Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1900

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Chronique n° 1639
31 juillet 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet.


L’horizon, qui était si sombre, il y a quinze jours, du côté de la Chine, ne l’est guère moins aujourd’hui ; en tout cas, il reste fort obscur. On a regardé d’abord comme infiniment probable que tous les étrangers, et plus spécialement les représentans des puissances, avaient été massacrés à Pékin ; on semble croire maintenant qu’ils seraient encore vivans : mais, comme ces impressions contraires proviennent également de nouvelles chinoises, il faut se défier des unes et des autres. Ce qui avait fait ajouter foi aux premières nouvelles, si pessimistes, c’est qu’on n’apercevait pas l’intérêt qu’auraient eu les Chinois à les faire ou à les laisser courir si elles étaient fausses, alors qu’il leur aurait été facile de les démentir tout de suite ; et ce qui fait qu’aujourd’hui on s’en rapporte aux secondes, c’est qu’évidemment les Chinois n’auraient aucun intérêt à les propager, et à leur donner même un caractère officiel, si l’événement devait les démentir le lendemain. A l’horreur que provoquerait la confirmation des massacres, se joindrait une indignation poussée jusqu’au paroxysme, si le gouvernement chinois était convaincu d’avoir indignement trompé l’Europe, en réveillant chez elle une espérance destinée à rendre la déception finale plus cruelle. La conscience universelle se révolterait contre une telle perfidie, et la situation internationale de la Chine s’aggraverait de plus en plus.

Les dernières nouvelles de Pékin montrent qu’on commence à y comprendre la gravité de cette situation. Avant même que les renforts envoyés par les puissances aient touché le territoire asiatique, la ville indigène de Tientsin a été prise. Depuis plusieurs jours, l’au- dace des Chinois grandissait à Tientsin. Ils étaient de beaucoup les plus nombreux, ils étaient bien armés, ils montraient une habileté imprévue à se servir des armes que nous avions forgées pour eux, et en particulier de leur artillerie. On se demandait avec inquiétude quel serait le résultat d’un duel qui, matériellement, semblait très inégal. L’inquiétude n’a pas tardé à être calmée, ou du moins elle est passée du côté chinois. Le brillant fait d’armes auquel nos compatriotes ont pris une part importante, et qui a fait tomber Tientsin entre les mains des alliés, a eu un grand retentissement à Pékin. Après la chute de Takou, celle de Tientsin a commencé à y ouvrir les yeux sur l’efficacité des moyens dont nous disposions. On s’y est demandé ce qui arriverait lorsque les renforts seraient enfin réunis, marcheraient sur la capitale. Alors, comme par miracle, les légations se sont trouvées intactes, on nous a du moins donné l’assurance qu’elles l’étaient, et nous avons dit pour quels motifs elle nous semblait sincère. Il y a eu dans le monde entier, en même temps qu’une surprise mêlée de doute et même quelquefois d’incrédulité, un soulagement immédiat. On ne savait pas, au premier abord, ce qu’il fallait croire, mais enfin on n’était plus obligé de croire au pire. Le douloureux cauchemar a pesé sur nous d’une étreinte moins forte. On se trouvait en présence d’une situation nouvelle. On avait le sentiment que, si elle venait à s’éclaircir tout à fait et à se confirmer, elle pourrait comporter d’autres conséquences que celles qui avaient été envisagées jusqu’alors. Toutefois, après avoir été si souvent trompés, et, — pourquoi ne pas le dire ? — après nous être trompés nous-mêmes à plaisir sur les affaires de Chine, la défiance nous est apparue comme un devoir. Si quelques lueurs, encore bien indécises et surtout bien incomplètes, commençaient à luire pour nous, de quelles obscurités n’étaient-elles pas entourées ! Que de choses restaient inexplicables ! Quelles difficultés à concilier toutes celles qu’on nous donnait comme certaines ! Que de lacunes et de contradictions ! Par-dessus tout, le silence des ministres continuait, et il continue toujours d’entretenir notre angoisse. S’ils sont sains et saufs, comme on le prétend, pourquoi ne donnent-ils aucun signe de vie ? Un télégramme signé d’eux ferait bien mieux notre affaire que tous ceux que le vice-roi du Chan-Toung reçoit de son gouvernement, et qu’il semble, d’ailleurs, nous distribuer avec un compte-gouttes. Il y a, à la vérité, M. Conger, ministre des États-Unis, dont un télégramme a été envoyé à Washington ; mais ce télégramme n’est pas daté ; on ne sait pas à quelle période exacte il se rapporte ; — l’authenticité même en est incertaine. Enfin le cas de M. Conger augmente encore nos perplexités au lieu de les faire cesser, à cause de son caractère exceptionnel : on ne comprend pas comment M. Conger aurait pu communiquer avec son gouvernement, et pourquoi M. Pichon n’a pas encore pu communiquer avec le sien. Plus récemment, nous avons eu une lettre de sir Claude Macdonald : si elle est authentique, elle est loin d’être rassurante. Sir Claude attend, il demande un secours immédiat, faute duquel il présente le sort des légations comme désespéré. Il se plaint de ne recevoir aucune assistance des autorités chinoises, et son témoignage nous arrive avec les affirmations contraires de l’empereur Kuang-Su, qui prétend entourer les légations de toute sa sollicitude. Nous ne sommes pas embarrassés de savoir qui il faut croire. Tout reste mystère et paradoxe dans cette situation. Il y aurait quelque témérité à vouloir donner la solution d’un problème dont tant d’élémens essentiels restent inconnus : toutefois, le plus probable est que les ministres étrangers sont vivans, mais qu’ils ne sont pas libres. Ils sont assiégés, soit dans leurs légations respectives, soit dans la légation d’Angleterre où on a dit qu’ils s’étaient réfugiés. Le gouvernement chinois espère-t-il les dégager ? Peut-être a-t-il pris pour cela des mesures plus énergiques qu’il ne l’avait fait jusqu’ici ; mais il n’y est pas encore parvenu. S’il en était autrement, on ne comprendrait pas pour quel motif il ne s’empresserait pas plus d’envoyer à l’Europe impatiente la seule démonstration qu’elle soit disposée à regarder comme décisive, c’est-à-dire une dépêche émanant directement de ses ministres. Cela suffirait, mais cela est indispensable pour dissiper toutes les ombres dont des événemens de ces derniers mois restent enveloppés à nos yeux. Il y a une autre hypothèse, à savoir que les ministres ne seraient pas prisonniers de l’émeute, mais du gouvernement lui-même, qui les garderait comme otages : nous y reviendrons.

Tout donne à croire que le gouvernement chinois, après avoir été débordé par le mouvement qu’il avait déchaîné, a été à la fois menacé et épouvanté des suites de son imprudence. Ce n’est pas la première fois que ces choses-là se voient dans l’histoire. L’impératrice et l’empereur ont tremblé pour eux-mêmes. Il est très possible que leur propre sécurité ait été en danger : qui sait si elle ne l’est pas encore, et s’ils sont aussi maîtres de la situation qu’ils essaient de le faire croire à l’Europe ? Ils n’ont pas tardé aussi à s’apercevoir qu’un épouvantable orage se formait au dehors et s’apprêtait à éclater sur leurs tètes. Péril intérieur, péril extérieur, il y avait là de quoi leur inspirer une terreur salutaire. Nous avons déjà signalé comme un symptôme de ces dispositions nouvelles le rappel de Li-Hung-Chang à Pékin, tout en ajoutant que Li-Hung-Chang, après avoir donné connaissance de ce rappel aux puissances et essayé d’ouvrir des négociations personnelles avec elles, était resté à Canton. Aujourd’hui cependant, il a quitté Canton et il s’est mis, avec une grande lenteur à la vérité, en marche vers le Nord. Tous les mouvemens du puissant vice-roi ont été l’objet, dans le monde entier, d’une attention intense, mais qui n’a pas toujours été flatteuse pour lui. Il n’inspire pas confiance. La supériorité de son intelligence sur celle de la plupart de ses compatriotes est incontestable et incontestée. De plus, il a quelque notion de ce qu’est l’Europe. Mais il est Chinois ; et il porte à un rare degré le caractère de fourberie qui est le trait distinctif de sa race. Tout le monde le sait : aussi, pour employer l’expression consacrée, Li-Hung-Chang a-t-il eu une mauvaise presse. Il a été assez généralement maltraité. Peut-être y a-t-il eu là, avec un sentiment de réserve très légitime, une exagération contre laquelle il faut se mettre en garde. Les circonstances sont assez confuses, assez incertaines dans le présent et encore bien plus dans l’avenir, pour avoir inspiré à Li-Hung-Chang lui-même des hésitations et des perplexités. Il a évidemment hésité à se rendre à Pékin, mais enfin il en a pris la direction sous prétexte d’aller rejoindre son nouveau poste : il vient d’être nommé vice-roi du Petchili. Sa résolution est un symptôme favorable. Quoi qu’on en dise, parmi les choses peu vraisemblables, il n’y en a pas qui le soit moins que la résolution prêtée à Li-Hung-Chang par quelques journaux de se mettre à la tête du mouvement des Boxeurs. On a fait remarquer qu’il avait amené toute une armée de Pavillons-noirs recrutée par lui, formée et disciplinée depuis quelques mois, et qui s’élèverait à 40 ou à 30 000 hommes. Il lui a donné l’ordre de marcher à sa suite. En tant que Français, nous ne saurions en être fâchés : il vaut mieux pour nos intérêts que cette armée, dont toute la discipline tient à la forte main de Li-Hung-Chang, ne reste pas sur les frontières tonkinoises. Dans le Nord, elle pourra être utilement employée si le gouvernement chinois se propose véritablement de rétablir l’ordre et si Li-Hung-Chang veut l’y aider. D’autres hypothèses peuvent sans doute se présenter à l’esprit ; néanmoins, le voyage de Li est plus rassurant qu’inquiétant. Le vieux vice-roi s’est rendu d’abord à Hong-Kong, où il a été reçu par les autorités britanniques avec des honneurs excessifs. Malgré ce que nous venons de dire de lui, on ne saurait oublier qu’il représente un gouvernement sur lequel pèsent les plus lourdes responsabilités, un gouvernement qui, alors même que les ministres étrangers seraient encore vivans. n’en est pas moins couvert de sang et avec lequel le monde civilisé aura des comptes redoutables à régler. Mais l’Angleterre, dans la situation assez délicate où l’a placée la guerre du Transvaal, privée d’une armée disponible au moment où elle en aurait le plus grand besoin, inquiète en présence d’événemens qui la touchent de si près et qu’elle ne peut pas diriger à son gré, sur lesquels même elle ne peut pas influer avec autant d’efficacité qu’elle n’aurait pas manqué de le faire dans d’autres circonstances, l’Angleterre ménage tout, et elle a jugé sans doute qu’elle devait avoir des ménagemens particuliers pour le négociateur éventuel que la Chine s’apprête à mettre aux prises avec les puissances. De Hong-Kong, Li s’est rendu à Shanghaï, où il a été reçu beaucoup plus froidement. Il a traversé la concession française comme un simple citoyen, et les tentatives qu’il a faites pour se mettre officiellement en rapport avec le corps consulaire ont échoué. Les consuls des puissances l’ont vu individuellement, mais non pas collectivement, et se sont contentés de lui dire qu’aucune négociation, aucun échange de vues ne pouvait avoir lieu avant qu’on fût définitivement fixé sur le sort des ministres à Pékin.

C’est l’attitude qu’a prise, tout le premier, M. Delcassé, en réponse à l’ouverture qui lui a été faite et dont nous allons parler. C’est aussi celle que toutes les puissances ont adoptée, et avec grande raison. Suivant que les ministres ont été massacrés ou qu’ils ont été sauvés, la situation apparaît en effet différente, et cela non seulement au point de vue de l’humanité et du sentiment très respectable qu’elle provoque, mais au point de vue du droit des gens et des intérêts qui s’attachent à son respect. Si les ministres ont péri, ou s’ils périssent, — car ils ne nous paraissent pas dès maintenant hors de danger, — le plus odieux des attentats aura été commis contre le droit des gens, c’est-à-dire contre ce qui constitue l’état des nations les unes à l’égard des autres. Un pareil crime doit entraîner un châtiment proportionné à son énormité. Si, au contraire, nous sommes seulement en présence de phénomènes anarchiques, très graves à coup sûr, mais non pas inexpiables, le devoir de l’Europe se réduit à une double tâche : obtenir de la Chine des indemnités pour les multiples dommages causés par la faiblesse de son gouvernement et les excès des Boxeurs ; et obtenir aussi ou s’assurer à tout prix des garanties effectives contre le retour de semblables événemens. Dans le premier cas, une marche sur Pékin s’impose impérieusement ; dans le second, c’est à voir.

Nous avons dit un mot de la démarche que l’empereur Kuang-Su a faite auprès du Président de la République française. L’étonnement a été vif lorsque, un beau jour, le ministre de Chine à Paris a remis à qui de droit une lettre de ce souverain intermittent, qu’on supprime à son gré ou qu’on met tout d’un coup en vedette, et dont on ne sait pas très bien s’il est un fantôme ou un être réel. Dans cette lettre, Kuang-Su demandait la médiation de la France. Il faisait remarquer que de bons et amicaux rapports existaient depuis longtemps entre son gouvernement et celui de la République. Les difficultés qui avaient été soulevées entre eux, notamment sur la frontière du Yunnan et du Kouang-Si, avaient été réglées à l’amiable, — allusion à l’affaire de M. François ; — en conséquence, il ne pouvait pas s’adresser mieux qu’à nous pour demander une médiation dont il sentait tout le prix. Nous allons voir qu’il ne s’en est pas tenu là, et qu’il a jugé aussi à propos de s’adresser ailleurs et de frapper à plusieurs portes : il a d’ailleurs reçu partout une réponse analogue. Lorsque M. Delcassé a lu ce morceau, qui est assez long, il a été frappé d’une omission singulière : il n’y était pas dit un mot de la situation des ministres à Pékin. L’empereur ignorait-il donc quelle était à ce moment la préoccupation principale de toutes les puissances ? Et, s’il ne l’ignorait pas, était-il admissible qu’il ne dit rien, pas même un mot, pour en diminuer l’acuité ? Ce silence, ajouté à celui des ministres eux-mêmes, permettait de tout craindre. D’autre part, il était difficile de croire que l’empereur s’adressât à la France avec toutes les formes de la confiance si notre ministre avait péri, et qu’il fît allusion à la délivrance de M. François si M. Pichon avait succombé. M. Delcassé a fait la réponse qu’il devait faire, à savoir qu’il répondrait par l’intermédiaire de notre ministre à Pékin, et que le gouvernement chinois pourrait aller se renseigner à la légation de France. Eh quoi ! La communication officielle du gouvernement chinois montrait que Pékin n’était plus séparé du reste du monde : dès lors, nous devions demander avant tout qu’on nous donnât des nouvelles de nos ministres. Ce n’était pas tout, ces ministres devaient être libres, et montrer qu’ils l’étaient en rentrant en communication avec leurs gouvernemens. M. Delcassé mettait cette condition à tout échange de vues ultérieur. Était-elle donc irréalisable ? On pourrait le croire, puisqu’elle n’a pas été réalisée, du moins jusqu’à présent. Li-Hung-Chang, à Shanghaï, s’est pourtant fait fort de transmettre à M. Pichon une dépêche de notre consul et d’en avoir la réponse en cinq jours ; mais le terme fixé est atteint et on attend encore. Quoi qu’il en soit, la réponse du gouvernement de la République ne parait pas avoir donné pleine satisfaction au gouvernement impérial. Aussi, après s’être adressé à nous. s‘est-il adressé à tout le monde, ou peu s’en faut : aux États-Unis, auxquels il a demandé leurs bons offices ; au Japon, auquel, s’appuyant sur l’identité de race, il a demandé son amitié ; à l’Allemagne enfin, à laquelle il a demandé son aide et son appui. Il y a dans toutes ces démarches de l’incohérence et de la finesse, mais une finesse ultra-orientale et qui est trop sensible pour produire beaucoup d’effet. Nous avons’ aujourd’hui les réponses de tous les gouvernemens mis successivement en scène : elles ne varient que dans la forme, le fond en est le même. Mais la forme ne laisse pas d’avoir quelque importance et mérite qu’on s’y arrête un moment.

La réponse du gouvernement américain, ou plutôt de M. Mac-Kinley, est la plus oratoire de toutes ; elle sent la littérature électorale. Elle est pleine d’adjurations à l’adresse du gouvernement chinois, adjurations qui se réduisent d’ailleurs à demander que les ministres soient mis en liberté. La réponse du gouvernement japonais est très diplomatique ; on serait presque tenté de trouver qu’elle l’est trop. Le Japon proteste de ses bons sentimens : amitié, cordialité, consanguinité, etc. S’il a uni ses troupes à celles des autres puissances, ce n’est certes pas à mauvais dessein, mais seulement dans l’intérêt bien compris de la Chine elle-même, odieusement opprimée par une bande de rebelles. Au surplus l’empereur le reconnaît et le proclame. Dès lors que pouvait faire de mieux le Japon que d’envoyer un corps d’armée pour rétablir d’abord l’ordre au dedans et par suite l’harmonie avec les puissances ? Avons-nous besoin de dire qu’il l’a fait avec un absolu désintéressement ? Ces Orientaux manient entre eux merveilleusement l’ironie. La réponse de l’Allemagne a été sérieuse et sévère, conforme à ce qu’on devait attendre d’une aussi grande puissance, qui avait plus que toute autre le droit de se montrer rigoureuse, puisque, si tous les autres ministres sont encore vivans, le sien a été assassiné. Il est vrai que M. de Ketteler n’a pas été assiégé et bombardé comme ses collègues, et que, n’ayant pas été l’objet d’une agression collective dans laquelle les réguliers chinois étaient plus ou moins mêlés aux Boxeurs, on peut regarder ou présenter le meurtre dont il a été victime comme un accident particulier. Il traversait les rues de Pékin pour se rendre au Tsong-li-Yamen lorsque des « rebelles » se sont jetés sur lui et l’ont tué. L’empereur Kuang-Su affirme qu’il fait les recherches les plus actives pour découvrir les meurtriers en vue de les punir : il n’en est pas moins vrai qu’il ne les a pas encore découverts ; qu’il ne les a pas encore punis ; et que ses recherches peuvent sembler tardives. Elles n’ont pas été ouvertes le jour même du crime, mais assez longtemps après, dans la nouvelle période où nous venons d’entrer, et où le gouvernement chinois s’efforce évidemment d’amener une détente avec les puissances en leur donnant quelques premières satisfactions, ou plutôt quelques promesses. C’est à l’empereur allemand que s’est adressé directement l’empereur de Chine, comme il s’était adressé déjà aux présidens des républiques française et américaine et à l’empereur du Japon : c’est le comte de Bulow qui a répondu, et sa réponse est qu’il ne croit pas possible de transmettre le télégramme chinois à l’empereur Guillaume « tant que le sort des légations étrangères à Pékin et des autres étrangers renfermés dans cette ville ne sera pas connu d’une façon claire, tant que le gouvernement chinois n’aura pas donné toute satisfaction pour le meurtre criminel de l’envoyé d’Allemagne et n’aura pas fourni des garanties suffisantes pour une conduite future conforme aux principes du droit des gens et de la civilisation. » On ne saurait mieux dire. L’Allemagne, tout en exprimant comme il convient son grief particulier dont elle demande une légitime réparation, n’y enferme pas et n’y subordonne pas toute sa politique. Le programme qu’elle expose est celui qui est commun à toutes les puissances, ni plus, ni moins. Elle demande à être clairement édifiée sur le sort des ministres, et à obtenir pour la suite des garanties indispensables contre le retour des scènes de barbarie qui viennent de se produire en Chine et qui probablement continuent.

Il ne reste plus au Fils du Ciel que de s’adresser à l’Angleterre et à la Russie. Le fera-t-il ? Il ne faut pas en désespérer ; dans la voie où il s’est engagé, on va jusqu’au bout. S’il le fait, nous devrons nous contenter d’avoir eu la primeur de ses ouvertures : d’ailleurs cela suffit à notre amour-propre. La tentative chinoise a sans nul doute pour objet d’amener des divisions entre les puissances : nous espérons qu’elle ne produira pas ce résultat. Toutes les puissances sont actuellement solidaires : si elles pouvaient plus tard cesser de l’être, ce serait seulement lorsque leurs représentans auraient été rendus à leurs intérêts. Et il s’agit ici, non pas d’un ministre, mais de tous. On nous rendrait M. Pichon que nous ne verrions là qu’un commencement de satisfaction, et que nous continuerions de réclamer. L’épreuve commune pour les autres a créé des liens qui ne sauraient se rompre. Mais, pour en revenir aux démarches qu’a multipliées l’empereur de Chine, pourquoi paraît-il avoir négligé l’Angleterre et la Russie ?

En ce qui concerne la première, cette abstention ne se comprend pas très bien. Il n’en est pas tout à fait de même à l’égard de la seconde, car la Chine est en ce moment à l’état d’hostilité contre la Russie, état de fait, sinon de droit, et elle ne pourrait pas lui dire, comme à nous, que toutes les questions pendantes entre les deux pays ont été résolues à l’amiable. C’est même là une complication très propre à aggraver toutes les autres, si le gouvernement chinois n’y met pas bon ordre. Il s’est contenté jusqu’ici de lever les bras au ciel et de protester de son innocence : cette innocence est beaucoup trop suspecte pour qu’on y croie, et d’ailleurs un gouvernement n’est pas seulement responsable de ce qu’il fait lui-même, mais encore de ce qu’il laisse faire par ses ressortissans. Des bandes chinoises parfaitement organisées et bien armées ont attaqué le territoire russe sur la frontière de Sibérie et de Mandchourie, bombardé des villes, détruit des gares de chemin de fer ; il va sans dire que le chemin de fer lui-même a été sérieusement endommagé sur plusieurs points et qu’il reste menacé sur tous les autres. Ce sont là des faits intolérables. Le gouvernement chinois a beau faire dire à Saint-Pétersbourg qu’il n’y est pour rien, qu’il les désavoue, qu’il les déplore : ces déclarations platoniques ne sauraient suffire, et il n’est pas probable que la Russie s’en contente. La vérité est tout autre, et il y a plus d’analogie qu’on ne veut le reconnaître à Pékin entre ce qui s’est produit à Takou et à Tientsin et ce qui vient de se passer sur la frontière russe. A Takou et surtout à Tientsin, il y avait sans doute des Boxeurs pour servir de paravent ; mais ce sont les réguliers chinois qui ont attaqué les troupes alliées, et le gouvernement chinois se serait incontestablement arrogé les bénéfices et même le mérite de la victoire, s’il y avait eu victoire. Dans sa lettre à l’empereur allemand, l’empereur de Chine s’exprime ainsi : « Toutes les puissances étrangères furent prises du soupçon que le gouvernement impérial chinois était de connivence avec les populations pour persécuter les chrétiens. La conséquence de ce soupçon fut d’abord la prise du fort de Takou ; les hostilités commencèrent ; la situation devint de plus en plus embrouillée. » Cette manière d’écrire l’histoire, bien qu’elle vienne d’une plume, ou, dans le cas dont il s’agit, d’un pinceau impérial, manque d’exactitude. Sans doute les puissances ont eu, dès le premier moment, des soupçons très graves contre le gouvernement chinois, et celui-ci n’a encore rien fait d’efficace pour les dissiper ; mais ce n’est pas à cause de ces soupçons que Takou a été pris, c’est parce que les forts de la place avaient tiré les premiers contre les escadres étrangères. De même, à Tientsin, ce sont les réguliers chinois, maîtres de la ville indigène, qui ont ouvert le bombardement contre la ville européenne et contre les troupes qui l’occupaient : de là est venue la riposte qui a fait tomber la ville indigène entre les mains des alliés. Sur la frontière russe, ce sont encore les Chinois qui ont été les agresseurs. Ici et là, ils ont entendu faire acte militaire et prendre l’offensive. A Takou, les vaisseaux étrangers leur paraissaient être une avant-garde incommode et menaçante : ils les ont attaqués. A Tientsin, les troupes alliées leur produisaient la même impression : ils ont cru habile de fondre sur elles avant l’arrivée des renforts qui devaient si formidablement augmenter leur force. Sur les deux points, ils se sont trompés dans leurs calculs, parce qu’ils se sont trouvés les plus faibles ; mais leurs calculs en eux-mêmes étaient judicieux et s’inspiraient des bons principes de l’art de la guerre. Sur la frontière russe, ils ont pris également l’initiative : pourquoi ? Parce qu’ils n’ignoraient pas que des concentrations importantes, bien que trop lentes à notre gré, se formaient de ce côté, et qu’ils ont voulu les empêcher ou les troubler. C’était là un acte de guerre qui aurait été habile s’il avait été appuyé de forces suffisantes : mais nous espérons bien que la supériorité moscovite ne tardera pas à se manifester avec éclat. Quoi qu’il en soit, ce bref récit des événemens montre que les Chinois, avec une présomption toute nouvelle chez eux, ont partout attaqué. Ils l’ont fait avec vigueur et précision ; néanmoins ils n’en ont pas moins été battus et ils le seront encore. C’est après l’avoir été à Takou et à Tientsin qu’ils ont commencé à comprendre leur imprudence et qu’ils ont changé de méthode. Ils ont alors parlé de conciliation et de paix. Ils ont cherché des médiateurs. Ils ont esquissé les plaidoyers, qu’ils se proposent évidemment de développer plus tard. Il y a, en tout cela, beaucoup plus de réflexion que de spontanéité ; et il n’y a rien surtout qui soit de nature à dissiper notre défiance. Nous sommes convaincus que les Chinois ne se repentent que de n’avoir pas réussi et qu’ils ne céderont devant nos exigences, quelque légitimes qu’elles puissent être, que dans la mesure étroite où ils seront contraints de le faire.

Et cela doit déterminer notre conduite à leur égard. En présence d’une diplomatie aussi subtile et dont nous connaissons aujourd’hui la duplicité raffinée, nous serions inexcusables de nous laisser duper. C’est ce qui arriverait à coup sûr si nous ne continuions pas d’être jusqu’au bout les plus forts, et d’en donner aux Chinois une conviction tellement évidente qu’ils ne puissent pas s’y tromper. Bien loin de ralentir l’envoi de nos renforts, il faut au contraire l’accélérer. On commence d’ailleurs, — et nous ne parlons pas seulement de la France, — à s’apercevoir que l’affaire est sérieuse, et nous sommes déjà assez loin, tant les uns que les autres, des quelques milliers d’hommes que nous étions d’abord proposés de diriger sur l’Extrême-Orient. Malgré les protestations d’amitié qu’il a adressées à la Chine, le Japon a mis sur pied des forces considérables, qui ont déjà bien mérité de la civilisation dans l’assaut de Tientsin. Toutes les grandes puissances ont eu au même degré le sentiment du devoir qui s’imposait à elles. L’Italie elle-même, bien que le peu de succès de ses anciennes prétentions en Chine fût de nature à la décourager, n’a pourtant pas voulu rester à l’écart des autres, et elle a fait un effort très honorable pour marquer que, dans une œuvre intéressant la collectivité européenne, on devait toujours lui réserver sa place. Nous aurons donc bientôt une armée imposante à Tientsin, et nous n’hésiterions pas, s’il le fallait, à augmenter encore le nombre et la force de ses régimens. Est-ce à dire que nous soyons résolus, quoi qu’il arrive, à marcher sur Pékin et à y entrer au fracas du canon ? Si nous pouvons éviter d’aller à Pékin, tant mieux ; mais cela ne dépend pas de nous, cela dépend des Chinois. Quant à nous, nous devons conserver pendant toutes les négociations la possibilité d’une marche sur la capitale, et même en augmenter continuellement la facilité. Alors on nous donnera les satisfactions que nous sommes en droit d’exiger, mais qu’on nous refuserait certainement, si nous n’avions pas sous la main un sûr moyen de les obtenir.

Li-Hung-Chang, à Shanghaï, a eu une intéressante conversation avec le correspondant du Times, à qui il a d’ailleurs paru vieilli, fatigué, inférieur à lui-même : l’avenir montrera si cette impression est exacte. Li est affectivement très âgé ; mais il n’a pas donné, dans son gouvernement de Canton, le sentiment que ses facultés fussent affaiblies. Seulement, il compte trop sur sa finesse et sur notre simplicité. A l’entendre, les finances de la Chine ne lui permettent de payer aucune indemnité. A l’en croire, nous devrons nous tenir pour très satisfaits si on nous rend nos ministres, et cette satisfaction devra nous tenir lieu de toutes les autres. Mais surtout, a-t-il répété, que l’armée des alliés se garde bien de faire un pas dans le sens de Pékin : ce serait le signal des massacres qui ont été évités jusqu’ici ! C’est précisément cette menace de Li-Hung-Chang, déguisée sous un conseil, qui donne à croire que le gouvernement chinois a pu avoir la détestable pensée de retenir les ministres étrangers comme otages. Lorsqu’il les affirme vivans, il dit sans doute la vérité ; mais pourquoi n’ajoute-t-il pas qu’ils sont libres et qu’ils peuvent correspondre avec leurs gouvernemens, sinon parce qu’ils sont prisonniers et condamnés au mutisme ? Si on leur rendait la liberté, ils ne manqueraient pas d’en profiter pour rejoindre Tientsin, et on veut les garder comme un en-cas, afin de faire de leur vie même un des élémens de la négociation future. Si on les laissait parler, les récits qu’ils feraient provoqueraient peut-être une indignation telle, que cette négociation deviendrait impossible. Ces calculs perfides et ces craintes probablement fondées apparaissent à travers les confidences de Li-Hung-Chang ; mais, si les craintes du vice-roi sont sérieuses, du moins ses calculs sont-ils vains. Nous n’accepterons jamais la question comme il la pose, et, pour qu’il ne puisse y avoir à ce sujet aucun doute, nous devons exiger, avant toute négociation, que nos ministres et que les étrangers qui voudront les suivre soient dirigés sur Tientsin et mis sous la protection directe de l’armée internationale. Sinon, les événemens suivront leur cours inévitable et, ayant fait notre devoir, nous dirons : Advienne que pourra. S’il y a du sang versé, il sera vengé, et dans des conditions telles que la Chine ne pourra jamais en perdre le souvenir. Le vice-roi du Yunnan a échappé à ces justes représailles en nous rendant M. François sans conditions, car nous n’en aurions accepté aucune. Il y a là un exemple digne d’être médité et surtout d’être imité. Nous ne savons, de ce qui se passe, que ce que disent tous les journaux, et s’il y a, comme c’est probable, quelques échanges d’idées entre les divers cabinets, nous en ignorons le secret : mais nous n’avons pas besoin qu’on nous le dise pour être sûr qu’aucune puissance ne consentirait à entrer en rapport avec un gouvernement qui n’aurait pas, avant tout, assuré la sécurité et la liberté des agens diplomatiques confiés à sa sauvegarde. Son impuissance même, à cet égard, devrait lui être imputée à crime. En tout cas, on ne discute pas avec un gouvernement qui n’offre aucune garantie, et quelle garantie pourrait-il offrir, s’il n’a même pas la force de dissiper les attroupemens qui, depuis plus d’un mois, assiègent et canonnent les légations étrangères ?

Il est à souhaiter que la situation se modifie dans le sens d’une détente. Hier encore, cela paraissait absolument impossible : aujourd’hui, il n’en est plus tout à fait de même, et, si les assurances que nous prodigue le gouvernement chinois sont confirmées par les faits, il dépendra de lui seul d’amener une solution où les puissances, après avoir montré leur force, puissent faire preuve de clémence. Mais il ne s’en tirera pas à aussi bon compte que Li-Hung-Chang a paru le croire en causant avec le correspondant du Times. Les assurances de bonne volonté ne suffiront pas : il faudra des garanties sérieuses et des gages réels. La destitution de quelques fonctionnaires ne suffira pas : il faudra des châtimens vraiment expiatoires. Les événemens qui viennent de se dérouler ne se réparent pas par l’expression de quelques regrets, par le désaveu de quelques personnes, ou même par le paiement de quelques indemnités. Complice ou incapable, le gouvernement chinois a encouru des responsabilités plus lourdes, sur lesquelles, dans l’ignorance des événemens, nous ne pouvons pas nous prononcer encore, mais qui seront certainement rendues effectives. L’usage qu’il a fait de sa propre liberté nous autorise ou plutôt nous oblige à prendre des précautions contre le retour de pareils excès. Évidemment, les armées alliées, après s’être montrées à Tientsin, ne rentreront pas purement et simplement, dès le lendemain, dans leurs pays respectifs. Probablement l’escadre internationale, que Li-Hung-Chang peut voir se réunir à Shanghaï, a son but et saura l’atteindre. De même, les légations étrangères à Pékin ne pourront pas rester à la merci d’une populace naturellement fanatique, ou artificiellement fanatisée. Il y a là des conséquences inévitables d’une situation qui a trop duré. Mais, si le gouvernement chinois veut en éviter de plus graves encore, il n’a pas un moment à perdre pour le dire : et il devra tenir un tout autre langage que celui qui orne la correspondance de l’empereur Kuang-Su.


Au moment de terminer, les journaux nous apportent la tragique nouvelle de l’assassinat du roi d’Italie. Nous ne pouvons aujourd’hui faire autre chose que d’exprimer pour notre part la réprobation indignée qu’un tel crime soulèvera dans tout le monde civilisé. Ce n’est l’heure ni de se livrer à de longs commentaires, ni de songer à tracer, du souverain qui vient de succomber, un portrait historique. Mais il semble bien que, si jamais prince n’eut à aucun degré figure de tyran, et par conséquent dût être à l’abri de cette sorte d’attentat, c’était le roi Humbert. Pourtant, — après combien de tentatives manquées ! — voici que la folie sanguinaire a trouvé son chemin jusqu’à lui. Sa mort s’ajoute à celle du président Carnot, de M. Canovas, de l’impératrice Elisabeth d’Autriche. Quelques divisions artificielles ou temporaires que la politique s’efforce de maintenir entre les peuples les mieux faits pour mettre en commun leurs joies et leurs tristesses, la France se sentira de toutes façons très près de la nation voisine en ce jour de cruelle épreuve.


FRANCIS CHARMES.
ESSAIS ET NOTICES

COUP D’ŒIL SUR LES CONSTITUTIONS ACTUELLES DES ÉTATS-UNIS ET DE LA FRANCE
A PROPOS D’UN OUVRAGE RÉCENT[1]

Dans sa préface au premier volume de la Bibliothèque internationale du Droit public, publiée sous la direction de MM. Max Boucard et Gaston Jèze (le Gouvernement parlementaire en Angleterre, par A. Todd), M. Casimir-Perier a signalé avec juste raison l’importance politique de cette entreprise. Si l’on veut rechercher la meilleure forme de gouvernement, non pas seulement en théorie mais en pratique, il est bon de s’éclairer des expériences déjà faites dans les diverses nations qui offrent un champ convenable aux études de législation comparée. Au point de vue parlementaire, l’Angleterre devait tenir le premier rang : car c’est chez elle que cette forme de gouvernement a pris naissance et qu’elle s’est développée, transformée, depuis la grande Charte, ou du moins depuis la Déclaration des Droits. C’est de ses exemples que se sont inspirés les États qui ont aujourd’hui adopté ce régime, avec les différences résultant de leurs origines, de leur histoire, de leur position et de leurs mœurs. Après l’Angleterre, on devait attendre les États-Unis d’Amérique, issus de l’Angleterre et affranchis de sa domination avec le concours de la France ; et les éditeurs de cette collection avaient une raison toute spéciale pour l’offrir, en second lieu, au public français ; c’est que les États-Unis ont avec la France une affinité de plus.

Tandis, en effet, que l’Angleterre, à travers ses révolutions, est restée monarchique, la France, à l’exemple des États-Unis, est devenue république. Elle a, comme les États-Unis, son président élu pour un temps limité, elle a deux Chambres, une Chambre des représentans et un Sénat ; mais là s’arrêtent les ressemblances, et les différences sont profondes. Elles ne tiennent pas seulement à la diversité des races, elles tiennent au mode déformation des deux nationalités. En France, c’est la royauté qui a fait l’unité de la nation : royauté procédant de la loi des francs sous Clovis, et de l’empire romain comme de la royauté franque sous Charlemagne ; effacée pendant un temps par la féodalité, mais prévalant à la fin, grâce à la suprématie qu’elle tenait de son titre et ramenant, sans défaillance, toutes les parties de la Gaule à l’unité nationale, œuvre capitale, maintenue et fortifiée par la Révolution. En Amérique, ce sont des colonies, formées indépendamment les unes des autres, qui, s’affranchissant du joug de la métropole et associées dans la lutte, se sont, après la victoire, constituées en nation.

C’est de là que part le livre de M. W. Wilson.


L’objet de ces essais, dit-il, n’est pas de présenter d’une manière complète la critique du gouvernement des États-Unis ; il est simplement de mettre en relief les traits les plus caractéristiques de la pratique du système fédéral. Prenant le Congrès comme le pouvoir central et prédominant du système, l’objet de ces essais est d’illustrer tout ce qui touche au Congrès.


Il faut pourtant que le lecteur se rappelle ce que l’auteur suppose trop bien connu, je veux dire quelles sont les différentes pièces de la machine dont il se propose d’apprécier le jeu dans son livre :

Pouvoir législatif attribué à un Congrès qui se compose d’un Sénat et d’une Chambre des représentans : la Chambre des représentans nommée pour deux ans, en nombre déterminé pour chaque État ; le Sénat comptant deux sénateurs par chaque État et renouvelable par tiers tous les deux ans ;

Pouvoir exécutif confié à un Président, nommé pour quatre ans en même temps qu’un Vice-Président, son remplaçant de droit en cas de destitution, de démission ou de mort.

On aimerait à suivre, d’étape en étape, les évolutions qu’a subies en réalité la constitution américaine depuis qu’elle a été signée le 17 septembre 1787. M. Wilson, je l’ai dit, ne le fait pas : il s’attache surtout à la juger telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Disons qu’il n’en pense pas tout le bien possible ; et je ne sais si le lecteur français trouvera dans ce tableau des traits applicables à la réforme de notre constitution : une Chambre des représentans, divisée en grands comités qui sont comme autant de petites législatures menées par leurs leaders (p. 113) ; une Chambre où la discussion est étranglée par un règlement draconien (p. 122) ; où les bills n’ont chance de passer que par des suspensions du règlement obtenues presque subrepticement à la dernière heure (p. 123) ! Et qui est-ce qui crée ces comités presque souverains ? Est-ce le vote de la Chambre tout entière ? Est-ce au moins le sort ? Non : c’est le speaker ou président de la Chambre, homme de parti ; et il les compose absolument comme il le veut (p. 158) ! Nos réformateurs qui songent aux comités de la Convention ne prendront assurément pas modèle sur ces comités d’Amérique ; ils ne prendront pas non plus modèle sur le Sénat des États-Unis pour réformer notre Sénat, qu’ils attaquent, dans les projets de révision, comme empiétant sur les droits de la Chambre. Qu’ils lisent cette page du livre de M. Wilson :


La conduite du Sénat, quand il s’agit de bills financiers, rend inutiles les efforts laborieux de la Chambre.

Le Sénat possède, par précédent, le droit d’amendement le plus complet pour ces lois aussi bien que pour toutes les autres.

La constitution ne dit pas dans quelle Chambre les projets de loi pour l’affectation des crédits devront être proposés d’abord. Elle dit simplement que tous les projets de loi pour la fixation des recettes doivent venir de la Chambre des représentans, et que, dans l’examen de ces projets, le Sénat peut proposer ou accepter des amendemens comme pour les autres lois (art. I, sect. VII) ; mais « par une pratique aussi ancienne que le gouvernement lui-même, la prérogative constitutionnelle de la Chambre a été considérée comme s’appliquant à tous les general appropriation bills, » et on a accordé au Sénat les droits d’amendement les plus étendus.


Dans quel esprit se feront ces amendemens ?


La Chambre haute peut y ajouter ce qu’elle veut ; elle peut s’écarter complètement des stipulations de la Chambre, et y ajouter les dispositions législatives d’un caractère tout à fait nouveau, qui changent non seulement le montant, mais l’objet des dépenses, et qui font avec les matériaux que leur a envoyés la Chambre populaire des choses d’un caractère tout différent. Les appropriation bills, tels qu’ils sortent de la Chambre des représentans, pourvoient à des dépenses très inférieures aux crédits demandés dans les estimâtes ; quand ils reviennent du Sénat, ils proposent des crédits de plusieurs millions de plus, car cette assemblée moins sensible a porté les dépenses presque, sinon complètement, au niveau du chiffre des estimâtes.


Comment s’en tire-t-on ?

Après avoir subi l’épreuve d’un examen rigoureux au Sénat, les appropriation bills reviennent à la Chambre avec de nouveaux chiffres. Mais, quand ils reviennent, il est trop tard pour que la Chambre les remette au creuset du comité de la Chambre entière. Le comité des appropriations de la Chambre n’a guère présenté ses bills avant le milieu de la session, on peut en être certain ; une fois arrivés au Sénat, ils ont été soumis au comité correspondant ; le rapport de cette commission a été discuté avec la lenteur qui caractérise la façon de procéder de la Chambre haute ; de sorte que les derniers jours de la session ne sont pas éloignés quand les bills sont renvoyés à la Chambre avec toutes les modifications que leur a fait subir le Sénat. La Chambre n’est guère disposée à accepter les changemens importans introduits par le Sénat ; mais on n’a plus le temps d’engager une querelle avec la Chambre haute, à moins de prendre le parti de prolonger la session jusqu’au milieu des chaleurs de l’été, ou de rejeter le bill en acceptant tous les ennuis d’une session extraordinaire. Si c’est la courte session, qui se termine, d’après la constitution, le 4 mars, on n’a que l’alternative encore plus désagréable de laisser régler les appropriations par la nouvelle Chambre.


Il y a donc là aussi des conflits.


Voilà pourquoi il est d’usage de régler ces conflits au moyen d’une conférence entre les deux Chambres. La Chambre rejette les amendemens du Sénat sans les lire ; le Sénat refuse énergiquement de céder ; il s’ensuit une conférence dirigée par une commission de trois membres de chaque Chambre ; on arrive à un compromis en amalgamant des propositions contraires, de façon à ne donner la victoire à aucun des deux partis... (p. 171-174).


Quant au pouvoir exécutif, nous offre-t-il plus d’exemples à suivre, soit dans l’élection du Président, soit dans l’exercice de ses droits ?

Pour l’élection du Président, rappelons encore ce que M. Wilson n’avait pas à apprendre à ses concitoyens, mais ce qu’un lecteur français doit savoir.

Chaque État nomme un nombre d’électeurs égal à la totalité des sénateurs et des députés qu’il a le droit d’envoyer au Congrès. Ce corps électoral nomme tout à la fois et le Président et le Vice-Président, qui n’est, comme on vient de le voir, que sa doublure, un en-cas, mais qui, du vivant du Président, a pourtant un rôle : il préside le Sénat. Le vote se fait distinctement pour chacun d’eux dans chaque État, et les deux listes contenant tous les noms, avec indication des suffrages obtenus, sont envoyées au siège du gouvernement. Si l’un des candidats obtient pour la présidence la majorité absolue, il est proclamé Président ; sinon, la Chambre des députés choisit immédiatement, au scrutin, parmi les trois qui ont obtenu le plus grand nombre de suffrages ; mais, dans ce choix du Président fait à la Chambre, les votes sont pris par État, la représentation de chaque État n’ayant qu’un seul vote. Les deux tiers des États représentés constituent le quorum nécessaire pour la validité du vote ; et, le quorum atteint, l’élection se fait à la majorité des États.

Les rouages, convenons-en, sont un peu compliqués ; mais on y voit cet avantage : c’est que le collège électoral est dissous une fois la besogne faite, et on estime que le Président se trouve ainsi dégagé de tous liens envers ses électeurs. Est-ce bien sûr ? car, en dernier lieu, l’élection peut dépendre du vote de la Chambre ; et le Président a-t-il aussi pleinement le pouvoir exécutif qu’on le prétend ? Que dire de l’intrusion du Sénat dans le pouvoir exécutif, de ses réunions en « sessions exécutives, » de la part qu’il prend non seulement à la conclusion des traités (cela en effet est bien aussi du domaine législatif), mais dans la nomination des ambassadeurs et même des fonctionnaires civils ?


Le Président, dit l’auteur, n’a point de voix dans les décisions du Sénat au sujet de ses transactions diplomatiques ou au sujet des matières pour lesquelles il le consulte ; et cependant, si l’on n’a point de voix dans la décision, il n’y a pas consultation. Quand il ferme ses portes et qu’il se rend à la « session exécutive, » le Sénat ferme ses portes au Président aussi bien qu’au reste du monde. Il ne peut répondre aux objections que fait le Sénat à ses déterminations que par le moyen encombrant et insuffisant d’un message, ou par les bons offices d’un sénateur qui veut bien lui offrir son concours, mais qui n’a point d’autorité. Bien souvent même le Président ne peut pas savoir qu’elles ont été les objections du Sénat. Il est obligé d’aborder cette assemblée comme un domestique qui confère avec son maître et qui est naturellement plein de respect pour ce maître (p. 252).


Pour les nominations, l’intervention du Sénat est sans doute plus contestée :


Ce sont les nominations, dit l’auteur, qui amènent le plus de désaccord entre le Président et son seigneur le Sénat (p. 254).


Et il ajoute :


Quand on examine les rapports du Sénat avec les fonctions civiles et les abus qui accompagnent ces rapports, on discute une phase du gouvernement par le Congrès qui promet d’être bientôt un simple souvenir historique (p. 256).

Il faut dire d’ailleurs que cette pratique ne résulte pas de la constitution : c’est une des évolutions abusives qu’elle a subies et sur laquelle on peut revenir.

Mais le Sénat, à qui l’auteur reproche d’être « le seigneur du Président, » n’a-t-il pas pour président le Vice-Président des États-Unis ? Que fait ce membre du pouvoir exécutif à la tête du plus haut organe du corps législatif ?


Il ne serait pas convenable, sans doute, dit l’auteur, de ne pas dire un mot du président du Sénat dans une étude sur le Sénat ; et cependant il y a très peu de chose à dire du Vice-Président des États-Unis. Sa position est extraordinairement insignifiante et très incertaine. En apparence et strictement parlant, il ne fait point partie de la législature, — il n’en est évidemment pas membre, — et cependant ce n’est pas non plus un fonctionnaire de l’exécutif... C’est simplement un fonctionnaire judiciaire chargé de régler les actes d’une assemblée dont les règlemens ont été faits sans son avis et ne sont point changés d’après son avis.


Et il conclut :


Ce qu’il y a de plus embarrassant dans l’examen de ses fonctions, c’est qu’en montrant qu’il y a peu de chose à dire sur son compte, on a évidemment dit tout ce qu’il y a à dire (p. 259, 260).


Dans cet examen critique des pouvoirs publics aux États-Unis comme ils sont aujourd’hui, ce que l’auteur a surtout devant les yeux, c’est la constitution de l’Angleterre, non pas dans sa totalité : la constitution de l’Angleterre, défalcation faite de la royauté et des lords ! Son idéal, c’est la Chambre des communes avec un ministère formé selon l’esprit qui y domine. La Chambre des communes, c’est le Congrès comme il le veut, et le ministère, un vrai comité de gouvernement ; les deux réunis réalisent pour lui le gouvernement congressionnel. Le Gouvernement congressionnel, c’est le titre de son ouvrage et l’objet de ses vœux. Mais ce Gouvernement congressionnel, c’est dans nos souvenirs le Gouvernement conventionnel : en Amérique, la Convention tempérée, il est vrai, par le fédéralisme ; chez nous, la Convention avec son Comité de salut public ; nous ne sommes pas tentés d’y revenir. Quant au présent, ni le pouvoir législatif en France, partagé, à titre égal, entre deux Chambres issues, quoique par deux modes différens, d’un même suffrage, ni le pouvoir exécutif, qui a toutes les prérogatives d’une monarchie constitutionnelle, n’ont rien à envier au système américain, — à une condition pourtant, c’est que les deux Chambres sachent se maintenir dans les limites respectives de leurs droits, et le Président de la République, user du sien. Quoi qu’il en soit des projets de décentralisation que l’on agite aujourd’hui, il est certain qu’on n’ira pas en France jusqu’à reconstituer nos anciennes provinces en donnant à chacune d’elles une législature qui lui soit propre ; et quant à l’élection du Président, il me paraît douteux qu’un système qui, en Amérique, met tout le pays en agitation pendant toute une année, un an sur quatre, soit jugé préférable au procédé qui, chez nous, peut réduire la crise à une seule journée tous les sept ans.

En somme, tout n’est pas à imiter dans le tableau que nous présente l’auteur, ni à recommander dans les tendances qu’il manifeste ; mais, indépendamment des renseignemens précieux qu’il nous fournit, il nous donne un bon exemple à suivre : c’est de faire, comme il le fait pour l’Amérique, l’examen impartial de notre propre état. Voyons d’où vient le mal dont nous souffrons, s’il résulte de notre constitution même ou de la façon dont on la pratique. Notre constitution, par les facilités qu’elle offre à la révision, comporte toutes les réformes ; l’examen que M. Wilson nous suggère nous montrera si c’est elle que nous devons réformer.


HENRI WALLON.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.
SOUVENIRS D’UN DIPLOMATE

L’ANNEXION DE LA THESSALIE
(1878-1882)

L’annexion de la Thessalie au royaume de Grèce a été l’un des accords qui, dans le dernier quart de ce siècle, ont le plus coûté d’efforts à la diplomatie, après avoir paru d’abord facile à conclure. C’est un épisode émouvant en lui-même, puisqu’il a résolu, au profit d’un État chrétien, l’un des nombreux problèmes de la question orientale ; mais il est aussi fort intéressant au point de vue spécial de la négociation qui a démontré, par ses péripéties et par son dénoûment, combien ce qu’on appelle « le concert européen, » lors même qu’il paraît établi et confirmé par des déclarations unanimes, reste encore susceptible de fluctuations, de subtilités et de réticences. On verra, je crois, par le récit qui va suivre, les inconvéniens et les dangers d’une politique indécise entre le droit ancien et le droit moderne, poursuivie pendant trois ans à travers des contradictions assez étranges et des débats confus où la paix de l’Orient et la dignité des Puissances ont été parfois en péril. Faute de direction précise, de prudence au début, et, plus tard, de clarté dans l’expression d’une volonté ferme, l’Europe a failli paralyser ses propres décisions, et n’a réalisé qu’incomplètement sa pensée première. Ayant suivi le cours des faits dès leur origine jusqu’à leur fin, en qualité de

  1. Ces pages ont été écrites pour servir d’introduction à la traduction française du livre de M. Woodrow Wilson qui a pour titre : Le Gouvernement congressionnel, étude sur la politique américaine ; Paris. Giard et Brière, 16. rue Soufflot, 1 vol. in-12.