Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1850

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Chronique n° 445
31 octobre 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1850.

L’heure la plus cruelle dans la vie d’un peuple en révolution, ce n’est pas quand il faut descendre sur le pavé des rues pour y jouer à coups de fusil l’existence du lendemain. Ces crises-là ne durent pas : ou l’on y succombe tout de suite, ou l’on en sort avec le sentiment exalté d’une puissance acquise. On a dans les veines un sang échauffé par la fièvre du combat, et l’on s’estime à tout jamais le vainqueur qu’on est au jour de la victoire. On s’est sauvé soi et son pays par la force, et sur le moment l’on ne peut guère se défendre de cet orgueil qu’il y a naturellement au fond de la force triomphante. Oui, ces jours de lutte sont encore acceptables, parce que, dans l’élan avec lequel on les traverse, on oublie ceux qui les suivront ; mais c’est justement pour ceux qui suivent qu’on a besoin de tout son courage. L’emploi de la force, fût-ce au profit d’une bonne cause, a, par nécessité, cela de regrettable, qu’il crée des situations violentes dont on ne peut avoir contracté quelque temps l’habitude sans perdre le secret, sinon le goût de tout ordre pacifique et régulier. La force devient petit à petit dans l’opinion le remède universel, le seul moyen de résoudre tous les problèmes politiques. Tel est cependant l’empire de la civilisation sur la société, que, même en se résignant trop facilement à rentrer sous ce régime barbare de la force, elle s’obstine toujours à le considérer comme une épreuve transitoire, comme un rude et court passage vers un avenir plus normal, vers une règle définitive et respectée. Bien mieux, la société aspire si vivement à reprendre possession d’un état plus digne des lumières et des mœurs dont elle se vante, que, pour peu qu’elle ait le temps de faire une halte dans ce chemin étroit où elle marche sous la verge, l’illusion lui vient aussitôt, et elle se persuade que la verge s’est écartée de ses épaules. Ne lui reprochons pas de s’abuser ainsi trop vite ; aidons-la plutôt à se bercer de cette illusion consolante. Croire avant le temps que la loi et la paix ont déjà reparu, c’est contribuer à leur rendre du prestige ; croire au règne de la loi, même quand il n’y en a que l’ombre, c’est lui donner un commencement de réalité.

Les hommes auxquels leur destin inflige la responsabilité de ces situations qu’il faut bien appeler des situations violentes, politiques de cabinet ou politiques d’épée, doivent donc par-dessus tout à leur pays, s’ils veulent réellement le tirer du défilé, de lui dissimuler autant que possible ce qu’il y a de contraint et de tendu dans l’existence qu’il mène. Moins ils sauront s’observer eux-mêmes et couvrir par le calme de leur attitude le désordre brutal des circonstances exceptionnelles, moins ils s’entendront pour jeter le voile sur les caractères extraordinaires de leur autorité, moins en retour ils obtiendront que l’on s’accoutume à regarder cette autorité comme vraiment et authentiquement légale. Or c’est là ce qu’il y a de douloureux et d’humiliant, dans cette phase des vicissitudes révolutionnaires, pour quiconque persiste à rêver qu’il en sortira. C’est de sentir toujours, quoi qu’on en ait, ce lourd niveau de la force qui pèse sur votre tête au lieu et place du joug léger de la loi ; c’est de se dire que, dans cette cinquantième année du XIXe siècle, la société la plus policée qu’il y ait au monde, la plus illustre par ses gloires d’autrefois, la plus fière par ses souvenirs, la plus ambitieuse par ses espérances, la société française, est à la merci d’un coup de hasard ou d’un coup de main, à la merci du premier mousquet qui partirait tout seul. Encore une fois, les horreurs sanglantes de la guerre civile ne laissent pas au cœur cette amertume qui l’abreuve en présence de l’incertitude des pouvoirs, de la misère des commandemens dont on est ouvertement réduit à dépendre, aussitôt qu’il est patent et avéré pour tous que la force est le dernier mot de toute question.

Nous voulons que l’on nous comprenne bien, et nous ne redoutons pas une application plus directe de la pensée qui nous dicte ces lignes. Oui, la crise à laquelle nous assistons aujourd’hui au milieu de l’anxiété générale et dont nous n’avons point à discuter les détails, cette crise trop prolongée nous est surtout pénible, parce qu’elle dit trop durement où nous en sommes. Il y a là un tort commun que nous ne pouvons nous empêcher de blâmer chez tous les intéressés : ils manquent de part et d’autre à la tâche qui leur était assignée en révélant au pays attristé le fonds même de son impuissance, en lui prouvant trop clairement, par le funeste effet de leur discorde, que la paix publique est encore assez mal affermie pour tenir à l’issue d’une querelle particulière. La France possède tout l’appareil d’une société bien ordonnée. Elle a ses ministres, ses législateurs, ses magistrats, son armée. Toutes choses suivent extérieurement leur cours presque comme à l’ordinaire ; on est à peu près libre de se figurer que ce vaste corps se meut spontanément, et peut subsister par lui-même. Voici que vous arrêtez la machine et que vous publiez sa faiblesse, rien qu’en vous signifiant vos mauvais vouloirs réciproques ! La question vitale pour la France, ce n’est plus, au vu de tout le monde, que son assemblée, son administration, sa magistrature, continuent à fonctionner ; ce n’est plus que son commerce et son industrie travaillent : c’est de savoir si les deux principales personnes de la république s’accommoderont une fois de plus, ou risqueront décidément la partie à qui sera le plus fort.

Est-ce donc ainsi qu’on prétend nous détourner en masse de la voie des révolutions ? Est-ce en nous montrant sans plus de scrupule qu’on y marche soi-même ? Tous les rapports des pouvoirs publics et des hommes politiques sont sans doute dominés aujourd’hui par le fait révolutionnaire. Nul, hélas ! ne l’ignore, il n’y a point de droit en tout cela, et si l’on a quelque chance de constituer quoi que ce soit d’un peu durable, c’est en couvrant le plus long-temps possible cette absence de droit par de bons dehors. Déchirer au contraire tous les voiles dans l’entraînement d’une rivalité jalouse, éclairer à plaisir les impossibilités que le fait révolutionnaire a de tous côtés amassées sous nos pas, qu’est-ce enfin, sinon l’aggraver encore ?

Personne ne demande que M. le président de la république et M. le général Changarnier vivent dans une intimité parfaite : il y a des positions où l’on n’est point placé pour devenir intimes ; mais personne non plus n’oserait dire que la mission qu’ils ont reçue tous deux, à titres divers, de la confiance publique soit de hâter par leurs brouilles un dénoûment qu’ils ne sauraient eux-mêmes exactement prévoir, et qu’ils feraient mieux, en tout cas, de ménager par leur union. Quel plus sûr moyen de rendre ce dénoûment coûteux et funeste, que d’achever de persuader aux partis et même aux factions, par une conséquence trop facile à déduire, que la force seule dictera la loi du dernier moment ! Et comment échapper à la rigueur de cette conclusion, quand on voit ceux qui devraient donner l’exemple de la modération et de la patience rompre, pour de médiocres griefs, la sécurité précaire au sein de laquelle on voudrait s’oublier, et déchaîner dès à présent toutes les angoisses d’une veille de bataille ?

Quand le général Changarnier exige le renvoi du général d’Hautpoul, quand le président de la république retire, malgré les instances impétueuses du général Changarnier, le commandement du général Neumayer, le dernier argument qu’il y ait derrière les rancunes réciproques si imprudemment accusées, c’est, avec une évidence trop désastreuse, un recours à la force. Voilà ce que tous les honnêtes gens ne peuvent supporter sans gémir, et il n’est point de si grands services rendus aux pays qui ne soient chèrement compensés par ce triste spectacle qu’on lui offre. Et puis enfin il devient dur de voir toutes ces brigues qui se succèdent à propos des commandemens militaires, grands ou petits, toutes ces ardentes compétitions des grosses épaulettes. Les lois les plus rigoureuses sont moins fatales aux libertés civiques que ces ambitions de soldat qui vont loin, pour peu qu’on leur donne carrière. Nous souffrons d’avoir à faire cette remarque, mais il est difficile que les chefs de l’armée ne sentent pas et ne s’exagèrent même pas leur importance à la manière dont tous les partis sollicitent leur bras. Ne nous parle-t-on pas maintenant d’une gauche militaire ? Nous avons pour sûr aussi des épées dans la droite. Sommes-nous donc destinés à voir un jour ces épées de généraux tirées de toutes parts se croiser sous les yeux de la France muette, immobile et soumise d’avance au vainqueur ? Il n’y a pas de si lamentable perspective que ne justifie l’incident lui absorbe encore à cette heure tout l’intérêt public.

Les affaires d’Allemagne sont cependant assez graves pour qu’elles dussent, en un autre moment, appeler la meilleure part de notre attention. Toutes les troupes des états germaniques ont été mises sur pied. La Prusse a pris rapidement et sans bruit une position qui, pour être très étendue, n’en est pas moins très forte. Ses corps détachés dans le duché de Bade et dans les principautés d’Hohenzollern se rallient, par le Rhin et par Coblentz, à l’armée principale, qui, sous les ordres du général Groeben, tient tout le cours de la Lahn, et s’avance au nord-est par Wetzlar jusqu’à Paderborn, dans le voisinage immédiat de Cassel. Il est possible que les Prussiens soient déjà maintenant sur le territoire électoral. Les armées du midi n’ont pas accompli de moindres mouvemens. Toutes les forces disponibles de la Bavière ont été dirigées sur la ligne du Mein ; c’est à peine s’il est resté la garnison ordinaire de Munich. Bamberg est approvisionné pour trois mois. Les Wurtembergeois flanquent à gauche et soutiennent en arrière l’armée bavaroise, pendant que de gros corps autrichiens sont massés à droite sur les frontières de la Bohême et prêts à les franchir. L’Allemagne va-t-elle donc décidément expier ses folies unitaires par une guerre fratricide ? La Prusse reculera-t-elle au dernier moment devant l’Autriche ? Trouvera-t-on un compromis honorable, ou faudra-t-il que le sang coule ?

Le vrai malheur de l’Allemagne, c’est que ce soit au congrès de Varsovie, sous la haute influence du czar Nicolas, qu’il faille maintenant traiter ces questions suprêmes. Le congrès de Varsovie a succédé trop tôt au congrès de Bregenz ; c’est un fâcheux revers de médaille. Tout à Bregenz avait pris une allure presque chevaleresque. Le vieux roi de Wurtemberg renouvelait solennellement son serment de foi et hommage au jeune césar autrichien ; il jurait de combattre pour son empereur. Son langage ressemblait, ou peu s’en faut, à celui qu’aurait pu tenir le vassal d’un Barberousse, et toute cette pompe poétique s’en va maintenant se traduire à Varsovie sous une forme plus humble, dans des réunions où la Russie décidera, selon son intérêt, de la paix ou de la guerre. La Russie remplit ainsi « sa sainte mission, » selon le mot de l’empereur ; elle gagne vers l’ouest « comme une mer, » selon la prédiction de Pierre-le-Grand, et, par une rencontre extraordinaire dans l’histoire, elle gagne sans conquérir, sans le secours des armes, qu’elle emploierait peut-être plus difficilement qu’on ne pense ; elle s’agrandit par la faiblesse même, par les divisions de ses voisins.

Nous ne croyons pas que la Russie pousse maintenant à la guerre ses protégés allemands. Si elle avait voulu la guerre, il y a long-temps que les impatiences soulevées dans le cœur du czar par les irrésolutions du roi de Prusse, Son beau-frère, auraient déterminé la rupture. Il est vrai que les pieux égards du czar pour l’impératrice ont pu l’empêcher de se livrer jusqu’ici à ses ressentimens contre un prince qui la touche de si près ; mais il n’en est pas moins certain que la politique moscovite appréhenderait d’allumer en Allemagne un incendie dont les résultats seraient incalculables, et dont les étincelles pourraient bien voler au-delà de la Vistule. Si la Russie ferme ses frontières avec tant de vigilance par un triple cordon de douanes et de soldats, c’est qu’elle a plus sujet qu’on ne croit de redouter la contagion des idées de l’Occident. Toute lutte ouverte qui durerait quelque temps, non pas seulement en Allemagne, mais en Europe, serait un foyer où chaufferaient tous les anciens élémens de désordre, pour rayonner par tout de plus belle.

La Prusse est néanmoins acculée à une situation si fausse, que l’on ne pourrait dire jusqu’à quel point la pusillanimité l’emportera dans ses conseils sur la honte de se rendre. Cette rivalité avec l’Autriche, qui a pu n’être d’abord qu’un jeu diplomatique, a fini par piquer les joueurs au vif : c’est comme une petite guerre où ; les régimens engagés se mettraient à prendre leur rôle au sérieux. S’il en était malheureusement ainsi, et que la Prusse se risquât tout de bon, il n’y aurait plus alors à douter que la Russie ne prit parti contre elle. Les prétextes ne manqueraient pas. La conduite pitoyable du gouvernement prussien vis-à-vis du Danemark ferait un chemin tout tracé pour une intervention russe. Nous ne croyons pas du tout, malgré les prétendues révélations de la presse anglaise, que la France ait rien à faire sur le Rhin, sous prétexte d’un concert avec les Russes : ni l’entreprise, ni le concert ne nous plairaient ; mais la Prusse n’en serait pas plus à l’aise le jour où, avec les Russes en Silésie, elle aurait à faire face aux armées de l’Allemagne méridionale dans ce pauvre pays de Hesse, si cruellement sacrifié à la rivalité des grandes puissances.

Nous pressons un peu cette esquisse générale de la situation allemande, parce que nous réclamons encore quelques instans pour un intermède qui se joue maintenant à part dans un coin du tableau. Au milieu de la grande pièce politique dominée entièrement par l’intérêt européen, il en est une autre beaucoup plus petite, qui ne tire point assurément si fort à conséquence, mais qui ne laisse pas d’être curieuse par l’originalité même de son caractère tout local. Nous parlons ici de la crise ministérielle qui tient toujours en suspens le gouvernement du Hanovre, et qui, tantôt accélérée, tantôt ralentie, n’aboutit à rien de définitif. Nous saisissons cette occasion de montrer pour combien il faut souvent compter les influences particulières des personnes et des lieux, lorsqu’on cherche à se faire une idée quelque peu précise des événemens extérieurs. Voici la sixième fois que le ministère dirigé par M. Stuve aura cette année donné sa démission pour la reprendre : en moins de quinze jours, on a vu à la cour de Hanovre la retraite du cabinet de M. Stuve, la formation laborieuse d’un nouveau cabinet sous la haute main de M. Detmold, la retraite de ce cabinet devant M. Stuve lui-même, qui reste jusqu’à présent maître du terrain, autant du moins qu’il peut l’être sous le bon plaisir du roi, Le mot de toutes ces variations est dans la position respective du roi, de M. Detmold et de M. Stuve ; il y a là des traits de nature qui impriment à toutes ces vicissitudes une physionomie bien purement germanique.

Le Hanovre a plus encore peut-être qu’aucun pays de l’Allemagne cette caste de hobereaux qui formait naguère, en beaucoup d’endroits au-delà du Rhin, non pas seulement dans la société, mais aussi dans l’état, une sorte de parti nobiliaire. Lorsque le roi Ernest-Auguste brisa violemment la constitution en 1837, ce fut pour s’entourer de cette noblesse entêtée de ses privilèges, et la brutalité du vieil esprit hanovrien se joignit à la rudesse britannique avec laquelle le vieux souverain se hâtait d’entrer en jouissance du pouvoir absolu. Il prit ses ministres dans ce corps antique et exclusif des hobereaux, et il écarta complètement des hautes fonctions les représentans d’une bourgeoisie qui était cependant l’une des plus éclairées de l’Allemagne. La révolution de 1848 amena tout de suite au pouvoir les hommes qui, même sous le régime absolu, avaient su prendre une attitude d’opposition, mais d’opposition raisonnable, et l’opinion libérale d’un pays d’ailleurs très sage se trouva satisfaite d’un changement qui ne menait point à des tendances exagérées ou violentes. On en revint au système parlementaire d’avant 1837, et, grace au froid et ferme caractère de ces populations de souche saxonne et frisonne, le Hanovre n’eut point trop à souffrir des maux qui désolèrent l’Allemagne en 1848. Il y a dans cette petite nation l’étoffe d’un état aussi sérieusement constitutionnel que l’Angleterre ou la Hollande.

De tous ceux qu’élevaient ainsi les événemens de 1848, le plus connu était M. Detmold, aujourd’hui ambassadeur de Hanovre à Francfort, et qui, avant d’occuper ce poste qu’il doit à la confiance de M. Stuve, avait rempli les fonctions de ministre de l’empire pendant le vicariat de l’archiduc Jean. C’était un peu un ministère in partibus ; mais M. Detmold s’en tirait en homme d’esprit, et nul n’avait en effet plus que lui, dans toute l’Allemagne, même avant sa transformation en homme politique, la réputation d’un homme d’esprit. Fils d’un médecin distingué de Hanovre, il était revenu vivre dans sa ville natale après avoir étudié, voyagé à la façon allemande, et il avait pris le titre plus que la profession d’avocat, dont l’exercice à huis-clos, tel que le comportait l’organisation judiciaire du Hanovre, n’avait rien d’attrayant pour sa vivacité. Disgracié de la nature, contrefait sans que sa difformité le rendît ridicule, M. Detmold devint presque une puissance dans ce monde, il est vrai un peu étroit, des petites cités de l’Allemagne du nord ; on redoutait, en l’absence de toute autre tribune, ses saillies et ses épigrammes, et l’on capitulait avec son humeur sarcastique. Ce furent ces sarcasmes qui, en le rangeant parmi les adversaires de l’ordre établi, lui firent une renommée plus libérale qu’il ne se souciait peut-être lui-même de l’avoir. Ce n’est point en effet un homme de théories qui se passionne avec les idées ; comme le disait spirituellement un critique qui l’a très bien jugé, le Zollverein n’est pas pour lui une conception patriotique et providentielle ; c’est un moyen de faire renchérir le thé, le sucre et le café, et d’augmenter ainsi le produit des douanes. On comprend qu’un politique qui donnait si peu dans l’idéalisme dût être médiocrement enthousiaste des fantasmagories de la docte assemblée de Saint-Paul. Aussi lui reproche-t-on encore d’avoir dormi plus d’une fois à son banc de ministre du nouvel empire, lorsqu’on discutait les intérêts les plus urgens de la grande patrie germanique. Le sentiment le plus vif qu’il ait gardé de ce temps-là, c’est probablement le désir de se venger des mauvais tours que lui jouait alors le parti prussien, et il faut attribuer à ce besoin de représailles autant sans doute qu’à son peu de goût pour les visées trop chimériques la précipitation avec laquelle il a engagé son gouvernement dans la politique anti-prussienne de la diète de Francfort.

Nous avons dit comment l’affaire de Hesse-Cassel n’était en quelque sorte que le terrain où se débattait pour l’instant l’éternel litige de l’Autriche et de la Prusse. Instrument avoué du parti autrichien, la diète de Francfort a voulu condamner le plus directement possible la refonte du système germanique que la Prusse poursuit, en affectant de restaurer purement et simplement l’ancien système de 1815. La résistance si fondée du peuple hessois n’a été pour la diète qu’une occasion de frapper sur la constitution prussienne du 26 mai, sur la nouvelle Allemagne d’Erfurt, en proclamant la perpétuité du vieux droit institué par le pacte de Vienne. C’est ainsi que la diète de Francfort a promulgué, le 21 septembre dernier, un arrêté fédéral qui, sans avoir égard aux circonstances, infligeait aux Hessois l’application des articles 57 et 58 de l’acte final de Vienne, des articles 1 et 2 de l’arrêté du 28 juin 1832, à cette fin principale de montrer au gouvernement prussien que sa charte impériale et unitaire n’avait rien changé en Allemagne. M. Detmold ne pouvait manquer de s’associer à la politique autrichienne ; il n’était pas homme d’ailleurs à s’embarrasser beaucoup de scrupules constitutionnels ; il a toujours été plutôt de l’opposition en général que d’un principe en particulier. Il donna donc son approbation complète au décret fédéral du 21 septembre, et vint de Francfort à Hanovre pour solliciter lui-même l’entrée des troupes hanovriennes dans l’électorat de Cassel.

Le ministère cependant, et surtout son chef, M. Stuve, n’entendait pas aller si vite. M. Stuve, plus réellement libéral que M. Detmold, ne l’est pas néanmoins dans le sens tout-à-fait moderne du mot. Bourguemestre d’Osnabrück, membre de cette espèce de cour des comptes (Schatz-Collegium), de cette antique institution financière dont le roi Ernest-Auguste consentit à subir le demi-contrôle, même après son coup d’état de 1837, M. Stuve est plutôt imbu du goût ancien pour les prérogatives communales, pour les droits particuliers des corporations et des ordres, qu’il n’est pénétré des idées constitutionnelles en général ; il confondrait volontiers le privilège avec la liberté. C’est de ce point de vue, du reste très allemand en soi, que M. Stuve a déclaré une guerre d’extermination à la bureaucratie, auxiliaire du despotisme même éclairé, qui supprime tous les privilèges, ceux du paysan et du bourgeois comme ceux du seigneur. C’est par cette aversion pour la bureaucratie qu’il s’est surtout rendu populaire, et c’est elle aussi qui l’a toujours dérobé aux influences prussiennes. M. Stuve déteste les Prussiens, non pas seulement parce qu’il est particulariste, comme on dit en Allemagne, c’est-à-dire bon Hanovrien, Hanovrien avant tout, mais aussi parce que le régime prussien est à ses yeux un régime de nivellement administratif qui le choque dans son respect naturel pour les franchises nationales, pour l’indépendance privilégiée des anciens corps politiques.

Quelle que soit d’ailleurs cette antipathie contre la Prusse, elle ne va pas jusqu’à prévaloir contre le culte que M. Stuve a voué aux principes du self-government. Aussi l’arrêté fédéral du 21 septembre l’avait-il sensiblement blessé ; il le fit combattre dans son journal officiel, et le Schatz-Collegium en désapprouva publiquement toute la doctrine. M. Stuve n’admettait point qu’on pût absolument dénier aux représentans du pays le droit de refuser l’impôt. D’un autre côté, n’ayant point été, comme M. Detmold, en contact prolongé avec la diplomatie autrichienne, il a gardé toutes les appréhensions ordinaires du libéralisme allemand vis-à-vis du cabinet de Vienne. Aussi, quand M. Detmold revint dernièrement à Hanovre, M. Stuve fit résoudre en conseil de ministres qu’on désavouerait formellement la part prise par le plénipotentiaire hanovrien au décret du 21 septembre. Le soir du même jour, M. Detmold reçut du roi l’ordre de Guelphe. Les ministres offrirent leur démission, et M. Detmold fut chargé de la formation d’un cabinet qui devait immédiatement accepter la responsabilité d’une rupture ouverte avec la Prusse et d’une intervention armée dans la Hesse ; mais le roi, pas plus que M. Detmold, n’avait osé prendre ces nouveaux ministres, qui ne sont déjà plus, au sein de la coterie nobiliaire. Cette coterie est bien assez puissante à la cour pour tracasser M. Stuve, pour aigrir le vieux prince contre des conseillers auxquels elle ne pardonne pas leur origine bourgeoise, et qu’elle regarde comme les usurpateurs de charges qui jusque-là lui appartenaient. Il faudrait toutefois regarder encore avant de revenir en Hanovre aux temps de MM. de Scheele et de Lütken, et, sans le secours de ces influences rétrogrades, l’Autriche n’entraînera point aisément le roi Ernest-Auguste dans une alliance offensive contre la Prusse. Un ministère moins accentué n’avait plus de consistance. À peine formé, il s’est retiré, et M. Stuve a repris les affaires, sous la double condition que le roi accepterait les réformes déjà votées par les chambres pour l’administration intérieure, et que M. Detmold, son très équivoque ambassadeur auprès de la diète, y demanderait l’adjonction d’une grande assemblée nationale. Il est permis de douter que M. Stuve ait le temps d’accomplir toutes ces belles choses : M. de Scheele finira bien par avoir son jour.

Nous passons du Hanovre à la Hollande, et c’est comme un vrai changement à vue. Les deux pays se rejoignent pourtant de bien près ; la race frisonne s’étend sur tous ces rivages de la mer du Nord avec le même caractère, et l’Ems, qui est la première ligne de démarcation naturelle entre les Hollandais et les hanovriens, n’empêche point les ressemblances de langage et de mœurs qui les rapprochent ; mais le Hanovre a toujours été entraîné dans les complications de la politique allemande, auxquelles la Hollande a échappé. Le voisinage de la mer n’a pas offert à la population du littoral les ressources qu’y ont trouvées les Hollandais, et le caractère féodal des régions du centre a pris le dessus dans l’ensemble de son histoire. Aussi le Hanovre a-t-il grand peine à sortir des intrigues de cour et des manœuvres diplomatiques, tandis que la Hollande s’avance avec une liberté de plus en plus régulière dans la voie des institutions représentatives qui sont depuis si long-temps son patrimoine, patrimoine glorieux qu’elle a su, dans ces dernières années, améliorer et ne pas compromettre.

Les états-généraux sont maintenant rentrés en session ; les deux chambres ont voté leurs adresses à une assez forte majorité ; elles ont très heureusement évité de leur donner, en un sens ou dans l’autre, une couleur trop vive. Il y a là aussi, comme dans toute l’Europe, des nécessités de circonstance qui commandent des transactions ; il est à regretter qu’on n’y obéisse point partout avec la même prudence. Ainsi la nomination du président de la seconde chambre, M. Duymaer van Twist, a même été le résultat d’un accord général entre les libéraux modérés et les conservateurs anciens ou nouveaux, et les libéraux plus ou moins avancés qui soutiennent ordinairement le cabinet ont dû céder devant un choix dont ils ne pouvaient d’ailleurs être blessés, puisqu’il n’avait rien de choquant pour leurs opinions. Le discours prononcé par M. Duymaer van Twist, au moment où il a pris possession du fauteuil, rendait bien le sentiment de cette situation. « L’année 1848, a-t-il dit, cette année dont nous connaissons déjà les douleurs et les angoisses, tandis qu’il ne nous a pas encore été donné de deviner le bien que la Providence fera sortir de ce mal, l’année 1848 n’a pas produit à la Hollande une satisfaction complète en tout et pour tous ; mais elle a cependant amené sous bien des rapports des redressemens et des améliorations, et elle n’a du moins chez nous rien renversé ni bouleversé de ce qui existait. Grace à la sagesse du roi, à l’esprit conciliateur de ses ministres et de la représentation nationale, grace surtout au bon sens du peuple néerlandais, il a été possible, avec la bénédiction de Dieu, de consolider les bases de l’édifice national sans nous laisser détourner par les exigences outrées de l’esprit qui remuait les peuples. » Nous citons avec plaisir ces remarquables paroles, comme nous citions, il y a quinze jours, celles du roi Léopold. C’est quelque chose d’instructif et de solennel de voir ces deux pays, séparés l’un de l’autre par un mouvement révolutionnaire, rivaliser maintenant de sagesse et de fermeté pacifique, suivre en même temps une même conduite et y trouver chacun pour sa part une sécurité sans exemple au milieu de l’Europe ébranlée.

Aussi le gouvernement néerlandais a-t-il grand soin de se tenir de son mieux à l’écart des questions dangereuses qui se débattent sur sa frontière d’Allemagne. Le ministre des affaires étrangères, interpellé sur l’état des relations du Limbourg avec le corps germanique, a longuement démontré qu’il n’avait là d’autre politique que de s’en tenir à la lettre des traités existans, et de rester toujours par conséquent en dehors des événemens d’outre-Rhin, tant qu’ils n’avaient pas de solution. Les questions intérieures sont les seules qui aient de la gravité pour la Hollande, et parmi celles-là il en est deux surtout qui sont depuis long-temps chargées de véritables difficultés permanentes, la question financière et la question coloniale.

Ces deux questions se présentent à l’entrée de cette session sous de meilleurs auspices. Le ministre des finances, en apportant son projet de budget aux chambres, a constaté que la perspective du trésor s’était sensiblement améliorée. L’année dernière il avait fallu reconnaître un déficit de 9 millions, causé par les diminutions que l’année 1848 avait amenées dans la vente des denrées coloniales ; ce déficit a été réduit à un million seulement au commencement de l’année 1850, et l’on peut espérer qu’il aura bientôt tout-à-fait disparu sous l’influence combinée d’un système d’économie encore plus sévère, d’une vente plus avantageuse des denrées coloniales, enfin d’un accroissement naturel dans les recettes. Cet accroissement s’est déjà fait sentir ; les neuf mois du service courant ont dépassé tout à la fois et les résultats obtenus durant la même période de l’année dernière et les évaluations portées d’avance au budget de celle-ci. Il parait même, d’après la statistique officielle du mouvement commercial de 1849, qu’on vient de publier, que l’année 1849 aurait, à son tour, produit plus qu’aucune des trois précédentes, quant à la valeur totale des importations, des exportations et du transit.

Les affaires des colonies vont, d’autre part, recevoir une impulsion nouvelle ; le gouvernement a donné aux Indes néerlandaises un nouveau gouverneur et un nouveau vice-président. C’est M. Bruce, dernièrement commissaire du roi dans l’Over-Yssel, qui a remplacé M. Rochussen comme gouverneur-général, et c’est M. Van Nes, ancien fonctionnaire supérieur dans les colonies, qui a reçu la vice-présidence du conseil des Indes, dont le siége est à Batavia. Tous deux sont des jurisconsultes et des hommes d’affaires. M. Bruce a siégé, depuis 1839 jusqu’en 1847, à la seconde chambre des états ; il y comptait parmi les libéraux modérés ; tout en demandant des réformes, il ne les voulait que progressives, dans les finances d’abord, puis dans l’état politique. C’est lui qui, dans la session de 1844 à 1845, décida la chambre à voter l’emprunt que demandait M. Van Hall. M. Van Nes a, depuis 1823, occupé plusieurs places considérables dans la magistrature et l’administration des Indes. Il a pris une part active à la pacification de Java, et il a ensuite contribué avec un succès extraordinaire à l’accroissement des produits de l’industrie du sucre, en propageant les meilleures méthodes de fabrication. Les écrits qu’il a publiés en Hollande depuis 1847, sur les questions coloniales, portent tous la marque de sa vieille expérience. Comme il sera de droit le conseiller le plus intime du gouverneur-général, son opinion sur toutes ces matières a désormais un poids particulier.

Ce ne saurait être une tâche commode que d’administrer ainsi à distance ces vastes colonies. M. Van Nes réclame dans ses écrits une autorité plus entière polir le gouverneur des Indes néerlandaises ; il voudrait que le futur règlement colonial donnât à ce haut fonctionnaire plus de latitude pour agir seul. Il n’y a point cependant chez les colons de Java cette impatience du joug de la métropole qu’on voit à chaque instant percer sur tous les points du monde colonial où flotte le pavillon anglais. De récentes manifestations entretiennent les inquiétudes, déjà anciennes, que ce département si considérable donne tantôt par un côté, tantôt par l’autre, au gouvernement britannique. Ainsi, il y a toujours dans la Guyane anglaise un mécontentement assez vif ; on voudrait inutilement obtenir des institutions représentatives plus larges et plus libres. Les rapports qui se nouent entre le Canada et les États-Unis deviennent d’une intimité de moins en moins rassurante pour la mère-patrie. Il n’est pas jusqu’aux trains de plaisir par où les Canadiens s’en vont en masse aux concerts de Jenny Lind, qui ne soient une occasion ouverte à la propagande américaine ; l’esprit yankee est trop pénétrant, trop absorbant pour ne pas toujours empiéter sur quelque race que ce soit, du moment où elle se trouve en contact avec lui. Enfin l’on vient d’apprendre que le premier acte par lequel les habitans de la Nouvelle-Galles du Sud inauguraient la constitution qu’ils doivent à lord Grey, ç’avait été de nommer comme membre de la législative pour Sydney l’un des personnages les plus remuans et les plus hostiles à l’administration qu’il y ait dans la cité.

Le gouvernement anglais est, du reste, livré pour l’instant à des préoccupations moins lointaines, et il ne doit pas manquer d’être assez mal à l’aise devant l’agitation soulevée dans tout le pays par la nouvelle mesure pontificale qui rétablit la hiérarchie catholique et romaine sur le vieux sol anglican. Un cabinet whig par le fond, et contenant encore autant de whiggism qu’il en peut subsister dans la confusion des anciennes doctrines, un cabinet qui n’avait point pour sa part d’objections formelles à l’entrée d’un Israélite dans le parlement ne saurait s’associer très vivement aux préjugés du vulgaire britannique contre le papisme ; mais il n’est pas douteux que ces préjugés n’aient conservé en Angleterre une force dont la cour de Rome n’avait peut-être point calculé l’explosion en la provoquant. Le cri de no popery a si long-temps été un cri national de l’autre côté du détroit, qu’il se retrouve encore au fond des ames, même lorsqu’il n’a plus de signification politique, même lorsqu’il ne répond plus à quoi que ce soit qui puisse menacer la constitution anglaise. Nous n’avons aucune sympathie pour ces vieilles rancunes ; nous les trouvons aussi peu libérales qu’elles sont peu intelligentes. Nous ne pouvons cependant nous abstenir de remarquer jusqu’à quel point elles témoignent de la persistance, tenace du caractère anglais. L’anti-papisme a été pendant des siècles en Angleterre l’un des instincts les plus véhémens du sens public, ç’a été presque notre chauvinisme ; mais tandis que nous en sommes à regretter jusqu’à cette naïve exagération de notre orgueil patriotique, tandis que nous la voyons remplacée par les beaux penchans humanitaires des gamins qui sifflent en plein théâtre l’uniforme français, John Bull n’a presque rien perdu de sa furieuse méfiance contre l’évêque qui siège à Rome, et s’indigne avec la même ardeur de ses prétendues usurpations.

La presse anglaise n’a été sur ce chapitre que l’écho d’un esprit véritablement populaire, et, si cet esprit ne règne point sans partage dans la chambre des communes, il pourrait bien trouver un concours assez importun pour le cabinet dans cette chambre des lords qui n’a point encore laissé échapper une occasion de maintenir la religion d’état, la vieille devise du torysme : Church and state. On conçoit sans doute qu’il y ait eu un moment de surprise désagréable pour ces fidèles anglicans, établis dans leur tradition avec la sécurité flegmatique de tout bon Anglais, lorsqu’ils ont vu « la lettre apostolique » du saint-père diviser le territoire de sa majesté en provinces ecclésiastiques, comme s’il pouvait exister sur ce territoire une autre religion légale que celle dont sa majesté la reine, à la fois reine et papesse, est encore aujourd’hui le chef visible. Il y a quelques années, le docteur John Mac-Hale, l’un des quatre archevêques d’Irlande, osa le premier joindre à son nom celui du siége où il résidait, et signer au bas de ses mandemens épiscopaux John of Tuam, sans souci du pauvre prélat anglican qui logeait dans la même ville et prenait déjà, de par la loi, le même titre. Ce fut un grand scandale qui n’aboutit à rien, une grande rumeur, maintenant oubliée, qui n’a point empêché qu’il y ait porte à porte dans cette indigente cité de Tuam deux évêques également décorés de son nom, et monseigneur Mac-Hale, tout en étant un voisin peu commode, n’en prétend pas davantage toucher aux dîmes de son collègue anglican.

Les treize nouveaux évêques catholiques d’Angleterre, l’archevêque de Westminster et ses douze suffragans, ont une position encore bien moins offensive, puisque leurs titres ne sont pas ceux des sièges occupés par les prélats anglicans ; seulement ce ne seront pas non plus désormais des titres in partibus infidelium ; mais le pape n’a pas même violé cette antique loi que le docteur Mac-Hale avait foulée aux pieds en s’appropriant le nom d’un siége de l’anglicanisme. Il y a mieux : la constitution de ces évêchés dégage au contraire les catholiques anglais de la juridiction immédiate du pontife romain, et rend à leur église plus d’indépendance nationale qu’elle n’en avait eu depuis le schisme. C’est un côté de la situation qu’on n’a point assez envisagé, et qui est excellemment traité dans un mémoire explicatif du docteur Ullathorne, évêque catholique de Birmingham, l’un des négociateurs qui ont doté l’Angleterre de ce nouvel établissement. Jusqu’ici en effet, l’Angleterre n’ayant été administrée que par des vicaires apostoliques, ses affaires religieuses étaient bien réellement dans les mains mêmes du pape, qui les conduisait par l’intermédiaire de ces simples agens, totalement dénués de l’indépendance originelle attachée au caractère épiscopal. Les prélats maintenant institués auront évidemment une autorité plus nationale.

Nous souhaiterions que la politique du saint-siège eût été partout aussi justifiable. Nous ne pouvons nous empêcher de regretter la rupture des négociations que le chevalier Pinelli avait été chargé de suivre à Rome pour le gouvernement sarde. Nous craignons que cette raideur de conduite n’ait envenimé une querelle où il eût fallu plus de modération. Nous ne voyons pas ce que la sécurité de l’Italie, qui doit être particulièrement chère au cœur de Pie IX, pourrait gagner au développement d’une agitation quelconque en Piémont, et il nous paraît, d’un autre côté, que la chaire de saint Pierre ne sera pas beaucoup plus en crédit, si des populations naturellement religieuses restent indifférentes à la condamnation prononcée contre leurs gouvernails. Or, c’est là ce qui semble jusqu’à présent le résultat le plus clair de la décision intraitable avec laquelle Rome a refusé tout accommodement. Le Piémont et la Sardaigne jouissent d’une tranquillité complète, et des feuilles dont la charité devrait du moins modérer le zèle ont beau jeter tous les jours aux magistrats les noms d’apostats et d’excommuniés, le public ne s’en émeut pas autrement. Il y a maintenant dans toute la monarchie piémontaise un travail de fusion entre les gens raisonnables de toutes les classes ; cette fusion s’opère surtout grace aux traditions de royalisme enracinées dans le pays : la majorité loyale de l’ancienne noblesse et de l’ancienne bourgeoisie se rallie volontiers autour d’un trône constitutionnel, et il ne reste plus en dehors de cette salutaire alliance que les membres les plus inaccessibles de la plus dédaigneuse aristocratie, et les bourgeois rébarbatifs séduits par les utopies de l’émigration démagogique.

Lord Palmerston n’est pas tellement affairé du bruit que font autour de lui les évêchés catholiques, qu’il ne trouve du loisir pour son humeur procédurière. Il a découvert un autre Pacifico qu’il se propose d’employer à la plus grande vexation, non pas cette fois de la Grèce, mais du Portugal. Le Tage, à propos d’un certain médecin prédicant dont on a cassé les meubles, est menacé d’un blocus tout pareil à celui que don Pacifico attira naguère sur le Pirée. Le duc de Palmella, le vieux défenseur de l’alliance anglaise et des principes anglais en Portugal, vient justement de mourir, comme pour ne pas voir ce nouveau gage de la protection britannique dont sa patrie fut toujours trop richement dotée. Le duc de Palmella était l’un des derniers représentans de la diplomatie de 1815. Il avait joué dans le congrès de Vienne, par la supériorité de son esprit et le charme de ses manières, un rôle plus considérable que celui où il aurait été appelé, si l’on n’eût consulté que le degré d’importance de l’état qu’il représentait. Il se flatta toujours, trop facilement même, d’introduire en Portugal la forme tempérée du gouvernement constitutionnel qu’il admirait en Angleterre. Il réussit du moins à maintenir successivement contre dom Miguel le roi dom Pedro et la reine dona Maria ; il fut la caution de cette jeune princesse vis-à-vis de l’Europe, et dégagea cette partie de la Péninsule du principe absolutiste, en s’associant à la quadruple alliance qui chassa dom Miguel. La disgrace où il a passé les dernières années de sa vie n’avait point changé ses sentimens ni ses idées.

En Espagne, la politique sommeille jusqu’à l’ouverture des cortès, et un seul incident est venu troubler ce calme plat : c’est le remplacement du général Cordova à la capitainerie générale de Madrid par le général Norzagaray. On s’est beaucoup occupé de cette affaire dans les cercles politiques, et l’on a attribué la disgrace du général Cordova aux circonstances les plus extravagantes. La vérité est que le général Cordova, qui ambitionnait le commandement supérieur de l’île de Cuba, quand le gouvernement était décidé à le confier au général D. José de la Concha, n’a pu supporter ce petit désappointement, et là-dessus il a brisé avec le cabinet. Du reste, c’est une affaire qui n’a pas eu la plus petite influence sur la situation.

Puisque nous parlons de l’île de Cuba, il est à propos d’ajouter quelque chose sur les grandes réformes que le gouvernement espagnol vient d’y introduire. À la faveur des discordes péninsulaires, il s’était glissé dans l’administration de cette colonie lointaine de fâcheux abus dont plus d’un capitaine-général a fait son profit. Ainsi, par exemple, il fallait que le capitaine-général apposât sa signature sur une multitude de pièces qui n’en avaient pas besoin ; mais on payait chacune de ces signatures 1 franc, et cela faisait un revenu de dix-huit mille piastres par an. Chaque navire qui entrait au port devait être muni d’un permis du capitaine-général, et ce permis valait cinq ou six piastres fortes à l’autorité qui le délivrait. Le gouvernement fait la guerre à ces mœurs d’un autre âge. Le général Concha et ses successeurs n’auront plus tous ces petits bénéfices qui constituaient à la colonie de grands griefs contre la métropole, et qui fournissaient au gouvernement anglais des révélations peu agréables pour l’honneur des capitaines-généraux. Cette réforme, le renfort de quatre mille hommes qu’on envoie an général Concha, l’établissement prochain d’un service mensuel de bateaux à vapeur, dont deux sont déjà achetés, entre la Havane, Puerto-Rico, les îles Canaries et Cadix, assurent pour long-temps à l’Espagne la possession pacifique de ses provinces d’outre-mer. Le général Coucha est déjà parti à bord du vapeur Caledonia, conduisant six cents hommes de troupes. Le reste s’en va sur des bâtimens marchands, escortés par deux bricks de guerre. On a fait aussi grand bruit, dans ces derniers jours, d’une prétendue insurrection qui aurait eu lieu à Pinar-del-Rio, dans cette même île de Cuba, et dont le chef serait le commandant militaire de cette petite ville, D. Ramon Sanchez, Américain de Venezuela au service de l’Espagne depuis son enfance. Il n’y a là qu’un conte dont les dépêches officielles ont démontré la fausseté. On jouit maintenant, à Cuba, de la tranquillité la plus parfaite, et l’on s’y moque des projets ridicules de Lopez.

Le calme dont on avait cru jouir aux États-Unis après l’adoption du compromis de M. Clay n’aura malheureusement pas duré long-temps. Les dernières nouvelles sont loin d’être à la paix, et l’agitation générale, les rivalités ordinaires, la dislocation croissante des partis, ont recommencé de plus belle. Les deux principaux points du compromis enlevé pour ainsi dire d’assaut dans la chambre des représentans, les deux points par où M. Clay avait surtout essayé d’accorder, en les compensant, les satisfactions réclamées de part et d’autre, c’étaient, on s’en souvient, pour le nord, l’admission de la Californie parmi les états, l’érection du Nouveau-Mexique en territoire, et par conséquent une diminution de l’état du Texas, moyennant, il est vrai, une indemnité de 40 millions de dollars ; — pour le sud, une loi qui facilitait l’extradition des esclaves, et empêchait les abolitionistes du nord de les couvrir aussi aisément contre les recherches de leurs maîtres. Ces deux mesures, devenues maintenant obligatoires dans toute l’Union, n’en sont pas moins l’objet d’attaques furieuses, qui ne s’arrêtent point devant la consécration législative, qui ne s’expriment pas seulement dans des articles de journaux, qui se traduisent en voies de fait avec toute la violence des passions américaines.

La presse du Texas semble unanime pour repousser un démembrement quelconque de l’état, et il n’est pas douteux qu’elle représente l’esprit de la population. On ne veut rien céder des limites primitives, on veut garder tout l’état tel qu’il était lorsqu’il fut annexé ; plutôt que de se rendre aux ordres du gouvernement central, on fera scission de concert avec tout le sud, dût « une mer de sang couvrir le Texas entier. » C’est là du moins le langage des journaux du pays. On ne se dissimule pas que les finances texiennes auraient grand besoin des 10 millions de dollars votés à Washington pour prix du sacrifice qu’on demande aux Texiens ; mais on se fait un point d’honneur de résister à la tentation. Quant à l’extradition des esclaves, c’est là particulièrement que l’espoir d’un accommodement réel entre les deux fractions de l’Union américaine semblerait le plus en péril. Les états du sud prennent pour une déception le bill qu’on leur avait offert comme une garantie. Ce bill a pour conséquence de suspendre l’habeas corpus au détriment des esclaves fugitifs revendiqués par leurs propriétaires, et il supprime en pareil cas l’intervention du jury ; des agens spéciaux sont chargés d’arrêter les hommes de couleur ainsi poursuivis et de les restituer à qui de droit. Tous les organes du sud déclarent à l’envi que les représentans et les sénateurs du nord n’ont souscrit à cette apparente concession que parce qu’ils savaient trop qu’elle serait illusoire. Le sud se plaint d’avoir été joué, soit parce que les esclaves en fuite auront toujours la ressource d’aller chercher un asile au Canada, ressource dont ils profitent déjà, soit parce que le peuple dans les états du nord empêche l’exécution de la loi.

L’agitation du nord, au sujet de cette question des esclaves, s’est en effet tout d’un coup ranimée, et elle est plus vive encore à présent qu’elle n’avait été, avant le vote de la loi. Ce ne sont pas seulement des meetings abolitionistes où l’on s’engage à ne point obéir au bill qui a passé dans le congrès ; ce sont des émeutes où le sang coule. Les hommes de couleur, qui avaient d’abord paru se résigner et s’étaient contentés de se mettre sur une défensive affectée, sont bientôt sortis de cette attitude expectante. Les abolitionistes, qui les travaillaient à New-York, à Philadelphie, à Boston, n’ont que trop réussi. À Philadelphie, on s’est battu dans les rues à coups de fusil le 6 et le 7 octobre ; à Detroit, un esclave fugitif ayant été arrêté, le 12, en vertu de la loi nouvelle, la population noire a, dit-on, opposé une résistance désespérée. La milice appelée sous les armes est obligée de faire un service actif, et les deux races, mises ainsi en présence l’une de l’autre, sont depuis lors toujours à la veille d’en venir aux mains. Un engagement un peu sérieux sur un seul point de l’Union pourrait être le signal d’une affreuse mêlée. Il est à regretter que le gouvernement fédéral n’ait pas employé jusqu’ici autant de vigueur pour assurer l’exécution du compromis de M. Clay qu’il en avait montré pour obtenir ces lois elles-mêmes du congrès. On reproche à M. Fillmore de n’avoir pas veillé avec assez de fermeté aux détails pratiques de l’application du nouveau bill des esclaves. On lui reproche aussi de n’avoir point assez purgé son administration d’hommes qui n’en étaient point les soutiens naturels, et de s’être par là créé des embarras qu’il eût évités avec plus de décision.

Ces embarras ne viennent pourtant pas uniquement des désordres populaires, ils tiennent surtout à la décomposition du parti whig, qui fait de terribles progrès, et ces progrès sont encore accélérés par la dernière recrudescence de l’agitation abolitioniste. Voilà quelque vingt ans que cette agitation a commencé dans la ville de Boston ; elle n’était à son début qu’une affaire de zèle religieux : elle ne touchait ni aux anciennes bases des partis politiques, ni à la bonne intelligence des différentes églises ; mais insensiblement elle a tout désuni, et, au sein de chaque congrégation comme au sein de chaque parti, il s’est élevé une lutte intérieure entre les adversaires et les patrons de l’esclavage. C’est ainsi que lors de la dernière élection présidentielle se forma de tous côtés, notamment chez les whigs, une troisième fraction de l’opinion publique qui, sans tenir grand compte des principes distincts propres aux whigs ou aux démocrates, proclamait comme supérieure à ces principes mêmes la nécessité d’effacer à tout prix les souillures de l’esclavage du sol américain. Les whigs s’étaient inutilement opposés à la guerre du Mexique, comme auparavant à l’annexion du Texas. La crainte de voir le parti de l’esclavage fortifié de toutes les régions nouvelles que cette guerre ajoutait au territoire des États-Unis poussa dès-lors les whigs dans les rangs des free-soilers (c’est le nom dont s’appellent ceux qui ne veulent plus que des hommes libres au sein de l’Union), et le parti démocratique a recueilli le bénéfice de cette division des whigs.

Il semblait que le compromis de M. Clay pût leur permettre de se reconstituer avec leur unité primitive, puisqu’il, leur ôtait le prétexte même de leur rupture en écartant les chances d’accroissement les plus prochaines pour les états à esclaves, en introduisant parmi les membres de l’Union la Californie et le Nouveau-Mexique, qui ont repoussé l’esclavage de leur constitution et sont ainsi décidément soustraits à l’influence anti-abolitioniste du Texas. Malheureusement les ambitions particulières ne se sont pas rendues à cette perspective rassurante, et l’on a exploité les apparences rigoureuses du bill d’extradition pour maintenir au milieu des whigs la fougue de l’esprit abolitioniste. L’époque des élections arrive maintenant dans un certain nombre d’états, et il y a des candidatures qui se produisent en se recommandant surtout de leur opposition au bill des esclaves, en prenant leur point d’appui en dehors de leur camp naturel, en dehors même du parti démocratique, en allant chercher des alliances jusque dans le socialisme, qui là-bas aussi menace de grandir, si contraire qu’il soit aux habitudes positives du génie américain. C’est ce qu’on a vu, il y a peu de jours, dans une assemblée tenue à Syracuse par les délégués whigs de l’état de New-York. Les free-soilers s’y sont fait une majorité en inscrivant sur leur drapeau l’organisation du travail à côté de la liberté du sol, et ils ont eu l’appoint de ceux qui revendiquent maintenant de l’autre côté de l’Atlantique le titre spécial de travailleurs, comme on le faisait chez nous après février. Ainsi, par exemple, les travailleurs, réunis le 3 octobre à Albany (the working men’s convention), viennent de voter des résolutions qui rappellent trop fidèlement toutes les illusions dont on abusa nos classes ouvrières il y a bientôt trois ans : la journée de dix heures, la suppression du travail dans les prisons, la modification des marchés passés par le gouvernement avec les entrepreneurs, la répression de l’injustice des maîtres qui exploitent l’ouvrier, etc. Il n’y a qu’une question qu’on n’a point achevé de résoudre dans ce meeting d’Albany, c’est la question de l’organisation du travail : il est vrai qu’elle est restée pendante en plus d’un autre endroit.

Quoi qu’il en soit, cette alliance des free-soilers avec des radicaux qui jusqu’ici n’avaient pas eu de place aussi distincte dans les combinaisons politiques achève de troubler les whigs. Jusqu’ici, les partis procédaient en Amérique beaucoup plutôt de la divergence des intérêts matériels que de pures contradictions en matière de théories. Le grand débat entre les whigs et les démocrates, c’était de savoir si le gouvernement central pèserait sur les gouvernemens particuliers, ou si ceux-ci lui échapperaient. Voici que la théorie abolitioniste mène une partie des whigs à sacrifier leurs anciennes doctrines de centralisation et d’unité fédérale au point de pousser sans scrupule à une rupture ouverte avec les états du midi ; voici que malgré la sagesse de leurs antécédens, malgré les habitudes modérées de leur politique, ils tendent la main aux utopistes de la démagogie. Il est juste de dire qu’une portion considérable du meeting de Syracuse a déclaré qu’elle faisait scission et convoqué les whigs pour le 17 d’octobre à Utique ; mais s’il est encore, ainsi qu’on le voit par là, des whigs nationaux, préoccupés avant tout du maintien de l’union et décidés à soutenir le compromis de M. Clay, les whigs abolitionistes, mettant l’intérêt de leur idée au-dessus de l’intérêt général de la république américaine, faciliteront évidemment la victoire des démocrates, qui paraissent ainsi à peu près sûrs de l’emporter dans l’état de New-York. Cette opposition quand même au bill des esclaves se présente dans la Nouvelle-Angleterre comme à New-York. On en est à croire que le congrès, aussitôt rentré en session, sera saisi de plusieurs projets abolitionistes, et qu’on commencera par demander le rappel de la loi d’extradition. Ce serait, en propres termes, un cartel envoyé par les états du nord à ceux du midi, et l’on conçoit que ces derniers, en face de cette agitation chaque jour croissante, veuillent se tenir en garde. Voilà ce qui explique pourquoi l’on convoque les assemblées de la Georgie et du Mississipi, pourquoi les négocians de la Caroline se préparent, dit-on, à jeter l’embargo sur les vaisseaux du nord, pourquoi l’on dit déjà que la convention qui doit encore se réunir à Nashville, le 11 novembre, proposera l’établissement d’une sorte de congrès à part pour tout le midi. Surprise par ce retour soudain d’une effervescence qu’on avait pu croire apaisée, la république américaine en est de nouveau, comme la nôtre, à placer tout son espoir dans un seul recours, dans la bonne entente des hommes modérés de tous les partis. Si l’on ne réussit pas à sauver ce compromis de M. Clay, dont l’enfantement avait déjà coûté tant de peine, l’Union n’aura jamais été plus en danger de se dissoudre.

Ces funestes divisions, qui semblent incessamment renaître dans l’Amérique du Nord, s’effacent, au contraire, de plus en plus dans la grande république américaine du midi. La Confédération Argentine, sous le ferme gouvernement du général Rosas, entre dans une ère de prospérité pacifique qu’il est à propos de signaler au moment où le nouveau traité conclu par l’amiral Leprédour doit être porté devant notre assemblée législative. Le rétablissement de relations amicales et régulières entre la France et la Plata ne nous parait plus douteux. Nonobstant le mauvais effet que pouvait avoir l’expédition malencontreuse que nous avons toujours blâmée, l’amiral Leprédour a maintenant, assure-t-on, obtenu du général Rosas les principaux changemens auxquels l’assemblée législative subordonnait la ratification du traité. C’est la meilleure preuve des dispositions conciliantes avec lesquelles on a négocié de part et d’autre. La France n’aurait donc plus désormais de raison pour éloigner une transaction honorable qui répond à toutes les susceptibilités comme à tous les intérêts.

L’opinion s’est au reste sensiblement transformée dans ces derniers temps elle s’est dégagée des ambiguïtés avec lesquelles on avait pris à tâche de l’obscurcir et de la passionner ; on a commencé à comprendre que l’affaire la plus pressante de la France à la Plata, c’était l’affaire de son commerce. Il était en effet bien singulier que ce fût la France qui s’opposât la dernière à la pacification des deux rives argentines, quand il n’est point de pays en Europe qui trouve sur ces bords de si nombreux élémens d’échange et de si larges débouchés pour ses produits. Laissons de côté la question un peu trop spéculative des procédés plus ou moins parlementaires employés par le général Rosas pour le gouvernement de son propre pays : c’est bien assez que nos compatriotes de Montevideo aient pris si chaudement parti dans une querelle intestine où ils ont trop attiré derrière eux la France, qui n’y avait rien à voir. Si nous consultons des documens à coup sûr plus intéressans et plus significatifs que des colères d’émigrés, si nous parcourons les relevés officiels de nos transactions mercantiles avec Buenos-Ayres, nous serons frappés de la rapidité avec laquelle elles se sont accrues dans ces dernières années, malgré les maux de l’intervention. Ces mêmes difficultés n’ont pas empêché la population basque de grossir chaque jour à Buenos-Ayres. Une preuve authentique de ce développement est consignée dans une récente délibération du conseil-général des Basses-Pyrénées. Le mouvement d’émigration pour Buenos-Ayres, qui, du 20 août 1848 au 20 août 1849, était tombé à trois cent soixante-dix-sept individus s’est relevé de 1849 à 1850 au chiffre de neuf cent soixante-neuf, d’où le rapporteur conclut avec raison que les émigrans ont trouvé plus de chances de succès et de sécurité à Buenos-Ayres qu’à Montevideo.

Du reste, le général Rosas semble de plus en plus protester par ses actes contre la pensée qu’on lui attribuait d’avoir voulu supprimer toutes relations commerciales et politiques entre l’Amérique et l’Europe. Il sait que l’américanisme exclusif serait sa ruine et celle de son pays. Il ouvre la Plata au commerce européen avec une libéralité dont il faut lui tenir compte, parce que les chiffres officiels viennent encore prouver qu’on en profite. Les tarifs de douanes sont extrêmement modérés, et les négocians ont un délai de six mois pour acquitter les droits auxquels leurs marchandises sont taxées. Aussi les entrées des navires étrangers qui, en 1824, époque la plus favorable de l’administration unitaire, étaient seulement de trois cent soixante-neuf, se sont, en 1849, accrues jusqu’au nombre de huit cent un, et, pour prendre des dates encore plus récentes, dans une seule semaine de février 1850, il arrivait à Buenos-Ayres onze cent soixante émigrans européens, et il y entrait une valeur de 200 000 fr. on quadruples espagnols, preuve bien notable de la richesse d’un pays où, malgré d’immenses importations, les transactions commerciales se liquident encore par un solde aussi considérable en numéraire. N’oublions pas enfin que le récent établissement des vapeurs-poste entre la Grande-Bretagne et Buenos-Ayres a été pour le général Rosas une occasion toute particulière de montrer un bon vouloir très libéral vis-à-vis de l’Europe. Les paquebots, leurs passagers, leurs approvisionnemens, ont été affranchis des droits de port, de tonnage, de douane et de toutes autres formalités imposées aux navires marchands.

Quant à l’administration intérieure de la République Argentine, il est un fait certain, c’est que l’état d’hostilité qui semblait devoir la détruire ne l’a point empêchée de prospérer. La dette consolidée a été réduite de 50 millions de piastres à 5 millions, placés maintenant au-dessus du pair. L’apaisement des haines politiques a très certainement influé sur ces résultats ; les émigrés argentins rentrent peu à peu sur le territoire de la confédération sans être inquiétés pour le passé, en acceptant franchement une autorité chaque jour mieux enracinée dans le pays et mieux appréciée des puissances étrangères. Depuis le traité Southern, l’Angleterre est dans les meilleures relations avec le général Rosas. Les complications qui avaient provoqué l’éloignement du chargé d’affaires de Sardaigne ont tout-à-fait cessé ; le cabinet de Turin s’est même plu à reconnaître « la protection efficace dont les personnes et les intérêts de ses nationaux avaient toujours joui pendant l’absence de son agent à Buenos-Ayres. » La France serait-elle donc la seule à troubler ces bons rapports que la République Argentine aspire sincèrement désormais à nouer avec l’Europe ? On ne peut sans doute refuser une dernière protection aux aventuriers français de Montevideo ; mais la population française de Buenos-Ayres, formée d’artisans paisibles, industrieux, étrangers aux luttes intestines, appelle à meilleur titre encore cette protection de la mère-patrie. C’est pour qu’elle ne leur manque pas lors de la prochaine vérification du nouveau traité Leprédour que nous enregistrons ici avec un soin particulier ces quelques détails très authentiques sur la situation vraie de la Plata.

Nous ne sommes point d’ailleurs en position de négliger beaucoup les moyens d’agrandir nos débouchés commerciaux d’outre-mer. Depuis la triste fin qu’eut notre essai de paquebots transatlantiques, ni le gouvernement, ni l’industrie n’ont rien fait pour réparer un échec si grave. Le ministre des affaires étrangères ne parait pas incommodé le moins du monde d’avoir à recourir aux paquebots anglais pour le transport de ses dépêches dans les deux Amériques et dans l’Inde. Les grandes lignes de communication maritime nous manquent presque tout-à-fait, et il en est de ce chapitre-là comme de celui des conventions postales, dont notre diplomatie ne semble pas assez comprendre l’importance, soit défaut d’aptitude, soit défaut de sérieux. Depuis la révolution de février, on ne peut citer qu’une seule convention postale convenable à notre industrie, celle conclue avec l’Espagne, car les conventions avec la Belgique et la Suisse sont loin d’offrir les mêmes avantages.

En attendant, les États-Unis nous donnent un utile exemple. Ils inaugurent, là où nous avons échoué, un service de vapeurs qui mettra le Hâvre et New-York en communication régulière. Le premier paquebot de cette ligne, qui a tant d’avenir devant elle, le Franklin, est entré dernièrement au Hâvre. Son arrivée a été célébrée par une fête où avaient été invitées plusieurs personnes notables. M. Rives, ministre des États-Unis à Paris, et M. Léon Faucher, vice-président de l’assemblée nationale, ont insisté vivement sur les avantages de la nouvelle entreprise. Ce serait maintenant à la France, M. Faucher l’a dit en termes chaleureux, de seconder la ligne américaine en établissant une ligne française ; mais nous oublions que nous ne sommes pas précisément à l’heure des projets pacifiques et des pensées d’avenir.

Nous ne voulons point finir ce rapide tableau des affaires américaines sans donner un souvenir, par malheur un peu tardif, à un homme qui fut l’un des plus importans de toute la Péninsule, l’un des rares citoyens qui y aient réellement mérité ce nom. Le général San-Martin est mort en France il y a bientôt deux mois ; il avait quitté depuis long-temps déjà le pays dont il avait tant contribué à fonder l’indépendance, et où il regrettait de ne pouvoir établir la concorde. C’était le général San-Martin qui avait organisé le premier les troupes argentines, et fait, avec des gauchos habitués à la vie des pampas, ce fameux régiment de grenadiers à cheval qui, en douze années d’une campagne continuelle, de 1814 à 1826, fournit presque tous les officiers de la guerre d’émancipation, traversa plus de quatre mille lieues de pays, livra plus de cent combats, et, sorti de Buenos-Ayres au nombre de quinze cents hommes, n’en ramena que cent vingt-six, sans que jamais la discipline s’y fût un moment relâchée. C’est le général San-Martin qui, après avoir affranchi les provinces argentines en 1813, s’unit avec Bolivar, libérateur de la Colombie, pour chasser les Espagnols de toutes les régions intermédiaires qui séparaient les deux extrémités de ce vaste continent du sud. Le Chili, le Pérou, s’ouvrirent à ses armes. Nommé protecteur de la république péruvienne, il sut abandonner à temps le pouvoir pour ne pas entrer en lutte avec Bolivar, dont l’ambition mystérieuse aspirait à former un seul empire de tous ces nouveaux états. Quelles que soient les chances que l’avenir réserve à l’Amérique du Sud, le nom du général San-Martin devra toujours tenir une grande place dans son histoire.

ALEXANDRE THOMAS.


V. de Mars.