Chroniques (Buies)/Tome I/À la Malbaie

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Typographie C Darveau (1p. 176-192).

À LA CAMPAGNE

LA MALBAIE

(Murray Bay)
26 Juillet


C’est un petit volume qu’il faudrait écrire sur la Malbaie, un petit volume sur papier de soie rose, frais, mêlant l’odeur du varech au parfum de l’héliotrope, colorié, chatoyant, un de ces petits volumes qui s’égarent dans les boudoirs en bois de campêche, ou que les jeunes filles portent avec elles lorsqu’elles vont sur le rivage, marier les longues ombres de leurs cils au balancement des jeunes branches d’arbres ou aux somnolentes harmonies de la vague montante.

Rien n’est plus pittoresque, plus rafraîchissant, plus varié, plus gracieux que ce morceau du paradis terrestre égaré sur le flanc des Laurentides. Quelle diversité, quelle fécondité, quels luxueux caprices de la nature ! Vous avez ici tous les aspects, toutes les beautés, toutes les grâces unies à toutes les pompes du paysage. Près du fleuve un rivage accidenté, coupé de petits caps et de ravines perdues ; des sentiers qui sortent de toutes parts et qui mènent on ne sait où, des bordures verdoyantes qui s’échappent avec mystère d’un bois de sapins, des coteaux à peine ébauchés qui naissent pour ainsi dire sous les pas et qui bornent un instant l’horizon, pour laisser entrevoir ensuite des perspectives illimitées ; toute espèce de petites tromperies séduisantes, des mamelons innombrables, couronnés d’un petit bouquet d’arbres isolés, comme la mèche de cheveux sur la tête rasée d’un Indien ; des détours, des méandres imprévus, toutes les charmantes caresses brusques de la nature qui veut surprendre le regard, comme une mère qui invente à chaque heure de nouveaux plaisirs pour le petit dernier-né.

La Malbaie n’est pas un village comme tous les autres villages du Bas-Canada, une longue suite de maisons blanches sur le bord du fleuve, suite monotone, toujours la même avec son paysage nu et les grands champs en arrière s’étendant jusqu’aux concessions. Ici, tout est rassemblé par groupes, groupes épars, distincts, ayant chacun une physionomie propre et pour ainsi dire un langage à lui seul. La Malbaie vous parle, elle va au-devant de vous quand vous allez à elle, et elle a l’air de dire : « Venez ; jouissez, admirez-moi, regardez comme je suis belle, c’est pour vous que je me suis faite ainsi : demain je serai plus belle encore, et avant que vous me connaissiez bien, vous aurez épuisé toutes les jouissances du touriste et j’aurai porté l’ivresse jusque dans vos souvenirs, lorsque vous serez loin de moi. »

La poésie est ici vivante, animée ; elle prend corps et fait sa toilette, toilette qui change cinq fois par jour, de sorte qu’il y en a pour tous les goûts. On trouve à la Malbaie tous les genres, le grand, le joli, le capricieux, le sauvage, le doux ; on a derrière soi, en folâtrant dans les bosquets éparpillés parmi les petits caps qui ceinturent le rivage, la chaîne lourde et sombre des montagnes du nord ; on y débarque au pied d’un promontoire plein de menaces, et que les flots, en se brisant sur sa falaise tourmentée, font retentir de sourds grondements. Au bas de ce promontoire est un village d’Indiens de vingt à trente feux, bizarrement groupé, et qu’aucun visiteur ne manque d’aller voir, soit par curiosité, soit qu’il veuille acheter un des mille petits objets en osier ou en frêne que fabriquent les Indiens, et qui consistent en corbeilles, paniers, vases de toute forme, pendants d’oreilles, pendeloques, etc.

Rien encore au débarcadère que ce village d’Algonquins ou d’Iroquois déchus, et trois ou quatre maisons, de mesquine apparence pour recevoir les équipages des bateaux à vapeur. Vous voyez bien, en promenant le regard, quelques toits et quelques cheminées surgissant au milieu des rocs qui se penchent sur votre tête, mais rien encore qui indique la subite apparition de la plus délicieuse campagne du Canada. Vous montez une côte raide et dure, caillouteuse et pierreuse comme toutes les côtes du nord ; c’est un escarpement rebelle et indompté, si ce n’est par le sabot des vigoureux petits chevaux du nord qui ont des muscles d’acier ; puis, tout d’un coup, la vue s’étend et c’est une perspective éclatante. Les maisons s’échelonnent au loin sur l’espace d’un mille ; elles s’élèvent à droite, à gauche, irrégulièrement, pittoresquement, se choisissent un nid et s’enveloppent d’arbres, se dissimulent si elles en ont la chance, s’éparpillent comme des fleurs jetées au hasard, et, plus loin, à quelques pas seulement, commence le village des étrangers, populeux, serré, dru, rempli jusqu’aux combles. C’est un village à part ; le faubourg de la paroisse est à trois milles plus loin. Ici, les étrangers sont chez eux, ce village leur appartient ; ils l’ont fondé en quelque sorte, et sans eux, il serait désert.

Il y a dix ou quinze ans, à peine trouvait-on dans cet endroit appelé la Pointe-aux-Pics plus de vingt maisons ; la Malbaie était inconnue du touriste ; depuis, les cottages ont surgi de toutes parts, et chaque année en voit accroître le nombre toujours insuffisant. On ne se fait pas d’idée de l’animation, du mouvement, du va-et-vient continuel de voitures et de promeneurs qui rayent ce court espace d’un mille ; mais tout cela sans l’étalage bruyant, pompeux, raide et fatigant de Cacouna ; ici l’on reste à la campagne et l’on va en déshabillé parmi une foule de deux à trois mille personnes venues de tous les points de notre province et de l’Ontario. La grève est couverte, au beau temps, de baigneurs des deux sexes, et les hôtels regorgent de monde.

Il y a à peu près quatre ou cinq hôtels attitrés : toutes les autres maisons, toutes, remarquez bien, sont louées à des étrangers ou prennent des pensionnaires qui, sans cesse, font place à d’autres. Cela dure à peu près deux mois, le temps que le ciel ingrat nous donne pour dégourdir nos membres figés par six mois d’hiver.

Il faut prendre ce qu’on trouve, s’arranger le plus souvent un lit tant bien que mal, payer modérément, ce qui vous étonnera sans doute, et se faire à tous les voisinages ; mais, s’il n’y avait cela, où serait donc l’agrément et l’imprévu tant désiré des stations d’eau ? Comme partout et comme toujours, il y a dix Anglais contre un Canadien ; mais, chose inexplicable, les Anglais ôtent ici leurs cols et consentent à se désempeser pour ne pas enlaidir le paysage ; c’est l’influence du lieu. La Malbaie abrupte, pleine de surprises et d’accidents de terrain, avec ses chemins sablonneux et pierreux, montants et descendants, ne permet pas de se guinder et de s’attifer dans une toilette métallique ; il faut avoir la couleur locale et se chiffonner un peu, ce dont les Anglais, après tout, sont bien contents eux-mêmes.

La Malbaie a toute espèce de noms qui correspondent aux différents endroits qui la composent ; mais l’étranger, qui n’est pas prévenu, s’embrouille. Les gens mêmes de la place ne savent plus à quoi s’en tenir, et ils disent maintenant la « Baie, » tout court, pour signifier le lieu où se trouve l’entrée de la rivière le long de laquelle est le village paroissial ; l’étranger appelle volontiers Murray Bay la « Pointe-aux-Pics, » où nous sommes en ce moment ; puis, il y a encore le Cap-à-l’Aigle, au loin, de l’autre côté de la rivière Malbaie, un nom qui s’étend à une succession de promontoires arrondis par la charrue, conservant encore assez de leur aspect sauvage et de leurs bois sombres pour projeter de grandes ombres qui vont se noyant dans le fleuve. Le « Cap-à-l’Aigle » peut avoir une lieue de longueur, et toutes les maisons qui s’y trouvent sont déjà, depuis trois semaines, remplies d’étrangers. Avec eux nous n’avons, nous, habitants de la Pointe-aux-Pics, aucune espèce de rapports, et nous ne les voyons qu’à l’arrivée du vapeur, quatre fois par semaine ; ce sont des sauvages qui vont se jucher près des nues pour échapper aux infirmités humaines ; je ne sais pas comment ils s’y amusent, mais à coup sûr il leur faut des fourrures.

Il y a encore la Malbaie proprement dite, nom qui, chaque année, se restreint de plus en plus à l’estuaire que forme la rivière avant de se jeter dans le fleuve, et au village qui la borde. Là, pas un étranger, quoique ce soit un des sites les plus ravissants qui existent. On ne se doute pas en vérité de ce qu’est cet ensemble formé des paysages les plus variés, les plus dissemblables, et qui se complètent l’un l’autre en empruntant à la nature seule leur merveilleuse harmonie. C’est une petite Suisse avec les proportions même scrupuleusement gardées, et peut-être une variété d’aspects plus prolifique.

On s’étonne de trouver un pareil endroit sur l’aride, monotone, dure et rébarbative côte du nord ; on dirait un sourire égaré sur la figure d’un vieillard en courroux, ou bien un îlot parfumé s’échappant tranquille au milieu des convulsions de la tempête.

Le Cap-à-l’Aigle domine la Malbaie et tous ses environs, j’entends ici, par environs, une étendue de quarante lieues, comprenant devant soi le fleuve profond aux fréquentes furies et aux apaisements réparateurs ; de l’autre côté, la rive sud, tranquille, unie, qui s’incline en pente douce, avec ses villages resplendissant au soleil comme une longue draperie frangée d’une lisière éblouissante. En arrière, les Laurentides, dans leur sombre vêtement de pierre, arrêtées dans leur course, semblent vouloir s’élancer frémissantes dans le Saint-Laurent ; à gauche, plus rien que quelques maisons de plus en plus rares se perdant dans les montagnes qui ont repris leur cours, et, à droite, la Baie, la Pointe-aux-Pics, les coteaux Mailloux, tout ce gracieux tableau que j’aurais voulu peindre et que je ne fais que barbouiller. Hélas ! l’homme peut concevoir et s’élever bien haut ; dans les élans de sa pensée, il embrasse facilement des mondes sans bornes, mais quand il s’agit de les définir, il se retrouve ce qu’il est, un audacieux impuissant.

Je m’arrête, c’est assez pour aujourd’hui ; à demain la suite ; la mer est haute et le varech pétille sous les embrassements de la vague, je vais m’y plonger ; un bain, dans l’onde salée, vaut seul trois mille abonnés du National.


30 Juillet

J’ai dit que la Malbaie était un des plus beaux endroits de la terre et je le répète, je le tripète et je le dirai jusqu’à la fin de mes jours ; mais la Malbaie a un malheur, c’est d’être sur la côte nord du Saint-Laurent. Cette côte est inhumaine ; on voit bien qu’elle est un prolongement du Labrador ; là où vivent les Esquimaux, un Canadien ordinaire dépérirait, moins par l’usage immodéré de l’huile de phoque que par l’absence prolongée du soleil.

Des brouillards et des brouillards, des pluies torrentielles, renouvelées tous les deux jours ; des fraîcheurs subites qui envahissent le ciel avant sept heures du soir et vous donnent le frisson jusqu’au lendemain matin, voilà la température régnante de la Malbaie depuis près de quinze jours. La Providence m’est témoin que ee n’est pas elle que j’accuse ; mais, enfin, il y a des imites,[1] et, puisque le cultivateur est archi-satisfait, que ses terres sont humectées au-delà de tout ce qu’il désire, il me semble qu’on pourrait bien faire quelque chose pour le voyageur qui a besoin d’un peu de beau temps, par çi par là, pour admirer les splendeurs qui l’entourent au lieu d’en être dégoûté… bien à regret.

Vous prendriez un mois pour tout voir dans ce lieu incomparable que ce ne serait pas encore suffisant. Tous les jours on trouve du nouveau, des aspects inaperçus, des petites retraites inexplorées où la nature se multiplie et se livre à toutes les débauches du caprice. Aujourd’hui, c’est un petit lac caché sur un plateau, à dix arpents de vous, et que vous ne soupçonniez même pas ; vous le trouvez en vous promenant sans but, paresseusement, négligemment, comme on le fait à la campagne ; demain, ce sera un vallon crêpé de sapins, qu’à peine vous aviez vu auparavant, et où vos pas, s’égarant par hasard, rencontrent des sentiers furtifs, voilés sous les ombrages, conduits mystérieux qui ( I) mènent au penchant de quelque coteau où soudain se dévoile toute une perspective nouvelle de montagnes fuyant à l’horizon et d’innombrables vallées qui ondulent sous les vents gonflés d’échos et de murmures. Ailleurs, ce sont des cavernes s’entrouvrant brusquement dans le flanc des caps qui bordent le rivage, et que des broussailles, entassées comme au hasard, des angles de rochers suspendus au-dessus de vos têtes, avaient jusque-là dérobées ; partout l’imprévu, le divers, et avec cela une harmonie étonnante, un accord merveilleux de toutes ces choses qui diffèrent et qui contrastent entre elles.

Ce n’est pas seulement par son paysage que la Malbaie est indéfiniment variée, c’est encore par les villages qui la composent et qui, tous, forment des groupes à part où les mœurs sont aussi différentes que les aspects. Ainsi, il y a la Pointe-aux-Pics dont je vous ai parlé, le Cap-à-l’Aigle, le village paroissial, le faubourg Lacue qui est une succession de maisons crottées, hideuses, sordides, refuge de toutes les immondices, mais pittoresquement alignées au bord d’un coteau que suit en serpentant, avec un bruit argentin et mille gazouillements d’oiseaux, une petite rivière bordée d’escarpements formidables et de pentes douces où flottent les gazons. Il y a encore la côte Mailloux, la Comportée… et des chutes, des chutes partout.

Je ne vous parlerai pas de cet endroit bizarre, unique, qu’on appelle le Trou, sorte d’entonnoir entouré par un demi-cercle de montagnes et qu’on dirait creusé dans leurs entrailles ; les habitants, qui ont toujours le mot juste, quoique grossier souvent, lui ont donné le nom qui lui convient exactement. Ce « trou » a environ une lieue de circonférence et reçoit les eaux d’une rivière qui s’y précipite des hauteurs voisines par plusieurs chutes qui se sont creusé des lits où elles ont pu, ou plutôt comme elles ont voulu, en choisissant pour cela les passages les plus fantastiques.

Pour s’y rendre, il faut descendre et monter des côtes alpestres. Impossible de se tenir en voiture ; hommes, femmes, enfants, tous descendent ; on marche dans le sable jusqu’aux genoux, on est couvert de sueurs et de poussière, éreinté, abîmé, disloqué. C’est le chemin le plus difficile après celui du ciel, et cependant, allez-y n’importe quel jour de la belle saison, vous y verrez toujours des suites interminables de voitures, remplies de femmes qui veulent se donner la nouveauté d’un peu de misère, peut-être afin d’enlever aux hommes l’idée qu’ils l’ont toute en partage dans cette vallée de larmes.

Si la Malbaie est adorable, elle a en revanche, je le répète, le malheur d’être située sur la côte nord du Saint-Laurent. Être sur cette côte veut dire qu’on est en dehors du monde. S’il y avait pour l’homme quelque chose d’impossible, je dirais que ce qui est impossible ici, ce sont les communications. En effet, la malle de terre ne part de la Malbaie et n’y arrive que trois fois par semaine. Que voulez-vous ? c’est un travail herculéen que de gravir et de descendre pendant deux jours des côtes qui ne finissent qu’au troisième ciel. D’autre part, la malle par eau ne vient que quatre fois par semaine ; de sorte que nous sommes réduits à attendre tous les deux jours pour expédier aux citadins essoufflés quelques uns des souffles rafraîchissants qui gonflent nos poitrines rustiques.

Il y a à la Pointe-aux-Pics quatre hôtels groupés ensemble, pouvant loger en moyenne trois cents personnes. Ces hôtels sont fréquentés surtout par des Anglais qui y gardent leur extérieur morne, taciturne, cassant et lugubre. Les Anglais ne sont et ne seront toujours que des entrepreneurs de pompes funèbres ; leur plaisir unique, c’est le jeu de croquet, et ils poussent leurs boules méthodiquement comme leur personne. Quand ils essaient d’être gais ils font un tapage infernal ; faire beaucoup de bruit, c’est très jolly, très funny. Pas de musique, pas de danse, mais beaucoup de promenades et beaucoup de parties de pêche. Allez sur la grève, par un soleil ardent, vous êtes sûr d’y trouver des Anglaises un livre à la main, lisant au milieu des coquilles, les pieds baignés par le varech. C’est de bon ton ; une Anglaise qui remue manque aux lois les plus élémentaires de l’étiquette.

À l’hôtel Duberger, on a le jeu de quilles, le billard, de l’entrain, du laisser-aller, de la vraie vie de campagne, et surtout on a madame Duberger mère, une femme héroïque de soixante-dix ans, qui est un prodige parmi tant de prodiges de l’endroit. Toujours sur pied, alerte, vive, elle ne se donne pas un instant de repos. Ses pensionnaires sont ses enfante. Il faut la voir à table, appelant de tous côtés ses servantes, les dirigeant, les stimulant, leur imprimant son infatigable activité. Sa voix domine toutes les voix, et c’est un plaisir autant qu’un spectacle de voir cette incomparable matrone allant à droite, à gauche, prévenant tous les désirs, devinant tous les appétits. La semaine dernière elle tomba morte de fatigue ; on la crut perdue, elle reçut les derniers sacrements, et, deux jours après, sa voix retentissait de nouveau au milieu des tables étonnées et ravies.

Venez donc, venez donc à la Malbaie, habitants des villes ! Vous y trouverez ce que vous cherchez en vain dans les autres stations d’eau et vous y éviterez l’ennui, cette maladie incurable qui, presque partout ailleurs, s’empare du voyageur au bout d’une semaine. Je vous assure que vous aurez de quoi jouir et vous amuser pendant un mois. N’est-ce pas déjà énorme que de pouvoir être certain d’un mois de bonheur par année… ?


4 Août

Voici maintenant que la campagne se pare de toutes ses richesses et de toutes ses couleurs. Les champs de blé commencent à jaunir, le foin est mûr et tombe déjà sous la faulx, dont la longue lame en forme de croissant rase partout le sol ; les haricots, les petits pois se gonflent sous les chaudes ondées que suit de près l’embrasement du soleil donnant dans toute sa force ; les fruits des vergers revêtent leur enveloppe de velours ; partout, avec les nuances les plus variées, les jeunes moissons se répandent sur les champs comme des robes, comme des guirlandes, comme des bouquets ; des senteurs âcres et douces, pénétrantes et suaves, s’élèvent de toutes parts ; on dirait un concert d’une harmonie tantôt silencieuse, tantôt éclatante, qui monte vers le ciel réjoui. Ah ! qu’ils sont à plaindre les habitants des villes à qui ce spectacle est refusé ! Et pourtant, au milieu de ce calme fortuné, dans cet épanouissement muet de la création, l’homme s’agite, l’homme livré aux tristes passions du jour, à l’agitation maladive de l’espoir et de la crainte.

D’un bout du pays à l’autre, le cri des ambitieux a retenti jusque dans les paisibles demeures : c’est le temps des élections.

Je n’approuve pas qu’on fasse des élections quand les oiseaux gazouillent, quand les prés fleurissent et qu’on entasse dans les granges le foin odorant, dépouille des prairies dorées. La politique n’a rien à faire avec le bucolisme, et ce sera toujours le fait d’un mauvais gouvernement que d’émettre des brefs d’élection avant que tous les grains soient récoltés. Pourquoi troubler la béate quiétude des campagnes par un jargon politique imité des Vandales ! J’ai entendu ici des discours de trois heures qui vous feraient reculer d’épouvante, vous, habitants raffinés des villes ; je vois des candidats partir la nuit pour de petits townships situés à huit lieues dans les montagnes. Quels antropophages ! Rien n’est sacré pour un candidat, sa personne encore moins que le reste ; voilà de l’égoïsme savant. Dire que je l’admire, non, mais j’en suis émerveillé. J’ai vu de ces ambitieuses victimes pouvoir à peine ouvrir une gorge enrouée par trois ou quatre speechs quotidiens, et se mettre encore hardiment à pérorer pendant deux heures devant un auditoire insatiable.

Dans le comté de Charlevoix, la lutte, comme vous le savez, est entre MM Tremblay et Cimon. Le premier essaie d’instruire les gens, — tâche difficile, — le second essaie de badiner avec eux ; mais sa plus forte plaisanterie a consisté jusqu’à présent à répandre des galons de Whisky qui semblent inépuisables.

Quand on pense que le whisky est encore parmi nous le premier des engins électoraux, le plus fort des arguments, et que c’est là la règle générale de presque tous les comtés, on se sent pris d’une indignation vertueuse comme celle que j’éprouve en ce moment, et l’on n’a plus qu’un amour très borné pour ses semblables. Si le semblable n’était pas le prochain, il y a longtemps que je ne l’aimerais plus comme moi-même pour l’amour de Dieu. À voir ces hommes grossiers, ignorants, bien plus semblables à leurs bœufs qu’à nous, ce troupeau hébété et souvent féroce, devant lequel on se jette à genoux pour solliciter des suffrages, l’envie vient aux natures délicates et cultivées d’aller vivre sous l’empire du grand Lama — ou du roi de Birmanie dont je me rappelle en ce moment un des passe-temps ordinaires ; je ne puis m’empêcher de vous le faire connaître.

Un jour, trois généraux de l’armée birmane déplurent au souverain « aux pieds d’or, » (pas comme les miens), en éternuant en sa présence ou en commettant quelque crime analogue. Sa Majesté les condamna au pal, — supplice asiatique des plus amusants.

Les trois généraux furent en conséquence assis sur trois paratonnerres, tandis que le roi les regardait s’enfoncer, en dégustant une tasse de thé. Une idée des plus comiques lui traversa la cervelle : il ordonna à trois bourreaux de fourrer des brins de paille dans le nez des patients et de leur chatouiller la plante des pieds avec des plumes de Kac-ari.

Les trois généraux, qui étaient encore très vivants et dans un état nerveux facile à comprendre, se mirent à pousser des hurlements ; le roi se tordait de rire. Grâce au mouvement terrible qu’ils se donnèrent, les patients descendirent rapidement le long du pal ; aussi, au bout d’un quart d’heure, expiraient-ils dans d’atroces convulsions.

Évidemment, ce roi de Birmanie manquait d’aménité ; mais, à tout prendre, il n’était pas plus cruel que les électeurs, et je trouve le sort des généraux moins horrible que celui d’un candidat.

À vivre à la campagne quelque temps, savez-vous qu’on finit par s’assimiler presque entièrement à ce qui vit et respire autour de soi ? On devient aux trois quarts bœuf, et l’histoire de Nabuchodonosor se répète sur une échelle illimitée. Pour ne pas déplaire aux électeurs nationaux répandus dans nos vertes campagnes, je dirai que c’est là une impression qui m’est tout à fait personnelle ; veuillez suivre mon explication.

Avant-hier, jour à jamais mémorable, j’étais allé passer la soirée avec un de mes amis fraîchement arrivé de Montréal ; mon ami est un citadin obstiné qui trouve ridicule qu’on fasse des malles énormes, qu’on abandonne ses affaires, qu’on dérange ses habitudes, pour venir s’ennuyer huit jours durant dans des endroits où l’on ne trouve ni café potable, ni omelettes aux fines herbes, ni fricandeaux à l’oseille, ni sauterne. Mais cependant, à peine était-il débarqué, qu’il humait l’air comme un marsouin et se gonflait des odeurs du varech, comme s’il avait eu le vide dans les poumons.

À la soirée succéda la nuit, nuit de godaille, de boustifaille et autres amusements plus ou moins convulsifs. À quatre heures du matin, j’avais les cheveux roides sur l’os frontal, une dépression considérable de la nuque et la tête remplie de vapeurs semblables aux brouillards du nord-ouest ; il me semblait que la compagnie Allan[2] mettait à l’ancre dans mon occiput et chauffait à outrance pour un départ prochain. Dans ces moments-là, l’homme se sent sublime et a toujours envie d’escalader les nues. Pour moi, heureusement, je n’avais, pour gagner mon domicile, qu’à escalader des coteaux où déjà s’essayaient les timidités du soleil levant et les mille voix confuses de la nature qui s’éveille. C’était comme un bourdonnement insaisissable, un bruissement de notes inarticulées qui s’élevaient du milieu des bois et du sein de la terre ; une fraîcheur lumineuse était répandue comme une rosée dans l’atmosphère et l’herbe ; se soulevant au souffle du matin, elle rejetait ses perles humides comme une parure usée.

Depuis vingt minutes, je pataugeais dans les sentiers, à travers les foins, l’orge et les patates ; la terre oscillait sous mes pas et j’éprouvais un tangage désordonné qui me donnait des velléités océaniques. J’avais de la rosée jusqu’aux genoux, mais ma tête continuait de loger tous les fourneaux de la ligne Allan. Soudain, un mugissement frappe mon oreille ; je crois que c’est le sifflet de la vapeur et que j’arrive dans un port quelconque. … c’était un grand bœuf, immobile près d’une clôture, debout avec le jour et assistant sans se déranger de son lit au spectacle ravissant, délicieux, indescriptible de l’aurore sur les coteaux.

Eh bien ! le croiriez-vous ? Je fus jaloux de cet animal. Est-il en effet rien de plus enviable que de pouvoir assister tous les jours, sans frais ni démarches, à la radieuse apparition du soleil, à l’épanchement lent de la fraîche lumière du matin sur les collines dont les versants se perdent au loin dans une ombre affaiblie ? Je sentis que j’avais du bœuf en moi et je m’arrêtai, la narine frémissante, l’œil dilaté, avec une envie incroyable de beugler à mon tour.

Cet épisode de ma vie agreste manque peut-être d’intérêt pour le lecteur ; je le plains. Qu’il aille voter si bon lui semble, moi je mugis ; qu’il crie comme un pendu à l’appel nominal ou coure au poll dans des flots de poussière ; moi, je me lèverai tous les matins à cinq heures et je gravirai les coteaux pour me confondre avec les bêtes à cornes communément appelées vil bétail. C’est désormais là toute mon ambition, à part les courtes heures que je réserverai aux chroniques.

  1. Manière familière de dire : « Il y a des bornes. » On dit de même : Il y a un bout.
  2. Compagnie de steamers océaniques qui porte le nom de son fondateur.