Chronique de la quinzaine - 31 mai 1912

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Chronique n° 1923
31 mai 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le parlement est rentré en session le 21 mai, et le premier soin que la Chambre des députés a eu à remplir a été de nommer un président. Pendant les vacances parlementaires, elle avait perdu M. Henri Brisson qui, sauf pendant les derniers temps où l’âge et la fatigue se faisaient sentir chez lui, a été un bon président. Il avait de la gravité, de l’autorité, une grande expérience acquise dans le long exercice de ses fonctions, et il serait injuste de ne pas reconnaître que, malgré les partis pris que lui imposait l’énergie de ses convictions personnelles, il dirigeait les débats de la Chambre avec impartialité. Il semblait fait pour cette tâche et n’a pas aussi bien réussi dans d’autres. Doctrinaire plutôt qu’homme d’action, ses courts passages au ministère ont été moins heureux. C’est au fauteuil présidentiel qu’il était tout lui-même, avec dignité, avec solennité même, préoccupé de sauver les formes du gouvernement parlementaire au milieu de l’abaissement de nos mœurs publiques, respectueux de toutes les opinions et soucieux de témoigner une haute déférence à ses adversaires. Lorsque la question religieuse était en jeu, et on sait qu’elle l’a été souvent, il perdait de son sang-froid. Libre penseur à l’ancienne mode, il croyait au danger permanent que la Congrégation faisait courir à la société moderne : sa philosophie politique ne s’élevait pas alors sensiblement au-dessus de celle d’Eugène Sue. En somme, il a été peut-être, depuis quarante ans, le personnage le plus représentatif du parti radical. On a pu d’ailleurs mesurer, le jour de sa disparition, le vide qu’il y faisait, car il n’a pas trouvé de remplaçant, et M. Paul Deschanel a été élu président à une forte majorité.

Dans l’éloquent discours qu’il a prononcé en prenant possession du fauteuil, M. Deschanel a dit que son élection était le résultat des circonstances, parole trop modeste, qui contient pourtant une part de vérité. S’il est permis à M. Deschanel de faire abstraction des brillantes qualités de talent et de caractère qui lui ont valu l’estime et la confiance de ses collègues, ceux-ci ne les ont pas oubliées dans le scrutin du 21 mai. Toutefois, il a eu raison de dire que les circonstances l’avaient aidé. Le parti radical-socialiste manque d’hommes et par surcroît de malheur, — malheur pour lui, bien entendu, — il s’est divisé. Lorsque s’est produite la mort inopinée de M. Brisson, on a parlé tout de suite de M. Delcassé pour lui succéder et, pendant quelques semaines, il a paru être le candidat du parti radical-socialiste. Il aurait été le meilleur possible, s’il n’avait pas été ministre, car il est populaire à la Chambre, il y est aimé ; ceux mêmes qui ne sont pas de ses amis politiques savent qu’il est dénué de tout esprit sectaire et qu’il fait des rêves de bon Français ; beaucoup de sympathies l’entourent. Mais, nous le répétons, il est ministre et on aurait créé un précédent très dangereux si on avait pris un membre du Cabinet pour le porter au fauteuil de la présidence. M. Delcassé se devait d’ailleurs à la tâche qu’il a entreprise et dans laquelle il a réussi : la marine a confiance en lui et ne l’aurait pas vu partir sans regret. Lorsqu’on a l’honneur, dans les circonstances actuelles, d’être ministre de la Marine, ou de la Guerre, ou des Affaires étrangères, c’est un devoir de ne pas abandonner son poste. Aussi M. Delcassé n’a-t-il pas posé sa candidature, mais il n’a pas déconseillé à ses amis de le faire à sa place et s’est mis à leur disposition. C’était trop ou pas assez : trop, si on tient pour justes les observations qui précèdent ; pas assez, si on se place au point de vue d’une candidature qui ouvre une bataille et ne peut aboutir qu’à la condition d’être ouvertement et fortement soutenue. Si M. Delcassé avait donné sa démission de ministre et s’était mis à la tête de son parti, il aurait très vraisemblablement réussi. Il est resté dans une situation intermédiaire, amphibie, un peu équivoque, et il a échoué. On ne suit que ceux qui marchent. M. Delcassé est resté immobile et son attitude a permis à d’autres candidatures radicales de se produire à côté de la sienne. Le parti radical-socialiste se compose de plusieurs groupes que nous ne désignerons pas par leurs noms : nos lecteurs s’y perdraient. Chacun d’eux a désigné un candidat, celui-ci M. Georges Cochery, celui-là M. René Renoult qu’on ne s’attendait guère à voir en cette affaire, et M. Delcassé, qui observait de loin la manœuvre, ne s’est pas mépris sur le danger qu’elle présentait : il a déclaré aussitôt qu’il n’était pas candidat. Toutes ces intrigues jettent un jour plus intéressant qu’édifiant sur la psychologie du parti radical : chacun y tire à soi la couverture au risque de la déchirer. M. Renoult n’a fait que paraître et disparaître. Quant à M. Cochery, il a été plusieurs fois ministre des Finances et a montré dans l’exercice de ses fonctions de la volonté, du courage, un sérieux souci des deniers publics : lui aussi a la sympathie de la Chambre et, s’il avait eu affaire à un autre parti, sa candidature aurait pu servir de point de ralliement. Mais il était écrit que le parti radical serait victime de ses divisions et, lorsqu’on en est venu au vote, il n’a pas pu donner à M. Cochery tout à fait cent voix. C’était un effondrement. M. Deschanel est resté seul en présence de M. Etienne : il l’a emporté au second tour.

M. Etienne appartient à la phalange, aujourd’hui bien réduite, des amis personnels de Gambetta : il représente une politique un peu flottante, mais qui se distingue de celle des radicaux-socialistes par quelque chose de plus ouvert et de plus généreux. M. Etienne ignore l’esprit sectaire et n’a jamais prononcé d’excommunication contre personne : la politique hargneuse, âpre, vorace, que les radicaux pratiquent depuis une quinzaine d’années, n’est pas la sienne et son succès, s’il s’était produit, n’aurait pas été le leur. Toutefois, leur défaite n’aurait pas été aussi éclatante avec lui qu’avec M. Deschanel, dont la carrière a présenté plus d’unité. Et non seulement la candidature de M. Deschanel avait, au point de vue général, une signification plus précise, mais les circonstances lui donnaient, en ce qui concerne la réforme électorale, un caractère particulièrement significatif : son succès devait être une victoire pour le scrutin de liste avec représentation proportionnelle dont il a été, depuis la première minute, un des défenseurs les plus énergiques et les plus éloquens. Il était permis d’espérer que cette réforme, pour laquelle le pays s’était évidemment prononcé lors des élections dernières, se ferait sans trop de résistances, mais ces espérances ont été trompées : le parti qu’on a qualifié d’ « arrondissementier » a fait une merveilleuse défense et la réforme est restée en suspens. A mesure pourtant que les mois et les années s’écoulent et que la Chambre s’éloigne de son point de départ pour se rapprocher de son point d’arrivée, en d’autres termes à mesure qu’elle s’éloigne de sa naissance pour se rapprocher de sa mort, il devient plus urgent de résoudre le problème dans un sens ou dans l’autre. C’est pourquoi les partisans de la représentation proportionnelle ont résolu de faire une manifestation sur le nom de M. Deschanel. A droite, à gauche, au centre, en votant pour lui, on a entendu voter pour la réforme. L’élection de M. Etienne n’aurait pas eu le même sens. M. Etienne n’a pas fait, croyons-nous, de manifestation personnelle bien éclatante pour ou contre la réforme, mais le plus grand nombre de ses amis y sont contraires et ils auraient interprété son succès au profit de leur opinion. En revanche, les partisans de la représentation proportionnelle sont en droit de tirer avantage de l’élection de leur candidat. Au point de vue parlementaire, ils représentent une majorité composite et bigarrée qui va de l’extrémité droite à l’extrémité gauche ; ce n’est pas une majorité de gouvernement ; ce n’est, si l’on veut, qu’une majorité d’opinion, mais il n’en faut pas moins compter avec elle. Ce serait une grande faute de ne pas le faire. Ce serait une faute aussi de ne pas capter la force que cette élection recèle et de ne pas s’en servir. En tout cas, comme nous l’avons dit plus haut, et comme M. Deschanel l’a dit plus éloquemment que nous en prenant possession du fauteuil présidentiel, il faut aboutir : que ce soit dans un sens ou dans l’autre, il faut sortir de l’incertitude au sujet du mode électoral qui sera mis en œuvre en 1914. Si ce doit être la représentation proportionnelle, il n’est que temps pour les partis de s’organiser en vue d’un mode électoral nouveau, qui fonctionnera chez nous pour la première fois et que le pays, tout en le voulant, ne s’explique pas encore très clairement. Si on ne le fait pas, les élections prochaines seront une surprise et un chaos.

Nous avons parlé du discours de M. Deschanel : il a été d’une très belle tenue littéraire et la Chambre, en l’écoutant, a éprouvé un plaisir délicat. Le nouveau président a parlé de l’ancien avec une respectueuse sympathie : les dissentimens d’autrefois s’effacent devant la mort. Il a eu aussi un mot obligeant pour M. Etienne, son concurrent de la veille resté son ami. M. Deschanel ne s’en est pas tenu là : il a donné les meilleurs conseils à la Chambre sur la distribution de son travail et nous désirons vivement que ces conseils soient suivis. Que de forces se perdent dans nos assemblées parce qu’elles sont employées sans méthode ! Si M. Deschanel obtient seulement que la discussion du budget ne soit que la discussion du budget et non pas de cent autres choses à la fois, il faudra bénir sa présidence. Y réussira-t-il ? Ne cherchons pas à prévoir l’avenir : pour le présent son élection, dans une lutte réglée contre le parti radical en désordre et bientôt en déroute, a une signification qui ne saurait échapper. Depuis quelques mois ce parti éprouve échecs sur échecs : ainsi périssent les partis qui n’ont plus d’hommes ni d’idées.

On sait avec quels ménagemens nous parlons de nos provinces perdues : ce n’est pas faute d’y penser toujours, mais c’est un devoir pour nous de n’en parler qu’avec prudence, faute de quoi nous risquerions de leur être plus nuisible qu’utile et d’aggraver encore les préventions qui existent contre elles en Allemagne. Le récent discours que l’empereur Guillaume a prononcé à Strasbourg a cependant fait trop de bruit dans le monde pour que nous le passions sous silence : nous devons en dire au moins quelques mots. L’Empereur a les impressions vives et le verbe prompt : cela suffit sans doute à expliquer les paroles qu’il a adressées au maire de Strasbourg. Il s’en est fallu de peu qu’il n’accusât l’Alsace-Lorraine d’ingratitude : on lui a donné une constitution qui lui assure une certaine autonomie ; que lui faut-il davantage et d’où vient l’opposition qui continue de s’y manifester ? Si cet état d’esprit dure, a dit l’Empereur, l’Alsace sera réunie à la Prusse et, après m’avoir connu du bon côté, elle me connaîtra du mauvais.

Le prétexte à cette boutade virulente a été le mécontentement causé en Alsace par l’interdit prononcé contre l’usine de Grafenstaden dont le directeur a déplu. Il a déplu, non pas parce qu’il remplissait mal sa fonction et fabriquait de mauvaises locomotives, mais parce que son attitude politique n’était pas conforme aux vœux du gouvernement Il n’en a pas fallu davantage pour que les commandes qui avaient été faites à l’usine de Grafenstaden lui aient été retirées et pour qu’on lui fît savoir qu’elle n’en recevrait pas d’autres aussi longtemps qu’elle conserverait le même directeur. L’Alsace est sans doute le seul pays du monde où un pareil fait pouvait se produire ; l’opinion en a été froissée et agitée et l’affaire a été l’objet, à la seconde Chambre, d’une discussion à la suite de laquelle l’assemblée s’est prononcée à l’unanimité contre la mesure prise. l’avait-il lieu de s’en indigner ? Non, certes ; l’impression produite par le retrait des commandes est toute naturelle ; en tout cas, il est excessif, après avoir retiré ses commandes à l’usine, de menacer à son tour l’Alsace de lui retirer sa constitution. Mais il n’y a eu là qu’un prétexte : la raison sérieuse et profonde de l’irritation du gouvernement impérial vient de ce que l’opposition alsacienne, qu’on espérait désarmer avec des demi-concessions, reste mécontente et continue de soutenir la totalité de ses revendications. Cet état d’esprit persistant en Alsace entretient à Berlin une nervosité qui, on vient de le voir, va quelquefois jusqu’à l’exaspération. Il serait très simple de donner satisfaction aux Alsaciens en leur accordant une autonomie plénière et en mettant leur pays sur le même pied que les autres États de l’Empire ; mais c’est précisément ce qu’on leur refuse. L’Alsace, qui se sent toujours traitée en mineure, ne s’y habitue pas, et toutes les concessions qu’on lui fait petitement, par calcul étroit, sans générosité et sans confiance, ne l’amènent qu’à dire : Ce n’est pas cela que nous demandons. C’est pourquoi le malentendu subsiste, le désaccord s’accentue et on s’étonne à Berlin que les générations nouvelles ne soient pas plus germanisées que les anciennes : il parait même qu’elles le sont moins. L’incompatibilité d’humeur engendre la mauvaise humeur ; elle existe de part et d’autre et l’Empereur a exprimé la sienne à sa manière, sans attacher sans doute à sa parole la portée qu’elle aurait si on s’en tenait au sens littéral des mots. Changer la constitution de l’Alsace est une affaire d’Empire, qui dépend de tous les États confédérés, et il est probable, ou plutôt certain, que ces États accepteraient difficilement que la province fût incorporée à la Prusse : l’équilibre de la Confédération elle-même en serait changé. L’Empereur le sait fort bien. Il est à croire aussi que l’expression a mal rendu sa pensée lorsqu’il a présenté comme un châtiment le fait d’être incorporé à la Prusse et qu’il a menacé les Alsaciens, après s’être montré à eux du bon côté, de se montrer du mauvais. Ce discours devait produire quelque émotion dans l’Empire et n’était pas de nature à flatter l’amour-propre prussien.

Mais ce n’était pas là un discours public, et sa publication n’avait été autorisée ni par l’Empereur ni par son gouvernement, ce qui le différencie de l’interview qui, il y a quatre ans, a fait tant de bruit lorsqu’elle a paru dans le Daily Telegraph. Le journal Le Matin se l’est procuré par ses moyens propres ; il l’a reproduit et on a attendu quelques jours pour voir si l’exactitude en serait ou non démentie. Elle ne l’a pas été, soit parce qu’elle ne pouvait pas l’être, soit parce qu’on a préféré accepter les conséquences de l’incident dans l’espoir qu’elles ne seraient pas très redoutables devant le Parlement : effectivement, elles ne l’ont pas été. Le Reichstag a décidé, il y a quelques jours, au moyen d’une modification de son règlement, que ses membres pourraient adresser des questions au chancelier ; mais le chancelier y fait les réponses qu’il veut et le débat reste sans sanction. Il aurait pu cependant créer quelque embarras au gouvernement, si la violence sans mesure avec laquelle les socialistes l’ont engagé et soutenu n’avait pas rendu la tâche de M. de Bethmann-Hollweg plus facile : il s’en est d’ailleurs acquitté habilement. L’attaque principale ayant été dirigée contre l’Empereur, c’est à la défense de l’Empereur qu’on l’attendait. Quelle serait son attitude ? On se rappelle celle de M. de Bulow en 1908. M. de Bülow, qu’on nous passe le mot, avait lâché son maître et, quelques semaines après, il tombait lui-même du pouvoir : renversé par le Parlement, il ne trouvait plus d’appui au Palais. Avait-il été entraîné par la violence de la tempête, d’ailleurs passagère, qui s’était déchaînée contre l’Empereur ? Avait-il voulu, en diminuant l’autorité du souverain et en augmentant celle de l’Assemblée, faire entrer l’Allemagne dans les voies parlementaires ? Quoi qu’il en soit, son successeur ne l’a pas imité. « Je repousse, a-t-il dit, les attaques dirigées contre Sa Majesté. L’Empereur a exprimé un mécontentement qui a été partagé par bien des Allemands dans ces dernières semaines. Il n’y a aucune raison pour moi de ne pas accepter la responsabilité de cette situation. Tant que je serai en charge, je couvrirai l’Empereur. Je n’agis pas ainsi par des considérations de courtisan, mais parce que c’est mon devoir d’homme d’État. Le jour où je ne pourrai plus remplir ce devoir, vous ne me verrez plus à cette place. « En attendant, le chancelier a pris bravement à son compte les paroles de l’Empereur. Il a affirmé que celui-ci n’avait jamais songé à se passer du Conseil fédéral et du Reichstag pour réviser, s’il y avait lieu de le faire, la constitution de l’Alsace-Lorraine. « A qui fera-t-on croire, a-t-il dit, que l’Empereur, en parlant de la révision de la Constitution, n’ait pas entendu parler d’un acte de la législation de l’Empire qui ne pourrait être présenté que comme une ultima ratio ? L’Alsace-Lorraine est un pays d’Empire : seuls le Conseil fédéral et le Reichstag auront à examiner si, un jour, le moment ne sera pas venu de modifier la Constitution qui lui a été donnée. » Mais, après avoir apaisé ainsi les scrupules constitutionnels que la parole impériale avait pu provoquer, il a pensé que, puisqu’un avertissement sévère avait été adressé aux Alsaciens, il y avait lieu pour lui de le confirmer, et c’est là ce qui est le plus intéressant pour nous dans son discours. « Conseil fédéral et Reichstag, a-t-il dit, s’ils étaient contraints de prendre certaines déterminations, ne se laisseraient guider que par les intérêts de l’Empire : aux Alsaciens-Lorrains de décider si ces intérêts vitaux comportent une consolidation de l’autonomie et de la liberté accordées à leur pays, ou s’ils en exigent la restriction. L’Alsace-Lorraine décidera elle-même de son sort. Personne ne peut fermer les yeux à cette situation qu’il y a dans ce pays d’Empire des tendances anti-allemandes : tout ce qui est allemand doit s’unir contre elles et ainsi on en aura raison. Cela et le souci de l’avenir du Reichsland ont été le noyau et la substance de l’avertissement sérieux donné par l’Empereur. Était-ce un tort de sa part de le donner ? Non, et là-dessus la nation entière est du même avis. L’Alsace-Lorraine est un pays qui nous appartient comme toute autre partie de la patrie allemande. Si, ce que je ne crois pas, les excitations et les manœuvres y devenaient dominantes, le Conseil fédéral et le Reichstag aviseraient à réduire et à détruire cette agitation. L’honneur de l’Allemagne leur en imposerait le devoir. » Nous reproduisons ces paroles sans les commenter : pour qu’un homme d’un parfait sang-froid comme M. de Bethmann-Hollweg les ait prononcées, il faut que la situation reste tendue en Alsace et que les esprits y aient fait peu de progrès dans le sens de la germanisation.

Mais les socialistes qui ont soutenu cette discussion attachaient évidemment peu d’intérêt à l’Alsace-Lorraine : leur seule préoccupation était d’attaquer l’Empereur et, quand ils ont vu que le chancelier le couvrait et le défendait, ils sont revenus à la charge avec plus d’ardeur encore. On ne peut pas dire que la liberté de parole n’existe pas au Reichstag, car dans aucun autre parlement du monde le chef de l’État ne pourrait être traité comme l’empereur Guillaume l’a été. Il est vrai que le gouvernement allemand n’est pas un gouvernement parlementaire et que, quand le chancelier déclare couvrir son souverain, c’est de sa part une pure fiction, car celui-ci gouverne en réalité et ses ministres sont responsables seulement devant lui. Cette forme politique a, comme on le voit, ses inconvéniens. Il résultera d’ailleurs peu de chose de l’incident dont nous parlons. Si les socialistes ont cru qu’ils renouvelleraient contre l’Empereur l’explosion d’impatience qui s’est produite en 1908, ils se sont trompés. Tout le monde a été d’avis, in petto, que l’Empereur aurait mieux fait de ne pas tenir à Strasbourg le langage qu’il y a tenu, mais l’indignation des socialistes n’a trouvé d’écho ni dans le pays ni dans le Reichstag. On aurait dit, au Palais-Bourbon, que l’incident était clos.


Nous ne parlerons pas aujourd’hui de la guerre italo-turque parce que nous le faisons dans une autre partie de la Revue. La prise de possession des îles de la mer Egée par l’Italie n’a encore produit aucun effet apparent, mais elle fait réfléchir et elle donnera bientôt du travail à la diplomatie. L’Italie a déjà occupé une douzaine d’îles et rien ne l’empêche d’en occuper davantage : la difficulté sera pour elle de les garder ou de les rendre. Les garder, elle est la première à déclarer qu’elle n’a aucune intention de le faire. Elle les a prises, dit-elle, pour servir d’objets d’échange, mais d’échange contre quoi ? Contre la Tripolitaine ? C’est tourner dans un cercle pour revenir au point de départ, à savoir que l’Italie, même si on lui donne la Tripolitaine, devra encore s’en emparer. Rendre les îles à la Porte ne sera pas non plus facile, si l’occupation se prolonge : les populations y répugneront et on aura semé dans l’Archipel une douzaine de questions crétoises. L’avenir reste aussi confus que jamais.


Pendant ce temps les esprits travaillent dans le monde et on assiste à des évolutions d’opinion qui ne sont pas pour nous sans quelque surprise. C’est surtout en Angleterre que ce phénomène se produit de la manière la plus intéressante pour nous, car nous entrons pour une part considérable dans les préoccupations qui y agitent en ce moment l’opinion. Le temps n’est plus où un ministre anglais exaltait avec une admiration complaisante le splendide isolement de son pays : le mot ferait aujourd’hui l’effet d’un paradoxal anachronisme, car c’est d’une alliance qu’on parle et on se demande si elle ne serait pas utile, peut-être même nécessaire. Une alliance ! C’était devenu une sorte d’axiome de la politique anglaise qu’il fallait éviter d’en conclure, soit qu’on se sentit assez fort pour s’en passer, soit qu’on conservât la confiance de pouvoir conclure au dernier moment, sous le coup d’obligations immédiates, les accords effectifs que les circonstances comporteraient et imposeraient. Mais les choses ont pris un autre aspect. Les moyens d’action des Puissances se sont prodigieusement développés et compliqués et ces immenses mécanismes ne peuvent être mis en mouvement, ou du moins l’être avec succès, que grâce à une longue et patiente préparation. L’Angleterre n’est plus seule sur les mers. La flotte allemande, devenue en quelques années la seconde du monde, continue de s’accroître avec une rapidité qui impose à l’Angleterre, pour conserver son avance sur elle, des sacrifices de plus en plus lourds. Les pacifistes anglais, qui ont rêvé d’une entente avec l’Allemagne en vue de la modération des armemens, ont marché de déception en déception et leurs chimères ont fini par se dissiper Pendant qu’elle cause, l’Allemagne continue d’armer toujours davantage : si elle cherche à endormir l’attention de ses rivaux, la sienne ne se ralentit jamais. L’Angleterre comprend désormais à quelle activité, à quelle ténacité elle a affaire et M. Winston Churchill a déclaré que toute entente navale était inutile, l’Amirauté étant résolue à proportionner ses constructions à celles de l’Allemagne, de manière à conserver toujours la même supériorité. La question devient alors une question d’argent et, certes, l’Angleterre est riche ; mais l’Allemagne l’est devenue, et ce n’est pas sans tristesse qu’on songe à Londres aux dépenses que coûtera l’exécution du programme de M. Churchill. Il n’y a pas à hésiter pourtant, car il s’agit d’une question d’existence : To be or not to be. Mais quelque effort qu’on fasse, on se demande s’il sera toujours efficace. Les grandes Puissances coloniales et commerciales sont vulnérables aujourd’hui sur toute l’étendue du globe : c’est donc partout qu’elles doivent être prêtes à se défendre et aucune n’est sûre de pouvoir le faire si elle reste dans un isolement qui cesserait bientôt d’être splendide pour devenir désastreux.

Telles sont les réflexions que font tout haut plusieurs journaux anglais avec la simplicité tranquille et la franchise envers eux-mêmes et envers les autres qu’ils apportent dans la discussion des intérêts de leur pays. Ils concluent qu’après être sortis de l’isolement pour entrer dans la période des ententes, il convient sans doute d’aller plus loin et de substituer des alliances formelles à des ententes qui, restant vagues, n’imposent aucune obligation strictement déterminée et ne sauraient dès lors donner qu’une insuffisante sécurité. Mais avec qui s’allier ? Avec l’Allemagne ou avec la France ? Si la question se pose ainsi quelquefois, c’est pour se conformer à une certaine méthode d’exposition et de discussion. Il est bien clair que l’Angleterre ferait un marché de dupe si elle s’alliait avec l’Allemagne ; elle favoriserait l’écrasement de la France et, le jour où la France serait écrasée, elle aurait assuré l’hégémonie mondiale de l’Allemagne maritime aussi bien que terrestre. La faute commise en 1870 serait renouvelée dans des conditions beaucoup plus inexcusables, parce qu’à l’abstention de cette époque on substituerait une intervention active dont le résultat serait d’établir la grandeur de l’Allemagne sur la ruine de la France et sur la déchéance de l’Angleterre : il serait puéril, en effet, de compter sur la reconnaissance de l’Allemagne lorsqu’on aurait tout abaissé autour d’elle et à son profit. Il ne peut donc s’agir que de l’alliance avec la France : la seule question est de savoir s’il y a lieu de la conclure ou de s’en abstenir.

Le fait même que cette question est posée témoigne d’un changement notable dans la mentalité britannique. La presse l’aborde très directement. L’Observer, en particulier, demande : Que nous donnera la France ? Que lui donnerons-nous ? Les deux apports doivent être égaux. Mais mieux vaut citer son article. « On ne peut vraiment pas s’attendre, y lisons-nous, à ce que les Français, aussi généreux qu’ils puissent l’être, risquent leur existence même pour nous préserver des conséquences de notre propre aveuglement. Nous demandons à la France d’accepter un accord par lequel, si nous sommes attaqués, elle assumera certains de nos devoirs afin de permettre à notre flotte de se concentrer là où seront attaqués nos intérêts vitaux. A moins que nous ne soyons prêts à lui rendre la réciproque et en situation de le faire, nous lui demandons par la même d’exposer ses propres intérêts vitaux à une attaque analogue. On peut nous attaquer sur mer, on peut attaquer-la France sur terre. Offrir seulement à notre voisine de défendre ses côtes de la Manche et de l’Atlantique, en retour de son appui dans la Méditerranée, c’est lui faire une offre ridicule. Nous devons être préparés à faire pour elle aujourd’hui ce que nous avons souvent fait contre elle dans le passé : l’aider à assurer la défense de ses frontières contre l’invasion. Ceci demande non pas une entente, — accord plus ou moins sentimental comportant vaguement la reconnaissance du fait que le but et les intérêts des deux pays sont identiques, — mais une alliance aussi ferme et aussi étroite que celle qui unit l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Ceci demande entre les deux pays un appui mutuel dans tout le domaine de la politique internationale et un plan arrêté d’action commune pour le cas où surgirait un conflit. » On ne saurait mieux parler, et voilà, certes, une question bien posée ; seulement, on ne peut pas dire ici que la poser soit la résoudre. Pour la résoudre, en effet, il reste beaucoup à faire. Ce n’est pas la première fois que l’idée de passer d’une entente à une alliance s’est présentée aux esprits, de ce côté du détroit comme de l’autre. On ne s’y est pas arrêté en Angleterre, parce que l’idée n’était pas mûre et qu’elle était repoussée par le pacifisme du parti radical : elle l’est d’ailleurs encore aujourd’hui. On ne s’y est pas arrêté en France parce que l’Angleterre n’avait fait que peu de chose pour nous apporter le concours effectif dont parle l’Observer en si bons termes. Et les choses en sont au même point. Ce ne sont d’ailleurs pas, il s’en faut de beaucoup, tous les journaux anglais qui tiennent le langage dont l’article de l’Observer fournit un exemple expressif. La thèse de l’Observer est celle de la presse conservatrice : la presse libérale en soutient une différente. Pleine pour nous d’une sympathie très sincère, elle rappelle que l’entente cordiale a suffi jusqu’à ce jour à toutes les circonstances, même aux plus graves : pourquoi donc la remplacer par une alliance stricte qui aurait pour conséquence inévitable l’augmentation des armemens qu’on voudrait pouvoir diminuer et de provoquer en Allemagne des susceptibilités qu’on cherche précisément à dissiper ? Ces argumens ne sont pas sans valeur. Aussi bien nous ne sommes pas de ceux qui font fi de notre entente avec l’Angleterre sous sa forme actuelle. L’appui moral de ce grand pays ne nous a pas fait défaut quand nous en avons eu besoin et on a certainement prévu le cas où, si un conflit continental venait à éclater, cet appui moral pourrait devenir un appui matériel. Mais si des vues ont été échangées à ce sujet, aucune obligation d’y donner suite n’a été contractée ; on a laissé aux circonstances le soin d’en décider. Il en serait autrement avec un traité.

Faut-il donc le faire ? Ce n’est pas la presse française qui le demande, c’est la presse conservatrice anglaise, et elle le fait dans des termes qui ne peuvent que nous toucher. Il y aurait quelque légèreté à y répondre dès aujourd’hui, puisqu’on reconnaît en Angleterre même qu’une alliance comporte des conditions qui n’existent pas encore : toutefois, l’opinion française ne saurait en repousser l’idée a priori. Nous n’avons eu qu’à nous louer de la parfaite loyauté de l’Angleterre depuis que les arrangemens que nous avons faits avec elle en 1904 ont orienté nos deux politiques dans le même sens ; il n’y a pour ainsi dire pas un seul nuage entre nous, et notre confiance mutuelle a toujours été en se consolidant. L’alliance, si elle se concluait un jour, serait donc le contraire d’une génération spontanée ; elle aurait des racines dans un passé déjà long, elle serait le fruit de l’expérience. Nous n’en dirons rien de plus pour le moment. L’idée en est née chez nos voisins, c’est chez eux qu’elle doit faire son chemin et elle n’y a encore conquis, en dehors du gouvernement, qu’une partie de l’opinion. Mais c’est beaucoup qu’elle s’y soit produite, qu’elle y ait été exprimée e discutée. C’est le symptôme d’un esprit nouveau.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.