlement impérial ? c’est possible, c’est probable, et, si c’est vrai, il conviendrait de lui en faire compliment. Ce qui est sûr, c’est que le discours, dont l’affaire du Bundesrath, du Herzog et du General lui a donné le thème primitif, a été tout ensemble des plus adroits et des plus intéressans. M. de Bulow a commencé par un peu de théorie : la théorie n’est jamais de trop dans une Chambre allemande, qui compte infailliblement une quantité respectable de docteurs en philosophie et en droit. En introduire une certaine dose dans un débat parlementaire flatte le secret penchant qui pousse — n’est-ce pas M. Guglielmo Ferrero qui l’a noté ? — tout orateur allemand à construire, de quoi qu’il s’agisse, fût-ce de douanes ou de contributions, un monument dans les fondations duquel il ne se tient pas d’enfermer toute la science et toute l’histoire : ici, du moins, la théorie était parfaitement à sa place. Le ministre a d’abord déploré le vague, le manque de précision du droit des gens quant à la guerre maritime et spécialement sur le point en litige du droit des neutres et de la contrebande de guerre. Ensuite il a rappelé, en six paragraphes, les règles, malheureusement flottantes et incertaines encore, en cette matière épineuse. Les belligérans ont le droit de visite, soit, on ne le leur conteste pas ; mais la liberté du commerce, elle aussi, est un droit qu’ont les neutres, et qui veut être respecté. Les belligérans ont le droit d’arrêter la contrebande de guerre, soit, on ne le leur dispute pas ; mais les neutres ont le droit de vendre et de transporter du blé, des viandes, des conserves, des denrées alimentaires, qui peuvent difficilement passer pour être de la contrebande de guerre. Dans l’espèce, les Anglais avaient peut-être le droit de soumettre au blocus la baie de Delagoa ; mais c’est abuser de ce droit, et par conséquent violer le droit des neutres, que de vouloir étendre ce blocus bien loin au-delà, jusqu’à la sortie de la Mer-Rouge. A supposer même que leur droit de visite sur un navire quelconque, et dans un périmètre quelconque, fût sûrement établi, un paquebot-poste eût dû être traité avec plus d’égards, faisant un service et participant d’un office public. Et c’est ainsi que la perte du Bundesrath prenait presque la gravité d’une atteinte à l’Empire allemand. Si d’ailleurs M. de Bulow insistait, c’était uniquement pour la gloire des principes, puisque, en fait, il avait déjà obtenu du cabinet anglais une équitable réparation. Mais de cette aventure il tirait deux conclusions : l’une, théorique, qu’il serait bon de reprendre en cela la tentative manquée de la Haye et de ne rien négliger cette fois pour la mener à bien ; on ne saurait trop y applaudir, car cette partie du droit des gens reste, en vérité, toute à faire, et l’Angleterre, reine de la mer, si l’on ne s’y opposait pas, nous ferait à elle seule, pour son seul usage et son seul profit, un droit maritime que pas un juriste sur le continent, pas un homme d’État en Europe ne contresignerait. L’autre conclusion de M. de Bulow était plus pratique ; un peu dans le genre du vieux Caton : « Et je pense aussi qu’il faut détruire Carthage ! » — Et je pense aussi, ajoutait le ministre, qu’il faut augmenter la flotte allemande ! — Cet argument a fait ce que tous les autres n’avaient pu faire : la demande de crédits va venir incessamment devant le Reichstag, et il y a les plus grandes chances pour qu’ils soient maintenant accordés.


L’Autriche a changé de ministère. Voici le cinquième : Gautsch, Thun, Clary, Wittek et enfin Koerber, depuis que le comte Badeni, par ses fameuses ordonnances sur les langues en Bohême et en Moravie, a ouvert cette longue crise, que M. de Koerber, pas plus que ses prédécesseurs, ne résoudra sans doute ; et la Chine a changé ou s’apprête à changer d’empereur. Tout là-bas, dans le palais de porcelaine, une Agrippine aux yeux bridés opère parmi les Fils du Ciel de ténébreuses substitutions et appelle à l’aide les destinées pour refermer la Chine qui s’entr’ouvrait. On assure que le prestige de l’Angleterre en souffrira sérieusement. Eh quoi ! là encore 1 L’Afrique et l’Asie, le Cap et Pékin à la fois, c’est beaucoup.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.