Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1917

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Chronique n° 2035
31 janvier 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Comme des signes certains le laissaient prévoir, les divers fronts de combat semblent se ranimer. Le printemps militaire viendra de bonne heure cette année. A peine la colombe déplumée que le Chancelier impérial avait lâchée, avec un fil à la patte et, dans le bec, un rameau empoisonné, est-elle rentrée à son pigeonnier, que fiévreusement on hâte la préparation des futures batailles, sentant bien qu’elles seront terribles, qu’elles seront décisives, et qu’il faut que ce soient les dernières. Depuis quelques semaines, les adversaires, suivant une expression tirée du langage imagé et un peu trivial des lutteurs, « se tâtent, » sur toute la surface du front occidental. Bien que depuis le 1er janvier, il ne s’est guère passé de jour où l’on n’ait signalé, de la mer aux Vosges, ici ou là, des reconnaissances et des canonnades qui n’ont que la valeur d’un avertissement, mais qui sont autant de symptômes. On voit reparaître, l’un après l’autre, les noms accoutumés. La main de l’ennemi se meut rapidement, infatigablement, à la recherche du point faible. Mais nous, non plus, nous ne nous endormons pas ; la garde que montent l’armée britannique et la nôtre est une garde vigilante ; notre calme n’est point inerte, il ne se borne pas à attendre les coups. Il y a sous le ciel gris et lourd quelque chose de solennel, presque de religieux, une sorte d’angoisse sacrée dans laquelle on devine que s’élabore le Destin.

En Roumanie, il était visible, vers le 15 décembre, que la situation avait tendance à se stabiliser. La marche des Austro-Allemands, foudroyante à travers toute la Valachie, et qui n’avait trébuché contre aucune des lignes de défense naturelles, est soudain devenue hésitante; du moins elle s’est ralentie: la prise même de Braïla et de Focsani a marqué une nouvelle halte. Le feu s’est rallumé autour de la boucle dans laquelle le Sereth enferme le village de Fundeni. On dit exactement : « le feu, » car c’est le communiqué officiel russe qui, le 20 janvier, l’a dit lui-même : « L’ennemi, appuyé par un feu concentré de son artillerie lourde et légère, a attaqué avec des forces considérables le front de Nanesti, à l’embouchure de la Rimnica, et qui, le 20 janvier, l’a dit lui-même: « L’ennemi, appuyé par un feu concentré de son artillerie lourde et légère, a attaqué avec des forces considérables le front de Nanesti, à l’embouchure de la Rimnica, et a refoulé nos troupes vers le Sereth. » Nanesti est un gros village, sis précisément au point où la route qui descend de Focsani bifurque, en coupant la rivière, verqui, le 20 janvier, l’a dit lui-même: « L’ennemi, appuyé par un feu concentré de son artillerie lourde et légère, a attaqué avec des forces considérables le front de Nanesti, à l’embouchure de la Rimnica, et a refoulé nos troupes vers le Sereth. » Nanesti est un gros village, sis précisément au point où la route qui descend de Focsani bifurque, en coupant la rivière, vers le Nord-Est, où elle rejoint la route et la voie ferrée, qui, elles, descendent vers Galatz. Mais que l’ennemi se soit fait « appuyer par un feu concentré d’artillerie lourde et légère, » ce n’est pas seulement un détail intéressant, c’est une explication-Voilà pourquoi, dix jours durant, Mackensen, Falkenhayn ou l’autre, étaient demeurés immobiles. Les maréchaux et leur état-major ne varient pas beaucoup leurs procédés ; celui-là date, nous avons eu déjà plus d’une occasion de le rappeler, du grand Frédéric, qui évidemment le pratiquait selon ses moyens et les moyens de son temps, avec deux cents pièces, au lieu de deux mille ; et, dans cette docilité à la leçon, l’on trouverait, s’il en était besoin, un exemple de plus de la force d’imitation et de répétition où s’exerce, s’obstine et jamais ne s’épuise la patience peu inventive de l’Allemand. Au reste, cette guerre a montré que le principe est excellent, voire que, dans la plupart des cas qui s’y présentent, il n’y en a pas d’autre, conduisant à des résultats, que l’infanterie n’avance pas et surtout ne se maintient pas tant que l’artillerie n’a pas « battu, martelé, écrasé le terrain. » Si c’est un enseignement de Frédéric II, nous avons dû nous mettre à son école et faire comme ses héritiers ; mais nous le faisons à la française, avec plus de vivacité, et, après la Somme, après Douaumont, ce n’est pas nous vanter que de prétendre y réussir mieux.

Plus au Nord, c’est-à-dire au Nord de Focsani, on ne mentionne que des échauffourées. Sur le Sereth même, s’il arrivait que, les villages des environs étant enlevés autour de la boucle, et Fundeni, au centre, rendu intenable, l’ennemi franchit la rivière, il se trouverait en face des positions les plus fortes des Russo-Roumains, qui sont en arrière, sur la rive gauche. Le Sereth passé, ce serait, insinue-t-on, une seconde campagne de Russie, la campagne d’Odessa, qui commencerait. Regardons ensemble la carte. Odessa est loin : deux cent cinquante kilomètres à vol d’oiseau. Et voyez les deux belles lignes d’eau; des nappes plutôt que des lignes, et qui s’étendent, qui s’élargissent en marais : le Pruth, jusqu’à son confluent avec le Danube; ensuite, le Dniester, dont le Ut, dans la partie qui couvre la ville, est un dédale. Hindenburg s’y reconnaîtrait peut-être comme au milieu des lacs Masuriques, mais il y serait pour s le Nord-Est, où elle rejoint la route et la voie ferrée, qui, elles, descendent vers Galatz. Mais que l’ennemi se soit fait « appuyer par un feu concentré d’artillerie lourde et légère, » ce n’est pas seulement un détail intéressant, c’est une explication. Voilà pourquoi, dix jours durant, Mackensen, Falkenhayn ou l’autre, étaient demeurés immobiles. Les maréchaux et leur état-major ne varient pas beaucoup leurs procédés ; celui-là date, nous avons eu déjà plus d’une occasion de le rappeler, du grand Frédéric, qui évidemment le pratiquait selon ses moyens et les moyens de son temps, avec deux cents pièces, au lieu de deux mille ; et, dans cette docilité à la leçon, l’on trouverait, s’il en était besoin, un exemple de plus de la force d’imitation et de répétition où s’exerce, s’obstine et jamais ne s’épuise la patience peu inventive de l’Allemand. Au reste, cette guerre a montré que le principe est excellent, voire que, dans la plupart des cas qui s’y présentent, il n’y en a pas d’autre, conduisant à des résultats, que l’infanterie n’avance pas et surtout ne se maintient pas tant que l’artillerie n’a pas « battu, martelé, écrasé le terrain. » Si c’est un enseignement de Frédéric II, nous avons dû nous mettre à son école et faire comme ses héritiers ; mais nous le faisons à la française, avec plus de vivacité, et, après la Somme, après Douaumont, ce n’est pas nous vanter que de prétendre y réussir mieux.

Plus au Nord, c’est-à-dire au Nord de Focsani, on ne mentionne que des échauffourées. Sur le Sereth même, s’il arrivait que, les villages des environs étant enlevés autour de la boucle, et Fundeni, au centre, rendu intenable, l’ennemi franchit la rivière, il se trouverait en face des positions les plus fortes des Russo-Roumains, qui sont en arrière, sur la rive gauche. Le Sereth passé, ce serait, insinue-t-on, une seconde campagne de Russie, la campagne d’Odessa, qui commencerait. Regardons ensemble la carte. Odessa est loin : deux cent cinquante kilomètres à vol d’oiseau. Et voyez les deux belles lignes d’eau; des nappes plutôt que des lignes, et qui s’étendent, qui s’élargissent en marais : le Pruth, jusqu’à son confluent avec le Danube; ensuite, le Dniester, dont le Ut, dans la partie qui couvre la ville, est un dédale. Hindenburg s’y reconnaîtrait peut-être comme au milieu des lacs Masuriques, mais il y serait pour l’offensive, et non sur la défensive, non pas chez lui, mais en pays hostile. Sans doute le plus riche grenier à blé de l’Europe est une proie tentante, après les déceptions de Craïova et de Braïla. Mais c’est le royaume des ombres; et, d’ailleurs, la route d’Odessa ne conduit en Russie, nulle part, qu’à Odessa. Derrière, il y a encore une Russie, encore l’espace, du vide à étreindre par-dessus le vide; encore du temps à gagner ou à perdre pour saisir l’insaisissable et briser l’inarticulé. Ce qui fait la Russie finalement invincible, c’est qu’elle n’a pas de centre, et qu’il y a, sous un seul Tsar, plusieurs Russies. Autant partir pour la conquête des sept cercles de l’Enfer. Commencer une expédition de Russie est plus aisé que de la finir.

Les Allemands le savent. Pour venir à bout de l’Empire moscovite, ils ne comptent plus sérieusement sur la guerre. Peut-être serait-il excessif d’écrire qu’ils comptent de préférence, ou qu’ils ont compté, pendant un moment, sur la révolution. Les mêmes raisons qui sauvent la Russie du désastre, son immensité, sa dispersion dans l’espace, sa constitution en quelque sorte diffuse, la sauvent aussi des révolutions. Une révolution n’est guère possible que là où le pouvoir est concentré. Les révolutions elles-mêmes obéissent à des lois, ont leurs conditions non seulement psychologiques et historiques, mais géographiques. La science allemande, qui se pique d’avoir tout approfondi, n’ignore pas cette vérité élémentaire. Mais l’Allemagne officielle et l’Allemagne officieuse, à tous les degrés, ont manifestement espéré beaucoup du désordre, ou, si l’on le veut, non sans exagération, de l’anarchie latente, inévitables dans un État immense, — il faut répéter l’épithète, — dont chaque province* elle-même très vaste, est à elle seule un État; plus artificiel qu’organique; peu hé par un système de circulation insuffisant ; uni, il est vrai, dans la double personne d’un souverain omnipotent, père et maître de ses sujets, à la fois Pape et Empereur, chef religieux et politique tout à la fois ; peuple inquiet, rêveur, imaginatif, idéologue, relativement jeune, et, comme tel, en mue, en pleine crise de croissance, en voie de transformation, et, au surplus, de longtemps agité par les sectes. Joignez à ces causes de faiblesse, qui tiennent à la structure interne de la société, de la nation et de l’État, — bien plus, au caractère même, à l’esprit même, à l’âme même de la race, — joignez-y des causes de dépression et de division plus immédiates ou plus directes dans le grand conflit qui se débat présentement : tant d’Allemands aborigènes ou importés, Russes natifs des pays baltiques, Allemands plus ou moins fraîchement naturalisés Russes, avec tant d’aboutissemens dans les deux classes, souvent mêlées et confondues, sur lesquelles, traditionnellement, se fondait et reposait l’Empire; la noblesse et l’administration. Milieu entre tous favorable au travail allemand, qui ne craint pas de s’attaquer à des besognes plus ardues. Quand on a constaté ce qu’ose l’Allemagne chez nous, où elle a infiniment moins de prises, ce n’est point s’abandonner à quelque penchant romanesque que de la soupçonner d’avoir employé en Russie ses instrumens de guerre favoris, qui ne sont pas tous proprement militaires, et l’on peut abréger l’adverbe en adjectif : qui ne sont pas tous très propres. Par quoi il n’a pas manqué de s’ajouter du mystère au mystère russe. Nous connaissons mal la Russie, et nous avons le tort de la juger d’après nos sentimens, nos idées, nos institutions, nos habitudes occidentales. Ici encore, il en faut rapporter le motif à son immensité et à sa diversité, mais elle ne tient pas dans nos cadres, elle ne se meut pas sur notre plan. De bonnes lectures, entre autres, pour ces soirées d’hiver, d’un troisième hiver de guerre, c’est, aux extrémités opposées de son histoire, d’une part le Pierre le Grand, de Voltaire, et de l’autre, si le rapprochement n’est pas trop surprenant, Russie et Démocratie, de M. G. de Wesselitsky. Qu’est-ce, en somme, que la Russie ? A l’origine, une théocratie-autocratie ; hier, une autocratie-aristocratie-bureaucratie ; aujourd’hui, une autocratie-bureaucratie-démocratie: demain, une autocratie-démocratie : les deux régimes ne sont nullement inconciliables. La Russie évolue très vite, si rien ne traverse son chemin, vers un césarisme de type classique, c’est-à-dire sollicité par la démagogie, sous le couvert de formes et de formules parlementaires. Ne pas pouvoir, à tout instant, se représenter cette évolution, c’est se condamner à ne pas comprendre la Russie, ni par conséquent rien de ce qui s’y passe.

Ce sont là bien des réflexions, et qui paraîtront sans doute tirées de loin, à propos des changemens de ministres qui se succèdent et se précipitent. Comme M. Trépoff avait remplacé M. Sturmer, le prince Galitzine a remplacé M. Trépoff. Devant le peuple russe en marche, des fumées montent et s’évanouissent, dont on n’aperçoit pas la flamme. M. Sturmer, qui n’a de slave que son prénom de Boris, s’était abîmé récemment sous la réprobation de la Douma, et l’on raconte que son ministre de la Guerre et son ministre de la Marine avaient aidé à son naufrage. Du moins on le croyait perdu, mais il n’avait fait qu’un plongeon, il a nagé entre deux eaux, et le voici de nouveau qui émerge, soutenant et tirant après lui son fidèle Manassévitch Manouiloff. L’écueil sur lequel, à son tour, est allé se briser M. Trépoff, Russe authentique et autochtone, a été la présence dans son Cabinet de ce M. Protopopoff, qui nous fut présenté, lors de la visite des délégués de la Douma aux pays alliés, comme un parangon de patriotisme et de libéralisme. On dit bien qu’au retour, il eut à Stockholm une entrevue compromettante, d’où devait naître un journal fondé avec des capitaux dont la source, au point de vue russe, n’est pas sans mélange. Ce qui est sûr, c’est que M. Protopopoff, qui fut jadis l’idole de la Douma, en est maintenant, révérence gardée, la bête noire. Comme il a survécu ministériellement à M. Trépoff, au comte Ignatieff, ancien ministre de l’Instruction publique, à l’ancien ministre de la Guerre, le général Chouvaieff, et même au ministre des Affaires étrangères, M. Pokrowsky, sa collaboration est le principal danger auquel soit exposé le nouveau président du Conseil, le prince Galitzine. La Douma s’affirme en effet de plus en plus comme un parlement de plein exercice, ne fût-ce que par le goût et presque le besoin de la violence et du scandale, mais aussi, heureusement, par de plus hauts et de plus purs soucis. D’instinct, elle est portée à suivre la maxime ancienne, que si les calomnies sont pernicieuses, les accusations sont nécessaires dans les républiques ; prenons « républiques » au sens large et disons : dans les États populaires ou simplement représentatifs ; partout où des hommes sont assemblés; mais on y glisse, sans s’en défendre assez, de l’accusation à la calomnie, qu’on ne distingue pas toujours l’une de l’autre ; et c’est peut-être sous ce rapport, premièrement, que la Russie modernisée tend à la démocratie. En tout cas, la séparation est trop mince pour qu’on puisse la voir à distance, surtout lorsque, par le malheur des temps, les moyens manquent de s’informer ou de vérifier l’information. Une allusion, glissée de la meilleure foi du monde, par M. Pourichkiévitch, dans un discours à la Douma, aux prétendues sévérités de la justice française à l’égard d’un grand commerçant parisien, qui aurait fait à l’armée des fournitures de mauvaise qualité, et qui, en dépit des influences suscitées pour faire cesser les poursuites, aurait été quand même, sous la menace de démission du général Joffre, pris, jugé et « pendu; » cette anecdote, et dix autres pareilles nous avertissent d’être prudens, par réciprocité. Un si grand intervalle, et que les circonstances font si difficile à combler, tire un voile et met du noir entre la Russie et nous. Dans cette obscurité, pourtant, le dernier rescrit du Tsar, si nous en avons le texte exact, fait jaillir trois points lumineux. Nicolas II recommande au prince Galitzine, pour en former l’objet le plus important de ses études, le soin de l’alimentation du peuple, l’amélioration du service des transports, tout ce qui, matériellement et moralement, peut le mettre en état d’aspirer et d’atteindre au seul but où il puisse espérer trouver la paix, une victoire totale et définitive. Telle est la volonté commune de l’Empereur, du Conseil de l’Empire et de la Douma ; là et ainsi se frappent et s’allient, dans la Russie contemporaine, sous le terrible marteau de la guerre, l’autocratie et la démocratie; et qu’elles cherchent d’un commun accord leur fusion dans la victoire, en en voulant les conditions, c’est l’essentiel; tout le reste est secondaire.

Sortirons-nous enfin de l’imbroglio grec ? Si, en séance publique ou en comité secret, la Chambre parvient à le démêler, et que l’on y voie clair, et que l’on gouverne droit, nous lui devrons de la gratitude. Il y a plus d’un an qu’il dure en se compliquant et en s’épaississant. Il s’est noué dès le jour où la Grèce, malgré l’avis de M. Venizelos, a refusé de remplir les obligations de son traité avec la Serbie. Dès ce jour-là, le masque, que le roi Constantin s’était maladroitement » attaché sur le visage, a été percé. Ce masque, barbouillé de bleu de Prusse, le roi des Grecs l’a jeté, pour le reprendre de temps en temps, lorsque, pour la première fois, il s’est séparé de M. Venizelos ; lorsque, après avoir permis que son gouvernement nous appelât à Salonique et que son état-major y facilitât notre établissement, il a néanmoins élevé contre cette opération une protestation qu’il nous disait à l’oreille pro forma ou, pour plus de couleur locale, toute platonique, mais sur laquelle sa duplicité, renforcée de l’hypocrisie allemande, se réservait de fonder plus tard, à notre charge, le grief de violation de neutralité, qui eût permis à la Grèce de jouer auprès des neutres, dans la troupe impériale, le rôle de victime immolée, et d’effacer ou de contre-balancer, à la réhabilitation des Empires du Centre, l’assassinat de la Belgique. En décembre 1915 et en janvier 1916, Salonique est le théâtre de menées et de complots qui obligent le général Sarrail à faire arrêter et expulser les consuls des États de la Quadruple-Alliance. Le roi Constantin proteste. En février, contraints par les événemens, nous occupons Corfou pour y recueillir et y reformer les débris de l’armée serbe. Le roi Constantin proteste. Mais il fait plus et pis. Comme il a appelé et maintient au pouvoir un ministère germanophile, sa résistance peu à peu s’accentue ; de passive, elle devient active, elle se fait inamicale avec des politesses et inconstitutionnelle sans déguisement. La propagande allemande à Athènes est déliée de toute retenue. En juin, le fort de Roupel est livré aux Bulgares, par une double trahison, trahison envers la Grèce, trahison envers les Puissances créatrices et protectrices de la Grèce. Le général Sarrail déclare en état de siège le territoire de Salonique, et Constantin proteste encore. Par leur note du 21 juin, ces Puissances demandent alors quatre choses : la démobilisation de l’armée grecque ; le renvoi du ministère Skouloudis ; la dissolution de la Chambre mal élue ; le remplacement de certains fonctionnaires de la police. A cette date, déjà, ceux qui connaissent bien la situation et les intentions du Roi, conseillent discrètement le blocus des quatre ports de Patras, de Calamata, du Pirée et de Volo. Mais le roi Constantin sent que c’est sérieux, il accepte; ce qui peut être une manière moins dangereuse.et plus sûre de résister.

Il ne fait que feindre une démobilisation. Aussitôt, phénomène étrange, ces réservistes qui, tant qu’ils étaient assemblés, ne craignaient que de se battre et ne brûlaient que de retourner chez eux, maintenant qu’on les sépare, ne brûlent que d’être rappelés et de faire parler la poudre. Ils se forment partout en ligues, s’enrôlent, s’enrégimentent. Au commencement d’août, la Macédoine est envahie par les Bulgares, et ce sont, du coup, les nouvelles élections qu’implique la dissolution de la Chambre rendues impossibles, tout justement dans les provinces où le parti libéral aurait une énorme majorité. Cependant, ce parti hésite à recourir aux moyens extra-légaux. Mais, vers le 15 septembre, sous l’affront bulgare, le général Zymbrakakis et le colonel Christodoulos créent le Comité de défense nationale à Salonique ; des bagarres éclatent aux portes des casernes ; officiers et soldats qui ne peuvent supporter la honte sont traités comme des rebelles. Les Puissances protectrices se fâchent : elles exigent le renvoi des deux mauvais génies du Roi, le général Dousmanis et le colonel Metaxas. Leurs escadres viennent se ranger dans la baie de Salamine, et elles présentent une deuxième ou troisième note, celle-ci en trois points : 1° Remise des télégraphes; 2° Expulsion des corrupteurs étrangers; 3° Poursuites contre les espions. A cette note, comme à l’autre ou comme aux autres, le roi Constantin acquiesce et souscrit. N’empêche que le colonel Hadjopoulos, à Cavalla, se rend aux Germano-Bulgares avec ses troupes, qui sont emmenées et internées à Goerlitz, en Silésie. Le Roi n’a pour lui et pour elles que des paroles d’admiration, salue en lui et en elles des héros, de même qu’il n’a, pour les bandes de réservistes qui se préparent, que des paroles d’encouragement. Le président du Conseil, M. Zaïmis, honnête homme, quoique faible, s’indigne et s’en va. Après quelques jours de tâtonnemens, le Roi finit par mettre debout un ministère Calogeropoulos. Nous refusons de le connaître. Il fait l’aimable, ne nous attendrit pas, se fatigue et s’en va. En désespoir de cause, le Roi recourt à son ancien professeur d’histoire, M. Lambros, que nous ne devions pas connaîtra davantage ; mais nous décidons de faire connaissance. Au fond, sous des pseudonymes variables, le Roi n’a jamais eu qu’un seul et même Cabinet, son Cabinet occulte, les gens de son secret et de sa confidence : les Streit, les Gounaris, les Dousmanis, les Metaxas.

Dans l’intervalle, les choses se sont compliquées. Le 25 septembre, M. Venizelos et l’amiral Coundouriotis, tout de suite rejoints par l’amiral Danglis, ont pris une grande résolution : ils ont gagné la Crète, et de là gagnent Salonique. Le 17 octobre, le Gouvernement provisoire, qui s’est constitué, qui a ses organes, un ministère, une administration, un embryon d’armée, demande à l’Entente sa reconnaissance officielle. Au lendemain d’une conférence à Boulogne, on étude la proposition, en termes du reste sympathiques. C’est à partir de ce moment qu’il nous faut avouer que nous ne comprenons plus. Jusqu’en octobre, on peut penser que la politique de l’Entente en Grèce a été trop mollement conduite, mais, pendant les neuf premiers mois de 1916, elle avait paru suivre une ligne, s’orienter vers une fin. Désormais, cette ligne même est brisée; le fil est coupé, et nous sommes au pays du Labyrinthe ! Peut-être un jour saura-t-on le mot de l’énigme. Toujours est-il qu’en novembre les visites, les conversations, les dîners, les salamalecs reprennent de plus belle. On nous flatte, on nous aveugle, on nous caresse, et on nous amène dans le piège. Les journées du 28 et du 30 novembre nous conduisent sans défiance et comme sans défense aux journées du 1er et du 2 décembre, dont nous nous interdisons de parler sinon pour dire que ce furent les journées sanglantes, les Vêpres athéniennes, et pour remarquer que depuis lors deux mois, deux grands mois, plus longs d’être restés vides, se sont lentement écoulés. Vides ; pas tout à fait : nous avons eu l’ultimatum du 9 janvier, et encore, le samedi 13, je crois, quelque autre pièce d’artifice diplomatique. Est-il nécessaire d’ajouter que le Roi des Grecs, nés subtils, ne s’est pas fait faute d’adhérer à la note du 31 décembre aussi complètement qu’aux vingt-trois précédentes ? La nouveauté serait que, cette fois, il s’exécutât. On nous assure qu’on voit passer des trains, avec des soldats aux portières, et qu’on les pointe sévèrement, et que presque toute l’artillerie de l’armée grecque est à présent dans le Péloponèse. Il se pourrait. L’Empereur allemand est fort occupé, et Mackensen, Falkenhayn même qu’on avait dit arrivé à Larissa, sont encore loin. Mais il est toujours bon de rappeler les principes, ou le principe, car il n’y en a pas deux, et le mal vient, en Grèce, de ce que nous y avons eu en même temps deux politiques : si l’on ne frappe haut, fort et vite, il n’y aura ni justice, ni honneur, ni sécurité. C’est tout ce qu’a voulu montrer ce résumé fidèle des faits, qui, malheureusement, n’est pas un apologue.

Au demeurant, ce genre de littérature, la note diplomatique, en vue de la guerre et de la paix, fleurit abondamment au plus dur de l’hiver, et la glace ne l’arrête pas. Dans le seul cours de cette quinzaine, nous aurons eu les proclamations de Guillaume II et de Charles Ier; la réponse de l’Entente au Président Wilson; le même jour, et pour tâcher d’en détruire l’effet, une seconde note des Empires du Centre; une proclamation truculente et une lettre mystico-humanitaire de l’Empereur allemand; une lettre admirable de M. Balfour à l’ambassadeur d’Angleterre aux États-Unis ; une interview de M. Raymond Poincaré; une autre, de M. Zimmermann; un discours du comte Tisza ; une réplique de la Porte ottomane à la réponse de l’Entente, une réponse de la Grèce à la note des neutres, où elle se donne des airs d’Iphigénie ; enfin, et ce sera bien le comble, une note ou une réponse bulgare. Il va de soi que ces documens (encore en omettons-nous) ne sont pas tous d’égale qualité. Nous tirerons hardiment hors de pair, à cause de leur importance durable, la réponse de l’Entente à M. Wilson et le tout récent message du Président au Sénat américain, qui s’y rattache comme une suite et comme une conclusion. De la réponse de l’Entente au Président Wilson, on peut redire, avec plus de force, ce que nous avons dit de sa réponse à la note allemande. Il n’y a même plus, sur la forme, de réserve à faire, et la composition elle-même en est parfaite. L’émouvante réponse de la Belgique la prolonge sans la dédoubler. M. Wilson nous avait demandé nos « buts de guerre, » et nous aurions pu être embarrassés pour les lui faire connaître, puisque nous, qu’on a attaqués, qu’on a saisis brusquement à la gorge, nous n’avions pas « de buts de guerre. » Nous n’en avons eu qu’un, qui a été de nous défendre. Et maintenant ce que nous avons, ce ne sont pas non plus des « buts de guerre, » ce sont des « conditions de paix, « fondées sur des nécessités de vie. »

Quant à elles, point de difficulté pour les déclarer. Elles sont aussi honorables qu’impérieuses, et nous n’en sommes pas les maîtres, c’est elles qui sont nos maîtresses. Nous ne ferons pas la paix, quand nous voudrons ; nous ferons, non pas une paix quelconque, mais cette paix, quand nous pourrons. Quelle paix ? Les Alliés l’ont dit, à maintes reprises : « Une paix qui leur assure les réparations, les restitutions et les garanties auxquelles leur donne droit l’agression dont la responsabilité incombe aux Puissances centrales ; une paix qui permette, d’autre part, d’établir, sur une base solide, l’avenir des nations européennes. » Ils savent que, par la guerre, belligérans ou neutres, plus ou moins, toute l’humanité souffre. Et ils ne veulent pas que, pour eux, elle souffre plus longtemps qu’il ne le faudra. Mais ils ont conscience de la défendre, autant que de se défendre, de défendre, avec leur droit et leur indépendance, « le droit et l’indépendance des peuples. » Une assimilation avec « l’autre groupe de belligérans » les blesserait, mais ils savent que le Président Wilson n’y saurait songer. Pour la partie positive, la réponse énumère, avec une franchise que certains ont estimée excessive ou prématurée, les données territoriales d’une future Europe, libérée, pacifiée, « tranquille et stable. » Évidemment, c’est dans cette partie que sont les contingences, s’il doit y en avoir, mais des contingences qui elles-mêmes sont et resteront fonction des nécessités supérieures. La loyauté de notre réponse, gage à la fois de la probité de nos desseins et de la fermeté de nos résolutions, ne pouvait manquer de plaire à l’homme loyal, probe et ferme qu’est M. Woodrow Wilson. Il n’en dissimule pas sa satisfaction. Aussi bien sa question ne s’adressait-elle qu’à « l’un des groupes de belligérans, » à l’autre, à celui qui volontairement s’était tenu dans le vague, espérant qu’il pourrait en nourrir ses exigences, et y accroître ses gains. « Les Puissances centrales, fait observer le Président au Sénat de Washington, ont déclaré purement et simplement qu’elles étaient prêtes à se rencontrer dans une conférence avec leurs antagonistes pour discuter des conditions de la paix. Les Puissances de l’Entente ont répondu d’une façon beaucoup plus définie et ont déclaré, en termes généraux, certes, mais d’une façon qui montre suffisamment les arrangemens, les garanties et les actes de réparation qu’elles jugent indispensables pour un règlement satisfaisant. » Soyons, nous aussi, entièrement sincères. Lorsque M. Wilson prophétise : « Dans toute discussion de la paix qui mettra fin à cette guerre, on reconnaît que cette paix doit être suivie de quelque union de Puissances bien définie qui rendra virtuellement impossible que pareille catastrophe nous accable de nouveau, » on applaudit ; mais, tout en formant le vœu, on se retient de ne pas s’écrier : « O Salente ! » — ceux du moins qui sont politiques et historiens plus que juristes et philosophes; — et ce n’est pas Télémaque qu’on cherche dans sa bibliothèque, mais quelque Florentin ou Vénitien froid et clair. Il faut s’habituer à ce style, à ces circonlocutions, à ces précautions oratoires, à ces phrases en périphrases. Mais il y a là-dessous la pensée d’un homme non seulement probe et juste, mais sagace, avisé, très instruit des mouvemens de l’opinion américaine et très sensible à ces mouvemens.

Nous n’avons rien à perdre, rien à risquer, en lisant dans cet esprit le message du Président Wilson. Si nous y regardons bien, il part de la réponse même de l’Entente, et il la continue. Il ne suggère quoi que ce soit qui ne soit, pour nous, d’avance acquis, consenti, ou convenu. « Nous n’aurons pas de voix, dit-il, nous les États-Unis, pour déterminer quelles seront les conditions de la paix; » et il insiste : « Je ne veux pas dire qu’un gouvernement américain mettrait des obstacles aux conditions de paix si les gouvernemens actuellement en guerre les acceptaient, ou chercherait à les bouleverser quand elles seraient établies ! » Quoi de plus sage et de plus correct ? M. Wilson est parfaitement en droit de stipuler ensuite : « Mais nous aurons, j’en suis sûr, une voix pour déterminer si elles seront durables ou non en vertu des garanties d’une convention universelle... Une convention en vue d’une paix coopérative qui ne comprend pas les peuples du Nouveau-Monde ne peut suffire à assurer l’avenir contre la guerre. » Hélas ! Même celle-là y suffirait-elle ? Le Président des États-Unis esquisse d’un trait le plan d’une gendarmerie des nations. Mais qui gardera le gardien ? et qui sera le gendarme des gendarmes ? La conviction de M. Wilson s’alimente de ce qu’on nomme, par une amplification, la « doctrine » de Monroe : « Je propose donc que les diverses nations adoptent, d’accord, la doctrine du président Monroe comme la doctrine du monde; qu’aucune nation ne cherche à imposer sa politique à un autre pays, mais que chaque peuple soit libre de fixer lui-même sa politique personnelle, de choisir sa voie propre vers son développement, et cela, sans que rien le gêne, le moleste ou l’effraye, et de façon que l’on voie le petit marcher côte à côte avec le grand et le puissant. » Oui, si le grand n’avait pas faim ou n’avait plus de dents ! Ce serait incontestablement très bien. Ainsi de l’école de Le Play et du Décalogue. Le monde et l’homme seraient parfaits, si seulement le Décalogue était observé. Mais comment faire pour qu’il le soit ? Sur la doctrine elle-même de Monroe, et ses interprétations, et ses extensions possibles, nous aurons sans doute, en Europe, quelque chose à dire. Pour aujourd’hui, la place nous fait défaut, et ce n’en est pas l’heure. Ce n’est plus pour nous le temps de parler, mais de travailler et d’agir.

Préparons l’avenir, avec le Président Wilson, les États-Unis et « les peuples des Amériques. » Mais, assurons d’abord le présent par nous-mêmes. En attendant la société des nations, dans laquelle la garantie d’un consentement universel nous ménagera des jours de paix et de joie, il faut survivre et vivre dans la nôtre, que l’Allemagne, nous en convenons, avait faite affreuse. En attendant la venue du gendarme infaillible, surveillons le brigand et le maraudeur. Nous voyons, non loin de nos frontières, à un petit qui marche côte à côte avec un grand. » Le grand le serre de bien près, le frôle bien souvent, lui met alternativement la main sur l’épaule et le poing sous le nez. Ceci n’est pas le conte du Petit chaperon rouge, c’est le cas de la Suisse à demi encerclée par l’Allemagne, soumise à sa pression politique et économique. S’il n’y avait d’espoir, pour la tenir à l’abri, qu’en la messianique « société des nations, » nous tremblerions pour elle et nous mettrions pour nous-mêmes un verrou de plus à notre porte. Mais la Suisse a assez prouvé que la vertu n’est point à la mesure de la taille, et que la liberté fait des miracles. Il y a six siècles, depuis le serment de 1291, que l’aigle a été chassé de la montagne. Il y a un siècle, depuis 1815, que la Suisse, avec des cantons français, allemands et italiens, persiste à n’être ni française, ni allemande, ni italienne, mais suisse. Dans les siècles qui viennent, il fera peut-être bon d’être gardé par les autres. Dans le nôtre, il est encore plus sûr de s’en fier avant tout à soi. La Suisse, qu’assiègent les Allemands, mobilise de précaution. Elle ne veut pas qu’ils passent : ils ne passeront pas.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.