Chroniques de France/00

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Chroniques de France.

Notre pauvre histoire de France, grâce à MM. les historiographes patentés, a acquis, près des femmes surtout, une réputation d’ennui, qui depuis deux siècles soutient avec avantage la comparaison contre toute réputation de ce genre. La paresse qui leur est naturelle, et qui, comme presque tous leurs défauts, est encore un de leurs charmes, le peu de temps qui leur reste entre la toilette du matin, les courses ou le rendez-vous de la journée, et le bal du soir, étrangle toute occupation sérieuse, et leur fait négliger d’aller chercher le vrai et le pittoresque dans ces merveilleux mémoires du moyen âge, où dès la première page elles craignent de rencontrer une fatigue. Puis après tout, à quoi bon la science à cette moitié du monde qui n’a qu’à sourire pour être belle, qu’à se coucher à demi pour être gracieuse, qu’à marcher pour être élégante ? à qui l’on ne demande, pendant ses quinze ans de jeunesse et de beauté, qu’un sourire qui encourage, qu’un regard qui enhardisse, qu’un mot qui rende heureux. Est-ce ensuite à l’épouse, avec son bouquet d’enfans groupés autour d’elle, comme des boutons sur une tige, qui découvre son sein pour allaiter l’un, tend sa main aux lèvres de l’autre, suit des yeux avec inquiétude un troisième ; à l’épouse dont les jours regorgent de joie, d’amour et de craintes, que vous oserez dérober une de ces heures maternelles qui lui sont comptées au ciel comme des vertus, pour l’appliquer à la vaine science des temps passés ? Les mères sont comme la nature ; elles ne regardent qu’en avant. Puis laissez blanchir leurs cheveux : n’auront-elles point déjà trop de ces souvenirs personnels qui à tout âge font bondir le cœur d’une femme, pour introduire parmi eux des souvenirs étrangers et froids ? Il en est parmi les siens qui lui demeurent si sacrés, que ce mélange serait presque une profanation. La jeune fille pense à son amour, l’épouse montre ses enfans, la grand’mère raconte ses souvenirs, et l’histoire du monde entier est pour la femme dans ces trois époques de sa vie.

Ce serait une grande et belle chose cependant, que d’oser réveiller le génie de l’histoire, de le suivre, et de l’interroger à travers les générations mortes et les siècles éteints, comme Dante suivait et interrogeait Virgile ; de redescendre en lui donnant la main, de Charlemagne, le Napoléon du moyen âge, à Napoléon, le Charlemagne moderne ; ce serait un spectacle nouveau, en le considérant du côté pittoresque et poétique, que celui que présenterait notre mère-patrie, vue à neuf siècles de distance du haut du trône de ses deux puissans empereurs, et cependant si rétrécie sous Charles vii, que le vieux sang français ne circule plus que goutte à goutte au travers des trois provinces qui lui restent, comme au milieu d’un sablier, ne passent qu’un à un les grains de poussière qui mesurent le temps. Certes ce serait là une tâche à remplir la vie d’un homme, à ne lui rien laisser à désirer à l’heure de la mort, et à placer sa statue sur un piédestal pareil à celui d’Homère ou de Byron. Quel est le poète auquel cette idée ne soit pas venue vingt fois comme un remords, et qui n’ait passé bien des heures de sa vie à l’abandonner et à la reprendre jusqu’à ce qu’il se soit aperçu qu’un tiers des heures de sa vie était déjà derrière lui, et qu’il ait dit en regardant à l’œuvre à accomplir et le temps qui lui restait : il est trop tard ; maudit soit Dieu !

C’est pour cela que nous avons tant de poètes, tant de romanciers, et pas un historien. Il faut l’œil de Dieu pour regarder si loin dans le passé, il faut les bras d’un géant pour étreindre tant de siècles. Quelques-uns peut-être eussent accompli l’œuvre, mais ils ont douté d’eux, ils ont hésité à échanger sans relâche chaque jour de leur vie contre un an des temps passés ; ils ont craint de descendre dans ces profondeurs de l’histoire où ils pouvaient se perdre, et comme un homme qui franchit un abîme, ils ont sauté d’un trône à l’autre, sans oser regarder au-dessous d’eux. Là cependant était le peuple.

Puis, après tout, cette gloire posthume qui aurait dévoré toutes les heures d’une vie, aurait-elle valu ce qu’elle ôtait ? L’oreille des morts entend-elle les noms que les générations prononcent en passant successivement sur leurs tombes, et dont le bruit, pareil au cercle que fait naître une pierre jetée au milieu d’un étang, diminue en s’élargissant, et s’efface en touchant le bord ? Mieux vaut peut-être Dorat couronné de son vivant qu’Homère mis au rang des dieux après sa mort ; peut-être les seuls instans de la vie qui ne soient pas perdus au compte de l’éternité, sont-ils d’abord ceux du bonheur, ensuite ceux du plaisir, puis enfin ceux passés à rien faire ou à faire des riens. Or, bonheur et plaisir sont aux mains des femmes ; les femmes ne lisent pas l’histoire. Consolons-nous donc que le temps manque à qui veut l’écrire, et si quelques-unes d’elles, par hasard, ou par caprice, désirent que nous dirigions leurs regards vers une de ces grandes époques qui marquent l’accroissement ou la décadence d’une nation, exigent que nous leur apprenions à bégayer ces noms d’hommes que peut seule prononcer assez haut la voix d’un peuple entier ; déchirons quelques feuillets d’un fabliau gothique, naïvement enluminé d’or, de rouge et de bleu ; rapetissons la taille d’Hugues Capet, de Françoisj Ier ou de Richelieu, à la dimension des pages d’un album ; laissons le vent emporter cette page sur leurs genoux, et quand elles auront, depuis sa naissance jusqu’à son agonie, dévoré un siècle en une heure, que l’œil humide d’une dernière larme, elles diront, en nous apercevant : Oh ! j’ai lu votre nouvelle ! c’est délicieux ! Voilà comme j’aime l’histoire. Oublions nos espérances sublimes, nos rêves d’immortalité. Oublions travail, gloire, avenir, tout enfin pour cette larme tremblante aux cils d’un œil noir, que notre bouche peut recueillir avant qu’elle ne tombe.