Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1901

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Chronique n° 1651
31 janvier 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.


M. Balfour, dans le discours qu’il a prononcé devant la Chambre des Communes à l’occasion du triste événement qui a causé partout une si pénible émotion, disait que ceux-là mêmes qui, dans le monde entier, n’aimaient pas l’Angleterre, aimaient la reine Victoria, et qu’elle n’avait pas un seul ennemi. Rien n’est plus vrai. Que l’Angleterre ait ou non des ennemis, ce n’est pas le moment de le rechercher ; en tout cas, nous n’en sommes point ; mais on ne saurait nier que sa politique envahissante, sans ménagemens ni scrupules, n’ait froissé quelque fois dans l’âme humaine des sentimens très profonds. Il n’est jamais venu à l’idée de personne d’en rendre la reine Victoria directement responsable. A tort ou à raison, — et nous sommes convaincus que c’est à bon droit, car la conscience et le jugement universels ne sauraient s’être trompés pendant plus de soixante années consécutives, — on la considérait comme une femme d’un esprit juste, sensé, pondéré. On la croyait ennemie des partis extrêmes et encore plus des violences, sincèrement attachée à la paix, en même temps qu’elle était, dans la vie privée, le modèle de toutes les vertus. Sans doute, on pourrait citer, dans une existence et dans un règne si longs, quelques incidens qui dérangent un peu l’idée qu’on aime à se faire de la reine Victoria. La guerre du Transvaal est une ombre dans le tableau. Mais, pour être équitable, il faut prendre les choses dans leur ensemble, et ce n’est pas sur un détail, quelque grave et important qu’il soit, que l’on peut caractériser et juger un règne qui a dépassé les proportions ordinaires. L’histoire aura plus tard à démêler et à préciser dans quelle mesure la reine Victoria a contribué au prodigieux développement de la puissance britannique depuis plus d’un demi-siècle. Tout le mérite ne lui en revient pas : mais elle a eu celui de comprendre son temps, de s’y prêter, d’y servir dans la mesure de ses forces intellectuelles et morales qui n’étaient pas d’un ordre commun ; de ne jamais rien faire qui pût y apporter un ralentissement ou un obstacle. Son influence a été douce et bonne. L’Angleterre a raison de pleurer sa perte, car elle semblait lui porter bonheur. Son âge avancé aurait dû faire prévoir sa disparition prochaine : en réalité, on ne s’y attendait pas. On s’était habitué, au contraire, à confondre la reine Victoria avec le trône qu’elle occupait. Il semblait qu’elle fût devenue une tradition et presque un symbole. Mais ses forces s’étaient usées peu à peu et la moindre secousse devait la briser. Des malheurs survenus autour d’elle, dans sa famille ; d’autres qu’elle pressentait et qui étaient sa pensée constante ; enfin le souci mêlé d’angoisse que lui causaient les affaires du Transvaal, toutes ces causes agissant à la fois ont déterminé la crise finale qui l’a emportée. Que ne s’est-elle éteinte deux ans plus tôt ? Aucun nuage n’aurait obscurci le déclin de son règne ; aucune préoccupation douloureuse n’aurait assiégé son esprit, ni alarmé sa conscience : elle serait morte en plein bonheur, laissant son pays en pleine puissance et en pleine prospérité.

Ce qu’on ne saurait trop admirer en elle, c’est la parfaite dignité de sa vie. Avant elle, le trône d’Angleterre avait été assez longtemps occupé dans des conditions peu propres à relever son prestige : c’est déjà un grand service, de la part de la reine Victoria, de l’avoir fait participer au respect dont elle-même était l’objet. Elle a fait cela simplement, sans effort, sans prétention, uniquement parce qu’elle était ainsi, et qu’elle l’a été d’une manière continue, persévérante et en quelque sorte unie, pendant plus de soixante ans. La médisance ne trouvait sur elle aucune prise. On connaît le roman de sa vie, son mariage avec le prince Albert, et les satisfactions intimes qu’elle y a trouvées. Bien qu’elle ait éprouvé et ressenti profondément les chagrins et les deuils inséparables de la condition humaine, elle a été heureuse dans les siens. Comment n’être pas frappé du contraste entre la solitude où se sont écoulées son enfance et sa première jeunesse, et, dans ses vieux jours, l’empressement autour d’elle de la famille la plus nombreuse de toute l’Europe monarchique ? Rien de plus triste, en somme, que son éducation dans le palais de Kensington, sous la surveillance de sa mère. Elle était le dernier rejeton de sa race : autour d’elle, rien. Qui aurait pu prévoir alors qu’elle laisserait tant d’enfans, de petits-enfans et d’arrière-petits-enfans, que tous les trônes de l’univers, ou peu s’en faut, en compteraient quelques-uns à leur sommet ou sur leurs marches ? C’était là pour elle une joie profonde, et aussi un moyen d’influence dont il ne faut sans doute pas exagérer, mais dont il ne faut pas non plus méconnaître l’efficacité. De partout, on se tournait vers elle avec vénération et affection. On ménageait ses idées et ses sentimens. On aurait craint de lui déplaire, et plus encore de l’affliger. Pour tout ce monde particulier, qui ne dirige plus tout à fait les peuples comme autrefois, mais qui préside à leurs destinées, elle était l’aïeule devant laquelle on s’inclinait. Quel changement en soixante ans ! S’il est vrai que le ciel bénit les familles abondantes, aucune des bénédictions d’en haut n’a manqué à la reine Victoria. Ç’a été sa meilleure récompense, et probablement celle qu’elle appréciait le plus.

On a dit aussi qu’elle avait été le modèle des souverains constitutionnels, et que son sexe peut-être l’avait aidée en cela. Le sexe n’est ici qu’un accident. L’histoire ne prouve pas du tout que les femmes aient une prédisposition naturelle à s’effacer sur le trône. Le contraire serait plus vrai, et l’histoire de l’Angleterre en particulier fournit l’exemple de reines qui ont gouverné personnellement avec fermeté, avec dureté, parfois même avec cruauté. Avec la reine Victoria, rien de pareil n’était à craindre. Son caractère la défendait contre les séductions d’un pouvoir excessif. Elle a voulu être et elle a toujours été une conseillère écoutée : rien de plus. Elle a agi par influence, et non par autorité. On a fait honneur à lord Melbourne, qui a certainement contribué à son éducation politique, des heureux résultats de cette éducation. Il y a eu sa part sans doute ; il a donné les premières directions ; il a été l’initiateur habile et sagace. Mais il semait en bonne terre, et, si le maître s’est trouvé si bon, c’est parce que l’élève était excellent. La reine Victoria s’est fait tout de suite une idée exacte de ses fonctions constitutionnelles, et elle ne s’en est jamais écartée. Lord Melbourne était libéral ; la reine a été longtemps libérale à son exemple. Nous voulons dire par là que ses préférences étaient pour les libéraux ; mais, bien que ses sentimens fussent connus, les conservateurs n’ont jamais eu à s’en plaindre. Toutes les fois que l’opinion a incliné de leur côté, elle a suivi l’opinion, regardant alors comme un devoir de conscience, non seulement de remettre le pouvoir entre les mains de ministres conservateurs, mais encore de les aider loyalement, nous allions dire fidèlement dans leur tâche. On sait que, dans la dernière période de sa vie, ses sentimens se sont modifiés. Sous l’influence d’un homme très séduisant, très entraînant, mais qui avait peut-être eu plus d’imagination que de véritable esprit politique, — nous voulons parler de Disraeli, devenu plus tard lord Beaconsfield, — elle est passée aux conservateurs. Elle se défiait de ce qu’il y avait d’aventureux dans la politique intérieure de Gladstone, et distinguait mal ce qu’il y avait de chimérique dans la politique extérieure de Disraeli. Il semble même que l’homme, chez Gladstone, lui ait inspiré des préventions peu favorables. Mais, quelles qu’aient pu être alors ses préférences ou ses antipathies, jamais à leur tour les libéraux n’ont eu le moindre reproche à lui faire, au point de vue de la correction de son attitude envers eux. Soixante-trois ans de ce régime, sans interruption ni défaillance, ont donné comme une consécration définitive à cette constitution britannique qu’on ne songe pas à réviser, parce qu’elle n’est heureusement pas écrite, et qu’elle est tout entière dans les traditions et dans les mœurs. C’est là le second et très grand service que la reine Victoria a rendu à son pays. Elle a prouvé que cette constitution, ainsi comprise et ainsi appliquée, était la plus souple du monde, qu’elle pouvait servir aux plus grandes réformes, qu’elle se prêtait à tout, qu’elle n’était impropre à rien. Nul pays, en effet, n’a plus progressé que l’Angleterre depuis que la reine Victoria est montée sur le trône, et nul non plus, sans agitation ni secousse, n’a fait de révolutions politiques plus profondes, sinon plus hardies.

Pour ce qui est de la politique extérieure pendant le règne de la reine Victoria, elle a été presque constamment pacifique. Il n’y a eu qu’une exception, celle de la guerre de Crimée, où la France et l’Angleterre ont uni leurs forces contre la Russie, pour la défense de la Porte ottomane. Que les temps sont changés ! Ils le sont même à ce point qu’on a souvent le tort de juger les événemens de cette époque d’après les intérêts nouveaux qui se sont créés depuis, ce qui estime manière de n’y rien comprendre. La guerre d’Orient n’a été alors une faute, ni pour l’Angleterre, ni pour la France. Rarement notre situation en Europe a été plus grande qu’après le traité de Paris. Nous nous sommes même immédiatement réconciliés avec la Russie, qui nous boudait depuis 1830, et, si de nouveaux nuages se sont élevés plus tard entre elle et nous, ce n’est pas des souvenirs de la guerre de Crimée qu’ils sont sortis. Mais n’insistons pas sur cet épisode historique : il n’a pas dépouillé le règne de la reine Victoria du caractère pacifique qui reste le sien. On savait qu’elle aimait la paix, et sa présence sur le trône était, pour sa conservation, une garantie précieuse. Sans doute, en 1870-1871, l’Angleterre n’a pas fait ce qu’elle aurait pu et dû faire, soit pour empêcher la guerre d’éclater, soit pour en abréger la durée. Elle n’a pas compris que l’affaiblissement de la France ne profiterait finalement pas à la puissance britannique. Mais cette erreur ne lui est pas personnelle ; elle a été partagée par toutes les autres puissances de l’Europe, et il serait injuste d’en faire à elle seule un grief particulier. Ce que nous devons nous rappeler, au moment où meurt la reine Victoria, c’est qu’en 1875, dans les circonstances encore en partie mystérieuses où un nouveau danger a menacé la France, deux souverains ont agi sur le vieil empereur Guillaume pour détourner le coup qu’on semblait, à Berlin, se disposer à nous porter, et qu’ils ont été l’empereur de Russie et la reine d’Angleterre. L’intervention du premier est plus comme que celle de la seconde, et la France lui en a voué une reconnaissance bien légitime. Mais après les révélations qui ont été faites dans ces derniers temps et que les Mémoires du prince de Bismarck ont confirmées, on n’ignore plus que la reine Victoria a écrit une lettre personnelle à Guillaume Ier, et que cette lettre a produit sur celui-ci une impression assez forte pour provoquer une irritation très violente chez le redoutable chancelier. Que la reine ait été mue à ce moment par une préoccupation politique, ou, comme nous inclinons à le croire, par un sentiment plus humain, à la pensée de voir l’Europe une seconde fois couverte de cadavres et inondée de sang, il est certain qu’elle a rendu service à la cause de la paix, et que ce n’est pas la France qui a le droit de l’oublier. Aussi ne l’oublions-nous pas, et ces souvenirs de 1875 sont entrés pour beaucoup dans l’émotion respectueuse que nous a causée la mort de la reine. Il y a eu dans sa vie des pages plus éclatantes, et surtout plus bruyantes, car son intervention, à cette époque, a été aussi discrète qu’elle a été utile. Mais, si l’on se place à un point de vue supérieur aux passions du jour, causes si fréquentes d’injustice et d’erreur, cette page de son histoire mérite d’être comptée à la reine Victoria. Depuis, comme alors, son influence n’a pas cessé de s’exercer dans le même sens. Elle répugnait à la guerre, et si elle s’est résignée à celle du Transvaal, c’est d’abord, peut-être, parce qu’elle ne pouvait pas l’empêcher, et ensuite parce qu’on l’a trompée sur son véritable caractère. Comprenant comme elle le faisait les limites de ses droits constitutionnels, elle a laissé leur liberté à ses ministres. Respectueuse de l’opinion, elle était exposée à la suivre, même dans ses égaremens. La responsabilité véritable appartient à ceux qui ont abusé leur souveraine et égaré le sentiment national.

Le mal, d’ailleurs, vient de loin, et il faut bien avouer que la reine n’y a jamais fait grand obstacle. La politique impériale plaisait à son imagination comme à celle du pays. Il y a, chez nos voisins, un atavisme accumulé qui prédispose les esprits à la colonisation par la conquête, c’est-à-dire par la force. Que l’expansion britannique, audacieuse, intempérante, parfois implacable, ait servi malgré tout à répandre dans le monde une civilisation supérieure, c’est ce qu’on ne saurait contester ; mais tout est affaire de mesure, et, dans ces derniers temps, la mesure a été dépassée. Les appétits n’ont plus connu de bornes. L’Angleterre s’est cru tout permis et tout lui a paru possible. Il n’est pas douteux que l’idée d’empire, et non seulement l’idée, mais le mot lui-même, n’aient été pour quelque chose dans la dangereuse explosion des esprits. Le mot est sonore, les idées qu’il évoque sont immenses ; il faut remonter à la vieille Rome pour en comprendre le sens dans toute sa plénitude. Être un peuple énergique et fort, et gouverner un grand nombre d’autres peuples, c’est une ambition gigantesque, que Rome a réalisée jadis autour de la Méditerranée et que l’Angleterre, avec des moyens incomparablement supérieurs, s’est proposé de réaliser autour des océans. Il y a dans cette conception quelque chose qui pousse inévitablement à l’outrance et à l’excès, et il faut qu’un peuple ou un homme ait l’esprit bien solide pour échapper à la violence capiteuse des émanations qui s’en dégagent. Tu regere imperio populos ! Depuis Rome, on avait essayé à maintes reprises d’appliquer ce programme emphatique sur les continens, mais non pas au-delà des continens eux-mêmes et à travers l’immensité des mers. L’Angleterre a rêvé de le faire. Tout cela était virtuellement compris, à l’état encore un peu vague, dans ce titre pompeux d’impératrice des Indes dont Disraeli avait affublé la reine Victoria, et dont celle-ci a été flattée un peu plus que de raison. Les gens perspicaces comprirent dès ce moment qu’il y aurait bientôt quelque chose de change et probablement d’altéré dans le caractère même de la monarchie britannique, telle qu’on l’avait comme jusqu’alors. Elle s’était lentement formée au milieu de discussions et de querelles où chacun défendait opiniâtrement son droit, et était finalement parvenu à le fixer et à le faire respecter. La constitution anglaise était faite de limites et de contrepoids. Les droits, les limites, les contrepoids, tout cela est difficilement conciliable avec l’idée impérialiste. Un empire repose généralement sur autre chose. Quoi qu’il en soit, la reine Victoria a joui vivement de son titre d’impératrice : elle en a récompensé Disraeli en le nommant lord Beaconsfield, et c’était bien le moins qu’elle pût faire. Peut-être ne se doutaient-ils ni l’un ni l’autre des conséquences qui en résulteraient pour leur pays. A partir de ce jour, un besoin de grandeur s’est emparé de tous les esprits. Les livres, les journaux, les discours n’ont point parlé d’autre chose. A la Grande-Bretagne il fallait substituer la Bretagne encore et toujours plus grande, quoi qu’il pût en coûter aux autres et même à elle, car empire oblige. Malheureusement pour l’Angleterre, cette conception merveilleuse ne sévit pas seulement sur elle. D’autres peuples sont venus au monde et entendent bien s’y assurer une large place, soit au point de vue commercial, soit au point de vue politique. C’est en Allemagne qu’est né, dans un autre cerveau impérialiste, ce mot de « politique mondiale » qui est passé aussitôt dans la langue courante. On ne fait plus, un peu partout, que des rêves démesurés, et on y applique naturellement des expressions qui ne le sont pas moins. Où tout cela conduira-t-il ? Nous n’en savons rien pour d’autres puissances ; mais, en ce qui concerne l’Angleterre, on peut voir dès aujourd’hui que ces belles imaginations ne vont pas sans quelques inconvéniens.

Le hasard des circonstances, plus encore qu’une politique réfléchie et consciente d’elle-même l’ayant conduite en Égypte, l’Angleterre a commis la faute de ne plus vouloir en sortir. Bientôt, les facilités de tous genres qu’elle avait rencontrées sur le Nil lui ont fait croire qu’elle en trouverait partout d’analogues. L’idée s’est présentée aux imaginations de joindre le Cap à l’Égypte par une chaîne ininterrompue de possessions britanniques. Rien ne paraissait plus simple. Et, pour soutenir cette politique, on a vu se produire, comme par le fait d’une génération spontanée, des hommes d’État d’un type tout à fait différent de celui auquel l’Angleterre était habituée. A une politique aussi nouvelle, ne fallait-il pas des hommes nouveaux ? Il s’en est produit. Mettre l’armée anglaise tout entière dans une entreprise coloniale poursuivie à l’autre extrémité du monde, ne serait jamais venu à la pensée des anciens ministres anglais comme une chose raisonnable, ni même possible. Les Romains savaient que pour faire une politique impériale, il fallait une armée impériale : les Anglais d’aujourd’hui n’y ont pas songé. On avait assuré à la reine Victoria, on lui avait fait croire, on croyait soi-même, — sans s’être donné la peine de recueillir le moindre renseignement, — qu’il s’agissait au Transvaal d’une opération de simple police à laquelle 25 ou 30 000 hommes suffiraient abondamment. Le voile, aujourd’hui, s’est déchiré ; il s’est déchiré sous les yeux de la reine. On ne saura jamais quel drame douloureux s’est alors passé dans son âme chrétienne. Nous nous contentons de répéter qu’il aurait mieux valu pour elle disparaître avant que cette épreuve suprême lui fût imposée.

Sa maladie, lorsque le bruit s’en est répandu, a provoqué partout une émotion qui est devenue très vive lorsqu’on a su bientôt qu’elle était grave, et bientôt après qu’elle était mortelle. Il ne pouvait pas en être autrement et nous avons dit pourquoi. Il est très possible que la mort de la reine, comme l’a dit encore M. Balfour, marque la fin d’une grande ère de l’histoire britannique. Non pas, à coup sûr, que l’Angleterre doive s’en ressentir tout de suite, ni que l’événement soit appelé à amener un brusque changement dans sa politique. Le roi Edouard VII monte sur le trône à un âge où l’esprit est arrivé à sa pleine maturité : il ne saurait mieux faire que de se conformer aux sages exemples que sa mère lui a donnés, et c’est sans doute ce qu’il fera. Il est connu de toute l’Europe, et il a laissé partout le souvenir d’un prince bienveillant et affable autour duquel les sympathies naissaient naturellement. Ce changement de règne ne saurait avoir aucune conséquence immédiate. Mais on sent d’instinct qu’après soixante-trois ans qu’elle a passés sur le trône, la reine Victoria avait acquis une expérience et une connaissance des affaires sans égales, et que cela disparaît dans son tombeau. Elle y emporte aussi avec elle quelque chose de l’ancienne Angleterre. Après elle, apparaît une Angleterre différente, inévitablement appelée à se transformer encore beaucoup, et les symptômes que nous avons signalés de l’évolution qui s’y opère sont trop évidens pour qu’on n’en soit pas frappé jusqu’à l’inquiétude. Ce n’est pas tant la reine Victoria qui manquera, mais l’esprit public qu’elle a longtemps senti autour d’elle, et qui s’est modifié d’une manière sensible dans la dernière période de sa vie. Chez nous, le gouvernement et les Chambres ont tenu à s’associer, par une démonstration officielle, au deuil d’une nation amie. Au Sénat M. le ministre des Affaires étrangères est allé plus loin, et il a exprimé des vœux pour le règne qui commence. Ces vœux sont très sincères : trop de liens nous rattachent à nos voisins pour que nous ne nous intéressions pas à tout ce qui leur arrive d’heureux ou de malheureux. Les difficultés, les conflits même qui ont pu s’élever entre nous dans notre histoire commune, ne nous empêchent pas de voir dans l’Angleterre un des facteurs les plus importans de la civilisation générale. Si la mort de la reine Victoria est une douleur pour elle, c’est une tristesse pour nous. La femme méritait tous les hommages, la souveraine est digne de tous les regrets. Quant à Edouard VII, il jouira tout de suite des sentimens dont le prince de Galles a été si longtemps l’objet : son avènement au trône ne rencontrera en France que confiance et sympathie.

La Chambre des députés a terminé la discussion générale de la loi sur les associations. La place nous manque pour parler comme il conviendrait de ce débat ; mais l’occasion d’y revenir se présentera sûrement. On doit rendre cette justice à la Chambre qu’elle a fait trêve, au moins provisoirement, aux mauvaises habitudes qu’elle a contractées depuis quelque temps. L’importance de la question, la gravité des intérêts en jeu, et, il faut le dire aussi, le talent des orateurs qui se sont succédé à la tribune ont restitué à celle-ci quelque chose de son ancien éclat, et à la Chambre elle-même quelque chose de la tenue que ses devancières ont montrée à d’autres époques. Pour la première fois peut-être depuis les élections dernières, tous les orateurs ont parlé sans être violemment interrompus. On les a écoutés ; leurs amis ont pu les applaudir ; et la Chambre a paru avoir le sentiment qu’il y avait quelque chose d’honorable pour elle à ce qu’une grande discussion fût ainsi conduite, avec liberté pour les opinions et respect pour les personnes. Le spectacle est devenu si rare qu’il vaut la peine d’en faire mention.

Quant aux thèses qui ont été développées de part et d’autre, elles ne pouvaient guère avoir un caractère de nouveauté : S’il y a une question qui soit comme et presque épuisée, c’est celle qui était en cause. La bataille sera chaude et vivement disputée entre les articles du projet de loi et les amendemens qui y sont proposés : c’est là que les partis essaieront d’entraîner à eux la majorité, et peut-être de la surprendre. Mais la discussion générale devait porter sur les principes, et, des deux côtés, les principes sont depuis longtemps posés dans des termes à peu près irréductibles.

Il y avait d’abord à faire un exposé général et une critique juridique de la loi : sous ce double rapport, le discours de M. Renault-Morlière n’a rien laissé à désirer et n’a laissé que bien peu de chose à compléter. Il a été précis, substantiel, vigoureux : discours de juriste habile et de libéral résolu. M. Viviani, qui a parlé après M. Renault-Morlière et en sens inverse, a laissé dès les premiers mots très loin, très au-dessous de lui, la loi dont il s’agissait, loi fort insu fusante à ses yeux et qu’il votera néanmoins, mais comme un premier pas dans une voie que ses amis socialistes et lui entendent bien parcourir ensuite jusqu’au bout. M. Viviani, lui, ne s’est pas donné pour un libéral ; il a même dit en termes formels qu’il y a des momens de guerre où on ne doit pas l’être. Il veut, non seulement combattre, mais détruire l’opinion contraire à la sienne : opinion n’est pas assez dire, car c’est le sentiment religieux lui-même qu’il a pris à partie. M. Viviani le combat sous toutes les formes ; mais c’est surtout sous la forme catholique qu’il le poursuit de ses foudres oratoires, d’ailleurs sonores et retentissantes. Avec lui, on est fixé tout de suite. Disperser les congrégations religieuses, c’est misère en vérité ! Allons plus loin, car l’esprit humain ne saurait se déployer à l’aise que dans un ciel absolument désert. Supprimons toutes les religions, et la religion catholique la première, comme étant celle qui nous gêne le plus. Les orateurs catholiques qui ont parlé ensuite, M. Piou et M. de Mun, ont su gré à M. Viviani de la parfaite franchise avec laquelle il avait posé la question. Ainsi donc, ce n’est pas un prétendu danger pour la République qu’on entend combattre et conjurer ; c’est d’une opinion qu’il s’agit ; on veut la faire triompher sur une autre et, pour cela, tous les moyens sont bons. Mais de quel droit l’État moderne, qui a cessé d’avoir une croyance religieuse et de l’imposer, aurait-il une opinion philosophique et l’imposerait-il ? Qu’est-il pour cela, et qu’est sa doctrine, toujours mobile, variable, incertaine, successive et contradictoire, c’est-à-dire participant à sa propre nature ? M. de Mun a tiré un merveilleux effet de l’argument qu’on lui offrait. Au reste, son discours est à lire tout entier. A la fougue d’autrefois a succédé chez lui, avec l’âge, une manière plus grave et plus ferme ; un accent moins impétueux peut-être, mais plus pénétrant ; quelque chose de sobre et de fort dont la Chambre a été touchée. Cela ne l’a d’ailleurs pas empêchée d’ordonner l’affichage du discours que M. Waldeck-Rousseau a prononcé ensuite, ce qui suffirait à montrer, si on n’en avait pas eu déjà l’intuition, qu’elle est résolue à voter In projet de loi. Ce n’est pas la réponse de M. Ribot à M. le président du Conseil qui l’arrêtera, et pourtant il est arrivé rarement à M. Ribot, dans sa carrière parlementaire, d’être mieux inspiré qu’il ne l’a été en combattant le projet de loi. Il a parlé en jurisconsulte et encore plus en politique : on ne lui a rien répliqué. Au surplus, à quoi bon parler encore quand les opinions sont faites ? MM. Lerolle et Puech l’on fait pourtant, et avec beaucoup de verve et de chaleur. M. Puech est un radical avancé, mais d’une espèce devenue rare. M. Puech est resté libéral. M. Puech veut le droit commun pour tout le monde, même pour ses adversaires. On ne lui a pas répondu plus qu’à M. Ribot ; on s’est contenté de lui faire sentir qu’on le considérait comme un traître à la République, et pourquoi ? parce qu’il continue de professer les doctrines que tous les chefs et tous les principaux orateurs du parti républicain avaient professées jusqu’ici. M. Brisson seul fait exception. S’il n’a peut-être pas soutenu toujours, il soutient du moins depuis longtemps les mêmes principes qu’aujourd’hui. Mais il était presque seul à le faire, il y a peu d’années encore. Sa persévérance est aujourd’hui récompensée.

La discussion générale a été close : on est passé à celle des contre-projets et des articles, qui probablement sera longue. Le nombre des amendemens déposés forme un volume. Si on les discute tous, on en a pour longtemps ! Mais, que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, la Chambre votera le principe de la loi, c’est-à-dire l’obligation pour les congrégations non autorisées de demander une autorisation qu’on leur refusera généralement ; — après quoi, elles devront se dissoudre ; sinon, on les dissoudra de force et leurs membres seront passibles de peines plus ou moins sévères. On verra recommencer l’application des décrets : triste politique, indigne d’un gouvernement libre, qui n’a pas profité il y a vingt ans à la République, qui lui profitera encore moins cette fois.


Nous avons un devoir à remplir envers ceux de nos collaborateurs que la mort a frappés depuis quinze jours. Ils sont nombreux, hélas ! et dans les ordres les plus divers. M. Brunetière a tenu à parler lui-même du plus considérable de tous, M. le duc de Broglie. Il nous reste à rendre hommage à M. Arthur Desjardins, à M. Le Cour Grand-maison, à Mme Caro. Nos lecteurs les connaissent d’ailleurs aussi bien que nous.

Publiciste très distingué, M. Arthur Desjardins était, avant tout, un de ces magistrats de vieille roche, qui honoraient leurs fonctions par leur science, par leur caractère, et par la gravité même d’une vie consacrée tout entière à un travail sans relâche et presque sans distractions. Juriste éminent, il ne s’était pas enfermé dans une spécialité, même très large, et le droit public, le droit international n’avaient pas plus de secrets pour lui que le droit civil et privé. Les derniers articles qu’il nous a donnés traitaient de l’arbitrage, de la Chine et le droit des gens, c’est-à-dire d’une des questions qu’il avait le mieux étudiées et auxquelles il revenait le plus volontiers. Il y était ramené, non seulement par le penchant de son esprit, mais par celui de son cœur, épris de justice et d’équité. La conférence de la Haye l’avait passionnément intéressé, et, s’il se faisait peut-être quelques illusions sur la portée pratique de ses résultats, c’est à l’ardeur généreuse de ses sentimens qu’il faut l’attribuer. Il avait foi dans le progrès par la paix. Sa réputation ne s’arrêtait pas à nos frontières : il était également apprécié et souvent consulté au dehors. Son opinion y faisait autorité. Les questions sociales avaient été aussi l’objet de ses études : il a écrit sur Proudhon deux volumes qui sont certainement ce qu’on peut lire de plus complet sur le célèbre, original et puissant sophiste. Avec lui, une lumière s’éteint.

M. Le Cour Grandmaison était par-dessus tout un homme pratique. Il s’était formé dans les affaires : il était armateur. Mais son esprit s’élevait au-dessus de ses occupations professionnelles, et, tout en restant exact et précis, il ne se contentait pas d’exposer, il voulait conclure ; il ne se contentait même pas de conclure, il voulait remonter aux principes et en éclairer tout son sujet. La confiance de ses compatriotes, qui le connaissaient bien, l’avait fait entrer dans nos assemblées politiques. Au Sénat, où il prenait part à toutes les grandes discussions d’affaires, M. Le Cour Grandmaison était, en dehors de toutes les opinions politiques, universellement apprécié de ses collègues. Il laisse un vide dans cette Revue où l’on a pu apprécier la solidité de son instruction et l’activité d’une intelligence qui se portait avec aisance sur tant d’objets différens.

Que dire de Mme Caro ? Son premier roman, le Péché de Madeleine, avait paru ici, il y a maintenant plus de trente-cinq ans. Au succès éclatant qu’il a obtenu, s’ajoutait l’attrait du mystère, car il était signé d’un pseudonyme. On sentit tout de suite que nous avions un romancier de plus, et que, s’il n’avait pas la puissance des plus grands, il ne cédait à aucun autre pour la fine analyse des sentimens délicats, la bonne et saine qualité du style, enfin la distinction et la grâce. On sut bientôt que l’auteur de cette œuvre charmante était la femme d’un des plus brillans écrivains de la seconde moitié du siècle, car Mme Caro avait trop de simplicité et de vraie modestie pour se cacher longtemps. Elle a écrit de nombreux romans ; ils sont tous, pour ainsi dire, de la même famille littéraire ; on se plaît avec eux comme dans une société qu’on aime, comme on se plaisait dans celle de l’auteur lui-même, femme de cœur et d’esprit, recherchée dans tous les milieux où l’on pense et où l’on cause, et qui y manquera désormais. Elle ne manquera pas moins à cette Revue, à qui elle a donné le meilleur de son talent, et où elle continuait un nom resté cher à nos lecteurs.


FRANCIS CHARMES.