Chronique de la quinzaine - 31 mai 1833

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Chronique no 28
31 mai 1833


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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Le procès qui nous avait été intenté, est enfin terminé. Le beau talent de M. Odilon-Barrot, qui s’était empressé d’offrir son secours à la Revue des deux mondes, n’a pas eu à se déployer devant l’auditoire d’un tribunal de police correctionelle. Quelques paroles de sa bouche ont suffi pour éclairer cette cause, si claire pour tout le monde, si tout le monde voulait voir. La Revue des deux mondes était accusée d’avoir dépassé le cercle de ses attributions pour avoir parlé quelquefois, dans ses chroniques de la quinzaine, des travaux littéraires de M. Guizot, des dîners ministériels, et de la direction que les doctrinaires voudraient donner aux lettres et aux beaux-arts. Nous avions beau alléguer que la Revue de Paris, journal tout littéraire, avait publié, pendant plus d’une année, une chronique politique, rédigée par M. et madame Guizot, dire que vingt feuilles de ce genre parlent chaque jour à Paris des séances des chambres et des affaires publiques, sans avoir demandé à la caisse des dépôts et consignations, après un paiement préalable de quelques mille francs, le droit de censurer les gouvernemens de l’Europe ; c’était à la Revue des deux mondes, venue la dernière dans cette lice, qu’on en voulait. Elle seule devait servir d’exemple. On nous reprochait sans cesse cette innocente chronique, où nous touchons si légèrement les évènemens de la quinzaine, et on trouvait que ce n’était que par la prison et l’amende qu’une telle audace pouvait être réprimée. Personne ne nous parlait, il est vrai, des Lettres sur les hommes d’état de la France, interrompues par tous ces débats, qui avaient éveillé tant de susceptibilités. On se gardait bien de s’établir avec nous sur ce terrein. Le retentissement de ces révélations sur les dernières transactions de Benjamin Constant, sur la cause des douleurs de Périer, avait été assez grand. On s’était dit qu’il ne fallait pas le prolonger, et on était bien décidé à ne pas nous trouver coupables là-dessus. Pour nous, persuadés d’abord que c’était là la seule et unique cause des poursuites qu’on exerçait contre nous, nous avions conçu une convenable défense, et nous nous préparions à prouver qu’en cette affaire nous nous étions réduits au simple rôle d’historiens, élaguant de nos récits tout ce qui touchait de trop près à la politique du jour, et sacrifiant les documens les plus précieux avec un courage dont le tribunal nous eût peut-être su gré. Mais le plaidoyer que nous méditions a été inutile. Ce n’est pas pour nos lettres politiques qu’on nous demandait un cautionnement, c’est pour notre chronique littéraire. Las de chicaner sur le droit de prononcer tels ou tels noms, de discuter de telle ou telle chose, nous avons déposé ce cautionnement qui nous ouvre les portes du monde réel, et aujourd’hui nous nous trouvons avoir payé le droit de parler librement de tout, en nous abstenant toutefois de médire de l’autorité, des gens en place, de l’académie, et de tout ce qui tient à quelque chose.

Dieu merci ! nous pourrons désormais conter légalement, à nos risques et périls, et n’ayant à craindre tout au plus que l’amende, Sainte-Pélagie ou le Mont-Saint-Michel, comment, par exemple, l’emprunt grec est arrivé à bon terme, et quels louables efforts ont été faits par nos députés doctrinaires en cette occasion. Chaque matin, pendant plusieurs jours, on a vu leurs carosses et leurs cabriolets sillonner toute la ville. M. le comte Jaubert a encore deux chevaux sur la litière, deux bons chevaux que l’emprunt grec a ruinés. On rencontrait à chaque pas M. le comte de Rémusat, gourmant la lenteur de son cocher de louage, qui ne se doutait pas que les quarante sous qu’on lui payait à l’heure, rapportaient quelques millions au gouvernement du roi Othon. Enfin tant de promesses, de protestations, d’encouragemens ont été portés à domicile chez MM. les députés, par M. Mabul, M. Duvergier et tous les jeunes officiers d’ordonnance de MM. de Broglie et Guizot, que les portes du trésor se sont encore cette fois largement ouvertes, et que sans bourse délier, comme l’a dit si facétieusement M. le ministre des affaires étrangères, nous paierons de notre or, frappé à l’effigie du roi de juillet, l’établissement féodal d’un nouveau souverain de la sainte-alliance.

Il nous sera aussi permis maintenant de dire quelques paroles au sujet des malheureux captifs de juin, qu’on vient d’arracher aux cachots de Sainte-Pélagie, pour les lancer sur la cime aride du Mont-Saint-Michel. Il est vrai que ces paroles seraient inutiles, car une indifférence presque générale, il faut le dire, a accompagné ces malheureux dans leur translation. À la chambre, les centres ont trouvé d’aimables plaisanteries à opposer à un orateur qui se plaignait de la rigueur extrême avec laquelle ont été traités l’inflexible Jeanne et ses compagnons. Un ministre a fort bien prouvé que le gouvernement était dans son droit en agissant de la sorte, et que la prison du Mont-Saint-Michel, où Louis-Philippe a vu briser, au commencement de la révolution, des cages de fer destinées à renfermer les gens de lettres qui écrivaient contre les ministres du temps, est aujourd’hui un séjour charmant. On y jouit, à travers les barres de fer et les créneaux, d’une délicieuse vue de la mer qu’on voit à dix-huit cents pieds au-dessous de soi, l’air y est pur et vif : Avranches, ville populeuse et animée, n’est qu’à peu de lieues de là, à l’extrémité d’une magnifique plaine de sable que domine la forteresse, et en vérité les prisonniers ont grand tort de se plaindre. Leurs femmes et leurs familles qui passaient pieusement la journée au guichet de Sainte-Pélagie, attendant l’heure de les voir, de les secourir et de les embrasser, auront la liberté de traverser paisiblement cette plaine quand le leur permettra la marée qui la couvre. Rien ne les empêchera de gravir les mille degrés du roc tournoyant qui mène au fort, et une fois en haut, si elles arrivent à une certaine heure précise, si le télégraphe s’est montré clément ce jour-là, si les huit cents prisonniers entassés dans ce lieu n’ont pas encouru la disgrâce de leurs geôliers, la consolation qui était permise aux détenus de Sainte-Pélagie, sera accordée aux prisonniers du Mont-Saint-Michel. L’honorable M. Gaillard Kerbertin a bien dit, c’est un lieu très salutaire que le Mont-Saint-Michel !

Cependant on aménage avec soin un élégant navire pour madame la comtesse de Luchesi-Palli, qui n’est coupable, il est vrai, que d’avoir mis la Vendée en feu pendant plusieurs mois, et de nous avoir jetés dans les horreurs d’une guerre civile plus burlesquement terminée que les exploits d’Hudibras, par la main flexible d’un accoucheur. Une nef commode va l’emporter aux riantes mers de Sicile, et les flots qui se prêtent à tout, complaisans comme une chambre de députés, ces flots qui ceignent étroitement les prisonniers du Mont-Saint-Michel, vont rendre à la liberté l’auguste pécheresse.

On assure que M. le ministre du commerce attend l’époque de cette heureuse délivrance (nous parlons de l’élargissement administratif de madame la comtesse de Palli), pour célébrer les fêtes de son propre mariage avec une riche héritière. Depuis quelque temps, on voit M. le ministre du commerce suivre assidûment sa jolie fiancée, et se dédommager près d’elle, sur une banquette de l’Opéra, des tourmens qu’il est condamné à endurer sur le banc de douleur de la chambre où sans doute il envie le sort agréable de ces condamnés de Saint-Michel, qui vont mener une vie qu’il nous a peinte sous des couleurs vraiment séduisantes.

Les soins que M. Thiers accorde à son prochain établissement, ne l’ont pas empêché de s’occuper avec sollicitude de son ministère. Il a commencé à défendre avec succès à la chambre ce fameux projet d’un emprunt de cent millions, destinés à faire des routes, et à achever les monumens de ce Napoléon qui n’achevait rien, au dire de notre jeune ministre. Si l’on en croit quelques personnes qui se disent bien informées, l’existence politique de M. Thiers se trouverait tout-à-fait consolidée par l’adoption de ce projet. Un très haut personnage s’intéresse beaucoup, dit-on, à ces cent millions, dont quelques-uns passeraient dans les coffres de la liste civile. Il est déjà convenu, ajoute-t-on, entre le ministre et qui de droit, que la bibliothèque royale sera transférée au Louvre, et que pour mettre le propriétaire actuel de ce palais en état de recevoir dignement le dépôt de nos richesses nationales, on lui paiera sur les cent millions qu’on demande, la bagatelle de dix-huit millions. Les architectes autres que M. Fontaine ont beau alléguer qu’il faut dix-huit mille mètres d’étendue pour placer les livres de la bibliothèque, et qu’il ne s’en trouve que six mille à prendre dans le Louvre, on leur répond, l’œil fixé sur les dix-huit millions, qu’on prendra mille mètres dans une partie du bâtiment, et mille mètres dans une autre, cent mètres dans les combles et cent mètres dans les caves, et que tout ira bien. Puis, M. le ministre du commerce, bon courtisan, comme on sait, s’écrie, en sautillant, que les savans ont de bonnes jambes, qu’ils pourront monter et descendre pour visiter les gravures, les manuscrits et les livres, et que d’ailleurs on leur fera deux beaux escaliers. — Aussi beaux que celui des Tuileries que vous venez d’abattre ? lui répondait hier un spirituel architecte à qui il s’adressait. Il est inutile d’ajouter que ce n’est pas M. Fontaine.

Ce qui paraît plus certain, c’est que les dix-huit millions seront donnés à la liste civile, et que la bibliothèque royale restera où elle est. Qu’importe d’ailleurs à M. Thiers ? Ne disait-il pas dernièrement en riant, à quelqu’un qui lui reprochait d’avoir galamment fait acquérir par le gouvernement, sur une recommandation féminine, un tableau reconnu pitoyable par lui-même : La chambre nous oblige-t-elle à acheter de bons tableaux ?

Qu’espérer d’une telle insouciance et du cynisme porté à un si haut degré dans les affaires du pays ?

En attendant que M. Thiers, le protecteur des arts, relève et régénère le Théâtre Français, M. Véron soutient l’éclat du sien, et protège l’art en véritable ministre. C’est du moins ce qu’il a fait cette semaine, en prêtant généreusement la salle de l’Opéra à madame Dorval, et en mettant ses danseuses à la disposition de cette grande actrice. La représentation de madame Dorval n’a pas été aussi fructueuse qu’elle devait l’être. L’attrait de voir un acte de la Phèdre de Pradon n’avait pas été assez grand pour le public, et le proverbe que nous publions aujourd’hui, tout fin, tout philosophique et spirituel qu’il soit, ne suffisait pas pour remplir la vaste scène de l’Opéra. On ne peut se figurer la finesse et la grâce que madame Dorval a répandues dans le rôle de la jeune duchesse, cette innocente coupable dont elle a rendu si parfaitement la candeur et la mélancolie. Dans le mauvais acte de la Phèdre de Pradon, madame Dorval a prouvé que sa place est au Théâtre Français.

Un incident au moins singulier a failli ravir à madame Dorval les fruits de cette représentation. Quelques heures avant qu’elle parût sur la scène, le directeur de la Porte Saint-Martin, qui avait donné depuis long-temps son consentement, a refusé l’autorisation écrite de laisser jouer madame Dorval à l’Opéra. Or, tout l’attrait de cette représentation reposait sur elle. L’embarras était grand, le trait bien noir, et le remède bien difficile à trouver. On sait quelle influence mademoiselle Georges exerce au théâtre de la porte Saint-Martin, dont elle est en quelque sorte la directrice ; influence si puissante, que madame Dorval est réduite à ne jouer jamais que des rôles médiocres, et à ne paraître que dans des ouvrages dont on n’espère pas le succès. Il était difficile de méconnaître la main d’où partait le coup. Peut-être aussi était-ce un reste de cette vieille rivalité qui s’était allumée, il y a vingt-cinq ans, entre mademoiselle Georges et mademoiselle Duchesnois ; car mademoiselle Duchesnois devait jouer aussi ce soir-là, au bénéfice de madame Dorval, le rôle de Phèdre de Racine. Quoi qu’il en soit, les deux Phèdres eussent été fort embarrassées, si un homme d’esprit, dont la plume est aussi vive que l’épée, ne se fût présenté devant M. le directeur de la Porte Saint-Martin, une boîte de pistolets à la main, et ne lui laissant que l’alternative de tenir sa parole, ou de venir la rompre, comme faisait Napoléon, sur le champ de bataille. Cette conférence s’est terminée comme celle de Tilsitt, et l’on s’est arrangé à l’amiable, en se promettant tout bas de rompre à la première circonstance.

M. le directeur de la Porte Saint-Martin devait cependant quelque reconnaissance à madame Dorval, qui avait joué, quelques jours auparavant, le rôle de Beatrix Cenci, dans la tragédie de ce nom, de M. le marquis de Custine. M. de Custine est un de ces poètes rares qui pensent que l’honneur d’être représenté en public, ne peut être trop payé. On porte, si les bruits de coulisses ne nous trompent pas, à cent quarante-cinq mille francs, la somme payée en conséquence de ce principe, par M. de Custine à M. le directeur de la Porte Saint-Martin, pour frais de costumes, de décors et de public, et pour dépenses de toute espèce occasionées par la mise en scène de son ouvrage. On ajoute que l’auteur payait au directeur mille écus par représentation, mais qu’ayant voulu réduire quelque peu de cette somme, à la quatrième représentation, le directeur a rudement refusé de jouer plus long-temps la pièce. Nous souhaitons au directeur de la Porte Saint-Martin beaucoup d’actrices aussi distinguées que madame Dorval, et surtout beaucoup d’auteurs aussi riches et aussi généreux que M. de Custine, quoiqu’il les récompense fort mal.

— Bocage, que la Comédie Française n’a pas su retenir, va faire une tournée dans le midi de la France, où il est impatiemment attendu. Cet excellent acteur n’avait retardé son départ que pour jouer le rôle du duc dans le proverbe de M. Alfred de Vigny ; il s’en est acquitté avec beaucoup d’aisance et de finesse. Il a été très bien secondé par Provost.

UNE GROSSESSE, PAR M. J. LACROIX.

Nous devons à une pensée lugubre, effrayante, satanique, mais au fond morale, qui a long-temps hanté le cerveau de M. Jules Lacroix, le roman dont il vient de nous gratifier sous le titre d’une Grossesse[1]. Voilà du moins ce qu’il nous apprend dans une préface sous forme d’allocution au bibliophile Jacob, où je vois, que lui Jules Lacroix a long-temps regardé l’art comme chose sérieuse, et sué sang et eau à limer des traductions de Perse et de Juvénal ; mais que le bibliophile lui a démontré sans réplique comme quoi c’était pure niaiserie, par le temps qui court, de s’escrimer consciencieusement pour gagner les bonnes grâces du public, et que la littérature était une marchandise comme une autre. Ainsi revenu des erreurs de sa jeunesse, M. Jules Lacroix a mis sur l’enclume sa pensée satanique et morale, et voici ce qu’il a enfanté : le marquis d’Escas, vieux mari à cheveux blancs, a une jeune femme et un ami, le vicomte Armand, qui le trompent tous deux, et le rendent père d’un enfant dont il salue la naissance avec les transports paternels d’usage. Il surprend un jour sa femme dans les bras du vicomte, et l’horrible vérité se découvre à lui tout entière. Dans le premier moment de fureur, il songe à un duel, à l’assassinat : mais le premier lui paraît un moyen de vengeance incertain, le second insuffisant, et voici ce qu’il imagine : Le vicomte doit épouser une jeune personne qu’il aime passionnément et qui habite momentanément la maison du marquis. Celui-ci administre une potion somnifère à toute la maison, et pendant la nuit livre la jeune fiancée à une espèce de satyre qui remplit chez lui les fonctions de jardinier. Le mariage a lieu, et la première découverte que fait le vicomte dans le monde conjugal est que sa femme se trouve enceinte de trois mois. — Scènes de fureur et tout ce qui s’ensuit jusqu’à l’accouchement. L’enfant vient au monde, et pour dénoûment le vieillard outragé vient avec son jardinier près du lit de l’accouchée, et déclare tout ce qui s’est passé. Le vicomte prend l’enfant, lui brise la tête contre la muraille et se brûle la cervelle. Le marquis de son côté retourne chez lui, fait une scène terrible à sa femme, lui fend le crâne avec le talon de sa botte, et s’enfuit je ne sais où, après avoir fait porter son prétendu fils aux enfans trouvés.

La morale de tout ceci est évidemment qu’il faut s’adresser le moins possible à la femme de son voisin, morale quelque peu banale, mais bonne à redire pour l’instruction de plusieurs. Ce qui est moins édifiant, quoi qu’en dise M. Jules Lacroix, c’est la forme donnée à cet enseignement. Il n’a reculé devant aucune des conséquences de son sujet. C’est là tout ce que je veux dire de son livre.

SOLITUDE, RÊVERIES, PAR M. DARGAUD.[2]

Solitude, par M. Dargaud, est un livre qui révèle chez son auteur une âme élevée et contemplative, éprise de l’isolement sans haïr la société, atteinte de tristesse sans trop de désenchantement. C’est un livre propre à remplir les heures d’une promenade solitaire à l’ombre des bois. Peut-être pourrait-on exiger quelque chose de plus mâle dans les rêveries de M. Dargaud. La mélancolie s’est perfectionnée comme tout le reste depuis cinquante ans à peu près qu’elle a été inventée. Elle a échangé ses formes indécises et vaporeuses pour des formes plus austères. Notre époque veut dans ce genre une forte nourriture. — Childe Harold nous a tous gâtés.


  1. vol. in-8o, chez Renduel.
  2. vol. in-8o, chez Paulin.