Chronique du temps de la guerre/02

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Chronique du temps de la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 893-911).
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CHRONIQUES DU TEMPS DE LA GUERRE

II [1]
LE " P. C. " DES QUATRE-CHEMINEES


Et maintenant, buvons, car l’affaire était chaude…
V. Hugo.


« Ces choses-là n’arrivent qu’à la guerre. Vous êtes combattant et, le même jour, permissionnaire. Vous faites des projets, vous parlez dans deux heures et vous voilà happé dans une bataille : vous ne savez plus si vous avez dix minutes à vivre. Vous êtes trois qui parlez ensemble pour cinq cents mètres, et il en reste deux en route : le soir, vous êtes chez vous comme si de rien n’était. C’est cela, la guerre : la surprise, le contraste, le hasard, l’imprévu. Ce sont de sacrés quarts d’heure, mais ils donnent du goût à la vie.

« Oui, continua le colonel, cette nuit des Quatre-Cheminées, je me suis toujours dit que j’en ferais un petit acte. Je mettrais pour titre : De la coupe aux lèvres ou Le Songe d’une nuit d’été. J’ai l’idée que ce serait quelque chose d’amusant… »


I

Nous dinions ce soir-là à la citadelle de Verdun, mais ce n’était pas en bas, au mess, à la gargote historique de Gartheiser (du Grand Hôtel Gartheiser, à Bar) qui se trouve au rez-de-chaussée, — un endroit magnifique, du reste, que cet antre de la victuaille, avec la perspective de sa longue table bruyante de dîneurs en bleu horizon et, au fond, la lubie d’honneur où trônait autrefois l’intrépide petit général D… dans une pénombre de grill-room, luisante de cuivres, de fourneaux, de bassines, de siphons, tandis que l’alignement des drapeaux alliés fait planer sur la scène une ressemblance auguste de voûte des Invalides. Et le néophyte entrant là pour la première fois écoute religieusement son aine : « C’est ici qu’a parlé Lloyd George… »

J’avais rencontré le colonel le matin même, dans une écoute de la citadelle. Il arrivait, relevé de la nuit précédente, après une saison assez dure vers le bois des Caurières, et n’attendait plus que les camions qui l’emmèneraient après-demain, lui et son régiment, pour quelques semaines à la campagne. Il était fatigué, amaigri, énervé et ne se souciait pas de descendre à table d’hôte, ni même de diner à la table du gouverneur et de faire, auprès de personne, figure d’invité. Il avait fait servir chez lui, c’est à-dire dans une des casemates supérieures où il avait ses quartiers de passage. Un colonel, celui-là surtout, est toujours une manière de prince féodal, un seigneur qui se déplace en force, comme les grands d’autrefois, avec ses familiers, son médecin, son cuisinier, même son chapelain, si le cœur lui en dit, bref, avec ce qu’on peut appeler sa « maison. » Peu importe que la chère soit maigre (elle est presque toujours excellente) et que le couvert d’étain soit posé, comme c’était le cas, sur des feuilles de journaux déployées en guise de nappe : il suffit de la présence du maître pour attester le principe. Quand l’ordonnance, ayant disposé la « popote » sur la table de bois blanc qui servait de bureau, annonça que « le colonel était servi, » ce fut exactement comme si le majordome d’une Altesse voyageant incognito nous avait appris que Monseigneur, au lieu de se montrer en public, décidait de souper en petit comité dans ses appartemens.

C’est toujours un nouveau plaisir et comme une légère ivresse de se retrouver dans ce lieu fameux entre les plus illustres qu’est devenue désormais, par la grâce de l’Empereur allemand, la citadelle de Verdun. On n’arrive pas à la satiété de tant de gloire. Le cadre est d’ailleurs par lui-même un des plus étonnans du monde et digne de l’histoire : tout fourmille de visions pour un Rembrandt, pour un Goya. Et rien n’est plus étrange qu’un voyage dans ce Mont Saint-Michel noir, dans ce prodigieux monolithe percé en caverne pour dix mille hommes, avec ses magasins, ses machines, ses bureaux, immense caravansérail où a passé à peu près toute l’armée française, et qui combine dans ses ombres et ses entrailles de labyrinthe les caractères d’une usine, d’un arsenal, d’un ministère et d’un hôtel.

Mais le principal attrait de ce surprenant décor, c’est la surprise toujours fraîche des personnages qu’on y croise : la presse, les hommes d’état des deux mondes, les potentats de la finance et des affaires, des souverains, des reines, toutes les grandeurs de la terre venues là pour prendre la mesure de cette grandeur nouvelle, rendre hommage à cette majesté. Au reste, ce n’est plus le Verdun de la belle époque, le Verdun en danger et en alerte continue, le Verdun de l’année sublime. Mais qu’il survienne, comme ce soir, un passage de troupes, qu’une relève jette dans les dortoirs des bataillons montant au boulot ou redescendant des tranchées, et vous aurez encore un spectacle qui en vaut la peine. Qui aurait eu le privilège d’être condamné à la prison dans l’enceinte de la citadelle, depuis les jours tragiques de février 1916, pourrait se vanter d’une bonne fortune que lui envieraient l’histoire et le roman de l’avenir ; il saurait sur la guerre ce que nul n’en saura jamais, ce qui ne sera fixé dans les lignes d’aucun Mémoire et d’aucune chose écrite : il aurait eu, toute vive et frémissante encore, dans la voix des héros, dans les interminables récits des tables animées de chaleur et de vins, la naissante légende des batailles, l’épopée à peine démêlée de la fumée du combat, la gloire se racontant elle-même, encore mal réveillée de l’action de la veille et croyant rêver son histoire.

Que de souvenirs, que de récits n’ont jamais dépassé le seuil de la citadelle, évanouis, oubliés sitôt franchie la grille de la porte Vauban ! Qui sait ce qu’ont entendu ces murailles et ces voûtes ? Vous avez passé là entre deux de vos victoires, immortels « brigands de Mangin, » — poilus de Fleury et de Thiaumont ! Et vous, les plus grands des vainqueurs, désensorceleurs de Douaumont, — gars de Salins et de Passaga, marsouins de Nicolat, tirailleurs de Régnier, zouaves de Richaud, de Prouzergue et de Clermont-Tonnerre, chasseurs de Raoult et de Montalègre, lignards de Parlhouneaux, de Steinmetz et de Gail ! Et ces noirs retours exténués dans Verdun, parmi les ruines nocturnes d’une Messine morte et le sombre dédale de la citadelle, dans le sang et la fange de la victoire d’hier, sans spectateurs et sans vivats, effacent les défilés futurs aux acclamations d’un peuple dans la gloire des avenues et la pompe des apothéoses. Ce passé attaché aux murs leur prête une magie plus captivante encore que celle de leurs ombres, le même charme d’évocation qui s’exhale des vieilles pierres et des monumens d’autrefois, mais seulement plus fort d’être si proche de nous, contemporain et fraternel…

C’était d’ailleurs une figure bien singulière que celle de mon hôte, le colonel de R… : immense, maigre comme un fil, et plus long encore, semblait-il, à cause de la longue capote ouverte qui lui tombait jusqu’à mi-jambes, étroit d’épaules et de thorax, d’aspect plutôt dégingandé, avec une tête gamine et une légende de mauvais sujet qui le suivait depuis l’école, un air d’ancien viveur, de joueur de gavroche et de grand seigneur qui faisait que, quoique soldat dans l’âme, il ne paraissait pas, comme on dit, être tout à fait de la paroisse.

On disait de lui : « Oh ! celui-là !… » comme on parle d’un espiègle ou d’un enfant terrible. Et l’on citait des traits incroyables d’audace, comme cet enlèvement du village de V… un village-fortifié, bourré de mitrailleuses, qu’il vous enveloppait, emportait en un tournemain, en dix minutes, sans une perte, par une de ces charmantes manœuvres à la housarde, d’un brio, d’un élan qui eussent illustré leur homme dans une autre époque que celle-ci. Ce diantre de ci-devant était, dans cette morne guerre mécanique qu’est la nôtre, un splendide chef de partisans. C’est un homme qui faisait la guerre pour son compte, comme la chasse, comme l’amour, comme une chose naturelle et le plus divertissant des jeux. Et surtout, pas ombre d’idées humanitaires, sur le droit des gens, par exemple, la justice immanente ou la Société des nations, qu’il vous aurait traitées tout net de fariboles. Il aurait fait merveille dans quelque Vendée ou quelque chouannerie, avec Cathelineac ou La Rochejacquelein, ou plus haut encore dans l’histoire, dans les échauffourées religieuses, les troubles de la Renaissance, à la tête des bandes d’un Strozzi, parmi les capitaines illustres de Brantôme, avec le pourpoint tailladé et la fraise de Clouet.

Enfin, un autre talent qu’il avait était celui de conter parfaitement les histoires. Il en avait toujours tout un lot d’excellentes, généralement fort gaies, et dites avec beaucoup d’humour. Ce soir-là cependant, il était silencieux, contre son ordinaire ; le diner languissait. Chacun de nous observait la même réserve et ne soufflait mot qu’à voix basse, car l’étiquette commande que l’on ne parle pas, quand le « patron » se tait.

Il paraissait absent, pâli par ce long séjour dans le dégel et l’horrible fange des Chambrettes, subissant cette dépression qui accompagne la fin de l’effort, cette détente de l’énergie qui ressemble à un engourdissement. Un grand pli amer lui fripait le visage de chaque côté du nez, encadrait ses lèvres dédaigneuses. Et comme dans une eau-forte de maître, sa figure éclairée de face, subitement grave, les yeux baissés, se doublait par derrière, légèrement courbée en ombre démesurée, sur la voûte de la casemate.

Il mangeait peu, continuait à s’absorber dans sa rêverie. Le lieu étrange, cette espèce de cylindre blanchâtre, avec son appareil rugueux de pierres calcaires, le sol de terre battue, les panneaux de bois blanc couverts de cartes et d’hiéroglyphes représentant des positions de batteries et de tranchées : Mort-Homme, Louvemont, Caurières, Bezonvaux, tout ce que le langage résume dans ce nom de Verdun, — agissaient à la fois sur l’imagination. Tout ce vague dehors nocturne semblait hanter à cette heure notre salle paisible, circuler en silence autour de la sphère lumineuse tracée par notre lampe. Le colonel suivait le cours de ses pensées ; les images récentes en faisaient lever de plus anciennes et se confondaient avec elles. Au lieu de la scène présente, ses yeux en voyaient d’autres dans le même décor. L’atmosphère de Verdun, l’atmosphère captivante de cette cloche de songes où nous nous trouvions enfermés, s’insinuait dans son âme ; l’envoûtement commençait, et il se mit à parler lentement, d’une voix sourde, comme si c’était l’autre, le « double » que j’avais cru distinguer derrière lui, qui lui soufflait ses mots ou prenait la parole à sa place.

Il disait son premier séjour, ses impressions de novice, son début à Verdun. C’était l’année d’avant, aux derniers jours de l’hiver ; la bataille durait déjà depuis deux mois. Il disait l’anxiété, la longue appréhension, puis le voyage, un interminable voyage, avec des arrêts, des à-coups, comme sur une voie encombrée où l’on ne voit pas le train de tête qui vous retarde ; puis un soir, comme par une trappe, on vous jetait dans cette citadelle… Il parlait maintenant plus vite ; il sortait de la citadelle, revivait en pensée là-haut ses jours d’épreuves, jusqu’à ce que sa mémoire, s’arrêtant sur un épisode particulièrement saisissant, après le préambule qui commence ce récit et où il exposait ses projets d’auteur dramatique improvisé, il se mit à conter d’un trait l’anecdote qui va suivre. C’est un souvenir tout personnel, un coin de la journée tragique du 23 juin 1916, la plus critique peut-être de toute la bataille, celle où l’on eut lieu de tout craindre et de douter de Verdun, — moins un récit de combat, qu’un « en marge » de la bataille, une suite de « choses vues » par un témoin plutôt que par un acteur du drame.

Maintenant, je laisse la parole au colonel. Je rapporte son discours tel que je l’ai entendu. Il y manquera malheureusement ce qui en faisait le plus grand prix : le décor, celle table, ce couvert de campagne, ce public de soldats en écoutant un autre, l’entourage profond de la citadelle, l’heure, l’éclairage, et surtout la figure elle-même du conteur et du héros de cette histoire.


II

« Vous connaissez, dit-il, le P. C.[2] des Quatre-Chcminées ? C’est là que j’étais le 23 juin, — le 23 juin I le jour où on a cru que Verdun y passerait. Ç’a été encore pis que le 21 février : les Boches ont bien failli emporter le morceau… Mais il s’agit des Quatre-Cheminées.

« C’est une espèce de cave au Nord-Est de Froideterre, à mi-côte du ravin des Vignes. On la reconnaît de loin sur le chemin de Thiaumont, à droite, en contre-bas de la route, à ces grosses cheminées de briques inexplicables, et qui du reste ne sont plus que deux, fort ébréchées encore, et de silhouette plus que bizarre. J’ai vu beaucoup de ruines dans cette guerre, je n’en ai pas vu de plus étranges que cette paire de moignons, ces deux manches à vent, ces lanternes dont rien ne justifie la présence dans le paysage. Il faut avoir le nez dessus pour reconnaître qu’elles correspondent à deux portes donnant accès dans le flanc de la colline. Vous descendez un escalier de quelques marches toujours humides, et vous vous trouvez sous une voûte à peu près comme celle-ci, plus basse, et faite seulement en briques au lieu de pierres. Il y fait noir comme dans un four, car vous remarquez alors qu’il ne vient aucun jour par les cheminées : la voûte est double, et vous ne voyez naturellement que l’enveloppe interne. Avec de la bonne volonté, il serait permis de s’y croire à l’intérieur d’un sous-marin ; et les kiosques qui le surmontent peuvent à la rigueur compléter cette image. Mais vous sentez que le poste est assez vulnérable par ses quatre ouvertures : ces cheminées deviennent une tentation pour les obus : on se figure qu’elles les attirent, et quand on se dit qu’on n’a entre le ciel et soi que cette chemise de briques, on ne peut s’empêcher de trouver que ce n’est pas épais.

« Je suppose que ce devait être un abri à munitions, et c’est ce qui explique la double enveloppe, les deux portes et les manches à vent, autant de précautions contre l’humidité. Car l’eau, dans ce diable de pays, va se percher sur les hauteurs. Certes, l’homme ingénieux qui avait combiné cette cachette était loin de se douter à quoi elle servirait, et qu’au lieu de gargousses on y mettrait des généraux. — Du reste, tout cela a bien changé ; pourtant, au moment de la bataille, ce sont ces petits ouvrages qui ont sauvé la situation. Mais oui, c’était déjà le système Hindenburg ! — Mais ceci est une autre histoire, comme dit Kipling.

« J’habitais donc le P. C. des Quatre-Cheminées, et je devais y être relevé dans cette fameuse nuit du 22 au 23 juin. C’était même dans le secteur relève générale pour toute la division. Le mouvement était en train depuis deux jours, car c’était, dans ce temps-là, une opération compliquée. Faire un mouvement de jour, il n’y avait pas à y songer ; les Boches, de Douaumont, voyaient chez nous comme ils voulaient, et on n’avait dans cette saison que quelques heures de nuit, heures terriblement courtes et jamais assez noires, comme si le jour, à cette époque de l’année, ne pouvait se résoudre à fermer tout à fait les yeux. Il flottait toujours quelque lueur comme par une paupière entr’ouverte. Et ce peu qu’il y avait de nuit, les Boches faisaient de leur mieux pour le rendre impraticable : marmitage, gaz, harcèlement sur toute la longueur des boyaux, et de distance en distance, un barrage fixe, infranchissable comme un rideau de feu. De ce train-là, on relevait un bataillon par jour ; encore y laissait-on des plumes. Et il fallait des hommes aussi aguerris que les nôtres, aussi à la coule du mouvement, pour n’en pas laisser davantage. Enfin, l’opération s’achevait : j’avais deux bataillons de sauvés ; je n’attendais plus que le troisième, qu’on relevait cette nuit-là, pour m’en aller aussi, et je n’en étais pas fâché.

« J’avais pour cela plusieurs raisons, que je vous dirai tout à l’heure, mais la principale est qu’on devinait un terrible orage sur le point d’éclater. On ne savait pas encore ce qui se préparait, mais cela sentait mauvais. A ce moment-là, nos lignes passaient devant Thiaumont. Quel remue-ménage se faisait, qu’est-ce qui se passait par là dans les ravins ? Tout cela se peuplait d’un piétinement sourd et d’une respiration d’armée. L’artillerie redoublait de puissance et de brutalité. Le vacarme ne cessait plus. Le quinze, le vingt et un pleuvaient comme du petit plomb. Depuis trois jours, le concert allait rinforzando. La crise approchait d’heure en heure. Moi, ça m’était égal : j’étais relevé. J’avais tenu le coup de la préparation : aux autres de s’occuper du reste. Après moi, le déluge ! Mais il aurait été vexant, avouez-le, d’être chipé dans la bagarre, pincé en refermant la porte par le pan de ma capote, et c’est pourquoi il me tardait de tirer mon chapeau aux Quatre-Cheminées.

« C’était d’ailleurs, je vous en réponds, un ermitage austère : un peu de paille et des cadres de treillage pour la nuit. Le poste servait à la fois au régiment et à la brigade. Les deux états-majors, officiers, plantons, secrétaires, liaison, téléphonistes, s’entassaient là-dedans comme cela se pouvait. Et comme il n’y avait pas le choix aux environs, on avait placé à un bout un poste de secours. C’était une procession de blessés, de civières, et le mouvement du personnel, médecins, infirmiers, brancardiers, aumônier, séparé du reste par un méchant rideau en toiles de tentes : vous voyez d’ici quelle pétaudière. Quelques tables, des lampes d’atelier qui empestaient l’acétylène, des bougies dans des coins, une odeur de mangeaille, de sueur, d’éther, de laudanum. Et comme c’était une nuit de relève, tout était doublé, naturellement : deux brigadiers, deux colonels, et leur suite, une cohue… C’était la foire.

« Moi, encore une fois, cela ne me regardait plus. Mon successeur était arrivé à bon port, je lui avais passé le secteur ; les généraux se mettaient au fait de la situation ; je n’avais plus de commandement, je n’étais plus responsable. Mon dernier bataillon était déjà en route. J’étais rentier. C’est ce qu’il y a de bon dans le métier, d’être instantanément débarrassé de tout souci et de jeter bas son fardeau comme le pousse-caillou pose son sac à la halte horaire, sur le bord de la route. J’étais à partir de cet instant très régulièrement en vacances, d’autant que je partais le jour même en permission. C’était mon tour, on m’attendait ; j’avais des affaires de famille arrangées d’avance à Paris, et même un rendez-vous pour le lendemain chez mon notaire. Tout était convenu avec la division ; mes papiers étaient prêts, il ne me restait plus qu’à les prendre en passant avant de sauter dans le train.

« Mais il fallait encore la permission des Boches, et les Boches ne paraissaient pas d’humeur à la donner. Ils prenaient un matin plaisir à me faire manquer mon rendez-vous. Il pouvait être onze heures, minuit. Le bombardement redoublait. Cela sifflait, miaulait, éclatait, détonait en roulant comme une batterie de tambours, comme les échos multipliés d’un orage en montagne. Cela faisait dans le ravin un volume ! On n’eût pas entendu Dieu tonner. Il semblait même que ces gueux, au milieu de la bourrasque, en voulaient distinctement à notre cagibi : peut-être qu’ils avaient flairé le pot-aux-roses ; ils s’amusaient à faire de la dentelle avec nos cheminées, comptant sur un coup de hasard, un ricochet heureux pour fricasser toute la boutique. On aurait juré, ma parole ! qu’ils connaissaient tous ces abris comme s’ils les avaient faits. Je serais curieux de savoir ce qu’il y avait parmi les maçons de Boches déguisés. Vous pensez, dans ces conditions, si nous étions repérés. Et ils pointaient juste, les gredins ! Ce n’est pas notre chemise de briques qui pouvait, en cas de malheur, nous servir à grand’chose : comme parapluie, elle valait autant qu’une feuille de papier à cigarettes. Vous représentez-vous la situation du monsieur qui a son exeat en poche, et s’attend d’un moment à l’autre à ce que le ciel lui dégringole sur la tête par la cheminée ? Ç’aurait été, ma foi ! le congé définitif. On était pourtant encore mieux dans ce trou qu’autre part. Et comme je n’avais qu’à me tourner les pouces et qu’on ne s’entendait pas dans ce charivari, je m’étais assis dans un coin et j’avais entamé avec mon adjoint à… une partie d’échecs.

— Un cigare ? dit le colonel. Je vous les recommande, ce sont ceux de la citadelle. Il n’y a plus qu’ici qu’on en trouve de bonnes marques. Ces gens de Verdun ne se refusent rien. »

Il en prit un lui-même, l’alluma et, en ayant tiré les premières bouffées, reprit la suite de son récit.

« Mon Dieu ! cette partie d’échecs, je ne vous dirai pas que je n’en ai jamais joué de plus excitante. Pousser du bois n’est pas mon fait ; je ne pâlis pas sur les problèmes de la dernière page de l’Illustration D’ailleurs, les Boches ne nous ménageaient pas les distractions. Voilà-t-il pas les gaz au beau milieu de la partie ? Alors, le poste de secours de commencer à râler. Vous n’oubliez pas que la moitié de la scène représente une infirmerie, des blessés, des mourans en train de geindre sur des grabats, une espèce de tableau des Pestiférés de Jaffa, moins le soleil d’Orient et les arcades mauresques. Gémissemens, étouffemens, biberons d’oxygène, masques, tout le tremblement, et moi, tout en poussant mes pions, sans trop savoir si avant la fin ne surviendrait pas un coup qui tout de bon me ferait mal, je me rappelle très nettement que je pensais in petto à une vieille image des Mille et une nuits de mon enfance, celle du deuxième calender borgne jouant avec le shah de Perse : seulement nous étions deux singes.

« Jusque-là, rien de particulier : bombardement, rafale de gaz, c’était classique, c’était la règle. Au reste, la même séance se répétait depuis trois jours ; c’était l’heure où les Boches empoisonnaient le ravin. Je connaissais leurs habitudes et guettais l’accalmie des premières lueurs de l’aube, pour me retirer discrètement avant le petit jour.

» Mais ce n’était encore que le commencement. C’est ici que cela se corse ; vous allez voir.

« Donc, l’intermède des gaz finissait et nous ôtions nos dominos ; le tir s’espaçait, s’allongeait, et je songeais à la retraite, lorsqu’il nous croule du ciel un patatras d’explosions qui me font voir trente-six chandelles, — et du coup, en rouvrant les yeux, toutes nos lumières éteintes. Cela recommence au bout de cinq secondes, trois ou quatre fois de suite, moins fort que la première. Je vous fais grâce du tableau. C’était une volée de grenades par nos quatre cheminées. Les Boches ! Une marmite dans le poste, en nous faisant sauter tous, nous eût moins atterrés. Nous avions les Boches sur la tête, pendant que nous les croyions encore à quinze cents mètres, et ce fait terrible nous éclatait sur la nuque comme la foudre.

« L’enveloppe avait résisté ; du reste nous n’en vallons guère mieux : nous étions crevés, enfoncés. À quel endroit ? Comment ? Depuis quand ? On se précipite à la porte : toute la crête de Fleury était claire de fusées, illuminée de bouquets comme un balcon de girandoles. On aurait dit une fête, un vrai feu d’artifice. Et il y avait bien de quoi, — pour eux : c’était toute la gauche du « groupement » voisin, toute la corniche de Fleury qui venait d’être emportée. Thiaumont risquait d’être tourné par cette brèche : toute la ligne menaçait ruine.

« C’était le désastre. Si vous connaissez le pays, vous vous représentez le danger. Le ravin des Vignes, vers le Nord, forme les deux branches d’un Y, dont l’intervalle est occupé par une espèce de proue, où se trouve le village. C’est sur cette proue qu’étaient les Boches, comme un coin en plein centre ; ils enfilaient le ravin dans toute sa longueur. Ils y avaient déjà installé des mitrailleuses, à trois portées de pistolet du poste. Elles criblaient de balles la fente lumineuse de la porte entr’ouverte, et il fallut rentrer dans notre cave au plus tôt.

« Comme surprise, c’était complot. Qu’est-ce qui s’était passé au juste ? On ne sait pas. Aucun de nous, dans le fracas du bombardement de tout à l’heure, n’avait perçu le drame nocturne sur la crête de Fleury. Le drame ? Rien du tout, peut-être : une avant-garde envoyée pour tâter le terrain et voir ce qui restait de la garnison écrasée… La reconnaissance n’avait dû trouver que des cadavres, elle avait passé à la muette sur la défense anéantie : la barrière vermoulue s’était effondrée d’elle-même, et personne n’avait même soupçonné le craquement.

« Comme vous voyez, c’était sérieux. Impossible d’ailleurs de se rendre compte sur le moment de l’étendue de la catastrophe. Et puis, ce n’est pas moi que la question regardait. Une seule chose était certaine : les Allemands étaient à Fleury ; leurs patrouilles circulaient chez nous. À chaque instant, nous courions le risque d’être enlevés, cueillis, enfumés, qui sait ? grillés peut-être comme des renards au gite, s’il leur prenait la fantaisie d’apporter du pétrole. Qu’est-ce que nous avions comme armes dans ce P. C. ? Où en étaient nos lignes ? Quelle liaison avec elles ? Si les Boches avaient su, pourtant : deux généraux, deux colonels, quelle proie ! Se borneraient-ils à ces coups de sonde ou profiteraient-ils du succès pour brusquer leur attaque ? Dans tous les cas, il est clair que nous étions flambés ; il ne nous restait qu’à vendre notre peau le plus cher possible. Quant à nous tirer de là, c’était fou d’y compter. Moi, j’avais fait mon deuil de ma permission et je ne songeais plus qu’à faire proprement le grand voyage. Pourquoi le cacher ? Nous étions f… vous entendez ? et Verdun ne tenait qu’à un fil : tel est le fait dans sa simplicité.

« Eh bien ! les Boches, par bonheur, se contentèrent de patrouiller, au lieu de bourrer sur-le-champ et de pousser devant eux. Ils ont manqué cette nuit-là une des plus belles chances de leur vie. Excès de méthode, voyez-vous ! L’assaut était réglé pour sept heures du matin. Seulement, à cette heure-là, l’occasion n’y était plus…

« Mais il n’est pas question de triompher pour le moment. Nous ne pouvions pas deviner où s’arrêteraient les Boches. Ces coquines de patrouilles s’étaient donné le mot pour nous taquiner ; elles venaient l’une après l’autre déposer leurs petits cadeaux et placer leurs grenades comme dans une tirelire. On sortait, on tirait quelques coups de fusil ou de revolver, les Boches se dissipaient comme une volée de moineaux ; il en revenait d’autres, et c’était à recommencer.

« Ceci n’est rien encore : notre coque étalait et ces pétarades de nuit n’ont jamais fait grand mal. Mais ce qui était abominable, c’était la scène à l’intérieur. D’abord, à chaque reprise, obscurité complète. Et puis, il y avait les blessés. Cela, c’était l’horreur. Les blessés ! Même dans les hôpitaux à dix lieues à l’arrière, le bruit de la canonnade, un ronflement d’avion est encore un tourment. Jugez ce que c’est dans un poste environné de périls, en plein champ de bataille, secoué par les explosions, envahi par les gaz, et sur lequel les Boches viennent jeter leurs grenades ! Toutes ces souffrances, toutes ces infirmités, toutes ces épouvantes s’agitaient sous leurs pieds comme le moût dans le pressoir. Rappelez-vous enfin que nous sommes dans le noir, et imaginez-vous, si vous en êtes capables, ces cris, ces supplications, ces agonies terrorisées qui, à chaque grenade, demandent grâce… C’était atroce. Un cabanon dans un naufrage. Et cela, dans un P. C. au milieu d’un état-major, à un de ces instans où l’on n’a pas trop de toute sa tête et de tout son sang-froid !…

« Pendant que ces scènes se passent à l’intérieur, il s’en passait aux portes, qui n’étaient pas dans une musette. Si ceux du dedans voulaient sortir, on se pressait du dehors pour entrer. Vous connaissez l’attrait de ces refuges de montagne, où les caravanes égarées se rassemblent en cas d’orage ? C’est ce qui arrivait pour notre abri. Tout ce qui vague de traînards, d’isolés, d’échappés de la bagarre, tout ce qui refluait de Fleury par la route ou par le boyau, apercevant une porte, s’y jetait. C’est ainsi que Vaux est tombé. Ils ont fini par être plus de six cents dans le fort et par crever de soif, parce qu’il n’y avait pas d’eau dans les citernes pour tout le monde. Alors, c’étaient des drames !…

« Et au milieu de ces horreurs, des épisodes comiques. Il commençait enfin à faire petit jour. Je guettais ma sortie : et voilà dans le ravin, figurez-vous, un cheval ! C’était un cheval échappé, un de ces chevaux d’artillerie qui faisaient le ravitaillement des batteries, dételé de son avant-train sans doute par un obus : ces effets d’explosions, c’est le caprice de la foudre. Le cheval arrivait au trot, je le vois encore, effarouché du bruit de l’obus, et traînant après lui ses traits dont les chaînes lui battaient les jambes. Il hésitait, faisait des appuyés à droite, à gauche, des grâces de cheval de cirque ; il regardait d’un œil méfiant derrière lui et repartait au galop, à pointes et à ruades, toujours poursuivi par le bruit, comme par la piqûre d’un taon. Il s’en venait ainsi, l’imbécile, vers Fleury, au lieu de faire demi-tour et d’enfiler le Pied-Gravier et le chemin de Belleville. Le cheval est l’animal le plus bête de la création : et, comme le dit le général Bridges avec son flegme de Gulliver, il faut bien qu’il le soit, car s’il ne l’était pas, ce n’est pas nous qui lui grimperions sur le dos : nous ne sommes pas les plus forts.

« Enfin cet animal chassé par un péril imaginaire s’en allait tout droit chez les Boches. Les Boches lui tirent dessus, vous pensez quel plaisir ! Les balles, le vacarme l’affolent, il bute, se relève en sang, tourne, tourne en furieux, comme un cheval de corrida galope dans l’arène en perdant ses entrailles. C’était même fantastique à voir, ce galop solitaire, cette chevauchée lancée dans ce ravin cruel, au petit jour, comme une charge inutile, une folie se brisant la tête à tous les murs. Vous auriez presque dit d’un cheval de l’Apocalypse, et c’aurait pu être, mon Dieu ! l’image de ces dernières heures et l’âme vagabonde de notre désarroi nocturne qui s’échappait ainsi dans le crépuscule de l’aurore…

« Brusquement, l’animal s’arrêta et comprit. Il fait volte-face, et savez-vous l’idée qui lui entre dans la cervelle ? Il pique vers l’abri, lui aussi ! — et le voilà qui se précipite dans l’embrasure de la porte, qui lui rappelait sans doute une stalle d’écurie. Il voulait à toute force s’engouffrer dans l’escalier. Il soufflait, hennissait et grattait du sabot, jusqu’à ce qu’il finit par s’abattre et par crever là, le nez raide et les pattes en l’air. Il obstruait l’entrée et devenait gênant. Et elle allait empoisonner le poste, cette charogne… Je fais empoigner des pelles, verser la bête dans un trou de marmite qui se trouvait dans l’encoignure, à peu près défilé aux balles de mitrailleuses… Dieu ! que cela durait, cet enfouissement ! C’était interminable ; ces pattes, il y en avait toujours… Je n’aurais jamais cru qu’un cheval put les avoir si longues…

« Il faisait grand jour maintenant. Les Boches ne bougeaient plus, leurs patrouilles étaient rentrées. Ils se contentaient pour l’instant de leur succès de la nuit et se bornaient, en attendant de l’exploiter davantage, à nous embêter de loin avec leurs mitrailleuses. Chaque fois que la porte faisait mine de s’entr’ouvrir, une dégelée de balles claquait dans l’embrasure. Il faut savoir que le boyau qui était notre unique chemin (il s’appelait le boyau de Londres) passait à flanc de coteau un peu au-dessous de l’abri : en sortant de la cave, on trouvait d’abord un palier, protégé par les deux panneaux de l’embrasure, puis un plan incliné en pente assez rapide, vu en espalier de Fleury, et enfin le boyau comme le fossé au pied d’un talus ; il y avait donc dix mètres à franchir en pleine vue des Boches et où il fallait, comme on dit, leur passer sur la moustache ; c’était un passage malsain, et un mur de cadavres allongés sur le talus formait un de ces objets qui donnent à réfléchir. Ils étaient peut-être quinze ou vingt sur cet espace de dix mètres, tués autour de la porte, comme des mouches sur du papier à miel. Je n’avais nulle envie de grossir le tableau. Nous le considérions, mon adjoint et moi, accoudés sur le seuil et allongés sur l’escalier ; nous mesurions la distance avant de tenter le saut, et c’était, je vous jure, un jeu plus passionnant qu’une partie d’échecs.

— Il faut se décider, fit D… : le temps marche ; dans une heure, il sera trop tard.

— Je suis aussi pressé que vous, lui dis-je, mais ce n’est pas le moment : écoutez ce barrage sur le boyau.

— Il sera fini quand nous passerons. Et puis, s’il faut attendre que les Boches ne tirent plus !… Ma foi ! tant pis, au petit bonheur. Je me risque.

— A votre aise ! Mais vous avez tort.

« Il monte sur le palier, se baisse, prend son élan… Avez-vous vu bouler un lièvre à la chasse, cette culbute qu’il fait par-dessus les oreilles, quand il reçoit la charge de près, en pleine tête ? C’est à peu près le bond que je vois faire à D… Il route jusqu’au bord du boyau, une balle dans le ventre. Il fallut ramper jusqu’à lui en s’aplatissant le long des cadavres, et le ramener par les jambes. On le descendit évanoui au poste de secours. La balle avait broyé l’os iliaque, la vessie. Je l’installai dans mon manteau pour y rendre le dernier soupir. Pauvre D… !

« Enfin, il était près de cinq heures : je rassemble ma liaison, le major, les secrétaires et, — voyez ce que c’est que la chance ! — le passage se fait sans accroc. Sans doute que les Boches avaient une distraction. Il n’y avait que ce diable de médecin qui se faisait attendre ; force fut de retourner exprès pour le chercher, — toujours à plat ventre, — à côté de cette haie de cadavres : je crois que je commençais à les connaître tous. Ainsi, j’ai fait trois fois cet aller et retour sans une égratignure, tandis que ce pauvre garçon… Que voulez-vous ? La guigne !…

« Cette fois, nous étions au complet, et nous voilà en route, à la queue leu-Ieu, tête baissée, allongeant le pas, enjambant des cadavres. Il en était plein, ce boyau : ce n’était qu’une fosse pendant deux cents mètres. On l’a comblé plus tard et on en a creusé un second à côté. Mais nous allions vite, vous pensez, sans songer à philosopher. Les balles nous sifflaient aux oreilles ! il fallait arriver au carrefour du Pied-Gravier ; une fois là, nous étions sauvés. La vallée oblique vers la Meuse et échappe aux vues de Fleury. Alors, je m’aperçus que j’avais oublié mon manteau, — un manteau neuf, encore ! L’idée ne me vint pas d’aller le rechercher.

« Quand je dis sauvés, c’est une manière de parler. Sauvés des balles, c’est vrai, mais il restait à traverser un joli marmitage. Cette vallée en arrière de la croupe de Froideterre, c’était une région de batteries, et les Boches l’arrosaient sans arrêt depuis trois jours. On pouvait continuer par le boyau, qui suit le fond de la vallée ; mais je me méfiais des gaz. Je préférai prendre par la côte, dans le bled, à travers les batteries, au hasard de tomber dans un tir ; j’en serais quitte pour un détour. Le docteur trouvait plus sûr de prendre le boyau. Nous nous séparâmes. Je ne l’ai plus jamais revu.

« Moi, j’allais tel qu’en songe, avec une facilité surprenante, sans rencontrer âme qui vive, comme à travers un astre éteint. Sauf un tir lointain sur Thiaumont, pas un bruit : quel silence ! Ah ! les Boches pouvaient s’épargner la peine de tirer ! A quoi bon’ ? Tous leurs coups seraient tombés sur le néant. Ce n’étaient qu’affûts fracassés, roues brisées, un carnage de chevaux éventrés pêle-mêle avec leurs caissons, une destruction, un ravage béans ; et, au milieu de ce monde mort, une image que je n’oublierai jamais : deux artilleurs, deux spectres, avec des mines de revenans, servaient une pièce, leur dernière pièce de 75 ; noirs, suans, les cheveux en salade, chemises ouvertes, bras nus, près d’une pyramide de douilles, les yeux hors de la tête, comme des démons, ils tiraient, ils tiraient au milieu des ruines de leur batterie ; ils tiraient sans pointer, sans ordres, sans corrections ; ils tiraient, — sur quoi ? dans la lune ! et chargeaient, feu ! rechargeaient, comme des damnés ou comme des brutes. Je pense qu’ils étaient devenus fous. C’est la dernière vision que j’ai emportée de la bataille : je n’ai jamais rien vu de plus approchant de l’enfer… »


III

Ici le colonel s’arrêta en fermant les yeux, comme s’il y cherchait encore l’image de cette scène. Cela ne dura que quelques secondes. Puis il reprit, avec une expression nouvelle :

« Vous est-il arrivé de quitter Paris un soir de janvier ? Vous laissez derrière vous la boue, la neige fondue, les noirceurs sales des avenues qui conduisent à la gare, et qui ont déjà des tristesses excentriques de banlieue. Ce sont les dernières visions que vous emportez avec vous. Le lendemain, en ouvrant les yeux, c’est la lumière, l’éclatante joie d’une aurore provençale, le soleil du Midi sur le château des Papes, c’est Marseille, c’est Hyères, c’est la mer bleue qui baigne Naples, l’Orient. Une nuit sépare l’hiver de l’éternel printemps.

« Je sortais de la mort, de l’horreur, des ténèbres, et je revoyais le monde comme pour la première fois. Quel contraste ! Des champs, des blés, les files de peupliers qui bordent la rivière : une journée, la plus radieuse de l’année ; la matinée la plus divine et la plus virginale ; aucune trace de la guerre : des hommes se promenaient sans casques, sans capotes, jouissaient de la lumière du jour, comme si la bataille n’avait été qu’un mauvais rêve, une illusion pénible de mon imagination malade. Je croyais sortir d’un tunnel et découvrir soudain la verdure, la campagne, comme les Hébreux pénétrèrent dans la Terre promise, comme on entre parfois en songe dans la félicité de quelque Eldorado. Il me semblait recevoir tout d’un coup la vie et voir la nature pour la première fois.

« J’arrivai à la Meuse. La vue de l’eau me fit connaître une chose bien singulière : c’est que j’avais soif. Il y avait quinze heures que je n’avais bu. La soif, c’est une des pires souffrances de la guerre. Un champ de bataille, c’est le désert, le pays de la soif ; le manque d’eau est une des tortures de ces régions du feu. Des hommes, faute d’eau, boivent leur urine dans leur casque. Je mourais de soif et ne m’en étais pas aperçu. Trop de sensations violentes m’avaient distrait de ce besoin. L’aspect de l’eau le réveilla comme une brûlure. C’était celle de la rivière, une eau suspecte, défendue, où des morts achevaient de pourrir. J’étais seul, je me couchai à plat ventre sur la berge, et, — pardonne, ô Gédéon ! pardonne, Ardant du Picq[3] ! — je bus, je bus à longs traits, je humai cette fraîcheur comme jamais chien de meute n’a lampe à l’heure du bat-l’eau la glace des étangs de Commelles ou de Vallière.

« Le régiment était cantonné à Thierville. Je cours au bureau, installé dans le presbytère, un joli presbytère où il y avait un jardin, des roses… L’auto de la division attendait à la porte ; je trouvai du lait, j’en avalai coup sur coup plusieurs tasses. Je ne pouvais me rassasier de boire. A l’état-major, tout fut réglé en cinq minutes. Il ne pouvait y avoir aucune difficulté, n’est-ce pas ?…

« Je me mariais… »

Il glissa ce mot étonnant à voix basse, comme une confidence presque excessive, qui lui eût échappé malgré lui. L’effet fut saisissant. C’était un de ces traits qui peignent l’incohérence de la guerre, cet amalgame prodigieux de la vie et de la mort qui se coudoient ici et se mêlent plus brusquement que partout ailleurs, cette existence en partie double où la vie de hasard se soude si bizarrement à la vie régulière, où sans transition le combattant se retrouve citoyen et civil. La plupart du temps, à la guerre, ce second personnage est tenu fort secret ; il se cache avec soin sous l’uniforme en apparence le plus déboutonné. Une telle confession à elle seule avait de quoi surprendre. Cet affleurement involontaire de dessous si jalousement dissimulés manifestait l’émoi où le souvenir de cet épisode avait jeté le narrateur… Un conteur ordinaire eût, je n’en doute pas, commencé son histoire par où le colonel venait de terminer la sienne et eût développé l’angoisse d’une si étrange veillée de noces ; mais pour des militaires, c’eût été le monde renversé. Il fallait une émotion bien exceptionnelle pour expliquer ce discret aveu : ce simple mot achevait de peindre le désordre de la nuit… Nous demeurions songeurs devant ce roman inexprimé. Quelle femme s’était attaché le chef si séduisant, le parfait homme à bonnes fortunes qui nous parlait ici ? Je savais qu’il avait perdu depuis peu un grand fils d’une vingtaine d’années, dans une chute d’aéroplane. Il ne pouvait donc s’agir que d’un second mariage. J’essayais de me figurer ce vague profil perdu, comme à la fin d’un conte tragique on dessine en cul-de-lampe le caprice ou l’énigme d’un visage de femme.

Le colonel poursuivait :

« A dix heures et quart, je roulais, et c’était le « train bleu, » les parlotes et les impatiences des permissionnaires, le restaurant, le bordeaux et les seaux de glace de la Compagnie des Wagons-lits, les paisibles méandres de la vallée de la Marne, le vieux clocher de Meaux entre les marronniers du mail, Paris… Neuf heures plus tôt, je sortais à plat ventre du P. C. des Quatre-Cheminées. J’étais frais ! Mal lavé, pas rasé, une barbe de quatre jours, en capote de soldat, sale encore de la poudre et de la poussière de Verdun, mon casque bossue/ fagoté, Dieu sait comme ! — un vrai poilu, enfin.

« Ma fiancée, — le colonel baissait encore la voix et choisissait ses mots, — ma fiancée m’attendait dans la voiture. Ella poussa un cri en me voyant ;

— Mais vous êtes affreux, mon ami ! »

Il ajouta, demi-rêvant :

« Il y avait dans le coupé une gerbe d’orchidées. Je faisais certainement là une drôle de figure. »

Il se tut. Vous ne voudriez pas que le colonel marquis de R… vous en racontât davantage sur ses petites affaires et vous introduisit dans son intimité… J’admirais cette chute brusque, cette histoire de bataille, d’épouvante et de folie, ce drame d’une nuit qui se terminait un peu mystérieusement par le départ d’un couple élégant dans le démarrage luxueux d’un bonheur parisien et par une signature de contrat ; — cette anecdote commencée aux Quatre-Cheminées, le matin de la journée la plus sinistre de Verdun, et qui s’achevait l’après-midi en événement mondain, du côté de l’Avenue du Bois, — ce cauchemar d’Edgar Poë marié à un dénouement d’Hervieu ou de Bourget. J’admirais cette surprise, cette piquante aventure de guerre, et je songeais à l’effet charmant d’un vers de Victor Hugo, jeté aussi, après un récit de combat, à la fin du Mariage de Roland :

C’est ainsi que Roland épousa la belle Aude…

Le colonel éleva la voix pour indiquer qu’il avait fini et déclara, comme si c’était le point important de l’affaire, un record curieux, dont il fût particulièrement satisfait, — il s’en léchait encore les lèvres, en parlant :

« J’ai bu encore quatre bouteilles d’eau d’Evian, cette nuit-là. »


PIERRE TROYON.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1917.
  2. P. C. — Poste de Commandement.
  3. I Reg. VII. 5-8. Le colonel a lu les Études sur le Combat, qui sont le bréviaire de l’officier moderne, et qui portent en épigraphe ces mots : Méditons Gédéon. Gédéon est certainement le guerrier de l’antiquité Israélite le plus populaire en France.