Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1905

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Chronique n° 1747
31 janvier 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 janvier.


Nos pronostics se sont réalisés. M. Combes a donné sa démission, et M. Rouvier est président du Conseil à sa place. Ce n’est pas là seulement un changement de personnes ; les choses aussi sont changées, comme on le verra bientôt. Le programme du gouvernement reste matériellement le même ; mais il en est autrement de son esprit. Tout cela s’est passé en quelques jours, avec une rapidité telle que des incidens qui sont d’hier semblent déjà appartenir à un passé lointain. M. Combes s’en est allé juste au moment où il a senti qu’il allait être renversé ; mais il ne l’a pas fait sans essayer de mettre la main sur ses successeurs, et de leur dicter, de leur imposer la loi : c’est l’expression dont il s’est servi lui-même dans une lettre qu’il a adressée à M. le Président de la République, monument sans pareil d’inconscience et d’inconvenance. En mourant comme ministre, il a essayé de se survivre comme inspirateur de la politique future. Il a malheureusement réussi à influer sur la composition du nouveau cabinet ; mais, une fois formé, le cabinet a échappé à son ascendant, et ses premiers actes ont donné satisfaction à la conscience publique : nous sommes heureux de le constater. Le ministère Rouvier n’est pas la suite du ministère Combes. Il a un caractère personnel, et n’a pas tardé à le montrer. Mais parlons d’abord de sa composition, qui est son côté faible.

On ne s’attendait pas à ce que le nouveau ministère fut composé de républicains libéraux et progressistes. Si quelques-uns y étaient entrés, ils y auraient été en minorité et y auraient joué le rôle d’otages, rôle peu glorieux pour eux et embarrassant pour leurs amis. Mieux vaut qu’ils soient restés en dehors, c’est-à-dire indépendans. Les groupes progressistes de la Chambre et du Sénat l’ont compris ainsi ; ils n’ont rien demandé ni rien reçu ; ils se sont effacés discrètement, laissant M. Rouvier parfaitement libre dans ses choix. Mais les groupes avancés n’ont pas imité cette réserve. Jamais encore on n’avait vu se déployer, s’étaler, se déchaîner un aussi furieux appétit à la curée. Les groupes de la Chambre ont décidé qu’il leur fallait sept portefeuilles et que le Sénat n’en aurait que trois. Alors, dans les deux assemblées, chaque groupe a émis ses exigences, et avec quelle raideur ! et avec quelle âpreté ! Une fois pourvu, le groupe se réunissait d’ailleurs pour déclarer fièrement qu’il ne se sentait nullement engagé par l’introduction d’un de ses membres dans le ministère, et qu’il gardait toute sa liberté. A quoi bon, alors, avoir obéi à des sommations si impérieuses ? Pour avoir un plus grand nombre de portefeuilles à se partager, les radicaux socialistes avaient commence par poser en principe qu’aucun des membres du cabinet Waldeck-Rousseau qui avaient pris parti contre son successeur n’entrerait dans la nouvelle combinaison. C’était un crime inexpiable d’avoir combattu M. Combes et de lui avoir rendu la vie décidément impossible. Ce crime, MM. Millerand, Georges Leygues, Caillaux l’avaient commis : ils étaient donc frappés d’une incapacité ministérielle. S’il ne s’agissait que de leurs personnes, on se résignerait ; mais l’ostracisme dont ils ont été victimes est une monstruosité parlementaire, et il est regrettable que M. Rouvier s’y soit soumis. On l’a vu deux jours de suite courir à la poursuite de M. Sarrien, qui devait être « le pivot de sa combinaison. » M. Sarrien s’est obstinément dérobé. Pendant ce temps, MM. Poincaré et Jean Dupuy, auxquels il avait fait des ouvertures et qui les avaient accueillies, réfléchissaient profondément. Ils voyaient la combinaison initiale se modifier peu à peu. Ayant déjà été ministres, ils n’étaient pas de ceux qui courent après un portefeuille. Aussi se sont-ils retirés pour en laisser un plus grand nombre à la disposition des amateurs. C’est du moins la raison qu’ils en ont donnée : y croira qui voudra. M. Rouvier a donc perdu en cours de route MM. Sarrien, Poincaré et Jean Dupuy qui semblaient être, au début, les élémens essentiels de son ministère : d’où il est permis de conclure qu’il n’a pas fait celui qu’il voulait faire, et qu’il a dû se contenter de celui qu’il a fait.

Le résultat est médiocre. Il ne reste de l’ancien cabinet que MM. Rouvier, Delcassé, Chaumié et Berteaux : il y a donc sept ministres nouveaux dont quelques-uns sont encore peu connus et ont leurs preuves à faire. Le ministère le plus important peut-être dans notre politique intérieure est actuellement celui de l’intérieur : il a été confié à M. Etienne, qui paraissait mieux indiqué pour les Colonies. M. Etienne a d’ailleurs beaucoup de sympathies dans le monde parlementaire ; peut-être réussira-t-il. Mais pourquoi lui avoir enlevé les Cultes et les avoir fait passer à l’Instruction publique ? Comment ne pas voir là une intention fâcheuse, d’autant plus que la presse avancée n’a pas manqué d’en prendre acte très bruyamment ? M. Etienne était soupçonné de n’être pas un partisan assez chaud de la séparation de l’Église et de l’État. Faut-il le dire ? le même soupçon pesait sur M. Rouvier lui-même. M. Rouvier et M. Etienne sont de la vieille école républicaine qui s’était formée autrefois autour de Gambetta et de Jules Ferry, ce qui est assez dire qu’elle était résolument anticléricale ; mais, en même temps, elle restait fermement concordataire, et croyait conforme à l’intérêt de l’État de conserver avec l’Église des rapports qui étaient pour elle un frein modérateur et pour lui une garantie. Il est très possible que MM. Rouvier et Etienne ne pensent plus de même : les temps sont bien changés ! Qui sait, toutefois, si M. Etienne, chargé de l’administration des Cultes, ne se rappellerait pas que le Concordat n’est pas encore dénoncé, et s’il ne rétablirait pas avec Rome des rapports quelconques ? Les radicaux-socialistes et les socialistes purs ont frémi à cette pensée ; ils ont exigé que les Cultes fussent confiés à un ministre autrement sûr. Il y en avait un qui leur inspirait plus de confiance, ou peut-être seulement moins de défiance : c’est M. Bienvenu-Martin, nommé à l’Instruction publique. M. Bienvenu-Martin a joué un rôle actif à la tête de son groupe. C’est lui qui, aux dernières heures, a rédigé les ordres du jour destinés à sauver au moins la face de M. Combes, puisqu’on ne pouvait décidément pas sauver de lui autre chose. Ancien maître des requêtes au Conseil d’État, il connaît la matière administrative. Mais, par-dessus tout, il est anticlérical très militant. On a jugé que c’était l’homme qui convenait aux Cultes. Cette faiblesse n’est malheureusement pas la seule qui ait été commise. Dans les circonstances actuelles, le sentiment de la grande majorité des Français était qu’il fallait mettre un général à la Guerre et un amiral à la Marine, et il est à croire que M. Rouvier l’a secrètement partagé. Mais enlever deux portefeuilles aux parlementaires ! Il a reculé devant cette pensée. Il a donc conservé M. Berteaux à la Guerre et il a mis M. Thomson à la Marine. M. Berteaux, depuis qu’il est ministre, a déjà présenté des aspects si divers que l’opinion reste flottante sur son compte. Quant à la Marine, elle est devenue pendant l’administration de M. Pelletan la maison de l’anarchie. Une main expérimentée pouvait seule y rétablir rapidement un peu d’ordre. Il serait peut-être excessif de dire que cette main était indispensablement celle d’un amiral, car il y a à la Chambre d’anciens ministres civils de la Marine qui n’auraient pas été au-dessous de la tâche. Mais, précisément parce qu’ils connaissent leur métier, ils avaient pris violemment parti contre M. Pelletan et, par ricochet, contre l’ancien ministère, ce qui est, nous l’avons dit, un vice rédhibitoire pour celui-ci. Il aurait donc fallu un amiral : on est allé chercher M. Thomson dont les aptitudes maritimes ne se sont jusqu’ici manifestées que dans des rapports et des discours. Mais M. Thomson avait un mérite aux yeux des radicaux socialistes, celui d’avoir toujours été le champion de M. Pelletan. Il l’a défendu partout, à la tribune, dans la presse, dans la commission d’enquête de la marine. Si c’est un titre, nul ne le possède au même degré que lui ; mais il est permis de croire que, pour remplacer M. Pelletan, on aurait dû choisir autre chose que son plus grand admirateur.

Pour tous ces motifs, le nouveau ministère a paru mal constitué, et il a rencontré dans tous les partis un accueil très froid. Mais il fallait le voir à l’œuvre : on attendait de toutes parts avec impatience sa déclaration et ses premiers actes. Il y a en ce moment des intérêts tellement supérieurs aux considérations de personnes qu’on se montrait disposé à être facile et coulant sur celles-ci, peut-être même à l’excès. On allait plus loin encore ; on promettait au ministère de ne pas éplucher de très près son programme politique ; on lui disait même qu’il pouvait, sans soulever une opposition immédiate, y mettre ce qu’il voudrait et dans l’ordre où il le voudrait, les retraites ouvrières, l’impôt sur le revenu, la séparation de l’Eglise et de l’État. Nous ne parlons pas du service de deux ans, parce que la réforme est acquise : encore quelques coups de rabot parlementaire et, quoique très informe, elle sera terminée jusqu’à nouvel ordre. Mais les autres réformes ? Il n’y a pas dans les Chambres un homme de bon sens qui ne soit convaincu qu’une seule d’entre elles puisse aboutir avant les élections. Parmi les bouffonneries de ces derniers temps, aucune n’a été plus joyeuse que le « calendrier des réformes » apporté par M. Combes à la tribune. M. Combes affirmait qu’en accordant une quinzaine de jours à chaque réforme, on les ferait toutes avant la fin de la législature, et que rien n’était plus facile. Cela lui donnera beau jeu pour accuser plus tard ses successeurs de n’avoir rien fait. Ah ! dira-t-il, si j’avais été encore là ! Mais revenons aux choses sérieuses. Dans cette liberté laissée au gouvernement de composer son programme comme il le voudrait, il y a évidemment de l’ironie, mais il y a aussi de la sincérité. Ce n’est pas de cela qu’on se préoccupait, c’est de la délation. Quand M. Combes disait qu’il n’avait pas été battu dans sa politique, il disait vrai : il l’avait été dans ses procédés de gouvernement. Ces procédés, à l’usage, avaient paru odieux. M. Combes était violent, brutal, vindicatif, et à tous ces défauts qui rendaient déjà son gouvernement insupportable, il ajoutait un déploiement de capacités policières qui lui permettaient d’exercer sur les membres de sa majorité, lorsqu’ils faisaient mine de l’abandonner, une intimidation voisine du chantage politique. Jamais on n’a fait marcher les hommes par des moyens aussi bas, M. Millerand a dit un jour : aussi abjects. Ce triste régime aurait pu néanmoins durer quelque temps encore, lorsque le scandale des liches a éclaté. Il y a eu un premier moment de stupeur générale, et M. Combes lui-même n’y a pas échappé. Le coup avait été trop fort ! La honte avait été trop grande ! Mais bientôt on a essayé de se ressaisir, et on a cru qu’on y parviendrait avec de l’audace. L’audace n’a pas suffi, sinon pour la Chambre, au moins pour le pays. Celui-ci, grâce à Dieu, a des instincts déloyauté et d’honneur qui ont survécu et qui continueront de survivre à toutes les épreuves : il a pu transiger sur tout le reste, mais non pas sur cela. L’émotion a été immense ; elle s’est traduite par des manifestations répétées. M. Combes en est mort. La délation, qui a été le vice de son système de gouvernement, l’a tué. Il a eu beau ruser, équivoquer, s’humilier, se vanter ; tout a été inutile, il a fallu qu’il s’en allât. Dès lors, au milieu de l’insignifiance relative ou occasionnelle de toutes les autres questions, une seule se dressait devant ses successeurs. On se demandait quelle serait leur attitude à l’égard de la délation et des délateurs, et on leur faisait provisoirement grâce de tout le reste.

La première confrontation du ministère et de la Chambre a eu lieu enfin le 27 janvier. Tout était incertitude au commencement de la séance ; tout s’est éclairci peu à peu à mesure qu’elle se déroulait, et la conclusion en a été le vote d’un ordre du jour qui a donné au gouvernement une majorité de 300 voix. Il y a eu cent et quelques voix d’opposition : ce sont celles des socialistes et d’un certain nombre de radicaux-socialistes, c’est-à-dire du groupe qui faisait la loi à l’ancienne majorité et à M. Combes et qui, pendant plusieurs années, a exercé sur nous une lourde tyrannie. Peut-être M. Rouvier n’avait-il pas a priori l’intention de s’en affranchir, et nous n’oserions pas dire que cette influence ne le ressaisira pas un jour ou l’autre ; mais la situation, ce jour-là, était si claire et si forte qu’il lui a été impossible de ne pas s’en inspirer. Il l’a d’ailleurs fait courageusement. Il ne s’est pas contenté de condamner la délation dans des termes dont l’énergie ne laisse rien à désirer ; il a frappé les délateurs les plus notoires ou leurs complices. M. le général Peigné, auteur d’une lettre si inconvenante que nous aimons mieux n’en rien dire, a été privé de ses fonctions de commandant de corps d’armée et de membre du Conseil supérieur de la Guerre, il a été mis en disponibilité. M. le commandant Bégnicourt, dont le Conseil de la Légion d’honneur avait demandé la radiation sur les listes de l’Ordre, en a été effectivement rayé par décret. Enfin, M. le ministre de la Guerre a déclaré en bons termes qu’il n’y avait qu’une discipline dans l’armée et que les officiers républicains devaient s’y soumettre comme les autres : il a de plus annoncé qu’il avait puni un sous-officier pour avoir assisté à un banquet maçonnique. Les socialistes n’en revenaient pas ! Ces déclarations et ces actes tranchaient avec un passé qui est d’hier. La conscience publique recevait enfin la satisfaction qu’elle réclamait. La surprise du centre et de la droite n’a pas été moindre, mais elle a été plus heureuse et M. Guyot de Villeneuve a fait savoir que, les choses étant ainsi, la publication des fiches cesserait le soir même. Il est à désirer qu’elle ne soit pas reprise, mais cela dépend du gouvernement. S’il reste fidèle à son langage, à ses promesses, à l’esprit de ses premiers actes, il aura rendu un grand service au pays en mettant fin à une agitation qui, pour ses auteurs, était un moyen et non pas un système. Le but une fois atteint, rien de plus naturel que d’en rester là. Voilà comment M. Rouvier a obtenu dès le premier jour une majorité plus considérable que n’en a jamais eu M. Combes. Nous ne disons pas que ce soit une majorité normale, ni qu’elle puisse se maintenir longtemps telle quelle, avec les élémens disparates qui la composent. Quand viendront des questions nouvelles, il se formera des groupemens nouveaux. Mais on saura toujours gré à M. Rouvier d’avoir assaini la situation, et frappé la délation à la tête sans tenir compte des menaces de la franc-maçonnerie. Quant aux réformes, il les a naturellement inscrites dans son programme, et la Chambre en a pris acte purement et simplement dans son ordre du jour. Elle a déclaré qu’elle comptait sur lui pour les faire aboutir, en les qualifiant de démocratiques, ce qui a un sens un peu vague mais pourtant intelligible, et de laïques, ce qui n’en a aucun. O mirage des mots ! Il y avait un autre ordre du jour, qu’on peut appeler celui des mécontens. M. Maujan l’avait rédigé, et y avait énuméré impérativement les réformes dans un rang qui marquait ses préférences : la séparation de l’Église et de l’État figurait immédiatement après l’impôt sur le revenu. Cet ordre du jour, le croirait-on ? n’a pu réunir que 62 voix. Où était donc M. Combes ? Qu’était-il devenu ? Y avait-il bien longtemps qu’il avait disparu ? On a vu du premier coup ce que sa majorité avait d’artificiel, et combien la Chambre était, dans son for intérieur, peu pressée d’aborder des réformes qu’elle charge d’ailleurs expressément le ministère de faire aboutir quand il pourra.

Mais nous ne voulons pas trop triompher de ces résultats, sentant bien ce qu’ils peuvent avoir de fragile. Il faut s’attendre à un retour offensif de l’ennemi ; et qui sait si le gouvernement lui-même ne sera pas un peu effrayé de sa victoire ? Il a cependant pu constater que la Chambre, image du pays, était avec lui. Il lui a suffi de la dégager du joug sous lequel elle se courbait, de renoncer à exercer sur elle une intimidation déprimante, de lui laisser enfin la liberté de voter suivant sa conscience. A voir la manière dont il avait été accueilli par la presse, on pouvait croire qu’il n’aurait pour ses débuts que quelques voix de majorité. Était-il même bien sûr de les avoir ? Il en a eu une énorme. Vivent les réformes, si on peut et si on veut réellement les faire ! Elles seront l’œuvre de tout le monde. Mais il y a un système politique qu’on appelait le « combisme. » C’est lui qui a été frappé, et d’un coup si violent qu’il ne s’en relèvera pas.


La quinzaine qui vient de s’écouler a vu se produire, en Russie, les incidens les plus douloureux. Amis et alliés de ce grand pays, nous ne parlerons qu’avec réserve des épreuves qu’il traverse ; mais enfin, la vérité a ses droits, et d’ailleurs les coups de fusil qui ont été tirés dans les rues de Saint-Pétersbourg, le dimanche 22 janvier, ont retenti dans le monde entier. Le soir même, les nouvelles de la catastrophe ont été envoyées dans toutes les directions par le télégraphe avec une abondance et une précision inaccoutumées en pareil cas. Depuis lors, il est vrai, elles sont devenues plus rares et un peu contradictoires ; mais on en sait assez pour se rendre compte de ce qui s’est passé. Il ne faut pas l’exagérer, et il paraît bien qu’on l’a fait sous le coup de la première émotion. On aurait tort, toutefois, de croire que tout soit terminé par une fusillade meurtrière. L’ordre est rétabli sans doute, et cela est heureux ; mais il faut s’attacher à ce qu’il ne soit pas troublé de nouveau, et rechercher, pour y porter remède, les causes de l’événement.

Les causes sont de deux sortes : les unes tiennent à un mouvement ancien et profond qui se fait dans l’opinion russe et qui tend à tempérer par des réformes ce que l’autocratie traditionnelle a de trop absolu ; les autres se rapportent à la guerre d’Extrême-Orient, qui n’a été marquée jusqu’à ce jour que par des déceptions pénibles, et qui est devenue naturellement très impopulaire. Il est inutile d’insister sur la corrélation qui existe entre celles-ci et celles-là. Nous sommes de ceux qui croient qu’avec un effort patient et persévérant, un de ces efforts dont elle a déjà donné plus d’un exemple, la Russie reprendra l’avantage en Mandchourie et réparera ses défaites. Il n’en est pas moins vrai que la guerre, telle qu’elle a été conduite jusqu’ici, a révélé dans l’administration et dans le gouvernement lui-même des défauts dont on soupçonnait bien l’existence, mais dont on ne connaissait pas toute l’étendue. Il serait dangereux de fermer les yeux à cette leçon. Nous en avons, hélas ! reçu de semblables, et nous nous sommes efforcés d’en profiter. C’est, nous n’en doutons pas, ce que le gouvernement tout le premier se propose de faire en Russie, et c’est aussi ce que l’opinion lui demande.

Mais le moment est-il bien choisi, en pleine guerre et à la veille du jour où les opérations militaires vont recommencer, pour agiter ces questions difficiles, délicates, redoutables, et en chercher la solution à travers des voies qu’on ne peut pas s’empêcher de qualifier de révolutionnaires ? Le gouvernement ne l’a pas pensé, et cela explique les procédés auxquels il a eu recours. Quand il a vu les ouvriers de Saint-Pétersbourg se mettre en grève, à commencer précisément par ceux qui travaillent dans les manufactures d’armes et qui avaient à exécuter des commandes du caractère le plus urgent, l’impression qu’il en a éprouvée a été très forte et elle a évidemment influé sur ses déterminations ultérieures. Comment ne pas songer ici à l’exemple récent qu’a donné au monde un autre grand peuple, et ne pas en tirer une analogie qui n’est pas à l’avantage des agitateurs russes ? Il n’y a sans doute qu’une ressemblance lointaine et partielle entre la guerre que l’Angleterre a soutenue récemment au Transvaal et celle que la Russie soutient aujourd’hui en Extrême-Orient. Cependant la première a été hérissée de difficultés comme la seconde ; elle a été longue et sanglante, et le résultat a pu en paraître parfois incertain. Les Anglais se sont parfaitement aperçus alors que leur organisation militaire laissait à désirer, et que leur gouvernement avait manqué de prévoyance ; mais cela ne les a pas empêchés de faire jusqu’au bout bonne figure à mauvais jeu. Ils sont restés merveilleusement impassibles, sinon insensibles, et le monde entier a admiré leur attitude. Ils ont donné un bon exemple à suivre : l’opinion russe ne s’en est pas inspirée. Si l’on comprend son impatience, on ne peut pas en approuver les manifestations. Évidemment, le mouvement gréviste n’a pas été spontané. Le sort des ouvriers est très misérable, nous le voulons bien ; mais il ne l’est pas aujourd’hui plus qu’hier ; peut-être même l’est-il moins, puisque le malheur des circonstances leur assure dans les fabriques d’armes du travail pour quelque temps. Ils ont refusé ce travail et demandé des réformes politiques : voilà le fait dans toute sa simplicité. Les partisans des réformes avaient besoin d’une armée pour les imposer ; ils l’ont recrutée parmi les ouvriers. Si tous n’ont pas fait ce raisonnement, quelques-uns l’ont fait, et ils ont cru trouver une opportunité particulière à la démonstration du 22 janvier dans ce qui aurait dû la déconseiller le plus en ce moment.

Il n’en reste pas moins vrai que ce besoin des réformes est aussi général en Russie qu’il est légitime. De quelque côté qu’on regarde, au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest, partout on le constate avec le même caractère d’intensité et d’unanimité : dès lors, il n’y a pas de gouvernement qui ne soit obligé d’y donner quelque satisfaction. Les manifestations des zemstvos, toutes timides qu’elles aient été, ont été significatives. Ces assemblées provinciales, qui n’ont que des fonctions administratives et locales, ne sont nullement la représentation légale du pays ; mais comme il n’y en a pas d’autre, et que le besoin d’une représentation quelconque se fait sentir de plus en plus impérieusement, faute de mieux on s’est tourné vers les zemstvos, et on continue d’en attendre quelque chose. Ils ont le mérite d’exister, d’être une institution russe et non pas une institution d’importation étrangère, enfin d’avoir acquis dans un fonctionnement déjà long une expérience administrative dont on pourrait tirer parti. Les réunions de leurs délégués, d’abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, ont donné pendant quelques jours une espérance et une direction à l’opinion ; mais l’espérance n’a pas tardé à se dissiper et la direction à se perdre. Un gouvernement plus habile ou plus expérimenté aurait pu entretenir la première et s’emparer de la seconde. C’est parce qu’on ne l’a pas fait que le mouvement a pris une allure de plus en plus inquiétante. Certaines manifestations individuelles ont frappé vivement les esprits au dedans et au dehors : il faut mettre au premier rang celle du prince Troubetskoï, président du zemstvo de Moscou, qui, dans une lettre dont l’effet a été très grand, a déclaré que la Russie était au bord d’une révolution, et qu’on ne pourrait y échapper qu’en faisant droit aux revendications du pays. Le gouvernement a cru avoir un autre moyen : il a usé d’une répression énergique, propre à suspendre le mouvement par l’effet de stupeur encore plus que de terreur qui devait en résulter. Le mouvement a été suspendu en effet : mais qui pourrait dire s’il est définitivement arrêté ?

Un jeune pope, nommé Georges Gapone, qui a su prendre sur les ouvriers un ascendant considérable, a été l’organisateur, le directeur et l’orateur de la grève. Si c’est lui, comme cela est probable, qui a rédigé l’adresse qu’il se proposait de remettre à l’Empereur à la tête de milliers de grévistes, il a le don de cette éloquence enthousiaste et touchante qui est faite pour remuer les masses. La détresse de tout un peuple s’est exprimée par sa plume, détresse douloureuse mais qui cesse déjà d’être résignée, et qui, tout en conservant les formes extérieures du respect, par le avec douceur un langage déjà impérieux. Il est dans les vieilles mœurs et dans les traditions du peuple russe que le dernier moujick peut s’adresser directement et personnellement à l’Empereur pour lui demander justice et protection. Les cas de ce genre ne sont pas rares. Gapone a cru pouvoir généraliser cette coutume et se présenter à l’Empereur ayant à sa suite tous les ouvriers de la capitale. Il ne lui a pas demandé audience : il lui a donné rendez-vous au Palais d’Hiver, avec une insistance redoublée, pour tel jour et telle heure, afin qu’il se mît en contact immédiat avec son peuple, sans que rien ne les séparât. Il fallait d’abord abattre entre eux cette épaisse muraille de la « bureaucratie » qui était dénoncée comme la cause d’un épouvantable malentendu. L’adresse de Gapone commence par des revendications de l’ordre économique, augmentation des salaires, diminution de la durée des heures de travail, etc. Le pope ne semble pas mettre en doute qu’en quelques minutes de conversation entre le peuple et l’Empereur, toutes ces questions seront résolues. Mais il ne s’en tient pas là ; il se place bientôt sur un terrain purement politique. « La Russie, dit-il, est trop grande, et ses besoins sont trop variés et trop multiples pour que des fonctionnaires seuls puissent gouverner. La représentation nationale est indispensable, car le peuple seul connaît ses véritables besoins. Ne repoussez pas son aide, acceptez son concours et ordonnez tout de suite la convocation des représentans de toutes les classes, y compris les classes ouvrières. Que tous soient égaux et libres dans le droit d’élection. Ordonnez que les élections de l’assemblée constitutionnelle aient heu par scrutin secret général. C’est là notre principale demande, tout y est renfermé. C’est le baume pour nos blessures, lesquelles autrement nous entraîneront promptement à la mort. » Ainsi, les revendications politiques sont mises au premier plan par Gapone : il demande le régime parlementaire avec le suffrage universel à la base électorale, en un mot l’introduction immédiate en Russie, sans préparation ni transition, des organisations politiques de l’Europe occidentale. En tenant ce langage, parlait-il au nom des ouvriers ? Ne parlait-il pas plutôt au nom de réformateurs politiques qui appartiennent à une autre catégorie sociale et qui se servaient des ouvriers pour imposer leurs revendications ? « Si vous ne répondez pas à notre prière, concluait-il, nous mourrons sur cette place. Nous n’en avons pas d’autre où aller, et deux routes seulement nous sont ouvertes : celle qui conduit à la liberté et au bonheur, et celle qui conduit au tombeau. Si nos existences doivent être offertes en sacrifice pour les souffrances de la Russie, ce sacrifice, nous ne le regrettons pas : nous le ferons volontiers. »

Hélas ! le pope Gapone ne croyait peut-être pas si bien dire. Lorsque, le 22 janvier, les ouvriers se sont pressés par milliers autour du Palais d’Hiver, l’Empereur n’y était pas ; mais il y avait des régimens qui les ont reçus à coups de feu. Combien sont morts et combien blessés ? On ne le saura probablement jamais : toutefois les premiers chiffres publiés paraissent avoir été exagérés. L’opinion la plus répandue en Europe est que ces malheureux, à quelques suggestions confuses qu’ils aient obéi, ne méritaient pas un traitement aussi rigoureux. Leur nombre même était incontestablement une menace, et leur foule se composait d’élémens trop divers pour que quelques-uns ne fussent pas dangereux. Mais ils n’étaient pas armés. Ils marchaient avec une confiance naïve, qui l’était peut-être moins chez ceux qui les conduisaient. Il y avait dans la rue, dans les jardins publics, des femmes et des enfans. Toute cette foule, imprudente et curieuse, ne prévoyait rien de ce qui allait se passer. Si le gouvernement impérial était résolu à répondre aux ouvriers par un refus de les recevoir et par des sommations de se disperser, on peut discuter si c’était la meilleure conduite à suivre, mais, en tout cas, il aurait fallu faire connaître cette résolution longtemps d’avance, l’annoncer très haut et empêcher la foule de se presser autour du Palais d’Hiver. L’attitude du gouvernement, depuis plusieurs mois, avait paru indiquer chez lui des intentions plus conciliantes. Une liberté relative avait été laissée aux journaux. Les tendances réformatrices n’avaient été nullement découragées. Aussi rien ne permettait de prévoir la brusquerie et la rudesse de la répression. Et comme il est impossible de croire à un parti pris, le plus probable est que, jusqu’à la veille et peut-être jusqu’au jour de l’exécution, la politique impériale a été livrée à des hésitations d’où elle est sortie trop tard, et par un acte malencontreusement improvisé.

Depuis lors, nous l’avons dit, les nouvelles sont devenues plus rares. On sait seulement que le mouvement gréviste s’est étendu à plusieurs villes et dans plusieurs provinces : partout il a été enrayé, mais on manque de détails sur les moyens qui ont été employés. La réaction est à l’ordre du jour. Elle est caractérisée à Saint-Pétersbourg par la nomination au gouvernement général de la ville du général Trépof, homme énergique, et par la disgrâce annoncée du prince Sviatopolk Mirsky, qui n’aura pas été longtemps ministre de l’Intérieur, et qu’on accuse d’avoir, par ses tendances libérales et réformatrices, déchaîné un mouvement qu’il n’a su ensuite ni contenir, ni diriger. En attendant, de nombreuses arrestations ont été opérées : elles portent de préférence sur des avocats, des professeurs, des journalistes, enfin sur les classes intellectuelles. L’Empereur n’est pas rentré dans sa capitale : peut-être n’y rentrera-t-il pas de sitôt et beaucoup le regrettent ; on a l’impression, en effet, que, s’il avait été présent, les choses se seraient passées différemment. Le pope Gapone, dont la physionomie reste encore énigmatique, a lancé contre lui des imprécations qui témoignent d’une grande exaltation d’esprit et qui obligent à se demander s’il n’a pas voulu lui-même, dès le début, pousser à l’action révolutionnaire. De part et d’autre, de grandes imprudences ont été commises. Nous les avons indiquées sans y appuyer, et nous souhaitons vivement qu’un pays auquel nous sommes liés par une communauté d’intérêts permanente et par une sympathie profonde sorte heureusement de la crise qu’il traverse. Quant au triste incident du 22 janvier, toutes les histoires en présentent d’analogues : il ne doit pas faire désespérer de l’avenir. Le gouvernement impérial, dans les manifestations auxquelles il se livre, se tait sur les réformes politiques, mais il multiplie les promesses relatives aux réformes sociales et ouvrières, ce qui indique de sa part, même au milieu de la répression à laquelle il se livre, le souci de réparer et de faire oublier. Le moment est donc plus opportun que jamais pour appliquer généreusement et complètement les réformes annoncées dans l’oukase du 25 décembre dernier.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.