Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1853

La bibliothèque libre.

Chronique n° 517
31 octobre 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 octobre 1853.

Au moment où les événemens peuvent se presser en Orient, au moment où chacun les interroge avec anxiété pour savoir s’ils vont suivre leur cours, ou s’ils vont s’arrêter tout à coup devant quelque expédient suprême tenu en réserve par l’esprit de conciliation, résumons encore une fois les faits les plus récens dans ce qu’ils ont de plus caractéristique, d’incohérent même souvent et de contradictoire. La vérité est qu’il n’est point de jour où quelque changement de décoration ne survienne dans cette terrible question. La nouvelle de la veille n’est plus déjà celle du lendemain ; les bruits se succèdent pour se détruire l’un l’autre. Ceux qui se croient le mieux informés risquent fort d’être en retard d’une dépêche, et naturellement les craintes varient comme les espérances. Oscillations singulières dont on ne se rendrait pas compte, si on n’en pénétrait le secret, si on ne savait d’où elles naissent et où elles tendent ! Au milieu de toutes les alternatives par lesquelles est déjà passée la question orientale depuis qu’elle est devenue la plus puissante préoccupation de l’Europe, il y a deux tendances permanentes qu’il est facile de reconnaître : il y a ce qu’on pourrait appeler la logique des choses ; il y a la fatalité des passions, des antagonismes ; il y a en un mot cet amas de difficultés en apparence invincibles, qui semble inévitablement conduire à une guerre entre la Russie et la Turquie, et il y a en même temps la crainte d’une conflagration universelle qui domine les conditions du différend local et, ramène incessamment à la paix. L’une de ces tendances se traduit en froissemens, en manifestes, en commencemens d’hostilités ; l’autre se traduit en négociations, en médiations, en combinaisons toujours inutiles jusqu’ici et toujours reprises. L’imminence des conflits rappelle la diplomatie à l’œuvre dès que les faits deviennent trop pressans, et l’impuissance de la diplomatie, quand elle devient trop patente, ne laisse plus de place qu’aux incalculables conséquences d’une lutte déclarée. C’est ainsi qu’on va depuis six mois, flottant entre la paix et la guerre, voyant chaque jour se rétrécir le terrain des arrangemens possibles et diminuer les moyens de conciliation, jusqu’à ce qu’enfin, par un suprême effort, il faille bien en venir à un dénouement; et plus on approche de ce dénouement, plus il semble qu’on voie ces deux tendances dont nous parlons se mêler, agir à la fois et se disputer la solution de cette périlleuse crise politique dont l’issue reste encore un mystère.

En ce moment même, par exemple, est-ce la paix, est-ce la guerre, qui triomphe en Orient ? C’est la guerre et la paix tout à la fois, pourrait-on dire, tant il est difficile de caractériser la situation actuelle sur la simple apparence des choses. La réalité est qu’à l’instant où la guerre était définitivement proclamée entre la Russie et l’empire ottoman, les représentans des quatre grandes puissances occidentales à Constantinople faisaient une dernière tentative et obtenaient du divan un répit d’une semaine dans l’ouverture des hostilités. Comment ces faits se sont-ils produits, et quelle en est la signification réelle ? Il suffit de les indiquer en les rapprochant de leur date. Il y a peu de jours, comme on sait, après six mois d’attente, d’incertitudes et d’efforts infructueux, la question d’Orient semblait décidément sortir du domaine des négociations et passer sur un autre terrain, sur le terrain de l’action. On a pu lire le dernier manifeste où la Sublime-Porte résumait ses griefs avant d’accepter la lutte. On connaît la lettre par laquelle le prince Gortchakoff était sommé, au nom du gouvernement ottoman, d’évacuer les provinces moldo-valaques. Placée sous le coup de l’invasion d’une partie de son territoire et en présence de l’insuccès trop évident de la médiation européenne, comment la Turquie aurait-elle pu agir autrement ? Elle ne le pouvait sous peine d’abdication. Que manquait-il à cette situation pour constater un pur et simple état de guerre ? Était-ce un engagement effectif entre les troupes des deux pays ? était-ce le sang répandu ? Dans le fait, cet engagement a eu lieu, et le sang a été versé, à ce qu’il semble. Une flottille russe ayant tenté de forcer le passage du Danube a essuyé le feu de la forteresse turque d’Isactcha, entre Reni et Ismaïl. Un lieutenant-colonel russe, trois officiers et un certain nombre de matelots ont été tués, sans compter les blessés, à la suite de quoi les Russes, assure-t-on, ont brûlé la forteresse d’Isactcha. C’est le 23 octobre que cet engagement avait lieu sur le Danube, bien que sur un point assez différent de la ligne principale d’opération des deux armées. Or, qu’on le remarque, c’est le 21 que se produisait à Constantinople le fait, révélé par le Moniteur, d’une tentative nouvelle faite auprès du divan par les représentans des grandes puissances. C’est le 21, sinon avant, que les ministres européens. obtenaient du sultan l’ordre d’ajourner le commencement des hostilités jusqu’au Ier novembre, à moins que les hostilités ne fussent déjà ouvertes, auquel cas l’ordre devait être considéré comme non avenu.

Maintenant il découle de ceci un certain nombre de questions qui ne sont point sans importance. D’abord l’engagement qui a eu lieu sur le Danube, postérieurement à cette récente tentative, est-il de ceux qui annulent virtuellement l’ordre du sultan ? On ne saurait hésiter sans nul doute sur le sens à donner à cette parole, si les ministres européens étaient en mesure de proposer un moyen sérieux et efficace d’arrangement. La paix d’une portion du continent, du continent tout entier peut-être, ne saurait être à la merci d’un incident qui s’est passé en dehors même de l’action immédiate des chefs des deux armées. Mais les représentans de l’Europe à Constantinople possèdent-ils effectivement par devers eux tous les élémens d’une conclusion définitive et pacifique de ce déplorable différend ? N’ont-ils pas eu au contraire à en référer à leur gouvernement respectif ? Et dans ce cas, à quoi pourrait servir un laps de temps si court, qui est expiré déjà ou qui va expirer ? D’un autre côté, cette courte et insuffisante suspension pourrait-elle être considérée comme le préliminaire d’une trêve un peu plus longue laissée à une médiation plus décisive et plus heureuse ? C’est là ce qu’on peut se demander, et ce que les événemens viendront promptement éclaircir sans doute. Aussi bien, quelque poids que doivent nécessairement avoir les circonstances nouvelles, elles ne nous semblent point changer essentiellement l’état de la question. C’est une phase de plus dans cette lutte entre les deux tendances que nous signalions, — entre la fatalité d’un différend qui, pris en lui-même, semble ne pouvoir se dénouer que par la guerre — et le besoin supérieur de la paix qui s’interpose sans cesse pour conjurer, ajourner ou faire cesser les conflits. Dans ces termes, les considérations que publiait, il y a quatre jours, le Moniteur ne sont point sans être encore applicables à la situation actuelle. Que disait en effet cette déclaration ? Elle montrait les hostilités sur le point de s’ouvrir entre la Russie et la Turquie; elle représentait la France et l’Angleterre comme profondément intéressées à l’intégrité de l’empire ottoman et prêtes à suivre en commun les événemens par l’entrée simultanée de leurs flottes dans les Dardanelles; elle laissait voir enfin, en ce qui touche l’Autriche et la Prusse; une différence de jugement et de conduite plutôt qu’une différence d’intérêts, expliquant ainsi comment les puissances allemandes se séparent de l’Angleterre et de la France dans les démonstrations maritimes des deux gouvernemens, comment leur concours est naturel dans l’œuvre diplomatique qui peut rester à poursuivre encore : de sorte qu’en réalité, aujourd’hui comme hier et demain comme aujourd’hui, il y a toujours ce double fait, — un conflit local possible et un intérêt européen servant en quelque sorte de limite à ce conflit et le dominant à un moment donné. Il y a toujours en un mot une question turque et une question européenne. Quels que soient les incidens secondaires, c’est la considération supérieure qui est la raison et la clé de tout, plus manifestement encore dans la crise actuelle que dans les crises précédentes de l’Orient.

Ce qu’on peut dire de la Turquie au moment où la diplomatie cherche encore une fois à lui épargner les horreurs de la guerre, et quant à l’intérêt de sa préservation propre comme état souverain, c’est que lorsqu’elle s’est sentie en présence d’une lutte inévitable et imminente, elle s’y est résolue avec une certaine fermeté virile. Au milieu de toutes les causes d’impuissance et de ruine qui travaillent cette masse incohérente de l’empire des Osmanlis, il s’est retrouve quelque chose de ce soulèvement de l’instinct national qui est l’honneur des peuples ayant beaucoup vécu par la guerre et espérant toujours se relever par elle. C’est le témoignage que rendent à la Turquie ceux qui la visitent en ce moment, et qui la voient à l’œuvre dans ses vastes préparatifs guerriers. Il ne faut point tout accepter sans doute, il ne faut pas se prêter à toutes les illusions; mais enfin, engagée la première pour elle-même, la Turquie a cherché à se sauver par elle-même, fût-ce au risque de déranger parfois les combinaisons de l’Europe; elle a formé des armées nombreuses, les plus considérables peut-être qu’elle ait eues depuis longues années. L’une de ces armées, sous les ordres d’Omer-Pacha, occupe la ligne du Danube. Une seconde armée de réserve se forme à Andrinople pour protéger la seconde ligne de défense des Balkans, rempart de Constantinople en Europe; un troisième corps, sous les ordres d’Abdi-Pacha, est en Asie. A ceci il faut joindre les forces navales, également augmentées. Qu’on écarte toutes les exagérations, la Turquie a sans doute aujourd’hui au moins deux cent mille hommes sous les armes pour sa défense, et il n’est point certain que pour le moment la Russie puisse disposer de beaucoup plus pour soutenir la lutte.

Par malheur, quelque importante qu’elle soit, ce n’est point la plus grosse question pour la Turquie de lever des hommes et des contingens; il faut les payer et les faire vivre, ce qui est l’unique moyen de les tenir disciplinés. Le gouvernement turc y a réussi jusqu’ici, et, chose singulière même, là où les armées turques se trouvent concentrées, elles exercent, dit-on, moins de vexations que les armées russes; mais combien de temps cela durera-t-il ? C’est le grand problème : aussi les finances sont-elles devenues une des plus sérieuses préoccupations du gouvernement ottoman. C’est l’explication de la rentrée au ministère de l’un des hommes d’état remarquables de la Turquie, de Safeti-Pacha, qui s’est déjà distingué par d’intelligentes opérations financières. A la rentrée de Safeti-Pacha se lie la pensée d’un emprunt à négocier en Europe, et même le ministre du commerce aurait quitté Constantinople pour se rendre en France et en Angleterre. Ainsi renaîtrait cette pensée d’un emprunt contracté en Europe, qui a si tristement avorté il y a quelque temps, et à laquelle la nécessité semble ramener les hommes d’état ottomans. Ce n’est pas seulement à titre d’expédient en vue d’une campagne que ce projet devrait être admis par le cabinet turc, c’est comme système politique, autant qu’emprunter puisse être un système. Nous n’avons point le dessein d’élever encore des hypothèses sur l’avenir de la Turquie; mais enfin il n’est point douteux que le plus sûr moyen de vivre pour elle, c’est de s’identifier le plus possible avec l’Europe, de se lier à elle par de nombreux et intimes rapports, de créer de ces solidarités d’intérêts souvent plus puissantes que les solidarités politiques et qui en sont le gage, C’est au même titre de pensée politique que les gouvernemens de l’Occident devraient aider à la réalisation du projet auquel revient le cabinet turc. Puisqu’on veut l’indépendance de l’empire ottoman, il faut bien que cette indépendance s’appuie. sur quelque chose; quand elle s’appuiera sur des intérêts nombreux qui auront leurs ramifications en Europe, elle sera indubitablement une réalité plus forte et moins problématique qu’elle ne l’est actuellement. Cela n’exclut pas l’intérêt politique, cela ne fait que le corroborer au contraire. C’est ainsi que cet emprunt est un des élémens de la crise qu’il s’agit de conjurer aujourd’hui, au moment où elle semble être arrivée à son degré le plus extrême.

L’intervention toute récente des représentans des quatre cours athées à Constantinople sera-t-elle plus heureuse que les précédentes tentatives de médiation ? Rien ne serait véritablement plus désirable que le succès de cet effort nouveau à l’heure actuelle, où les armées de la Russie et de la Turquie, bien qu’étant en présence, ne se sont point encore vues de trop près. Que peut-il arriver en effet, une fois les hostilités sérieusement engagées ? Si la Russie est victorieuse, pense-t-on que le tsar, après avoir refusé jusqu’ici de modifier ses prétentions, consente à les modérer dans sa victoire ? Et alors, qu’on y réfléchisse bien, quelle sera la situation de l’Angleterre et de la France, qui ont jugé les conditions du cabinet de Saint-Pétersbourg incompatibles avec l’intégrité de l’empire ottoman, c’est-à-dire avec la sécurité de l’Europe ? Si ce sont les Turcs qui ont l’avantage dans une première campagne, si l’armée russe a des revers à supporter, pense-t-on qu’au point où en sont les choses, l’empereur Nicolas se résigne à une défaite ? La Russie peut n’avoir point en réalité, dans ce moment, plus d’hommes prêts au combat que la Turquie; mais sa force et son avantage, c’est qu’elle peut les renouveler, et il ne faut point demander sérieusement si, rejetée dans ses frontières, elle se tiendrait pour bien condamnée par un premier combat. De toutes façons ainsi une médiation est de nature à devenir plus difficile à mesure que les événemens se développeront. Difficile aujourd’hui, elle peut devenir impossible dans la suite par la force même des choses. Ce sont là des considérations qui ne doivent pas certainement trouver indifférentes l’Autriche et la Prusse, — l’Autriche, qui doit bien attacher quelque prix à ne point voir les bouches du Danube passer exclusivement entre les mains de la Russie, la Prusse, qui est la première intéressée sans nul doute à ce qu’il ne soit point touché à la carte politique de l’Europe. En présence d’un intérêt commun si évident et si pressant, comment se fait-il donc qu’on n’ait abouti à rien jusqu’ici ? C’est que chacun a eu ses vues, ses propositions, ses moyens d’arrangement; chacun a prétendu agir d’une manière distincte, et de cette différence d’action il est résulté une absence à peu près complète d’action efficace. L’Autriche et la Prusse, mues par des raisons propres, se sont tenues dans une réserve toute spéciale. L’Angleterre elle-même a quelquefois peut-être refusé de suivre la France, soit par des considérations intérieures, soit afin de ne pas trop se détacher de la Prusse et de l’Autriche et de conserver au moins l’apparence de l’union entre les quatre grands états de l’Occident : chose utile sans doute, mais à une condition, c’est que cette union se manifeste d’une manière active et décisive. Or voici incontestablement l’heure où cette action commune doit s’exercer avec autorité. Faut-il croire que l’Angleterre et la France, comme on l’a dit, ont réussi à trouver un moyen acceptable pour la Russie et pour la Turquie ? Faut-il croire que la Prusse a mené à bonne fin la pensée d’une médiation nouvelle ?

Le rôle de la Prusse d’ailleurs, dans ces derniers temps, n’est point sans offrir quelques particularités curieuses. Au moment où s’ouvrait la conférence d’Ollmütz, il s’était formé deux partis, à ce qu’il paraît, à la cour de Berlin : l’un, composé de la reine, du général de Gerlach, considéré comme le chef du parti féodal, et de plusieurs autres personnes influentes, poussait le roi à faire le voyage d’Ollmütz, où il avait été très pressé de se rendre par l’empereur Nicolas; l’autre, à la tête duquel se trouvait M. de Manteuffel, était formellement opposé à ce voyage. Or le roi de Prusse a une considération singulière pour son président du conseil. Qu’en résultait-il ? C’est que, par une de ces subtilités qui entrent parfois dans l’esprit si distingué du monarque prussien, Frédéric-Guillaume n’allait point à Ollmütz comme souverain, mais il allait peu après à Varsovie comme beau-frère du tsar, qui l’invitait à ce titre. Sous une forme ou sous l’autre, était-ce un moyen de compromettre la politique prussienne ? Toujours est-il que le roi de Prusse ne s’engageait en rien. La preuve en est dans le voyage fait par l’empereur Nicolas à Potsdam, pour chercher à agir sur l’esprit de M. de Manteuffel; mais là encore le tsar rencontrait une résistance invincible. M. de Manteuffel s’en tenait à la politique de neutralité, et en même temps il nourrissait, dit-on, la pensée de provoquer une nouvelle conférence diplomatique en Allemagne. Ce que nous voulons noter surtout, c’est cette pensée universelle de nouveaux efforts pour empêcher la paix d’être entamée, si l’on nous permet ce terme. Quoi qu’il en soit, les gouvernemens, il nous semble, ne sauraient se faire illusion. S’ils sont décidés à n’intervenir à aucun moment d’une manière efficace entre la Russie et la Turquie, ils n’ont certes rien à faire de plus qu’ils n’ont fait. Si l’intégrité de l’empire ottoman n’est point un vain mot à leurs yeux, il faut qu’ils sachent que leur intervention est plus difficile aujourd’hui qu’hier, qu’elle sera plus difficile demain qu’aujourd’hui, si elle n’est point impossible, sans mettre en péril la paix du continent, — tandis qu’une action commune dans un moment opportun et décisif eût suffi sans nul doute pour tout sauver et tout empêcher.

Mais n’admire-t-on pas ce qu’il y a parfois d’ironie secrète dans les événemens ? Tandis que ces faits se déroulent et agitent l’Europe, tandis qu’en Angleterre même il se tient une foule de meetings qui ne sont pas tous fort sérieux, les uns pour les Turcs, les autres contre les Turcs, voici un meeting beaucoup moins sérieux encore qui vient dire son mot sur les affaires d’Orient : c’est le congrès de la paix. Hélas! combien en faudrait-il de ce genre pour qu’on finît par ne se plus entendre dans le monde ? Le congrès de la paix de cette année s’est tenu à Edimbourg, et M. Cobden y a figuré avec éclat. M. Cobden est un homme d’esprit gâté par une campagne heureuse contre les lois des céréales; maintenant c’est contre le bon sens qu’il s’escrime, et il y réussit parfois au-delà de ses désirs. Il veut établir la paix universelle, et il commence par demander que l’Angleterre intervienne en faveur de la Russie, si elle intervient dans un sens quelconque. Il faut tout dire cependant : M. Cobden n’est point sans voir juste quand il dit que rien de ce qui arrive n’eût été possible sans les défiances qui existent entre les gouvernemens les plus intéressés à agir en commun, de même qu’il a bien quelque droit de rappeler ses paris, tout humoristiques qu’ils fussent, engagés l’an passé contre ceux qui cherchaient sérieusement à précautionner l’Angleterre contre une descente de la France. Malheureusement M. Cobden a souvent une manière de servir les bonnes causes qui ne laisse point de les compromettre, ne fût-ce que par la compagnie dans laquelle il les place.

Ce ne serait point certainement se hasarder beaucoup, de supposer que les agitations soulevées par la crise extérieure des affaires d’Orient ont pu aller remuer plus d’une espérance dans les profondeurs des partis révolutionnaires. Toute difficulté qui s’élève dans la vie d’un pays ou de l’Europe en général semble une chance pour ces partis et une issue naturelle par où il leur sera permis de rentrer sur la scène où ils ont régné un moment. Aussi parlait-on récemment d’une alliance nouvelle entre M. Kossuth et M. Mazzini, quelque peu refroidis l’un envers l’autre, comme on sait, par la dernière insurrection de Milan. Il n’est rien de tel que l’insuccès pour mettre la guerre civile entre les dieux de l’olympe révolutionnaire; il n’est rien de tel que la possibilité entrevue de quelque intervention nouvelle pour les réconcilier, et c’est là, il faut le dire, une manière particulière de rendre plus sensible l’intérêt qui s’attache au maintien de la paix de l’Europe. Faut-il voir un des épisodes de cette effervescence dans les arrestations qui viennent d’avoir lieu en France ? Elles ne sauraient évidemment avoir toutes le même caractère, et il en est d’assez nombreuses qui ont été suivies d’une prompte mise en liberté. D’autres semblent plus sérieuses, et parmi celles-ci on compte, à ce qu’il paraît, l’arrestation d’un délégué de l’émigration de Londres, ancien commissaire de la république de 1848 dans ses premiers temps. Quoi qu’il en soit, c’est sur un certain nombre de points à la fois que des mesures de rigueur ont été prises et que des investigations ont été opérées. Si une pensée d’agitation a pu être conçue quelque part, elle contraste singulièrement à coup sûr avec l’état du pays, bien plus occupé de pourvoir à ses intérêts que de faire honneur à la mémoire de la république par la lecture clandestine de quelque brochure démagogique. Ce serait là, dans tous les cas, comme nous le disions, la conséquence d’une crise extérieure prolongée allant réveiller les passions militantes là où elles existent encore.

Veut-on voir une autre conséquence possible de cette crise dans un domaine différent ? Si les complications actuelles s’aggravaient, elles auraient évidemment pour premier effet de porter un coup singulier à cet immense mouvement qui s’est fait sentir partout, dans l’industrie, dans le commerce, dans les finances. Récemment encore, le gouvernement publiait un relevé des recettes publiques depuis le commencement de 1853. Or que résulte-t-il de ce relevé ? C’est que les revenus publics n’ont cessé de s’accroître, et que la présente année offre une augmentation assez notable sur l’an dernier. Le mois de septembre 1853 a produit sept millions de plus que le mois de septembre 1852. Le troisième trimestre de l’année courante a produit dix-sept millions de plus que la période identique de l’année dernière. Dans l’ensemble, les neuf premiers mois de 1853 ont donné 40 millions de plus que les neuf premiers mois de 1852, et comme les recettes dépassent les prévisions du budget, il y aura là sans doute de quoi combler le déficit qui existait. C’est là d’ailleurs un résultat suffisant. A un autre point de vue, ce n’est pas que toute augmentation dans les recettes de l’état soit d’une manière absolue le signe d’un progrès correspondant dans la richesse publique; mais c’est du moins le symptôme de cette grande activité d’affaires qui s’est manifestée depuis quelque temps.

Les questions matérielles ont en effet pris le dessus parmi nous, cela est évident. De l’agitation politique, on passe à l’agitation de l’industrie, et les spéculations les plus aventureuses ne sont pas celles qui effraient le plus souvent. Il y a bien des gens qui échangent les droits de l’homme contre des titres quelconques de chemins de fer. Il n’y a qu’une chose à laquelle on ne s’accoutume point : c’est de ne pas jouir de toute sécurité pour sa vie sur ces chemins de fer dont on achète les actions pour son argent. Rien ne le prouve mieux que l’émotion causée par les accidens successifs qui ont eu lieu sur le chemin de Paris à Bordeaux. Ces accidens ont été assez sérieux et assez répétés pour que le gouvernement ait cru devoir intervenir, et restreindre le nombre des convois qui parcourent cette grande ligne. Que la compagnie fasse savoir qu’elle perçoit de grosses recettes chaque semaine, soit; mais il y aurait à se demander, si le gouvernement n’y veillait point, ce que deviendrait la vie des hommes livrée à un tel monopole, quand il sera partout organisé. Nous ne sommes point encore des Américains du Nord; nous n’avons point ce degré d’héroïsme des citoyens de l’Union qui se cotisent pour payer l’amende du capitaine de leur paquebot, afin qu’il parte sans subir l’inspection de police et qu’il devance un concurrent. Et, à vrai dire, cela nous rassure un peu, parce que cela prouve que nous ne sommes pas des industriels aussi enracinés qu’on le dit parfois. Nous avons le goût, l’esprit, le besoin de l’industrie, nous n’avons pas cette passion qui sacrifie tout, fût-ce la vie des hommes, à l’industrie elle-même. Nous voulons des chemins de fer, mais à la condition d’arriver. C’est bien assez d’être emporté à l’état de numéro, de colis humain, par la machine fumante. — C’est qu’après tout au-dessus de l’ardeur des choses matérielles il nous reste toujours l’intelligence, l’imagination, ce qui fait notre piège souvent, ce qui fait aussi l’éclat et le charme de notre civilisation.

C’est ce qui fait la supériorité et l’attrait toujours rajeuni des choses de l’intelligence parmi nous. Quand la vie intellectuelle est puissante et bien réglée, elle élève et elle éclaire une époque; elle n’est pas seulement une décoration brillante, elle est comme l’âme secrète et le ressort de tout. Quand elle a été altérée dans ses sources, atteinte dans son essence même, dans le fond des idées et dans la manière de les exprimer, il vient bientôt un moment où on sent le besoin de se demander la raison de ces altérations, et de retrouver un peu de cette vie juste et saine de l’intelligence dont on est sevré. Ce n’est pas seulement par l’instinct littéraire qu’on y est conduit, c’est encore parce que, dans un pays comme le nôtre, l’ascendant de l’esprit, le maintien de la civilisation intellectuelle est presque un intérêt politique. Alors on se sent pressé de secouer toutes les influences funestes; alors, par un retour salutaire, on se reprend à chercher comment pourront renaître des doctrines saines, des notions vraies; on se remet sur la trace des philosophies qui ne commencent pas par renier Dieu et par dénaturer l’âme humaine; on aperçoit ce qu’il peut y avoir de fécondité nouvelle dans la simplicité et la rectitude de l’imagination. La lassitude de toutes les falsifications systématiques de l’histoire ramène à la véritable histoire. En un mot, on sent de nouveau tout le prix d’une littérature bien pensée, bien inspirée, bien parlée. On ne saurait le nier, il y a depuis quelque temps en France comme un vague travail de retour vers des conditions intellectuelles meilleures. Ce n’est pas que ce mouvement soit bien prononcé, qu’il ait un but avoué et très net; on cherche, on hésite, on s’interroge, on revient sur bien des choses en philosophie, en littérature. Bien des esprits sont possédés de ce besoin de se relever virilement, de se remettre dans une route plus droite et plus sûre. L’auteur d’un livre intitulé Premières Études de philosophie a eu une idée qui n’est point sans caractériser un certain côté de la période actuelle. Il a eu l’idée, en donnant à son étude la forme autobiographique, de prendre un esprit malade ayant goûté à tous les systèmes, ayant subi toutes les influences, ayant demandé leur secret à toutes les sectes, — de ramener pas à pas cet esprit vers des vérités plus solides, et de le faire remonter par degrés jusqu’aux sereines hauteurs d’une science qui commence par avouer Dieu et les mystères du dogme religieux, pour pouvoir se promener plus librement el plus sûrement sur le monde. Que l’auteur applique cette analyse à lui-même ou à un autre, peu importe; l’intérêt est dans ce travail méthodique pour se refaire une conscience, pour retrouver l’une après l’autre les vérités d’une philosophie spiritualiste, trésors de la raison respectueuse et virile. Dans la voie du vrai et du bien, il y a d’ailleurs une logique comme dans la voie du mal; une fois qu’on est entré dans la première, les conséquences s’enchaînent vite, une vérité amène à l’autre; à mesure qu’on avance, les choses s’éclairent d’un jour plus juste, et l’esprit sent l’aiguillon des émulations généreuses qui font de cette recherche une sorte de drame intellectuel saisissant et instructif. Ce que nous disons ici, l’auteur des Premières Études de philosophie l’a-t-il réalisé complètement ? Nous n’affirmerions pas qu’il ait fort enrichi la science par ses dénominations nouvelles de l’autonomie et de l’hétéronomie du savoir humain pour des choses qui pourraient s’appeler d’un nom plus simple. Ce qu’on pourrait dire, c’est qu’il y a dans son livre, au milieu d’une certaine confusion, plus d’une pensée ingénieuse et juste, plus d’une page remarquable écrite dans un style visiblement inspiré des philosophes français du XVIIe siècle. C’est là en effet un style qu’il faut, non pas imiter, mais étudier, comme il faut étudier tous les secrets de cet art savant et immortel qui a fait notre langue assez puissante pour régner sur le monde, et assez malheureuse pour que des démocrates encore aujourd’hui en Amérique trouvent dans son universalité même la raison d’en faire la langue prédestinée de l’esprit révolutionnaire. On conviendra du moins que ce n’est point à cela qu’avaient songé Bossuet et Pascal.

Quand nous disons qu’il serait facile de distinguer autour de nous les symptômes d’un travail mystérieux des esprits, cela veut dire que nous sommes dans un état de transition; mais le propre des momens de transition, c’est que tout s’y mêle,— le pressentiment de quelque chose de nouveau, le reflet de l’inconnu en quelque sorte, et les traces de toutes les influences qui ont régné longtemps. Ces traces sont encore nombreuses à coup sûr; elles se font sentir dans ce qui reste du drame, du roman, de la poésie de tous les jours; la fantaisie y a sa place, comme on sait. La fantaisie même a cela de particulier qu’elle séduit naturellement les plus jeunes esprits, et c’est une illusion singulière, car il n’y a de fantaisie véritable et féconde que chez les esprits qui ont en eux-mêmes quelque chose de puissant, qui sont familiarisés avec tous les mystères, avec tous les caprices de l’âme humaine; sans cela, ce n’est tout au plus que le jeu facile et puéril d’une imagination adolescente. Qu’est-ce donc, par exemple, que cette comédie de Murillo, représentée il y a peu de jours au Théâtre-Français ? Nous ne demanderons point certainement si c’est par des ouvrages de ce genre que le Théâtre-Français prétend vivre. L’auteur lui-même, jeune encore, à ce qu’il semble, n’a point eu sans doute la pensée de créer une œuvre d’une originalité littéraire bien saisissante. Ce n’est point qu’il n’y ait plus d’un vers gracieux et facile ; mais enfin lorsqu’on fait une comédie, la première condition apparemment, c’est qu’il y ait un sujet, et quand on la place dans un pays, quand on la rattache à une date, quand on lui donne pour héros un personnage de l’histoire, c’est bien le moins qu’on y retrouve quelque chose de tout cela. Pourquoi la comédie de M. Langlé est-elle espagnole ? Pourquoi l’action, si action il y a, est-elle au XVIIe siècle ? Pourquoi l’auteur fait-il de Murillo un héros dégoûté de la vie, plaisantant avec la corde de pendu, s’enivrant et faisant des dithyrambes comme un fantaisiste contemporain, bernant les tuteurs d’une jeune fille et trouvant dans l’amour de cette jeune fille comme une révélation de son génie ? Quand nous y joindrions les dialogues entre la vigne de Canaan et la vigne d’Espagne, cela ne donnerait point sans doute un caractère plus frappant à la comédie de M. Langlé. C’est une tendance singulière de quelques esprits, d’aimer à mettre en scène des hommes qui ont marqué dans les lettres, dans les arts. Un jour c’est Shakspeare, une autre fois c’est Molière, voici maintenant Murillo. On n’observe pas que rien ne prête au drame chez ces hommes qui ont vécu par le cœur, par l’esprit, par l’imagination, et que la seule manière de les représenter, c’est d’analyser leur vie intellectuelle et morale, de pénétrer le mystère de leur génie. Pourquoi ne point faire comme M. Marc Meunier, auteur du Roi Babolein, comédie de marionnettes, qui n’a point été représentée sur le Théâtre-Français ? M. Marc Monnier n’y met point tant de façons : il place son drame à Fantasie ; ses personnages sont le roi Babylas, Babolein le bûcheron, Babolette. Babylas trouve que c’est un sot métier d’être roi, et qu’il vaudrait mieux être bûcheron. Babolein trouve au contraire qu’il vaut mieux être roi. De là un échange entre les deux ; mais bientôt Babolein se dégoûte de la royauté, Babylas n’est pas moins las d’être bûcheron et fait des émeutes pour renverser son remplaçant, et chacun finit par redevenir comme devant. Tout cela est écrit en vers lestes, quelquefois prosaïques, souvent piquans, et avec plus d’une irrévérence pour les poètes mendians et les penseurs amphigouriques. Au fond, c’est la vieille histoire redite par Horace : « Comment se fait-il que nul n’est content de ce qu’il a, etc. ? » et c’est aussi un peu l’histoire de notre temps, où chacun a horreur de rester où Dieu l’a mis, et est dévoré de l’envie de prendre la place du voisin. Comme on voit, le Roi Babolein n’est point sans nous ramener aux choses modernes et à quelques-uns de ces traits qui deviennent universels, tant ils s’étendent à la vie de tous les pays.

Mais c’est encore ici de la politique. Or la politique actuelle se manifeste à bien d’autres traits touchant à des intérêts contemporains. Au milieu des rudes et laborieuses années que nous avons traversées, un des plus curieux spectacles à suivre, c’est celui des pays où le régime constitutionnel s’est maintenu, non sans avoir eu parfois à traverser de périlleuses épreuves sans doute, mais enfin sans y succomber. Dans le Piémont, le régime constitutionnel s’est maintenu sans trop d’efforts, bien que son institution fût récente encore. Il a eu à passer par des crises bien autrement graves en Espagne, et ce n’est que depuis peu, comme on sait, qu’il a retrouvé en réalité un commencement d’application par la convocation des cortès. Les cortès en effet doivent se réunir le 19 de ce mois, et c’est alors que s’ouvriront inévitablement les débats politiques qui peuvent avoir une singulière influence sur la durée du cabinet actuel. Jusque-là, c’est l’action administrative seule qui se manifeste. Le ministère espagnol se sert de son pouvoir non-seulement pour gouverner, mais pour opérer des réformes qui certes en tout temps seraient réputées des plus importantes. L’un des membres du cabinet espagnol notamment, le ministre de la justice, M. Castro y Orozco, n’a entrepris rien moins que de réformer l’administration de la justice. Il est certain que la justice en Espagne, telle qu’elle est restée comme un legs de deux ou trois siècles d’abus, était devenue un véritable chaos. Les formalités innombrables, les frais énormes de procédure, les lenteurs incalculables étaient de nature à faire reculer devant toute action judiciaire. Les réformes du ministre de la justice de Madrid, qui semblent devoir s’étendre plus loin, portent jusqu’ici sur plusieurs points principaux :. Par une instruction du 30 septembre, M. Castro y Orozco fixe un délai de huit mois pour le jugement des procès civils et simplifie diverses formalités de procédure. Quant à l’instruction des causes correctionnelles, un décret du 30 septembre également supprime la prison préventive pour les peines inférieures ; pour un certain nombre d’autres peines, il établit le système de la liberté sous caution et en règle les conditions. Enfin, là où la prison préventive subsiste, un nouveau décret du 10 octobre stipule que la moitié du temps passé en prison par les inculpés leur sera comptée dans l’application de la peine définitive, en cas de condamnation. Le ministre de la justice atteindra-t-il son but ? Rien n’est plus délicat, on le sait, que la réforme de la justice. M. Castro y Orozco nous semble un ministre philanthrope animé des intentions les plus généreuses, mais soulevant bien des questions graves qu’il retrouvera devant lui plus d’une fois assurément, parce qu’il ne suffit pas d’un décret pour les résoudre.

Au milieu de ses préoccupations administratives, le gouvernement espagnol a eu à recevoir définitivement le nouveau représentant des États-Unis, M. Soulé. C’est récemment que le ministre américain a été admis auprès de la reine Isabelle. Que disait-on cependant que M. Soulé arrivait en Europe pour soutenir tous les opprimés, et en particulier ceux de Cuba, — la magnifique possession espagnole dont on lui prêtait même la pensée d’aller négocier l’achat ? En vérité, M. Soulé n’a rien laissé percer jusqu’ici de sa mission démocratique et commerciale, et la reine Isabelle n’est point sans lui avoir répondu avec une certaine hauteur qui s’adressait moins peut-être au ministre d’aujourd’hui qu’à l’auteur des discours d’il y a quelques jours.

Le Piémont comme l’Espagne va avoir aussi dans peu de jours son parlement ouvert; mais il vient d’avoir d’ici là une petite crise, heureusement rapide et qui ne saurait avoir aucune suite sérieuse. Il y a peu de jours, quelques rassemblemens tumultueux se formaient à Turin et allaient assaillir en quelque sorte l’habitation du président du conseil, M. de Cavour. Un certain nombre de turbulens pénétraient même jusque dans l’hôtel ministériel. Là se sont arrêtées les violences, et la fermeté des autorités publiques en a empêché le renouvellement. Du reste, la tranquillité générale du pays s’est retrouvée entière après comme avant cet incident. Quel était cependant le prétexte de ces manifestations ? C’était, dit-on, la cherté du pain et des denrées alimentaires. Nous disons que c’était le prétexte ; au fond, le gouvernement et ses amis ont cru apercevoir dans ce mouvement la trace d’une coalition des partis extrêmes, du parti mazzinien et de ce qu’on nomme le parti clérical, cherchant à exploiter la question alimentaire, qui a sa gravité dans le Piémont comme dans bien d’autres pays. Au surplus, le pouvoir de M. de Cavour ne s’est trouvé nullement ébranlé de cette passagère effervescence soulevée contre lui, C’est la politique du président du conseil qui règne encore aujourd’hui à Turin sans conteste, et elle vient de se manifester par quelques actes qui ne sont pas sans signification. Le gouvernement piémontais a nommé un certain nombre de sénateurs, et parmi ceux-ci se trouvent deux illustres émigrés lombards naturalisés sardes, le comte Casati et le comte Borromeo. En outre, M. Ratazzi est entré au conseil comme ministre de la justice, à la place de M. Boncompagni. Il ne serait point juste sans doute d’attacher un sens politique trop tranché à cette modification ministérielle. Cette nomination n’a d’ailleurs rien de bien surprenant après l’appui que M. de Cavour avait donné l’an dernier à M. Ratazzi pour son élection à la présidence de la chambre des députés. Si nous remarquons cette introduction d’un nouvel élément libéral dans le cabinet de Turin, c’est parce que depuis quelque temps, il nous semble, M. de Cavour a laissé percer en plusieurs circonstances son antipathie contre le parti clérical. Or il faudrait prendre garde de ne point confondre sous ce nom, à côté de quelques hommes extrêmes, la masse du parti conservateur que la politique du président du conseil peut ne pas toujours satisfaire complètement. Trop abuser d’un certain libéralisme qui ne répondrait à rien dans le pays, c’est certainement un des pièges les plus dangereux pour le Piémont. M. de Cavour est un homme d’une intelligence trop vive et trop perspicace pour ne point savoir que le meilleur moyen aujourd’hui d’être vraiment constitutionnel, c’est d’être conservateur, et quand on est conservateur, de ne point craindre de s’appeler de ce nom. Il y a incontestablement en Piémont les élémens d’un grand parti tenant avant tout à respecter toutes les traditions du pays et ne demandant pas mieux en même temps que de coopérer aux réformes justes et sages. C’est là la véritable force de tout pouvoir appelé à diriger et à assurer les destinées constitutionnelles du Piémont.

CH. DE MAZADE.