Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1856

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Chronique n° 589
31 octobre 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1856.

Il y a dans l’ensemble des affaires de l’Europe un certain nombre de questions qui depuis la paix de Paris se déroulent parallèlement et créent un état indéfinissable de trouble et d’inquiétude. Ces questions n’ont point l’importance souveraine de celle qui n’a pu être tranchée que par la guerre il y a deux ans ; elles se rattachent aux dernières complications européennes, et elles pèsent depuis quelques mois sur la conscience publique, moins peut-être par leur gravité propre que par les divergences dont elles sont l’occasion, par tout ce travail de récriminations et de sourdes dissidences qu’elles mettent à nu. Elles obsèdent, comme toutes les querelles qui ne sont que secondaires d’abord, et qui peuvent devenir très sérieuses quand on les laisse se prolonger et s’envenimer. Involontairement on se dit que la paix a été signée à Paris, il est vrai, mais qu’elle ne sera ni complète ni durable tant que ces germes de conflits subsisteront, tant que la politique restera livrée à ces contradictions, à ces incohérences, qui font en ce moment des affaires de l’Europe l’écheveau le plus embrouillé que la dextérité des hommes d’état ait eu jamais à démêler. Partout et à tous les points de vue, la politique semble traverser aujourd’hui une phase critique. À Naples, les négociations suivies depuis quelque temps par la France et par l’Angleterre viennent de finir, sinon par une rupture complète, du moins par une suspension de rapports diplomatiques. À Constantinople, l’exécution du traité du 30 mars se complique de toute sorte d’incidens obscurs et d’antagonismes pénibles : obstination de la Russie à épiloguer sur les conditions de la paix, résistance de l’Autriche, qui ne veut point quitter les principautés tant que la Russie n’aura point rempli ses obligations, résistance de l’Angleterre, qui semble peu disposée aussi à rappeler ses vaisseaux de la Mer-Noire, démission momentanée du ministère ottoman, qui, appuyé par la France, réclame la retraite de toutes les forces étrangères des possessions turques. Si on revient vers l’Occident et vers un autre ordre d’affaires, ou trouve la Prusse préoccupée de ses droits sur Neuchâtel et prête à soumettre cet embarrassant litige à la diète de Francfort. En Espagne, c’est une crise organique qui s’est déclarée par un changement de ministère dont les conséquences se déroulent chaque jour en laissant apercevoir une situation pleine de troubles. Enfin à toutes ces questions, qui impliquent tant d’intérêts divers, viennent se mêler un peu dans tous les pays des difficultés économiques et financières, des questions de subsistances, qui touchent à tous les ressorts de l’existence intérieure, et qui n’ont point assurément le dernier rang dans cet ensemble de symptômes contemporains.

Plus que jamais aujourd’hui, la politique générale se résume, par la force des circonstances, dans deux faits principaux qui montrent sous une double face la situation diplomatique de l’Europe. Ces deux faits sont la suspension des rapports de la France et de l’Angleterre avec Naples et les débats suscités en Orient par l’exécution définitive du traité du 30 mars. La question napolitaine, on ne l’a point oublié, est née dans le congrès de Paris. Les plénipotentiaires, au moment de signer la paix, ont eu la pensée de la rendre plus durable en écartant les causes de perturbation qui pouvaient la mettre à de nouvelles et prochaines épreuves. Ils ont tourné les yeux vers l’Italie, toujours livrée à une fermentation secrète qu’on pouvait croire entretenue par un système outré de réaction. De là l’intervention de la France et de l’Angleterre auprès du cabinet des Deux-Siciles, de là cette négociation qui s’est poursuivie pendant quelques mois, et dont on peut maintenant préciser le sens, dont on peut voir le dénoûment par les pièces diplomatiques qui viennent d’être mises au jour aussi bien que par les explications officielles du Moniteur. Si la négociation n’est point là tout entière, elle y est du moins essentiellement ; le reste est du domaine des communications verbales entre les cabinets.

Que réclamait-on du roi de Naples ? On lui demandait d’user de clémence, d’adoucir les rigueurs d’une administration qui semblait plus propre à irriter qu’à désarmer les passions révolutionnaires, de réformer quelques parties de la législation criminelle. L’Angleterre ajoutait, dit-on, quelques Insinuations au sujet d’une réforme de la législation commerciale. Le roi de Naples se montrait plus blessé qu’éclairé de ces suggestions, dans lesquelles il voyait une atteinte directe portée à son indépendance, et il répondait dans le premier moment avec une vivacité qu’il a consenti à tempérer depuis. Si l’on se souvient des démarches pleines de mystère de l’Autriche, des voyages de ses diplomates, de ses interventions officieuses pour empêcher un choc entre les deux puissances occidentales et le gouvernement napolitain, il est facile de voir maintenant ce qu’a produit tout ce travail, qui aurait pu sans nul doute être plus efficace. L’Autriche a obtenu que le roi de Naples adoucît la vivacité d’une première dépêche écrite par son ministre des affaires étrangères, M. Carafa ; mais, comme sous une forme moins vive la résistance était la même, la France et l’Angleterre se trouvaient placées dans l’alternative de subir la petite humiliation d’un échec diplomatique ou de faire ce qu’elles ont fait, c’est-à-dire de retirer leurs légations de Naples. Voici donc l’état véritable de la question : les ministres français et anglais sont rappelés, et ont déjà quitté le royaume des Deux-Siciles. Cela n’implique point de démonstrations immédiates d’hostilité. Seulement, pour la protection de leurs nationaux respectifs, la France a son escadre à Toulon, l’Angleterre a ses vaisseaux à Malte, et, dans cette attitude, les deux puissances peuvent attendre que d’autres conseils aient prévalu dans l’esprit du gouvernement napolitain. De son côté, le roi de Naples ne paraît point devoir répondre au rappel des ministres de la France et de l’Angleterre par une mesure semblable. Ses représentans à Paris et à Londres, le marquis d’Autonini et le prince Carini, ne quittent point leur poste ; ils ne le quitteraient que s’ils recevaient leurs passeports, et on n’en est point là encore sans doute. Comme on le voit, c’est jusqu’ici une situation intermédiaire entre une rupture plus complète et le rétablissement toujours possible de relations plus régulières.

Maintenant quelle peut être l’issue d’une querelle ainsi engagée ? En considérant bien, peut-être ne serait-il point impossible de trouver les élémens d’une solution équitable. En définitive, lorsqu’elles ont conseillé ensemble une politique plus libérale, la France et l’Angleterre n’ont point eu évidemment la pensée de se substituer aux prérogatives souveraines du roi de Naples dans l’administration intérieure de ses états. Elles n’ont pu avoir cette pensée, parce que ce n’était point leur droit, parce que si une puissance pouvait dicter un système de gouvernement au royaume des Deux-Siciles, placé sous le régime absolu, elle pourrait exercer une pression du même genre sur d’autres pays régis par des institutions différentes. Ce serait la force prise pour arbitre des relations internationales. La France et l’Angleterre n’ont pu avoir qu’une pensée, c’est de préserver la paix générale, menacée par l’incandescence permanente de l’Italie, et en ceci elles exerçaient un droit. Sans doute le terrain des interventions morales est difficile et glissant. On peut rester en-deçà du but qu’on se proposait, ou se laisser entraîner au-delà des limites qu’on ne voulait pas franchir. Qui peut résoudre aujourd’hui cette question délicate et périlleuse ? La solution est dans les mains du roi de Naples. La pression étrangère n’est plus un prétexte à invoquer. La France et l’Angleterre sont absentes des Deux-Siciles. Leurs vaisseaux n’ont point paru encore dans les eaux italiennes et sont retenus au rivage. Le souverain napolitain reste donc seul, dans son indépendance. Pourquoi ne ferait-il pas spontanément ce qu’on lui a demandé ? Pourquoi ne promulguerait-il pas une amnistie et ne mettrait-il pas en liberté cet infortuné Poërio, qui subit le sort des malfaiteurs pour n’avoir point voulu demander une grâce ? Tout n’est point à faire sans doute dans l’administration napolitaine. Les finances sont assez prospères, la législation civile est une inspiration des lois françaises ; rien ne serait plus facile que de maintenir ce qui est bien et de réformer les parties défectueuses de l’organisation publique, d’assurer les garanties de la justice, de laisser circuler une certaine vie intellectuelle parmi les classes éclairées. On a dit qu’en dehors de la dernière circulaire du prince Gortchakof, véritable pièce d’apparat, il existait une dépêche russe qui pressait le gouvernement napolitain d’entrer dans la voie des améliorations. Si la dépêche n’existe pas, l’empereur Alexandre paraît du moins avoir conseillé cette politique au roi de Navles. Ce serait là en effet le meilleur dénoùment aujourd’hui, le seul qui fût conforme à tous les intérêts, parce qu’il préserverait l’Europe d’un danger sérieux, et qu’il créerait une situation meilleure pour le royaume de Naples lui-même. S’il n’en est point ainsi, le refroidissement survenu entre les deux puissances et le cabinet des Deux-Siciles deviendra inévitablement une rupture complète. La rupture peut conduire à un éclat, et si l’éclat n’est point sans dangers pour l’Europe, il est plus dangereux encore assurément pour le roi Ferdinand II. La résistance obstinée du gouvernement napolitain peut contraindre la France à prendre un rôle plus actif là où elle aurait voulu rester modératrice.

C’est là un des côtés de la situation de l’Europe. Ici la France et l’Angleterre agissent en commun. En est-il de même en Orient, dans toutes ces questions qui touchent à l’exécution du traité de paix avec la Russie ? Voilà plus de six mois que la paix a été conclue ; des commissions ont été nommées pour régler les difficultés secondaires laissées en suspens par le congrès ; des communications incessantes ont eu lieu entre les gouvernemens. Une seule chose semble démontrée jusqu’ici, c’est que plus on va, plus la confusion s’accroît. Nous assistons pour le moment à l’une des plus curieuses phases diplomatiques des affaires d’Orient. C’est une mêlée d’efforts contraires, un fractionnement de toutes les politiques, une campagne indépendante et singulièrement désordonnée de toutes les fantaisies, ou pour mieux dire de tous les intérêts. De quoi s’agit-il donc ? Il y a deux jours à peine, expirait le délai de six mois laissé à toutes les forces étrangères pour quitter le territoire de la Turquie et pour effacer la dernière trace de la guerre ; mais d’une part la Russie a élevé des contestations relativement à l’exécution pratique de certaines clauses du traité de paix, notamment au sujet de la possession de l’île des Serpens et de la rectification des frontières de la Bessarabie : ces contestations ont suspendu l’œuvre de la délimitation. D’un autre côté, l’Autriche se fondant sur ce que la Russie ne remplit pas ses engagemens et se retranche dans des subterfuges inacceptables, l’Autriche à son tour refuse de se retirer des principautés tant que le cabinet de Pétersbourg n’aura point renoncé à ses prétentions sur l’île des Serpens et sur la ville de Bolgrad. Le gouvernement autrichien a certes déployé depuis deux ans une souplesse et une obstination qui n’ont point été sans succès. Si dans la lutte qui a partagé l’Europe il a fait, comme on le dit, des sacrifices dont il ne veut pas perdre le fruit, on conviendra qu’il a prudemment ménagé ses forces, qu’il n’a point été le premier à se porter à la défense de l’intérêt européen, et si quelqu’un a réussi à faire sa part de butin en se risquant le moins possible, c’est à coup sûr le cabinet de Vienne. L’Autriche s’est vengée terriblement du secours que lui avait donné l’empereur Nicolas, elle a contribué, pour sa part, à éloigner la Russie du Bas-Danube, à briser le protectorat des tsars dans la Moldavie et la Valachie ; elle a obtenu tous ces avantages, très réels, très personnels pour elle, sans compromettre ses soldats dans une escarmouche, sans tirer un coup de fusil, même pour retenir les Russes qui allaient se battre en Crimée. Cependant à la fin de tout il se trouve que les puissances qui ont porté le poids de la guerre ont rappelé leurs armées depuis trois mois, tandis que l’Autriche est dans les principautés et refuse d’en sortir.

Quels sont les prétextes invoqués par le cabinet de Vienne en présence des dispositions impératives du traité de paix, qui place désormais les principautés sous la protection collective de l’Europe, qui interdit toute ingérence particulière et prescrit dans un délai déterminé la retraite de toutes les troupes étrangères ? De prétexte de droit, il ne peut pas y en avoir. Ni la convention de 1854 entre l’Autriche et la Turquie, ni le traité général signé à Paris le 30 mars 1856 n’autorisent la présence prolongée des soldats autrichiens sur le Bas-Danube. Le cabinet de Vienne n’a qu’un motif, c’est que la Russie persiste jusqu’ici malencontreusement à disputer l’île des Serpens et Bolgrad. Or il est bien évident que ces divergences sur des points secondaires n’affaiblissent point la portée des engagemens généraux pris par les gouvernemens entre eux, et que s’il y a des difficultés, elles sont du ressort non d’une puissance particulière, mais de l’autorité collective des cabinets réunis en conférence. Si les soldats autrichiens sont légitimement dans les principautés, pourquoi l’armée française ne serait-elle point encore à Sébastopol ? Pourquoi les Russes eux-mêmes ne seraient-ils point à Kars jusqu’au règlement définitif des frontières d’Asie ? L’Autriche, ce nous semble, a un peu le tort de continuer la guerre en temps de paix, après avoir été beaucoup plus pacifique quand la guerre sévissait. Malheureusement le cabinet de Vienne a trouvé un secours inattendu en Angleterre. Après quelques tergiversations, les journaux anglais ont oublié leurs rudes diatribes contre la politique de l’empire allemand. Ils ont soutenu les prétentions de l’Autriche, lis ont d’autant plus aisément défendu cette cause nouvelle, que la présence des soldats autrichiens sur le Bas-Danube autorisait la présence des vaisseaux anglais dans la Mer-Noire, et on a eu l’édifiant spectacle de deux puissances se justifiant mutuellement de la violation des engagemens pris, parce qu’elles accomplissaient en commun cette violation.

Il restait un point à éclaircir. L’occupation des principautés par l’Autriche continuait-elle de l’aveu de la Turquie ? C’est cette question qui s’agite aujourd’hui à Constantinople, et qui vient de produire une crise ministérielle, résultat inévitaijle d’un choc d’influences rivales. La Turquie, a-t-on dit à Vienne, acquiesce entièrement aux vues de l’Autriche, elle ne demande pas mieux que de voir les impériaux dans les principautés. — La Turquie, a-t-on dit à Paris, réclame la libération définitive de son territoire. — Les deux assertions ont pu être vraies successivement ou alternativement, c’est-à-dire que chacun agissait et parlait dans le sens de ses désirs en se promettant la victoire, qui ne pouvait cependant rester qu’à un seul. Au fond, il paraît certain que depuis quelques jours déjà le cabinet ottoman avait préparé une communication diplomatique, réclamant, conformément au traité, l’évacuation définitive des domaines de la Turquie par les forces étrangères. Bientôt cependant la diplomatie se mettait à l’œuvre pour essayer de neutraliser le coup, et elle parvenait à placer le grand-visir, Aali-Pacha, et le ministre des affaires étrangères, Fuad-Pacha, dans la nécessité de donner leur démission. C’était donc une sorte de triomphe de la politique favorable à l’occupation. Les efforts réunis de l’internonce d’Autriche, M. de Prokesch, et du représentant de l’Angleterre, lord Stratford de Redcliffe, avaient presque réussi ; seulement le triomphe a été éphémère. Le sultan a refusé la démission de ses ministres, et leur a de nouveau témoigné sa confiance en les maintenant à leur poste, et la victoire est restée à la politique appuyée par la France, qui tend à la libération du territoire turc. La dernière crise ministérielle de Constantinople met en regard ces deux faits, la présence des Autrichiens sur le Bas-Danube et l’expiration du délai dans lequel doit s’opérer l’évacuation du territoire ottoman par les troupes étrangères. Telle est aujourd’hui la situation.

Ainsi à Naples la France et l’Angleterre agissent de concert ; en Orient, elles se divisent et marchent dans un sens contraire. Ce n’est pas tout ; les journaux de Londres représentaient récemment l’affaire de Naples comme une épée dont la pointe était dirigée contre le cœur des maîtres de la Lombardie, et à Constantinople l’Angleterre se retrouve en parfait accord avec l’Autriche. La Turquie elle-même, tiraillée en tout sens, va de l’un à l’autre, écoutant la France lorsqu’il s’agit de réclamer la retraite des Autrichiens, et se tournant vers l’Autriche pour empêcher la réunion des principautés. Disons le vrai, ce qui est le plus frappant dans toutes ces affaires, qui suivent un cours si singulier depuis quelque temps, c’est moins peut-être la gravité des questions elles-mêmes que toutes ces contradictions de conduite, ces déréglemens, ces incohérences qui dénotent une perturbation générale dans toutes les relations. Lorsque la guerre d’Orient a éclaté, il est devenu manifeste qu’une ère nouvelle se préparait. Cette guerre a placé les hommes d’état en présence des grands intérêts européens, elle a brisé des alliances surannées qui pesaient sur toutes les situations, et, en rendant aux gouvernemens leur liberté, leur indépendance, elle leur permettait de former de nouveaux liens ; mais qu’est-il arrivé ? Au lieu de chercher dans cette situation exceptionnelle les élémens de combinaisons meilleures et durables, chacun semble songer avant tout à un intérêt personnel assez étroit. Les journaux de Vienne ne Font point caché, l’Autriche veut d’abord faire régner sa prépondérance politique et commerciale sur le Bas-Danube. La presse anglaise également n’a point dissimulé que pour l’Angleterre il n’y avait que l’intérêt britannique, et il y a eu un jour où elle a expliqué aux commerçans de la Cité de Londres comment on n’allait point à Naples uniquement dans une pensée de philanthropie et de réforme libérale. De là le malaise qui est passé dans toutes les relations. Cela veut-il dire que la guerre soit près de renaître et que nous soyons au bord d’un volcan, ainsi que vient de le dire le fils de l’illustre Robert Peel dans un meeting où il a raconté le voyage qu’il vient de faire en Russie ? On pourrait peut-être y arriver avec l’esprit qui perce dans le discours de sir Robert Peel : il n’en sera point ainsi sans doute ; seulement dans les difficultés actuelles il y a un enseignement fait pour frapper les esprits réfléchis en France et en Angleterre. Ces difficultés en définitive tiennent en grande partie aux divergences vraies ou supposées des deux pays. L’Angleterre peut bien céder à quelque velléité de rapprochement avec l’Autriche, mais il y a loin de là encore à une alliance plus intime, qui serait sans doute fort impopulaire au-delà du détroit. De même la France peut bien être sensible aux amabilités et aux soins de la Russie ; elle ne saurait s’y tromper cependant, et elle ne se méprend pas sur la valeur de démonstrations calculées. La véritable alliance aujourd’hui, celle qui est la garantie de l’Europe, c’est l’alliance de la France et de l’Angleterre. Si on pouvait avoir un doute, il n’y aurait qu’à observer d’où viennent les efforts pour désunir les deux pays, où conduisent les refroidissemens passagers. La confusion de la politique européenne fait toute la force de la Russie dans la résistance qu’elle a opposée jusqu’ici à la stricte application des clauses de la paix relatives à la délimitation des frontières. Là est le mal, et le remède est dans l’alliance des deux puissances occidentales libéralement conçue et sincèrement pratiquée.

Nous n’avons malheureusement point à signaler la fin des perturbations qui se sont produites depuis cinq semaines dans les marchés financiers et commerciaux de l’Europe. L’Allemagne, où le désordre s’était d’abord révélé, semble à la vérité se remettre un peu : le taux de l’intérêt a baissé de 9 à 7 pour 100 à Hambourg, il est revenu à 6 pour 100 à Francfort ; mais en France il n’y a pas encore d’amélioration sensible, car les causes de la gêne dont y souffrent les affaires n’ont point cessé d’agir. Nous sommes donc toujours réduits à en étudier l’influence.

Parmi ces causes, la plus directe, celle qui agit le plus immédiatement sur les esprits et sur le mouvement du crédit, est l’exportation du numéraire. Or la France n’en a point fini encore avec les exporiations métalliques. Nous avons été obligés d’envoyer cette année des métaux précieux au dehors pour deux motifs : pour payer les déficits de notre production agricole, et pour opérer les versemens appelés par des entreprises étrangères que le capital français a commanditées. Sur le premier point, il nous reste encore à faire à l’étranger des paiemens considérables ; le commerce marseillais estime par exemple à 20 ou 25 millions les sommes qu’il devra envoyer, pendant le mois de novembre, en Égypte, seulement pour y acquitter ses achats de blé. Quant aux obligations contractées à l’étranger par le capital français, elles poseront sur nous jusqu’au milieu de l’année prochaine. L’homme d’état habile et hardi qui a entrepris de réorganiser les finances autrichiennes, M. de Bruck, n’aura pas peu contribué sur ce point à créer et à prolonger nos embarras. Le plan de M. de Bruck a été exposé, il y a un an, avec beaucoup d’intelligence et non sans une certaine grandeur, dans une brochure qu’a déjà signalée la Revue[1]. Depuis son arrivée au ministère, M. de Bruck a voulu faire concourir le développement de l’industrie autrichienne, par la création d’institutions de crédit et la construction accélérée des chemins de fer, à un grand résultat : la reprise des paiemens en espèces dans l’empire. M. de Bruck veut avoir la gloire de dégager enfin le crédit autrichien de l’anarchie et de la honte du papier-monnaie. Après avoir fondé les établissemens de crédit qui lui paraissaient nécessaires, après avoir aliéné à l’industrie privée des lignes considérables de chemins de fer et des portions importantes du domaine de la couronne, M. de Bruck a cru le moment venu d’atteindre son grand but, la restauration de la circulation métallique. Le gouvernement autrichien a donc exigé que les versemens fussent précipités sur le capital des entreprises récemment créées ou aliénées. De là les appels de fonds réitérés qu’adressent à leurs actionnaires les grandes et récentes affaires constituées en Autriche à l’aide du capital étranger. M. de Bruck espère avoir réuni ainsi toutes ses ressources vers le mois de Juillet 1857. S’il réussit dans son projet, qu’il a conduit, suivant nous, avec une brusquerie téméraire, le rétablissement des finances autrichiennes sera dû en grande partie au capital français. Dans tous les cas, les exigences de M. de Bruck nous auront coûté des embarras qui se prolongeront jusqu’au milieu de 1857.

La bonne tenue de l’Angleterre au milieu de cette crise ne se dément point, et nous permet d’espérer que le continent en sortira sans complications plus graves. L’avantage que possède en ce moment le marché financier anglais par rapport aux marchés du continent est facile à expliquer. L’Angleterre a pour ainsi dire terminé les grandes entreprises qui constituent ce qu’on pourrait appeler l’installation de l’industrie, et qui engagent les capitaux dans les placemens fixes. Le capital disponible de l’Angleterre est donc aujourd’hui presque tout entier employé aux opérations immédiatement reproductrices du commerce et de l’industrie. De là l’élasticité et la rapidité de développement commercial dont témoignent surtout cette année les exportations de l’Angleterre, qui dépasseront de plus de cinq cents millions de francs celles de l’année dernière ; de là aussi la solidité actuelle du crédit anglais. En France et sur le continent, les choses sont loin d’être aussi avancées. Il n’y a que peu d’années que nous nous appliquons à donner à notre industrie les grandes voies de communication et la puissante installation que réclament les progrès économiques du monde. De là l’absorption de notre capital disponible dans des entreprises qui l’immobilisent et ne sont rémunératrices qu’après avoir traversé, au milieu de chances aléatoires, un long espace de temps. Telle est la cause la plus réelle des embarras présens. Nous avons converti notre capital circulant en capital fixe dans une proportion et avec une rapidité plus grandes que la prudence ne le conseillait ; il y a là un dérangement d’équilibre que le temps seul et notre modération pourront réparer. Une chose au moins peut nous consoler, sinon nous justifier : c’est qu’au prix des souffrances passagères du présent, nous aurons travaillé à la richesse et à la prospérité de l’avenir ; l’exemple de l’Angleterre, qui est sortie victorieusement de plus d’une épreuve semblable, en fait foi.

La politique espagnole ne marche pas comme toutes les politiques : elle va par reviremens soudains, par soubresauts et par coups de théâtre. Qui eût dit, il y a six mois seulement, que la situation de la Péninsule allait entièrement changer de face, que tout ce qui s’était fait depuis deux ans allait être abrogé et écarté comme un mauvais rêve, que le général Narvaez, alors à demi exilé, était sur le point de redevenir premier ministre, et que ce dernier changement surtout s’accomplirait au milieu du silence et de la tranquillité du pays ? C’est là cependant l’histoire la plus actuelle, la plus incontestable. Le ministère du général O’Donnell a été brusquement précipité du faîte où il se croyait encore solidement assis ; le général Narvaez est à la tête du conseil, lorsque, peu de jours auparavant, il ne savait pas s’il lui serait permis de rentrer à Madrid. C’est le lendemain d’un bal donné par la reine à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance que la crise a éclaté, et c’est au sein même de la fête qu’est survenue la péripétie qui a précipité le dénoûment. On a dit que la chute du cabinet O’Donnell-Rios-Rosas était due à un dissentiment entre Isabelle II et ses ministres au sujet de la suspension complète et absolue de la loi de désamortissement. Si nous ne nous trompons, cela n’est pas tout à fait exact. La suspension de la loi de désamortissement a été un prétexte trouvé après coup pour donner une couleur politique à l’événement, pour abriter aussi la prérogative royale. Le fait est que, la veille encore, le ministère se confiait plus que jamais dans sa fortune et se croyait inébranlable. Il se trompait pour plusieurs causes : d’abord parce qu’il était travaillé par des divisions intérieures propres à énerver son initiative dans le moment où il eût été le plus nécessaire d’agir avec décision, ensuite parce que, malgré ses services, le général O’Donnell, aux yeux de beaucoup de personnes, portait encore la tache de Vicalvaro ; enfin parce que le cabinet avait désormais en face de lui le personnage éminent qui est aujourd’hui à la tête du pouvoir, le général Narvaez, arrivé depuis peu à Madrid, et qu’il est toujours dangereux d’avoir si près de soi un compétiteur qui ne demande pas mieux que de mettre au service du trône de grandes qualités souvent éprouvées. Si le duc de Valence n’agissait point par lui-même, ses amis agissaient pour lui. A leurs yeux, l’étape du ministère O’Donnell était finie, il fallait en commencer une autre.

Sur ces entrefaites arrivait le bal donné par la reine, le 10 octobre dernier, pour l’anniversaire de sa naissance. Le matin même, Isabelle se montrait très bienveillante pour ses ministres, aucun nuage n’apparaissait encore à l’horizon. Le soir, la scène changeait considérablement. Les prévenances royales allaient chercher le général Narvaez dans la foule des invités du palais. Le général O’Donnell ne tarda pas à s’en apercevoir, et s’en inquiéta au point d’en parler à la reine, qui ne fit que s’en divertir et reprit ses entretiens avec le duc de Valence. Dès ce moment, le ministère était frappé à mort. Le lendemain en effet, le président du conseil se présentait au palais pour offrir sa démission à la reine, qui ne fit point de réponse. Isabelle hésitait visiblement ; elle ne finit par se décider que dans la nuit suivante, et elle mandait aussitôt le général Narvaez pour le charger de former un cabinet. Ce qu’il y a de curieux, c’est que dans cet instant on s’adressait au ministre des travaux publics, M. Collado, pour avoir la démission de ses collègues et la sienne. Un personnage du palais, le comte d’Onate, fut chargé de cet office. M. Collado, trouvant sans doute qu’il était trop matin, voulut attendre le jour. Peu d’heures après, le comte d’Onate allait, par ordre de la reine, chez le général O’Donnell lui-même pour l’inviter à porter sa démission dans la journée, ce qui fut accompli. C’est alors qu’intervenait l’affaire de la loi de désamortissement pour colorer une retraite qui s’expliquait par toute sorte de motifs, excepté par celui-là. Ainsi disparaissait le cabinet du général O’Donnell. On connaît aujourd’hui les membres du nouveau ministère, qui n’ont pas tous une égale importance. Au reste, tout se résume ici dans un nom, celui du général Narvaez, appelé de nouveau à régir les destinées de l’Espagne et à replacer son pays dans les conditions d’un ordre régulier.

Mais comment le général Narvaez réussira—t-il dans cette tâche laborieuse ? Jetons un voile, si l’on veut, sur l’origine du cabinet actuel de Madrid, écartons ces détails personnels qui occupent pourtant une si grande place dans la politique espagnole ; il reste un gouvernement animé de l’esprit le plus conservateur. Le nouveau ministère n’en est point à manifester sa pensée et ses tendances ; il a repris l’œuvre du dernier cabinet, il l’a remaniée, refondue et appropriée à son système. C’est ainsi qu’en consacrant le rétablissement de la constitution de 1845, il a supprimé l’acte additionnel proposé par M. Rios-Rosas. Les lois de 1845 sur les municipalités et les conseils provinciaux ont été remises en vigueur. La loi de désamortissement a été définitivement suspendue. Le concordat avec le saint-siège a retrouvé toute son autorité. Le ministère ne s’est point borné à ces mesures générales ; il a confirmé les récompenses et les grades militaires accordés par la reine dans l’intervalle du 28 juin au 18 juillet 1854, c’est-à-dire dans les quelques jours où le cabinet du comte de San-Luis luttait contre la révolution. En un mot, on pourrait dire que le nouveau ministère vise sans détour à replacer l’Espagne dans la situation où elle était avant l’insurrection de 1854. Dans une certaine mesure, cette politique n’a rien de surprenant, elle est la conséquence forcée des événemens ; mais le danger serait de ne point s’arrêter à la limite au-delà de laquelle la réaction ne serait plus qu’une aventure. Le ministère saura-t-il trouver cette limite et s’y fixer ? Voilà la question. Il est certes entouré de plus d’une difficulté. Son origine même pèse sur son existence ; sa composition ne fait pas une grande part aux hommes considérables du parti constitutionnel modéré. Si l’on remarque en outre que le cabinet est né d’un acte d’omnipotence de la reine, il est bien clair qu’il reste soumis aux variations de la volonté royale. Or c’est là peut-être le fait le plus grave de l’état actuel de l’Espagne. Dans tous les cas, la situation de la Péninsule ne retrouvera un caractère complètement régulier que le jour où le ministère aura convoqué les cortès et où le régime constitutionnel aura repris son empire.

Sans être aussi profondément troublée, sans passer par ces brusques secousses qui dérangent toutes les perspectives et déjouent toutes les prévisions, la Hollande ne laisse point de ressentir parfois ce qu’il y a de laborieux dans la vie politique. Il y a un mois, la session législative s’est ouverte à La Haye ; c’était un événement qui ne manquait point de gravité dans les circonstances actuelles : l’ouverture de cette session trouvait en présence une chambre renouvelée par l’élection et un cabinet qui n’avait point subi encore l’épreuve parlementaire, qui était même venu au monde dans des conditions assez peu favorables. Dès sa naissance, le nouveau ministère hollandais, soupçonné de porter au pouvoir une pensée de réaction, excitait une émotion générale. Les élections avaient lieu sur ces entrefaites, et elles ne faisaient qu’offrir une issue aux instincts du pays, elles fortifiaient le parti libéral. La gravité de la situation naissait donc de cet antagonisme latent entre un ministère mis en suspicion dès son avènement et une majorité parlementaire au sein de laquelle dominait un libéralisme modéré. Le roi s’efforçait, il est vrai, dans son discours d’ouverture d’adoucir ces dissentimens des partis : il faisait appel à la concorde et invoquait les inspirations de cet esprit national de 1830 en l’honneur duquel on venait d’ériger un monument à La Haye ; mais comme en définitive ce discours royal laissait planer une certaine obscurité sur les vues du cabinet, qui n’avait pu s’expliquer encore ni sur son origine ni sur sa politique, les méfiances restaient entières ; elles persistaient d’autant plus que le roi dans son discours passait sous silence la loi fondamentale. Ces méfiances n’ont point tardé à se faire jour : elles ont éclaté d’abord dans le choix des candidats pour la présidence de la seconde chambre et ensuite dans la discussion de l’adresse. Là les partis se sont trouvés en présence et ont donné la mesure de leurs forces. Si le ministère hollandais n’a point succombé jusqu’ici, c’est qu’évidemment il tient peu de compte des mésaventures parlementaires.

Le président de la seconde chambre est nommé par le roi sur une liste de trois candidats désignés par la chambre elle-même. Les trois candidats choisis, MM. van Goltstein, Strens et van Bosse, étaient tous des hommes dévoués aux principes constitutionnels ; deux d’entre eux ont même fait partie, il y a quelques années, de l’administration libérale de M. Thorbecke. Le candidat ministériel, M. van Rappard, a été exclu de la liste. Le roi a donc été obligé de choisir parmi les candidats qui lui étaient présentés. Il a nommé M. van Goltstein, et le premier acte de celui-ci, qui appartient d’ailleurs à l’opinion libérale la plus modérée, a été de se prononcer contre toute velléité de réaction, de placer sa présidence et les travaux de la chambre sous l’autorité de la constitution. Dans les conjonctures du moment, cette démonstration était significative et préparait la prochaine discussion de l’adresse. Lorsque cette discussion s’est ouverte, la lutte a été des plus vives en effet. L’adresse de la seconde chambre a eu une véritable portée politique par les termes dans lesquels elle a été conçue et par les débats auxquels elle a donné lieu. Ce n’était plus, comme il est d’usage, une simple paraphrase du discours de la couronne. La chambre hollandaise a mis une extrême netteté dans son langage, abordant toutes les questions, surtout celle de l’enseignement, qui est le grand objet de litige entre les partis, et repoussant d’avance toute solution qui ne serait point conforme aux principes de liberté et de tolérance proclamés par la constitution. Le président de la commission de l’adresse, M. van Zuylen van Nyevelt, n’a point hésité à déclarer qu’il y avait nécessité de parler au roi avec tout le respect possible, mais sans détour, après les événemens des derniers mois, lorsqu’on avait vu surgir tout à coup un cabinet dont rien n’expliquait la présence au pouvoir, et qui n’avait d’autre caractère jusqu’ici que d’être une protestation contre l’esprit de la majorité de la chambre.

L’adresse était très franche : les partisans du gouvernement l’ont trouvée un peu factieuse ; ils y ont vu de la froideur envers le roi, une méfiance systématique envers le cabinet. Le ministre de la justice, M. van der Bruggen, a cherché à expliquer la crise du mois de juillet ; il a défendu le cabinet de toute velléité réactionnaire en protestant de son respect pour la loi fondamentale. Ces déclarations plus tranquillisantes n’ont point empêché l’adoption de l’adresse après quelques modifications légères qui ont pu en adoucir les termes sans en altérer le sens. Le cabinet ne s’est pas montré très difficile ; il s’est contenté de la simple assurance que la chambre examinerait les projets qui lui seraient soumis. Au surplus, l’opposition était dirigée moins contre les ministres eux-mêmes que contre le parti ultra-protestant. M. Groen van Prinsterer, considéré comme l’instigateur de la dernière crise, comme le conseiller et le protecteur du nouveau cabinet, M. van Prinsterer a lutté sans beaucoup de succès pour faire prévaloir certains amendemens, et il a essuyé de vives répliques lorsqu’il a cherché à intimider la chambre en faisant apparaître derrière la représentation légale du pays l’image du peuple, ce qui peut paraître singulier, venant du chef d’un parti qui, entre ses qualifications diverses, prend celle d’anti-révolutionnaire.

On voit les rapports dans lesquels restent le parlement et le ministère à La Haye après la discussion de l’adresse. Ces rapports sont visiblement froids et dépourvus de toute sécurité. La loi de l’enseignement, toujours réclamée et plusieurs fois élaborée, a été la cause de la crise ministérielle du mois de juillet dernier ; elle sera encore d’ici à peu l’inévitable champ de bataille. Si le ministère est résolu à ne pas plier devant l’esprit ultra-protestant et à rester fidèle aux prescriptions libérales de la constitution, on peut se demander pourquoi il existe, pourquoi il est venu supplanter un cabinet qui professait cette politique. S’il se laisse pousser par les passions religieuses dans une voie de réaction, il rencontrera sans doute une vigoureuse résistance chez tous les libéraux comme chez les catholiques néerlandais. C’est une lutte périlleuse à engager. À travers toutes ces diversions de la politique, la Hollande vient de perdre un homme d’un nom populaire, le poète national Tollens, qui était presque octogénaire, et qui avait conservé jusqu’à ses derniers momens toute la fraîcheur de son esprit. Tollens vient de s’éteindre à Ryswick, village historique près de La Haye. Sa carrière poétique embrasse plus d’un demi-siècle ; il s’est inspiré surtout de scènes de la famille, de la vie maritime de la Hollande, des coutumes nationales. Ses vers sont d’une gracieuse pureté et ont une grande netteté d’expression. Chaque famille a pour ainsi dire recueilli et goûté ses poésies. Tollens s’est trouvé sans effort le poète aimé d’un pays dont il a chanté les mœurs, les sites et les glorieux souvenirs, et sans effort aussi il a obtenu un succès qui ne s’évanouit point avec lui.

Nous continuons d’assister en observateurs plus surpris qu’amusés et plus attristés que surpris au spectacle des saturnales qui accompagnent l’élection présidentielle aux États-Unis. L’issue de la lutte ne paraît plus douteuse. La Pensylvanie est, comme on sait, la clé de voiite de l’Union américaine. Sa position géographique entre les états du nord et les états du sud et son influence politique font de cet état l’arbitre du combat que se livrent les deux grandes sections de la république. Le vote de la Pensylvanie est le présage presque assuré du résultat de la lutte électorale. C’est le 4 novembre que les héritiers de la colonie fondée par William Penn nommeront les électeurs présidentiels ; mais d’autres élections, celles des fonctionnaires de l’état, qui viennent d’avoir lieu, indiquent assez quelle sera la fortune de la journée du 4 novembre. Ces élections ont donné une grande majorité aux candidats démocrates. La Pensylvanie se prononcera donc pour M. Buchanan, et déjà la presse anglaise commence à calculer l’influence que son avènement présidentiel peut avoir sur la politique générale. Si l’on consulte d’un côté les antécédens de M. Buchanan, de l’autre les tendances actuelles du sud allié au parti démocratique, il est difficile de tirer un horoscope heureux de la présidence qui se prépare. M. Buchanan, rompu à toutes les manœuvres du parti démocratique, le plus discipliné et le moins scrupuleux des partis américains, s’est fait surtout remarquer jusqu’à présent par la souplesse de ses doctrines et la ductilité de sa conduite. Il sera l’instrument, non le chef de son parti. Lorsque le parti démocratique lança son manifeste électoral sur la plateforme de Cincinnati, M. Buchanan accepta sa candidature et la caractérisa par cette singulière déclaration : « Représentant du grand parti démocratique, je ne suis plus James Buchanan ; je dois conformer ma conduite à cette plate-forme, sans y ajouter ou en retrancher une planche. » Cette ridicule profession de servilisme fut exploitée à bon droit par les adversaires de M. Buchanan, qui ne l’appelaient plus que James B. Plafform. C’est donc dans les doctrines du parti qui l’a adopté qu’il faudrait aller chercher des indications sur la politique de M. Buchanan ; mais en vérité les plus énergiques de ses partisans, les électeurs du sud, les hommes de l’esclavage, sont arrivés à un tel point de délire, qu’il est impossible de croire que M. Buchanan président se puisse résoudre à se servir de semblables passions. La presse des états du sud soutient l’esclavage avec un emportement et un cynisme qui déshonorent l’Union américaine. « Société libre ! s’écriait récemment un journal de l’Alabama, organe du parti de M. Buchanan, ces mots seuls nous font mal au cœur ! Qu’est-ce autre chose, une société libre, qu’une agglomération de sales ouvriers et de théoriciens lunatiques ? La classe dominante que l’on rencontre dans une telle société se compose d’ouvriers et de fermiers qui, malgré tous leurs efforts pour s’élever à une certaine politesse, seraient une compagnie à peine décente pour les domestiques d’un gentleman du sud. Voilà la société libre que les hordes du nord cherchent à imposer au Kansas, » Veut-on encore un échantillon de ces sauvages polémiques ? « Nous l’avons souvent demandé au nord, écrivait un journal de la Virginie dévoué à M. Buchanan, l’expérience de la liberté universelle n’a-t-elle pas échoué ? Nous répétons donc que la politique et l’humanité interdisent également que l’on étende les plaies de la société libre à des populations nouvelles et aux générations qui s’élèvent. Deux formes de société différentes ne peuvent exister simultanément entre hommes civilisés. Si la société libre est contre nature, immorale, anti-chrétienne, il faut qu’elle tombe et qu’elle cède à la société à esclaves, système social aussi ancien que le monde, aussi universel que l’humanité. » Un ancien sénateur de la Louisiane, M. Downs, dans un discours publié par un journal de Washington, comparait le sort des ouvriers pauvres du nord au sort des esclaves du sud, et prétendait naturellement que l’esclavage est une condition préférable au paupérisme des pays libres. Aussi ce courageux logicien demandait-il en ces termes que les familles tombées dans la pauvreté fussent admises aux félicités de l’esclavage. « Vendez les chefs de ces familles, disait-il ; que notre législature décide par une loi que quiconque prendra les parens et aura soin d’eux et de leur progéniture, les nourrira, les vêtira et les logera, aura droit à leurs services. Et que la même loi décrète que quiconque aura ainsi acquis ces pauvres gens sera tenu d’en avoir soin tant qu’ils vivront. » Les hommes de notre génération ont été abreuvés de bien des déceptions, nous avons vu dans notre vieille Europe répudier bien des principes qui nous semblaient éternellement acquis à l’honneur et au bonheur de la civilisation ; nous pensions être blasés sur l’insolence des réactions auxquelles notre triste époque est condamnée : nous ne nous attendions pas, nous l’avouons, à voir de, nos jours le parti de l’esclavage passer de la défensive à une offensive effrontée, s’arroger une mission de propagande, faire servir l’idiome même de la liberté, la langue anglaise, à exprimer de tels blasphèmes, et, pour couvrir de tels attentats, arborer le drapeau de la démocratie !

Le monde contemporain mène une existence si prodigieusement active, il marche avec une telle précipitation, qu’on a quelque peine à le suivre, à embrasser ses mouvemens. Sur tous les points à la fois, la vie apparaît dans la variété de ses phénomènes et de ses complications ; des questions de toute sorte se nouent et se dénouent sans cesse ; les intérêts de la diplomatie se mêlent aux révolutions intérieures des peuples. Les affaires de finances, de commerce ou d’industrie ont leur place à côté des affaires morales ; les races diverses s’agitent, et chacune va où son instinct l’appelle, chacune se fait une destinée à part ; les événemens de la veille sont déjà de l’histoire, et les faits du jour éclatent à l’improviste. Classer cette immensité de faits et démêler ce qui ne cesse point d’être exact, ce qui est l’histoire véritable des peuples, leurs travaux, leurs efforts, leurs progrès ou leurs défaillances, tel est, comme on sait, l’objet de l’Annuaire des Deux Mondes, qui paraît tous les ans et qui paraît une fois encore en ce moment. Ce nouveau volume, qui est le sixième, expose l’histoire de l’année 185S-1856. Depuis qu’il a été créé, l'Annuaire a eu à raconter bien des événemens d’une nature diverse. Il a pu constater la fin et les tristes résultats des révolutions dernières de l’Europe, puis est venue la guerre avec ses péripéties aussi nombreuses qu’éclatantes ; mais ce sont là des faits exceptionnels qui ne peuvent se reproduire fréquemment. Le récit exact de tels faits, la connaissance précise des mouvemens diplomatiques ne sont pas le seul intérêt de l’Annuaire ; ils lui donnent pour cette année une valeur particulière, ils ne sont pas sa raison d’être permanente. D’habitude on ne connaît l’histoire contemporaine que par des impressions fugitives et superficielles ; on croit trop la connaître par ce qu’on en voit chaque jour, et c’est ce qui fait que souvent on ne la connaît pas assez. Un événement survient dans un pays, un parti monte au pouvoir, une crise financière ou industrielle éclate, une question diplomatique surgit : comment s’expliquent ces faits ? à quels antécédens se rattachent-ils ? quelle est même l’organisation des peuples, leur situation politique, morale, matérielle, périodiquement constatée ? C’est ce que l’Annuaire s’efforce de préciser en condensant des notions exactes dans le récit des scènes contemporaines. Cette année encore, les élémens n’ont point manqué pour une telle œuvre. Entre les grandes puissances, c’est toujours la même question qui s’agite, cette question à laquelle se rattachent les opérations de la guerre, les fluctuations de la diplomatie, le traité avec la Suède, les négociations du congrès de Paris, et la paix enfin comme couronnement de deux ans d’efforts. Ici c’est le développement intérieur de la France qui reparaît dans ce qu’il a de réel et de silencieux. Là c’est l’Espagne et sa révolution. Un des chapitres les plus curieux est celui qui traite des communions religieuses de la Prusse, de leur organisation et de leurs tendances. Dans le Nouveau-Monde, on a le double spectacle des accroissemens ininterrompus des États-Unis et des convulsives faiblesses des républiques espagnoles. Nulle part le mouvement ne s’arrête dans le bien ou dans le mal ; cette année marque simplement une étape de plus. Par une singularité qu’il faut noter, cette œuvre, au moment où elle finit, laisse une multitude de questions pendantes, des différends diplomatiques en Europe, une reconstitution pénible en Espagne, une élection présidentielle qui se prépare aux États-Unis, partout enfin des luttes à dénouer et des efforts à renouveler sans cesse. L’histoire des peuples est là, et elle recommence toujours,

ch. de mazade.

Il existe à Londres depuis quelques années une imprimerie russe. Le fondateur de l’établissement est un écrivain déjà célèbre en Russie, et dont la Revue s’est occupée. Le but de M. Hertzen était de publier les ouvrages qui ne pouvaient être mis au jour dans l’empire même. Deux périodes sont à distinguer dans la destinée de l’imprimerie russe de Londres : l’une, assez stérile, a précédé la guerre ; l’autre, qui promet d’être féconde, s’est ouverte depuis la paix du 30 mars. À la première correspond surtout l’Étoile polaire, recueil ainsi intitulé en souvenir d’un écrit périodique qui paraissait sous le même titre en Russie avant l’insurrection du 14 décembre 1825. Nous ne voulons pas nous occuper ici des publications de M. Hertzen antérieures à la paix ; mais le recueil récemment fondé, et qui représente le mouvement des esprits en Russie dans sa période la plus actuelle, nous paraît mériter quelque attention. Il s’agit des Paroles de Russie {Golossa iz liossii), dont la première livraison vient de paraître.

Remarquons d’abord que si la littérature clandestine a été de tout temps assez répandue en Russie, les manuscrits russes imprimés à Londres et réunis sous le titre de Golossa iz Rossii n’appartiennent point à cette catégorie d’ouvrages insignifians ou indignes d’intérêt qui l’a jusqu’à ce jour défrayée. Ce sont en grande partie des mémoires dont l’empereur Nicolas et les princes de la famille impériale avaient eu connaissance, et quelques-uns avaient même été accueillis par eux avec une attention bienveillante. Le premier volume des Paroles de Russie s’ouvre par une préface dans laquelle M. Hertzen se déclare prêt à n’exclure de son recueil aucune opinion ; le premier article publié est une lettre adressée à l’éditeur par un Russe libéral Ce Russe contredit M. Hertzen, c’est donc là un notable témoignage d’impartialité donné par l’éditeur. Il ne peut lui pardonner, par exemple, d’avoir affirmé que les états occidentaux sont en pleine décadence. Le Russe libéral, comme tous les hommes de son parti, a compris que son pays n’est point de force à se mesurer avec les peuples occidentaux les armes à la main : c’est sur le terrain des réformes civiles et pacifiques qu’il convient d’entrer en lutte. Qu’on ne croie point cependant que le Russe libéral soit un révolutionnaire : il ne s’agit point d’imposer des réformes par la force au gouvernement. La Russie a été châtiée durement par l’empereur Nicolas, comme si l’esprit révolutionnaire l’eût infectée ; mais c’est une erreur ; elle a été traitée comme en France on traitait le compagnon du dauphin, elle a expié les fautes de l’Europe. M. Hertzen est donc bien averti sur les dispositions des libéraux russes, et il fera bien de leur tenir un autre langage.

Un plaidoyer en faveur de la liberté de la presse suit la lettre du Russe libéral. L’argumentation est ici bien conduite, et l’affranchissement de la pensée a trouvé dans l’auteur un habile avocat. La livraison se termine par un travail important, le dernier Règne jugé a haute voix. Le jugement porté sur l’empereur Nicolas est bien sévère. C’est à la politique des deux derniers règnes que la Russie devrait l’embarras dans lequel elle se trouve. On remarque surtout dans ce travail d’intéressantes pages sur le régime bureaucratique. Le nombre des fonctionnaires, nous dit l’auteur, augmente journellement en Russie. Sur 11,000 paquets reçus en moyenne par jour à la poste de Saint-Pétersbourg, 6,000 relèvent du gouvernement. On peut donc estimer à 2,190,000 environ par an le nombre des paquets que mettent en circulation les diverses administrations du pays. Les bureaux des ministères communiquent d’ailleurs entre eux sans recourir à la poste ; c’est pourquoi on évalue généralement à 3 millions au moins le total des paquets au timbre de l’état qui sont apportés annuellement à Pétersbourg. Cependant le gouvernement continue à créer des bureaux à tout propos, et souvent il en résulte des embarras assez étranges. Lorsque la chaussée de Pétersbourg à Moscou fut achevée, on s’empressa d’y établir, de distance en distance, des bureaux chargés de percevoir une taxe imposée sur les voitures et destinée à l’entretien de la route. La mesure était excellente, mais au bout de quelque temps on s’aperçut que la nouvelle administration absorbait toute la recette. L’auteur ajoute qu’il en est souvent de même dans les fabriques du gouvernement. Le motif qui engage le gouvernement russe à multiplier ainsi les administrations spéciales est facile à comprendre : il pense qu’elles se surveilleront mutuellement ; mais l’expérience prouve qu’au lieu de se contrôler entre eux tous, les employés russes se soutiennent, de sorte qu’il devient presque impossible de constater leurs méfaits. Les funestes résultats de ce système ont été maintes fois signalés ; contentons-nous de les rappeler en passant. C’est surtout en Russie que les besoins et les vœux des classes inférieures sont méconnus ; les épais bataillons de fonctionnaires qui entourent le souverain arrêtent tout au passage ; ils élèvent autour de lui un mur infranchissable. Ce système est-il au moins propre à assurer l’exécution des ordonnances impériales ? Nullement ; il n’y a point de pays où les règlemens soient plus facilement éludés. On a remarqué en outre avec raison que les fonctionnaires russes du dernier rang, étant généralement fort mal rétribués, sont de véritables prolétaires ; ils vivent au jour le jour et nourrissent des dispositions qui ne sont point sans danger pour la sûreté de l’état. Enfin les sacrifices que leurs rapines imposent au peuple s’accroissent naturellement de jour en jour, et les paysans commencent à s’en plaindre hautement. Lorsque le comte Kissélef organisa les domaines de la couronne sur un nouveau pied, il augmenta considérablement le nombre des fonctionnaires préposés à l’administration des villages. Peu de temps après, un inspecteur envoyé par le gouvernement demanda aux paysans qu’il avait convoqués s’ils étaient contens : « — Oui sans doute, lui répondit finement un vieillard. La nouvelle organisation a diminué nos charges. Autrefois nous étions obligés de nous rendre au bureau du district avec un mouton sur le dos. Maintenant nous y conduisons un troupeau tout entier ; c’est moins fatigant. »

Reste maintenant à se demander quelle est la portée du recueil de M. Hertzen et quel en est réellement l’esprit. Si l’impression que nous laisse notre lecture est exacte, les Paroles de Russie tendraient à provoquer par des réformes, plutôt que par les moyens révolutionnaires, l’abolition des mesures qui ont entravé jusqu’à ce jour le développement moral et matériel de la Russie. En dehors même de l’intérêt politique qui s’y attache, c’est un symptôme bon à noter que ce libre mouvement intellectuel dont des pubUcations russes sortant des presses étrangères nous apportent le témoignage. En Allemagne aussi, des imprimeries russes fonctionnent avec activité depuis quelque temps, et des poèmes de Lermontof, le Démon entre autres, ont pu être, grâce à elles, lus pour la première fois tels que les avait conçus le poète. Tous ceux qui voudraient voir la Russie concilier son développement avec le maintien de la paix générale doivent applaudir à ce réveil des intelligences si propre à seconder une politique réparatrice.

h. delaveau.
Séparateur
V. de Mars.

  1. Voyez l’étude sur les finances autrichiennes, livraison du 15 juillet 1856.