Revue littéraire — 30 mars 1832

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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

30 mars 1832.


On dit que la paix européenne est désormais assurée, et que le désarmement des grandes puissances ne se fera pas attendre. À la bonne heure ! Si les révolutions s’effacent et disparaissent de la scène, nous renoncerons de grand cœur à raconter tous les quinze jours les mouvemens tumultueux, qui s’oublient le lendemain, pour faire place à d’autres.

Puisque les organes de toutes sortes ne manquent pas à la discussion quotidienne des questions actuelles, nous bornerons notre tâche à l’enregistrement des anecdotes, à la critique des ouvrages les plus remarquables de la littérature et des arts.

Goethe est mort à Weimar le 22 : il était né en 1749, la même année précisément, comme nous le rappelions il y a quelques mois, où Fielding, par la protection spéciale de M. Littleton, depuis lord Littleton, obtenait une place de juge de paix. Toute sa vie n’a été qu’un long et inaltérable bonheur. Il a joui de sa gloire dans une paix pleine et sereine. Ses dernières années ont connu toutes les joies de l’apothéose : il a pu dire en mourant : Je sens que je deviens dieu. Il contenait et gouvernait sa poésie avec une admirable sagesse. C’est le plus bel exemple de la raison et de l’imagination unies d’une étroite amitié.

Les journaux de Londres parlent d’une tragédie de François Ier, de miss Kemble, fille de Charles Kemble que nous avons admiré à Paris dans Romeo et Hamlet. Les analyses qu’ils en donnent sont assez contradictoires, quoiqu’ils s’accordent généralement à louer l’élégance et la pureté de la versification. Dès que nous l’aurons reçue, nous la ferons connaître à nos lecteurs.

Nous sommes décidément dans le siècle des Revues, et chaque jour le public se plaît à encourager ce genre de publications. M. Bellizard vient d’en fonder une à Saint-Pétersbourg, sur un plan analogue au nôtre, sous le titre de Revue étrangère, composée d’un choix d’articles de littérature française.

Cette Revue peut amener d’importans résultats pour notre littérature en Russie.

La ville de Figeac vient d’ouvrir une souscription, pour élever un monument à Champollion le jeune. Nous nous en réjouissons. Nos dernières paroles auxquelles on a prêté un sens bien éloigné de notre pensée, s’adressaient bien plutôt à la morgue et au charlatanisme des corps savans qu’aux cendres et à la mémoire de Champollion, et, pour notre part, nous ne prétendons pas nier les services réels qu’il a rendus à l’archéologie. Nous regrettons sincèrement que le gouvernement tarde si long-temps à payer la dette de la France.

Dieu merci, nous n’avons pas besoin de rétracter notre premier jugement pour encourager hautement la générosité des ministres et du roi en faveur de la veuve et de la fille de Champollion. Nos doutes et nos scrupules n’ont rien à faire avec une question de reconnaissance et d’honneur.

On s’est entretenu assez vivement dans les salons d’un caprice de M. d’Argout. M. le ministre a, de son autorité privée, sans consulter les lois ou l’opinion publique, sans prendre avis de l’auteur ou de ses amis, sans discuter avec lui la convenance ou la portée d’une pareille mesure, arrêté les répétitions d’une tragédie de M. de Custines, Béatrix Cenci. Nous ne connaissons pas un seul vers de la pièce ; mais il nous semble que cette intervention autocratique est un dangereux acheminement vers la censure la plus absurde. En admettant même avec l’éloquent préambule de M. de Montalivet, que dans les jeux de la scène, l’enthousiasme de la jeunesse française s’anime souvent jusqu’au pugilat, nous ne voyons pas que ce soit une apologie suffisante pour s’opposer à la représentation. Nous déclarons d’ailleurs ne rien comprendre aux explications données dans une feuille habituée aux confidences du cabinet. Nous avons lu la tragédie de Shelley sur le même sujet, et nous n’y avons rien vu qui pût renverser les institutions ou les croyances du pays. Il faut espérer que M. d’Argout se ravisera.

En attendant, M. Alexandre Dumas vient de terminer un grand opéra, le Carnaval à Rome, dont la musique est confiée à l’auteur de Robert le Diable.

Chose incroyable ! Paganini a joué deux fois au théâtre Italien, et personne n’en parle. Il nous est pourtant revenu tel que nous l’avons entendu l’année dernière, comparable en tout point au conseiller Krespel, plein d’amertume et de fantaisie comme Kreisler. Cette année, nous aurons sans doute au salon le buste de Paganini par David. Nous avons déjà une belle médaille de M. Bovi, dont la ressemblance la plus parfaite n’est pas le seul mérite, et où l’on retrouve toute la tristesse et toute la profondeur du violoniste génois.

On a placé aux Tuileries de nouvelles statues, un Minotaure de M. Ramey, un Cadmus de M. Dupaty, un Prométhée de M. Pradier. Le Minotaure manque d’énergie, et n’inspire aucun effroi. La tête ne rime guère avec le torse. L’artiste aurait dû prendre conseil de Granville. Le Cadmus est une des plus joyeuses bouffonneries qui se puissent imaginer ; pour peu que le serpent voulût faire peur à son antagoniste, il n’aurait qu’à le lâcher, il serait sûr de le voir tomber de lui-même. C’est un groupe au moins aussi ridicule que celui de M. Bosio. Le Prométhée est le meilleur ouvrage de l’auteur. Mais il n’est pas placé comme il aurait dû l’être. Il n’y a que les jardiniers qui pourront voir le dos du Prométhée.

Qu’on joue encore deux ou trois drames comme les Mauvais Conseils, et je m’assure que nous reviendrons prochainement aux pastorales. Si MM. Scribe et Terrier veulent bien continuer l’enseignement moral qu’ils ont si hardiment commencé il y a quinze jours, et nous montrer le bagne aussi franchement qu’ils nous ont montré le coin de la borne, madame Deshoulières et d’Urfé vont reprendre un éclat et une gloire inattendue. Shakespeare va céder le pas à Théocrite. Nous relirons avec délices, nous étudierons avec une persévérance assidue et acharnée, nous essayerons de reproduire en mille manières, Bion et Moschus. Alexis et Mélibée détrôneront le roi Lear et Othello.

Que voulez-vous en effet, et que pouvez-vous prétendre ? Après le vice qui commence dans un château, au milieu des diamans et des cachemires, et qui s’éteint dans la boue ; après la femme qui se vend, qui trafique de son corps et de sa beauté, comme on ferait d’un cheval ou d’une ferme, qu’espérez-vous nous offrir en spectacle ? Dieu merci, je ne prévois guère ce qui vous reste. Vous n’avez regretté ni le scandale, ni les plus basses trivialités de la honte. Après le banquier qui mène en calèche la courtisane titrée, nous avons eu l’escroc, le héros de police et d’assises, un personnage dont le nom ne peut se prononcer devant une femme ; j’ose croire que toutes les ressources de votre génie dramatique sont maintenant épuisées, qu’il vous sera difficile d’aller plus avant dans la voie fangeuse où vous êtes entrés.

Les journaux n’ont pas répété, et je ne me hasarderai pas à publier les inconcevables interpellations qui ont interrompu à plusieurs reprises la représentation de ce drame étrange et inoui ; je ne veux pas souiller les feuilles d’une Revue de ces mots que les oreilles chastes et vertueuses doivent toujours ignorer, et dont toutes les lettres insulteraient un lecteur. Qu’il me suffise de déclarer que ces interruptions échappées à la naïve admiration des gens experts en ces sortes de matières, qualifient et jugent la pièce beaucoup mieux, et plus vraiment que je ne le pourrais faire. La critique la plus sévère n’a rien à faire avec de pareils ouvrages. Quand il s’agit de prononcer sur de semblables délits, les études littéraires ne suffisent plus, et n’apprennent rien au juge qui veut prononcer. Hormis les agens chargés par M. Gisquet de surveiller les lieux de débauche, je ne sais guère à qui l’on pourrait confier le feuilleton des Mauvais Conseils. Il faut remercier madame Dorval d’avoir protesté par sa fuite contre l’impudeur de son rôle ; et cependant que serait devenue cette pièce dès la première moitié, sans madame Dorval ? Depuis que le succès est sorti de tous les accidens de ce drame, on a pu apprécier l’art infini avec lequel elle a composé ce long rôle, qui est à lui seul toute la pièce.

Je suis encore à comprendre comment et pourquoi M. Scribe, qui ne s’est pas laissé nommer le jour de la première représentation, au milieu des sifflets et des murmures, a mis son nom le lendemain sur l’affiche. Une conduite inverse eût semblé plus naturelle. Dans tous les cas, ce sera le coup de mort de M. Scribe. Mais je me demande avec inquiétude à quel avenir M. Terrier peut prétendre après un pareil début.

Puisque le théâtre est devenu un mauvais lieu, il faut se réfugier dans les livres. Cette quinzaine en a vu paraître une série assez nombreuse. Nous commencerons par celui de M. Paul de Musset.


La Table de nuit, par M. Paul de Musset[1]. Ceci peut s’appeler le second volume des Contes d’Espagne et d’Italie. Sauf le travail d’exécution, qui n’est pas et ne pouvait guère être le même, puisque la prose, à moins de tomber aux mains d’un artiste volontaire et sérieux, tel que Pascal ou Courier, comporte rarement la même et délicate ciselure que le vers armé du rhythme, de la césure et de la rime, la Table de nuit offre à-peu-près les mêmes défauts et les mêmes qualités que M. Alfred de Musset. Il y a de l’esprit, et beaucoup, à chaque page. Parfois ou rencontre une demi-heure de verve entraînante et de poignante ironie, et puis, quand on espère que la fable va se nouer, elle s’embrouille, et s’emmêle et se croise en mille sens, la curiosité s’allume et s’exalte ; mais l’auteur, effrayé lui-même de la complication inextricable de son tissu, n’a plus d’autre méthode à suivre que celle d’Alexandre. Ne pouvant dénouer le nœud, il le tranche par un éclat de rire, qui lui rend le même service que le tranchant de l’épée. Il se fie trop aux belles pages, aux invectives acérées, aux mordantes épigrammes, et se donne rarement le souci de composer à l’avance, de construire et d’ordonner ce qu’il veut raconter. Ainsi faisait, il y a deux ans, M. Alfred de Musset. Il y avait, dans Portia et don Paez, des couplets et des tirades aussi profondes et aussi achevées que dans Lara ou Parisina ; mais là s’arrête la comparaison. Les deux poèmes publiés à Londres étaient faits avant d’être écrits, au rebours du drame espagnol et du drame vénitien, qui se faisaient à mesure qu’ils s’écrivaient ; or, ce qui convient volontiers aux improvisations de piano est désastreux, quand on fait un livre.

Mais ce qui faisait des Contes d’Espagne et d’Italie quelque chose qui ne ressemble pas mal aux tapis d’Ispahan et de Stamboul, quelque chose d’étincelant et de varié, quelque chose à mille couleurs, mais sans lignes harmonieuses, sans figures précises, sans gestes et sans attitudes qui témoignent d’une action une et multiple tout à-la-fois, tout cela se retrouve dans la Table de nuit. M. Alfred de Musset avait imité tour-à-tour Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, lord Byron et Mérimée. Les Marrons du feu, Mardoche et Barcelonne en font foi.

Eh bien ! M. Paul de Musset a suivi les mêmes erremens que son frère : il a pris sa poétique dans le Violon de Crémone et don Juan. Il a mis au nombre de ses dieux littéraires Hoffmann et Byron ; il a eu raison, et nous ne voulons pas l’en blâmer. Seulement il a eu tort de croire qu’il convenait d’imiter et de reproduire ce qu’il y a de plus inimitable, de plus individuel et de plus intime au monde : la fantaisie et la moquerie. Qu’on imite la simplicité antique d’Eschyle, ou l’hydre à mille têtes de Shakespeare, je le conçois tout au plus ; qu’on ressaie aujourd’hui le masque d’airain ou l’histoire à la course, c’est téméraire peut-être ; mais au moins la méthode est saisissable, et peut être appliquée. Mais vouloir, comme l’amant de Margarita Cogni, comme le tabagiste de Berlin, se jouer impunément de toutes les vraisemblances et de toutes les poésies, c’est à coup sûr une audace que Prométhée ne se fût pas permise.

Et n’oubliez pas qu’avant Gulleyaz et Dudhu, nous avons Doña Julia et Haidée ; qu’avant Catherine et les Bas-Bleus de Londres, nous avons des scènes d’amour et de crédulité, comparables à Francesca di Rimini ; et remarquez bien qu’il n’en va pas ainsi dans la Table de nuit. M. Paul de Musset prend Don Juan par la fin, et ne nous donne pas le commencement. Il débute par ne pas croire, et alors son dédain et sa colère, sa raillerie et son mépris s’espadonnent dans le vide. Sa poésie est en cendres, quand il veut la brûler : c’est une grande erreur.

Pourtant son volume offre de l’intérêt ; mais je ne veux pas quitter la plume sans dire un mot du dandysme littéraire, qu’il professe hautement. À mon avis, il se méprend sur la qualité ; au lieu de se contenter d’entourer ses héros d’opulence, de luxe et d’oisiveté, il s’attache à railler les gens crottés et même ceux qui vont en fiacre. Ceci n’est pas de bon goût, et même répugne au ton. Voyez miss Edgeworth, Joanna Baillie, Caroline Lamb et Bulwer ! Lisez Belinda, Graham Hamilton et Pelham ! Y est-il question une seule fois de fausse richesse ou de la pauvreté honteuse. Non vraiment. Un membre du parlement, qui dispose à son gré de ses chiens, de ses chevaux et de ses maîtresses, ne se méprend pas ainsi. Ce qui établit, entre la rue Saint-Georges et la rue de Varennes, une si réelle différence, c’est que les comtesses du faubourg Saint-Germain changent de colliers et de bracelets, sans s’inquiéter de ce qu’ils coûtent, tandis que la femme d’un agent de change discute le budget de sa parure, ou le raconte au bal comme une nouvelle ou un événement.

Et ainsi le dandysme de M. Paul de Musset est ourlé de bourgeoisie. Qu’il y prenne garde ! Avec l’esprit qu’il a, et dont il sait faire bon usage, il faut qu’il s’arrête à temps.

Espérons que les Contes macaroniques de son frère, et un nouveau volume de contes plus originaux, plus libres, mieux noués et plus suivis, nous feront changer d’avis sur Don Paez et Rodolphe, sur la portée et l’avenir de ce double et incontestable talent.


— HERMANN[2]. C’est une chose si rare aujourd’hui, au milieu du déluge de volumes dont la bibliopée inonde les guéridons et les somno, qu’un livre pris au sérieux par celui même qui l’écrit, qu’on doit une réelle reconnaissance aux hommes qui veulent bien encore se dévouer à l’expression et à l’épuisement d’une idée. Puisque la fabrication des livres est devenue depuis quelques années une industrie plus ou moins active, plus ou moins habile, comme toutes les autres industries, comme les moulins à foulons, la tonte du drap, les indiennes ou le gros de Naples ; puisque vous pouvez rencontrer au foyer du théâtre italien, entre un air de Rubini et une cavatine de madame Raimbaux, un homme qui s’avoue hautement comme ayant sur le métier douze romans qu’il va mettre sous presse incessamment, il faut savoir gré à ceux qui se retirent de la profession pour se réfugier dans l’art, pour écouter dans la retraite et le recueillement les secrets de leur pensée, et les raconter avec candeur et conscience ; car si la moitié du siècle s’achevait sans ralentir le mouvement désordonné de la population littéraire, on peut hardiment prédire qu’en 1850, il serait presque impossible de découvrir une vingtaine de livres parmi les milliers de volumes que la presse répand à la surface du pays avec une imperturbable cruauté.

Et ainsi, je remercie sincèrement M. Moke d’avoir écrit Hermann, pour se satisfaire d’abord, pour traduire une pensée plus ou moins vraie, contestable de l’aveu même de l’auteur, mais réelle et volontaire. Hermann a l’immense avantage d’avoir été composé comme un délassement à des études plus sérieuses, comme une sorte de mise en œuvre des documens historiques recueillis par M. Moke, pour une histoire des Pays-Bas. La science a précédé la poésie. Le roman est venu comme un accident imprévu, mais inévitable, après la lecture attentive des chroniques.

Bien que le second titre du livre ait le tort de convenir plutôt à un traité qu’à un ouvrage d’imagination, cependant il exprime assez nettement l’idée qui domine le livre. La fable du roman n’est en effet qu’un cadre où M. Moke a réuni des groupes animés et vivans, destinés à représenter le type romain et le type franc ; le sujet réel d’Hermann, c’est la lutte d’une civilisation usée et corrompue contre une société barbare, neuve et rude, pleine de sève et d’énergie, et qui doit, avant de se constituer définitivement, avant de prendre une forme dernière et décisive, dévorer et engloutir les derniers restes du géant romain.

Hermann, comme on voit, soulève une question que les Martyrs, de Châteaubriand, et la Julia Severa, de Sismondi, avaient déjà indiquée sans la résoudre. L’antiquité, consacrée par Homère et Virgile sous la forme épique, peut-elle accepter et subir les familiarités du roman ? Si l’on excepte Velleda ; qui se place, par l’animation et la beauté, entre Atala et René, toute la pompe du style des Martyrs, toute la profusion d’images et de similitudes prodiguées par le poète, n’est qu’une lutte souvent heureuse avec l’épopée antique. Quant à Julia Severa, c’est plutôt un procès-verbal, un mémoire archéologique, qu’un poème. Hermann a plus franchement abordé la question, et l’a presque résolue. Bien que M. Moke n’ait peut-être pas mis dans son livre assez d’action et de rapidité, cependant son livre se lit avec intérêt : il est savant et vrai sans sécheresse et sans apprêt. On sent que ses personnages, malgré l’éloignement qui les poétise, vivent d’une vie réelle et comparable à la nôtre. Je ne doute pas, pour ma part, que cette tentative, renouvelée avec une volonté persévérante, ne puisse avoir un plein succès. Si l’auteur de la Chronique de Charles ix voulait réaliser le vœu qu’il a formé de retrouver les Mémoires d’Aspasie, je m’assure qu’il réussirait à nous les donner.

Aujourd’hui nous devons nous borner à encourager M. Moke à suivre la voie où il est entré. Sans nul doute, en poursuivant les études qu’il a commencées, il trouvera, chemin faisant, de quoi composer plusieurs autres romans, et il apprendra, malgré lui, à nouer une fable plus étroitement, à fondre ensemble l’histoire et la poésie.


Le Négrier, aventures de mer[3]. C’est un poète singulier que M. Édouard Corbière ; c’est un rude et impitoyable critique. Il ne pardonne à personne, pas même à ceux qui valent mieux que lui. Il ne veut fermer les yeux sur aucune faute. Il regarde à la loupe toutes les taches qui se rencontrent dans les œuvres de ses contemporains, il les élargit du mieux qu’il peut, et il s’en glorifie ! comme si nous n’avions pas la parabole de l’Évangile.

J’en suis vraiment fâché pour vous, M. le rédacteur en chef du journal du Havre. Mais vous êtes un ingrat, et j’espère sans peine vous le prouver. Je n’ai pas lu vos Brésiliennes, et dans la crainte d’y retrouver les mêmes et hautes et inintelligibles qualités que dans votre Négrier, je m’en abstiendrai. Mais je me souviens que vous avez traduit Tibulle en vers français, et je vous prie de croire que je le savais avant de lire la couverture de votre nouvel ouvrage. J’ai lu vos vers ; ils ne valaient pas grand’chose. Mais comme de nos jours, sauf trois ou quatre glorieuses exceptions, le métier de versificateur est devenu très inoffensif ; comme deux ou trois milliers de rimes signifient assez clairement que l’auteur ne s’adresse qu’à la postérité, c’est un devoir pour les contemporains de le traiter avec indulgence, comme un malade ou un fou. Et ç’a été, monsieur, grâce à l’indulgence de la critique, que vous avez passé une première fois inaperçu, paisible, sans scandale et sans bruit. Personne que je sache ne vous a contesté le droit de siéger en toute sécurité de génie entre MM. Mollevaut et Denne-Baron.

Eh bien ! monsieur, vous avez prouvé par votre conduite une triste vérité, et que les moralistes avaient promulguée sans l’environner de toute l’évidence qui force à dire : je suis convaincu. Je ne doute plus maintenant que la reconnaissance ne soit, dans la plupart des cas, un poids importun et pénible. Au lieu de remercier courtoisement les aristarques parisiens, vous leur crachez au visage, vous les bafouez, vous les accusez d’ignorance et de niaiserie, vous caricaturez à votre manière des hommes qui, malheureusement pour votre gloire, ne seront pas même entamés par vos sarcasmes dédaigneux, et vous joueront, je l’espère, le même tour que la lime au serpent.

Qu’est-ce à dire, monsieur. ? Seriez-vous jaloux par hasard de la gloire et des triomphes d’autrui. Mais si votre sommeil est troublé par des rêves d’immortalité, pourquoi ne pas avouer hautement les rivaux que vous prétendez effacer ? Pourquoi ne pas désigner plus clairement les têtes hautes que vous voulez mutiler comme fit Tarquin ? Croyez-vous donc, monsieur, que la Sérieuse de M. Alfred de Vigny soit moins belle et moins pathétique, parce qu’il n’a pas, comme vous, traversé douze fois l’Océan, parce qu’il a commis, dans les strophes d’une ballade, quelques erreurs qu’un mousse de douze ans pourrait relever ? que les romans de M. Eugène Sue donnent à nos belles dames, qui aiment à rêver doucement dans l’ombre de leur alcôve, moins de plaisir et d’émotion, parce qu’il n’a pas, comme vous, écrit des pages entières dans un jargon très neuf peut-être, mais illisible pour les lecteurs de la ville, pour ceux qui préfèrent à l’odeur du goudron la lumière des bougies et les épaules de femmes ?

En vérité, monsieur, vous avez été bien mal inspiré ; et si, mettant de côté les trois préfaces dont vous avez flanqué votre nouveau livre, avec la même et sérieuse défiance que Louis xi, quand il entourait Plessis-les-Tours d’une triple muraille, j’arrive à votre livre, ma colère et mes représailles auront encore plus beau jeu. Je ne voudrais pas jurer que les élèves de l’école d’Angoulême ne trouvent dans le Négrier un rare mérite d’exactitude, une scrupuleuse et louable fidélité ; mais tout le monde, monsieur, n’est pas admis à l’école d’Angoulême. Bien des gens que j’estime, et très comme il faut, ignorent jusqu’aux premiers principes de la navigation, et c’est très mal à vous de n’avoir pas écrit pour eux. Si vous avez voulu nous enseigner la marine, je vous plains de tout mon cœur, car les marins ne vous liront pas. Si vous avez prétendu faire un traité, il fallait le publier chez Bachelier et avoir des notes de MM. Duperré, Willaumez et de Rigny. Mais travestir en roman une science aussi belle que celle que vous avez approfondie, c’est impardonnable.

Je vous conseille, monsieur, de rétracter dans la seconde partie du Négrier et dans les Aspirans de marine vos trois préfaces, et aussi de donner des cartons pour les chapitres en langage technique. Un dictionnaire ne ferait pas mal.


Le lit de camp, scènes de la vie militaire[4]. Je n’ai pas lu la Prima Doña, et à moins qu’un ordre exprès ne m’y force, j’espère bien ne jamais la lire. Le Lit de camp me suffit pour apprécier complètement les intentions et le talent de l’auteur. Dût-il écrire cent volumes, surpasser en fécondité tous les romanciers de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France pris ensemble, j’ai pris avec moi-même l’engagement sérieux de ne pas user mes yeux sur une page de plus de la même main. Je sais à quoi m’en tenir. Je sais à livres, sous et deniers ce que l’imagination du poète a maintenant en caisse.

Quel que soit l’auteur du Lit de camp, qu’il soit jeune ou vieux, célibataire ou marié, qu’il ait vécu dans les garnisons et les bivouacs, ou qu’il soit demeuré toute sa vie au coin du feu, ou dans une élégante villa, peu m’importe. Pour estimer son livre, je ne fais acception que des contes qu’il publie. Mais je lui prédis dès aujourd’hui que s’il persévère dans la voie où il est entré, et s’il prend pour argent comptant les éloges des journaux, il n’arrivera pas même au titre de mauvais écrivain. S’il dépouille un jour l’anonyme, et si les sifflets succèdent aux applaudissemens, ce sera une mémorable réfutation des accusations banales qui se colportent partout. Quand au bout de dix ans il se trouvera face à face avec la même impéritie, avec la même assurance de lui-même, et qu’il cherchera vainement les bravo qui l’ont accueilli à son début, il sera bien prouvé que la critique sévère ne tue personne, et que la critique indulgente perd inévitablement tous ceux qu’elle encourage.

Les douze contes du Lit de camp sont tous de même force. C’est à chaque page un style prétentieux et maniéré, une perpétuelle affectation de franchise, de rudesse, de carnage et de volupté, un continuel cliquetis d’épithètes creuses et grêles, qui s’escriment contre un pauvre mot qui n’en peut mais, et qui n’a pas même la ressource de s’adosser au mur pour repousser l’attaque dirigée contre lui. Ramassez à loisir, dans vos momens perdus, tous les lieux communs qui traînent depuis quelque cinquante ans dans toutes les amplifications de collège, dans les almanachs et les académies de province, sur l’Espagne et l’Italie ; trouvez moyen de mettre en loterie les lambeaux les plus usés de toute cette pitoyable rhétorique qui sert à toutes les idées comme une selle de relais, et je vous garantis en moins d’une semaine, pour peu que vous ayez un secrétaire habile, la fabrication d’un volume comme le Lit de camp. J’ai marqué dans les Sandales une page où le conteur exalte successivement, en parlant d’une femme de Madrid, son œil espagnol, son pied espagnol, sa taille espagnole, et ainsi de suite. Le même procédé s’applique avec un égal bonheur à l’Italie, et même encore avec plus de facilité ; car outre le ciel bleu de Naples, outre les lagunes de Venise, vous avez à votre disposition les merveilles des arts, la poésie du passé, le charme des souvenirs, les leçons de l’histoire, les enseignemens des ruines, que sais-je encore. Il y a là de quoi défrayer plusieurs centaines de descriptions.

En vérité quand je feuillète de pareils livres, il m’arrive parfois de songer à l’explication proposée par une revue anglaise, lorsque M. le vicomte d’Arlincourt publia ses premiers romans. Je suis tenté de croire que l’auteur ne prend pas son ouvrage au sérieux, et veut tout simplement mystifier ses lecteurs. Mais par malheur j’aperçois bientôt des symptômes éclatans et irrécusables de sincérité. Je ne puis plus douter que l’auteur ne soit lui-même dupe d’une illusion déplorable. Quand il parle de l’Espagne et de l’Italie en termes emphatiques, je suis convaincu qu’il s’étonne de bonne foi de la page qu’il vient d’écrire, qu’il relit avec complaisance le dialogue de ses acteurs, qu’il ne s’aperçoit pas que toutes les richesses prétendues de son éloquence reviennent à-peu-près à cette question-ci : Comment peut-on être Persan ? Généralisez le mot de Montesquieu et vous arriverez à dire : Comment peut-on être Espagnol, Italien ? Comment peut-on être soldat de la république, prisonnier, malade, amoureux ou aimé ? Cette extase assidue devant soi-même, cette active admiration des moindres mots que la bouche laisse tomber, doit porter ses fruits ; et ces fruits quels sont-ils ? Des livres tels que le Lit de camp, dont la critique ne devrait pas même s’occuper.

C’est à la critique indulgente qu’il faut imputer de pareils ouvrages. C’est elle qui en prostituant la parole, en livrant des éloges et des encouragemens, comme on livre une aune de toile, multiplie à la honte de la littérature des volumes sans nom, qu’on ne sait comment qualifier. C’est elle qui donne à la bibliopée le caractère d’une véritable épidémie.

Et soyez sûr que si les journaux et les revues punissaient de blâme, de dédain ou de silence toutes les témérités de librairie, qui menacent d’un commun naufrage le bon sens, l’imagination et la langue, qui obstruent la voie, qui dépravent le goût et blasent les lecteurs, soyez sûr que la vanité mécontente, les humiliations de l’oubli feraient bientôt justice de toutes ces inventions prétendues. Soyez sûr que les livres seraient plus rares et meilleurs, si l’on ne trouvait pas à si bon compte et si facilement le banal encouragement qui tend la main à tout le monde.

Je ne m’étonne pas vraiment si les artistes et les poètes qui font de leur fantaisie et de leurs travaux un dévoûment de toutes les heures, qui veulent avant tout se contenter eux-mêmes, répudient et récusent de si haut et de si loin le tribunal qui veut les juger, s’ils ne réservent pas même à la critique, lorsqu’elle les mande à sa barre, l’honneur d’une contradiction. Que voulez-vous qu’ils pensent d’une cour si vénale et si insouciante de sa dignité ? Croyez-vous que la haine ou l’amitié des Philintes littéraires signifie quelque chose pour les esprits qui se respectent ? Croyez-vous qu’ils puissent prendre pour une médaille frappée à leur honneur cette menue monnaie qui s’use en passant par toutes les mains ?


gustave planche.

  1. Chez E. Renduel.
  2. 2 vol, in-8o, chez Gosselin.
  3. Chez Denain, rue Vivienne.
  4. Chez madame Charles Béchet, quai des Augustins.