Chronique de la quinzaine - 31 mai 1919

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Chronique n° 2091
31 mai 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous en sommes toujours réduits à ne connaître que par les journaux allemands, c’est-à-dire à ne connaître que 1res imparfaitement, — en tout cas, très indirectement, par retraduction d’une traduction, — le texte même des conditions de paix. Si donc nous voulons aujourd’hui revenir sur ce sujet (il n’en est pas d’autre qui soit digne d’occuper l’opinion, pour peu qu’on ait conscience de la gravité unique du moment dans l’histoire), il nous faut aussi reprendre le « résumé » des 440 articles, qui est le seul document dont l’usage public soit jusqu’ici autorisé. Du reste, nous n’avons aucune raison de le considérer a priori comme infidèle, ni même comme tendancieux, ainsi qu’on l’insinue d’un certain côté, car nous n’en savons rien, et il se pourrait que ce fût l’insinuation qui serait tendancieuse. De toute manière, il y a du moins une chose pour laquelle le résumé est sûrement exact à la lettre, et se confond avec le texte : le protocole du préambule, renonciation des hautes parties contractantes. On ne saurait passer outre sans se sentir invité à des réflexions qui vont loin.

Ce protocole est conçu de la sorte : « Les États-Unis d’Amérique, l’Empire britannique, la France, l’Italie et le Japon, Puissances désignées dans le présent Traité comme les Principales Puissances alliées et associées, la Belgique, la Bolivie, le Brésil, etc... (suit l’énumération de vingt-deux États constituant, avec les principales Puissances ci-dessus, les Puissances alliées et associées), d’une part, et l’Allemagne, d’autre part... »

«Et l’Allemagne, d’autre part. » L’Allemagne, d’un mot, d’un trait et d’un bloc Toute l’Allemagne, non seulement unie, mais une. Une délégation, un gouvernement, une nation, un État, un Reich, une Allemagne. L’Allemagne au-dessus des Allemagnes, ou plutôt par-dessus les Allemagnes et sans elles. C’est nous qui le disons. Nous n’avions jamais encore explicitement reconnu ce phénomène récent, l’œuvre bismarckienne, contre laquelle protestait et se dressait à l’avance, avec l’intérêt évident de l’Europe, notre politique séculaire. Nous le reconnaissons, au lendemain de notre victoire. Nous faisons plus que de le reconnaître et même que de le consacrer, de le continuer, de le perpétuer : nous l’accroissons. L’ancien régime n’était que « l’Empire allemand; » ni en 1871, à Versailles, dans la galerie des Glaces, quelque violent désir qu’en eût exprimé le roi de Prusse, ni plus tard, pendant les quarante-huit années qu’a duré cet Empire, aucune bouche allemande n’a proféré officiellement, aucune main allemande n’a écrit officiellement autre chose que « l’Empire allemand. « Il est vrai que peu à peu l’usage s’était introduit, dans la langue molle et complaisante des chancelleries, moitié par ignorance, moitié par distraction, de donner en plein visage à Guillaume II, qui humait l’encens, de « l’Empire d’Allemagne » et de « l’Empereur d’Allemagne. » Mais c’était pure politesse, flatterie un peu courtisane, et le soin avec lequel les princes ses confédérés évitaient d’y tomber, l’avertissait qu’il n’en était rien; que, s’il était incomparablement le premier des souverains allemands, il n’en était pourtant que le premier, et que, s’il y avait un Empire allemand, il persistait en revanche à y avoir dans l’Empire d’autres Allemagnes que la Prusse. D’en être demeuré à l’adjectif, de n’avoir pu s’élever au substantif, cela marquait justement qu’il restait dans l’Empire de 1871 de l’imparfait et de l’inachevé. Les institutions le criaient plus haut encore que le titre. En dehors de sa vraie fonction, de sa qualité de « Suprême seigneur de la guerre, » l’Empereur n’était que le président de l’Empire (et c’est ce qui a rendu assez facile le passage des Hohenzollern à Ebert), ne se séparait pas du Bundesrath, ou Conseil fédéral, et, dans le fait, comme l’indiquait déjà son nom, gardait et portait partout un caractère précaire, restreint et conditionnel; l’Empire allemand, de par la constitution autant et plus que de par le vocabulaire, était fondamentalement fédératif. Il n’y avait d’Empire allemand que dans la Confédération des États allemands, d’Empereur allemand que dans le Conseil fédéral des princes allemands, d’Allemagne enfin que dans l’association et par la coopération des Allemagnes. Ce n’est pas là une phrase arrondie pour bien faire; c’est une vérité, l’image de la réalité, sur laquelle il serait académique et vain de construire une thèse de droit, mais il aurait été légitime et efficace de composer une attitude politique. Supposons que l’Allemagne n’ait pas été vaincue. Qu’aurions-nous eu, ou qui aurions-nous eu devant nous? L’Empereur allemand, bien entendu; mais non pas l’Empereur isolé, solitaire en sa majesté : l’Empereur dans l’Empire et avec l’Empire; c’est-à-dire l’Empereur allemand, les princes allemands, le peuple allemand; pratiquement, constitutionnellement, l’Empereur et son gouvernement, son chancelier, ses ministres, ses représentants de tout ordre; le Bundesrath, Conseil fédéral, assemblée des plénipotentiaires des princes ; le Reichstag, parlement de la nation. Au contraire, l’Allemagne est battue, Guillaume déserte, les trônes s’écroulent. Qu’est-ce qui échappe à ce grand naufrage, ou qu’est-ce qui remonte de l’abîme, et à qui allons-nous donc parler? Plus de Reich allemand impérial, mais un Reich allemand républicain; au lieu d’un président qualifié empereur, un président ainsi qualifié, mais plus empereur peut-être que l’autre, en ceci du moins qu’à côté de lui on n’aperçoit pas, ailleurs que sur le papier d’une constitution provisoire, le moindre organe fédératif. Si bien que l’Allemagne aussi est beaucoup plus l’Allemagne qu’elle ne l’était du temps de l’ancien régime; ce n’est plus une union qui se cherche dans le Bundesrath; c’est une unité qui s’affirme dans l’Assemblée nationale de Weimar.

Il faut lui rendre cette justice qu’en son désastre elle n’en a point perdu le sens; son unité est la première chose qu’elle s’est efforcée de sauver; d’où la hâte même qu’elle a mise à convoquer cette assemblée et l’énergie qu’elle déploie pour imposer ses directions. Lorsqu’il s’agit de négocier, le président Ebert et son chancelier Scheidemann, au nom du Reich républicain, détachent aux Puissances alliées et associées le comte de Brockdorff-Rantzau, diplomate prussien, renforcé de ministres prussiens, tandis que l’armée prussienne, sous Noske, après avoir, en Prusse même, étouffé les dissidences, fait la police de la Saxe et la conquête de la Bavière. C’est ce qui, naturellement, organiquement, pour ainsi dire, vient se concréter dans la formule : « Et l’Allemagne, d’autre part. »

Par une espèce de réaction spontanée, l’Allemagne, dès qu’elle s’est sentie chanceler, a tâché aussitôt de se couvrir en ce point vital : son unité. Mais nous, c’est précisément là que, d’un mouvement aussi rapide, nous aurions dû porter la pointe. Nous aurions dû profiter de ce qu’en fait il n’y avait plus de Bundesrath en Allemagne, l’ancien Conseil fédéral s’étant dissous et ce qui doit en tenir lieu dans la nouvelle constitution étant informe encore, pour exiger la présence, la mention et la signature au traité, des États particuliers: Puisque l’Empire allemand était renversé, et qu’à l’égard des tiers, il n’en pouvait subsister plus en fait qu’il n’en avait jamais existé en droit, nous aurions dû réclamer au moins le retour au statu quo d’avant le mois de janvier 1871. Nous aurions dû retrouver dans la Galerie des Glaces tous les personnages connus, y rassembler les successeurs de tous les protagonistes, acteurs et figurants de la double tragédie, regarder s’y refléter, derrière le visage défait de l’Empire allemand, les visages divers et multiples de toutes les Allemagnes. C’eût été le symbole du travail accompli, le signe durable de la victoire, la preuve que nous tenions finalement la paix française. Toutes les Allemagnes à Versailles, et notre frontière militaire au Rhin, c’étaient les deux conditions de notre sécurité permanente. Une grande occasion a été perdue : nous ne les avons pas. A leur place, nous avons une promesse d’alliance britannique et une promesse d’alliance américaine. Gardons-nous d’en médire ou seulement de ne point les estimer à tout leur prix. Néanmoins il suffit que telle soit en dernière analyse la garantie qui nous est accordée pour qu’on puisse dire avec raison, comme quelqu’un nous l’a dit, que nous avons moins une paix française qu’une paix anglo-saxonne.

Le mot est vrai, il pourrait paraître sévère; aussi voudrions-nous que tout le monde comprit bien dans quel sentiment nous le répétons. Nous ne nous plaignons pas, — ce serait trop absurde! — tout à l’opposé, nous nous réjouissons de ce supplément de force qui nous vient, nous viendra ou nous viendrait d’amis, d’alliés ou d’associés, éprouvés au feu des communes batailles, si ce n’est qu’un supplément, et si, en même temps que nous nous reposerons sur eux, nous ne cessons de veiller nous-mêmes, pro parte virili. Il n’est pas douteux que l’Allemagne (puisqu’il y a toujours une Allemagne), si elle sait que la Grande-Bretagne et les États-Unis sont résolus et engagés à nous détendre, y regardera, non à deux fois, mais à dix fois ou à cent fois avant de nous attaquer. De là comme un cercle d’intangibilité tracé à une certaine distance autour de nous, et, de notre côté (je reprends l’expression que j’employais l’autre jour), une formidable puissance d’intimidation, d’inhibition, de pression et de contrainte morale. Pourtant, faisons une hypothèse. Admettons que l’Allemagne, avec un cynisme qui n’est pas sans exemple dans son histoire, étouffe cette impression de terreur relative, se rassure par la pensée que les États-Unis et même l’Angleterre sont plus loin du Rhin qu’elle ne l’est de Paris, que certainement elles arriveront, mais qu’en attendant qu’elles arrivent elle a le temps de réussir son mauvais coup : la conclusion immédiate de notre brève méditation est qu’il est bon et beau d’être soutenu et comme porté au bout de deux bras robustes; mais que, s’ils ne sont pas tout tendus, il est prudent de garder, fût-il plus mince, son poing bien fermé et bien armé: c’est que les alliances sont nécessaires, mais qu’elles ne sont pas suffisantes. D’ailleurs, cette hypothèse d’une nouvelle attaque allemande n’est ni la seule ni la plus vraisemblable; il se peut parfaitement que l’Allemagne, sans recourir à une agression, se borne à nous apporter une résistance passive, n’exécute point le traité, et nous dise : venez l’exécuter vous-mêmes. Ce cas est-il prévu, et, alors, l’alliance se déclencherait-elle?

Quoi qu’il en soit, nous sommes si heureux du supplément de force et de garantie que nous apportent les paroles de M. le Président Wilson et de M. Lloyd George, que nous voudrions le voir se corroborer encore d’un autre complément. Nous voudrions qu’il ne manquât personne à l’alliance occidentale, pour toutes sortes de raisons : d’abord, pour lui donner la plénitude de son pouvoir à l’extérieur; ensuite, pour lui donner, avouons-le, un équilibre intérieur. En termes clairs et positifs, nous souhaitons que l’alliance franco-anglo-américaine soit étendue à l’Italie. En termes non moins clairs et non moins nets, la paix anglo-saxonne entraîne pour nous, comme conséquence forcée, l’union latine.

De grands groupements ethniques se seront constitués par cette guerre, qui devait libérer les petites nationalités; et peut-être, en effet, en sortiront-elles libres, mais rapprochées par les origines, les affinités, par la race. Il y aura demain un bloc anglo-saxon : les questions qui risquaient d’y faire une fissure, comme celle de la liberté des mers ou celle du partage des colonies allemandes, n’ont pas même été soulevées. Il restera un bloc germanique, que nous aurons assez de peine à empêcher de se grossir des débris allemands de l’Autriche. Il n’est pas impossible, malgré les tendances divergentes de ses molécules, qu’à la longue il se forme un bloc slave. Et la France, que pèsera-t-elle entre ces colosses, avec ses quarante millions d’habitants ? Mais le bloc latin y pèserait son poids, surtout, si, après l’Italie, il se réagrégeait l’Espagne.

Ce qu’il faut retenir et avoir constamment devant les yeux, c’est que voici non plus seulement les nations, mais les races rangées à côté et en face les unes des autres, et que c’est entre elles désormais que va se jouer le jeu de ce monde. La race latine restera-t-elle seule séparée, sinon divisée? Nous n’en demandons pas l’alliance contre l’alliance, mais l’alliance dans l’alliance ; l’union latine, avec l’union anglo-saxonne, dans l’alliance occidentale, qu’elle compléterait et couronnerait. Tant que l’Italie au moins n’en est pas, l’Occident, de la mer du Nord à la Méditerranée, n’oppose au premier contact du barbare qu’une demi-barrière. Il est donc urgent et indispensable que l’Italie entre dans cette alliance, y soit appelée et ramenée. On le sait, il y a des difficultés, et chacun ne fait pas toujours ce qu’il faudrait pour les aplanir ; bien des maladresses commises et bien des susceptibilités froissées, de part et d’autre, les aigrissent ; mais combien elles sont minimes, en comparaison du résultat qu’à l’avantage réciproque, on tirerait d’un loyal accord ! Pour une minute d’agacement, irait-on compromettre quatre années de sacrifices ? C’est le moment d’avoir de la patience, de n’avoir pas de nerfs, de toucher les choses dans leur réalité et de les mesurer dans leurs proportions. Ceux qui connaissent un peu profondément l’esprit italien savent que c’est un miroir qui demeure froid en réfléchissant des gestes courroucés et que ne brouille pas le souffle des verbes de flamme. On ne leur fera pas croire qu’à l’heure même où il importe le plus qu’il soit parfaitement limpide, la passion en ternisse l’acier. Dans les formations de l’Europe, telles qu’elles s’élaborent, l’Italie verra d’un œil infaillible qu’après ce qu’elle a fait, après ce qu’elle n’a pas fait avec les rancunes qu’elle s’est suscitées et les sympathies qu’elle s’est acquises, elle a une place, qui est, comme eût dit Dante, « sa place, sa place, sa place, » et qu’elle n’en a qu’une.

Cet examen de conscience terminé, retournons-nous vers l’Allemagne. Jusqu’à ces derniers jours, il semble qu’elle n’avait pas encore compris sa situation. Ce qui le montre, entre autres choses, c’est une étrange confidence du leader démocrate Haussmann : « Le 15 janvier, rappelle-t-il, j’ai déclaré à un Anglais liant placé que l’Allemagne était prête à négocier avec les parlementaires anglais, tels que lord Buckmaster, lord Runciman, lord Lansdowne, lord Haldane. Les députés Fehrenbach, Ebert, Haussmann étaient prêts à délibérer avec eux. » Ainsi, il y a cinq mois, deux mois après l’armistice, l’Allemagne, par la bouche d’un Allemand démarque, osait émettre la prétention de choisir non seulement ses plénipotentiaires, mais les nôtres. Maintenant même, elle n’a pas abandonné celle de discuter, de procéder à coups de mémoires et de contre-propositions : M. de Brockdorff-Rantzau en est à sa dixième note, et ce n’est, dans son idée, qu’une introduction. Cela fait, et quand, pendant la quinzaine réglementaire et la huitaine de grâce, ils" auront, ses collègues et lui, ergoté tout à leur aise, signeront-ils? M. Scheidemann jure que non, et le catholique Erzberger se démène comme un diable dans un bénitier. Mais il s’est tant agité depuis 1914, en des convulsions si contradictoires ! Le plus probable est qu’après des manifestations plus ou moins éclatantes, poussées plus ou moins loin, au premier, au deuxième ou au septième tour des trompettes de Jéricho, peut-être même sans que les trompettes sonnent, ils signeront. Il y aura de feintes retraites, de fausses démissions, des sorties et des rentrées, des substitutions de personnel, et des pudeurs alarmées qui se rejetteront sur des vertus plus accommodantes. Il serait dans l’ordre qu’on nous jouât la comédie de la crise ministérielle insoluble : où trouver un gouvernement qui veuille signer cette paix «intolérable, inacceptable?» Les socialistes indépendants eux-mêmes, Haase lui-même à leur tête, déclinent, avant qu’on les en charge, une pareille responsabilité. Les majoritaires protestent, les conservateurs protestent, les libéraux et radicaux protestent ; mais, pour finir, quelqu’un signera ; et l’on assure que l’État-major ne le déconseille pas : dans le fond, il s’attendait à pis. La véritable question, par conséquent, la question intéressante n’est point: « Les délégués allemands signeront-ils? » Mais bien : « Ce traité qu’elle aura signé, en maugréant, l’Allemagne l’exécutera-t-elle? Si elle ne l’exécute pas honnêtement, docilement, de bonne volonté, avons-nous les moyens de l’obliger à l’exécuter? »

La défense sera savante et compliquée. Nous l’avons dit : un des points faibles de la paix comme on nous la présente tient à ce fait que, le gage de notre créance étant dans le travail de l’Allemagne, nous nous trouvons par-là intéressés à lui permettre de produire, et que nous sommes ainsi entraînés à relever son industrie au détriment de la nôtre : ce que, dans l’instant, nous rattraperons ou récupérerons d’un côté, ne le perdrons-nous pas de l’autre, pour toujours ou pour longtemps? L’Allemagne va devenir un marché d’aliments et de matières premières dont la capacité d’absorption ne sera limitée que par sa capacité de paiement; elle se nourrira d’abord, et ne nous restaurera qu’ensuite. Principalement, elle s’entretiendra, et ne réparera que subsidiairement. Mais ce n’est pas tout, et sa défensive se fera volontiers offensive. Après avoir essayé vainement de procéder par « désagrégation externe » entre les États de l’Entente, les Allemands essaieront de procéder par « désagrégation interne » de chacun de ces États, et tenteront d’ameuter contre une paix « impitoyable » nos socialistes, dont plusieurs seraient capables de vouloir rendre aux ombres de Bebel et de Liebknecht le père leur politesse de 1871 : espérons qu’en ce cas leur démonstration resterait aussi platonique que le fut celle de leurs modèles allemands. Au dehors, on peut prévoir que, pour répondre à l’alliance occidentale (étendue, comme elle doit l’être, à l’Italie et à la Belgique) et contrebalancer la perte de ses colonies, l’Allemagne dessinera une énergique tentative d’exploitation de la Russie et de l’arrière-Russie, qu’elle seule a pu organiser dans le passé, à moins que, dans l’avenir, elle n’y soit devancée par les États-Unis et le Japon. Entre temps elle exhibera l’épouvantail du bolchevisme ; mais espérons que, dans ce temps-là, les gouvernements de l’Entente et le gouvernement associé auront contre ce fléau une politique. Pour le quart d’heure, si nous n’en parlons plus, c’est que nous avons renoncé à comprendre; quant à ce que nous croyons deviner, il ne nous paraît pas opportun de le dire.

Déjà l’Allemagne prend les devants, et, de même qu’elle déclare le traité « inacceptable, » n’étant pas très certaine de ne pas l’accepter, elle le déclare « inexécutable. » Mais s’il ne dépend que d’elle qu’il soit accepté, il devrait dépendre de nous qu’il fût exécuté. Or, cela n’en dépend que trop peu, et c’est ce qu’il y a, dans ce traité même, de plus regrettable. Nous avons eu beau lire et relire tous ces jours-ci le texte, ou, puisqu’il est secret, le résumé qui fait foi; nous y avons trouvé plus d’un motif de confirmer, pas un de réviser notre premier jugement. C’est une paix forte avec des parties faibles : c’est une trame très serrée avec de grands trous. C’est une paix qu’on eût pu, autrefois, appeler « boiteuse et mal assise, » parce qu’elle est mal proportionnée, et que ses moyens ne sont pas en rapport avec ses conditions, et à d’autres égards encore. Elle contient, en ses clauses territoriales, trop de cotes mal taillées, de compromis, ouvre trop de vie di mezzo, coupe trop de poires en deux. Mais le propre des cotes mal taillées est qu’elles sont mal taillées pour les deux parties, et le défaut des compromis est de ne satisfaire personne. Donner à l’un et refuser à l’autre, c’est faire, dit-on, un ingrat et un mécontent; mais partager entre les deux, c’est faire deux mécontents et deux ingrats; ils accuseront toujours l’arbitre de n’avoir laissé à chacun qu’une coquille. L’inconvénient du système apparaîtra mieux quand on connaîtra avec plus de détails les arrangements relatifs à l’Europe orientale, Pologne, Tchéco-Slovaquie, Yougoslavie, Macédoine, à l’Asie mineure, etc. ; quand, au traité avec l’Allemagne, seront venus s’ajouter les traités avec l’Autriche, la Hongrie, la Turquie, la Bulgarie. Il est permis de craindre que la nouvelle Europe, reconstruite par la Conférence selon les plans changeants et incertains des Trois, des Quatre ou des Cinq, ne renferme encore beaucoup plus de germes de guerre que l’Europe de 1914.

Mais on entend par avance la réponse : Peut-être, mais ces germes avorteront. La Société des Nations y aura pourvu. Pour faire la guerre, il faut une armée. Quelle armée aura l’Allemagne même, instigatrice et provocatrice de toute guerre? A peine cent mille hommes, qui n’iront pas pieds nus, mais qui, engagés pour douze ans, rompus au pli de la profession, l’exerceront routinièrement, en fonctionnaires plus qu’en factionnaires, avec la placidité d’une police. Il y a une réponse à cette réponse, et c’est qu’à ces cent mille hommes ne se bornera pas la force armée de l’Allemagne : ce n’est que ce qu’on en verra, mais de ne pas être vu n’empêchera pas d’être ce qu’on ne verra pas. Ces cent mille hommes apparents, mis en vue, passés en revue, montrés, ne seront que les cadres ; dans ces cadres, l’Allemagne réintroduira au besoin les trois ou quatre millions de vétérans qui sont revenus à peu près valides de cette guerre, et elle y glissera toute sa jeunesse. Pour le lui interdire, il faudrait des moyens de contrôle et de surveillance que le traité ne nous donne pas. Nous ferons bien, à tout événement, d’être sur nos gardes et de faire comme si l’Allemagne, un jour, devait avoir et aligner en face de nous les restes de son ancienne armée, plus la nouvelle.

N’insistons pas sur les clauses financières : elles nous suffiraient, si elles se suffisaient à elles-mêmes et si toute leur valeur n’était pas dans leur application. Ce qui leur manque le plus, ce n’est pas que tous les comptes n’y soient pas réglés, que par exemple, comme on le leur reproche, les frais de guerre n’y soient pas compris, que le total soit arrêté à une centaine de milliards, alors qu’il devrait s’élever à plusieurs centaines. Leur vraie faiblesse, à elles aussi, est dans l’absence de garanties. Elles pourraient être prises comme elles sont, pourvu qu’étant ce qu’elles sont, nous soyons sûrs qu’il dépend de nous qu’elles soient exécutées. Malheureusement, nous n’avons guère que le titre nu, sans le mandat exécutoire. Voilà le tribunal, et voilà la condamnation ; voilà, peut-être, l’huissier, mais où sont les gendarmes?

Tout ravive cette impression : c’est une paix en même temps forte et faible ; trop douce pour ce qu’elle a de dur, assez dure pour qu’elle eût dû n’avoir rien de doux. Elle-même, tout entière, dans son ensemble, est un moyen terme, un compromis, une cote mal taillée. Om y sent deux inspirations, deux courants, deux directions d’intention; elle porte en elle une contradiction intime. Tantôt elle part comme une paix de réconciliation et aboutit à une paix de châtiment ; tantôt elle part comme une paix de justice et aboutit à une paix d’indulgence. C’est la peine de mort avec la loi de sursis. Osons dire que là est la pire et pour nous la plus dangereuse faiblesse. Envers l’Allemagne plus qu’envers n’importe quelle autre nation, étant donné son caractère fixé par les siècles, on ne peut user que de medicine forti. L’Allemagne s’étonne qu’on ne croie pas à la nouvelle expression de ses prétendus sentiments nouveaux. Répliquons-lui par le vieux mot : « Race née pour le mensonge. » Elle va, dit-elle, collaborer dans la paix à la justice et au meilleur ordre du monde. Répliquons-lui par cet autre vieux mot : « Les Germains à la proie. » Mais il n’est pas besoin de réveiller ces antiques sentences, qu’elle pourrait considérer comme des injures : la réplique, c’est elle-même qui l’a donnée tout récemment. « A l’avenir encore, a proclamé du haut de son fauteuil présidentiel M. Fehrenbach, les femmes allemandes enfanteront, et ces enfants rompront les chaînes de l’esclavage; ils essuieront la honte dont on veut nous couvrir. Aujourd’hui aussi, comme dans les jours heureux, ce sont les mots : l’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout, qui pour nous prévalent... » Ici, un petit mouvement sur les bancs de l’extrême Extrême-Gauche, et M. Fehrenbach reprend, en atténuant : « Ces mots qui ne furent jamais l’expression d’un orgueil égoïste, mais seulement le reflet de l’amour de notre patrie. »

Ces mots, cependant, ces mots incorrigibles, ces mots éternels, les Alliés les entendent-ils ? Pour nous, qui sommes le plus près, et qui les avons entendus, nous ne pouvons pas, nous ne devons jamais les oublier. Il n’est plus temps de récriminer, de chercher si l’on aurait pu faire mieux. La paix est ce qu’elle est; mais, dans les faits, elle ne sera pas seulement ce qu’elle est dans son texte. Elle est plastique et pragmatique; elle sera ce que nous la ferons; elle vaudra ce que nous saurons la faire valoir. Telle qu’elle est, il faudra la maintenir et la développer de jour en jour, article par article, avec une fermeté qui ne se laisse pas surprendre, En somme, c’est plus ou c’est moins qu’une paix « mal assise, » c’est une paix « debout. »


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.