Chroniques (Buies)/Tome I/Allez, mes jeunes années

La bibliothèque libre.
Typographie C Darveau (1p. 71-77).

ALLEZ, MES JEUNES ANNÉES !


20 Août.


Je ne vous ai encore rien écrit de Kamouraska, je me réservais, ou plutôt je réservais à Kamouraska une place à part dans le nombre des endroits que je visite depuis six semaines, parce qu’il y en a une à part dans mes souvenirs comme il s’en est fait une par sa physionomie propre, par ses traditions encore vivantes, comme au premier jour, dans l’esprit du peuple, enfin par la faveur dont il a joui, pendant plus de cinquante ans, auprès des meilleures familles canadiennes. Ces familles s’y rendaient invariablement, tous les ans, pour faire de la villégiature comme on en faisait alors, villégiature qui accumulait dans les âmes et dans les corps des provisions de santé et de vigueur qu’on mettait ensuite tout un hiver à dépenser.

Aujourd’hui le mouvement des voyageurs se ralentit, le tohu-bohu des arrivées et des départs s’apaise ; toute cette cohue, quelquefois brillante, le plus souvent tapageuse, s’écoule en laissant à la nature le soin de reprendre sa beauté un instant tourmentée, ses charmes simples et doux.

Que de beaux jours je dois à Kamouraska, et quelle jeunesse pleine de sève j’y ai jetée à tous les vents, en compagnie des plus joyeux amis que j’aie connus ! Maintenant, comme moi ils ont vieilli, ils se sont dispersés, ils oublient le rendez-vous que nous nous donnions dans ce village assourdi pendant toute une saison de nos bruyantes gaietés, de nos chansons éternelles, de nos danses folles le jour comme la nuit, de nos pique-niques imprévus, de notre intrépide arrogance et de nos éclatants dédains de tous les préjugés. Tudieu ! comme nous étions libres et magnifiques ! Il fallait que dans chaque famille il y eût un bal par semaine, et cela ne suffisant pas, nous dansions dans les champs, dans les bosquets, sur les îles à un mille du rivage, sous l’orage comme les épis qui se balancent au vent.

La fatigue nous était inconnue ; nous vivions comme les sauterelles au milieu des riches moissons, semant et prodiguant partout notre inépuisable vie, insouciants, glorieux, fastueux parfois, quand les tantes n’étaient pas trop rétives, ingénieux jusqu’au prodige dans l’invention des divertissements nouveaux, et toujours jeunes. Oh ! j’ai vu là des enfants de cinquante ans qui pouvaient m’en revendre, plus frais, plus dispos, plus alertes que moi, malgré mon exhubérante jeunesse. Où sont-ils, où sont-ils maintenant ? et quels rêves suis-je donc venu tout à coup éveiller dans ce Kamouraska surpris par le veuvage de ses joies et livré sans merci aux froids, roides, monotones étrangers qui viennent y respirer l’odeur du varech, sans désempeser un instant pendant six semaines, et qui ne savent pas quels souvenirs passent inaperçus sous leurs regards inconscients, quel passé ils défigurent avec leurs ridicules imitations des joyeusetés d’autrefois ?

Connaissez-vous ce petit cap là-bas, isolé, à un quart d’heure de marche, demeure séculaire des seigneurs de Kamouraska, brumeux et mystérieux, battu par les flots dont les éternelles caresses ne laissent jamais de traces ? C’est là, ah ! c’est là que j’ai passé les plus délicieuses heures de ma vie, lorsque, fatigué de plaisirs, j’y venais livrer ma pensée vagabonde aux brises mutines qui courent dans les sapins et les broussailles. Que de fois j’ai posé mon front brûlant sur ces rochers nus, enivré de rêves d’ambition, d’avenir et… ! Il est là toujours, le petit cap presque désert, presque abandonné, muet peut-être pour tout autre, excepté pour mon cœur qui y a déposé l’impérissable trésor de ses souvenirs. Pauvre cher petit cap ! Tu n’as pas un sentier, aujourd’hui perdu sous les dépouilles entassées de plusieurs automnes, pas un vieux tronc d’arbre noir, rabougri, déchiqueté, pas un rocher que je ne revoie comme de vieilles connaissances ; je les salue du regard et ils ont l’air de me sourire, ces confidents muets de tant de drames intimes à jamais ignorés. Ah ! souffles du nord-est, brises des marées montantes, parfums âpres de la grêve, venez un instant rafraîchir mon front humide des sueurs de la vie : passez sur ces rides d’hier, et effacez la trace des années que je n’ai pas vécues depuis lors ! À moi ! mon beau passé disparu, mes espérances envolées, mes vingt ans ! enterrés sous dix autres. Allons, bon, voilà que je dis mon âge : on oublie tout dans les transports du lyrisme, jusqu’au lecteur qu’on a égaré avec soi et qui suit sans rien comprendre, attendant qu’on ait repris ses sens.

Le lecteur n’est pas toujours un être intelligent, comme cela a été surabondamment démontré par tous les génies méconnus avant le mien ; aussi j’en ai un suprême dédain, et j’entends bien dire tout ce qui me passe par la tête. Je pourrais bien faire encore une colonne de poésie sentimentale, ça n’est pas plus difficile que ça ; mais il fait bien chaud :


Et comme j’écrivais cette page où j’exhume,
Le dernier souvenir de mon bonheur passé,
Un maringouin s’en vint se poser sur ma plume,
Et jusques à mes doigts fût bientôt arrivé…


Il n’y a rien qui change l’allure d’une chronique comme le bourdonnement d’un maringouin ; avez-vous jamais fait cette observation ? Des maringouins le 20 août ! Tout est anomalie cette année ; dire que l’été n’est commencé que depuis huit jours, et que c’est précisément depuis ces huit jours que les étrangers retournent à la ville ! Pour moi, je suis libre comme le coursier du désert, et j’entends porter encore mes pas errants de campagne en campagne jusqu’au dernier rayon chaud de cet été tardif.

Quelle existence charmante on mène ici ! Kamouraska est un des endroits les plus intelligents de la province ; vous y trouvez toute une légion de jeunes gens instruits, déniaisés comme le sont peu de Canadiens, tout à fait de leur temps, libéraux en diable, absolument la chair et l’esprit qu’il faut pour la grande campagne électorale de l’année prochaine. Et les vieux ne le cèdent pas aux jeunes. Quels types ! tous ils diffèrent entre eux ; pareils originaux n’existent nulle part. Grands buveurs, grands mangeurs, grands chasseurs, grands parleurs.

De la chasse et de la pêche tant qu’on en veut, un site ravissant, des lurons accomplis et des femmes… je m’arrête, je ne veux pas dire de ces choses !… Passons au large.

On frappe à ma porte. Entrez. C’est une créature : oh ! soutenez-moi. « Que puis-je faire pour vous être agréable, madame ? — Pourriez-vous me dire, monsieur, où demeure Mme Demers ? — La porte voisine, madame. — Ah ! Bien des mercis, monsieur. — Nullement, madame, vous êtes bien venue. — Oui, je ne suis pas mal venue, en effet, puisque ce n’est que de la porte voisine que je viens… Pendant que j’y pense, monsieur, vous êtes étranger ? — Comme le Juif dans la terre sainte. — Est-ce que vous ne me feriez pas un peu la charité ?… ”

J’examine et je côtoie ma visiteuse des pieds à la tête : je reconnais une ancienne solliciteuse de jadis. — « Mais, est-ce que vous n’avez aucun moyen d’existence, par exemple des fils qui peuvent travailler pour vous ? — Oui, j’ai trois grands garçons. — Que font-ils ? — L’un est marchand. — Marchand ! alors il doit vous venir en aide. — Oui, mais c’est pas un marchand comme j’en ai vu !… — Comme quoi donc ? — Il vend des guenilles aux portes. Mon second fils est officier. — Bigre, vaillante carrière ! celui-là, du moins, doit faire quelque chose pour vous ? — Ça se pourrait, mais c’est pas un officier comme il y en a !… lui, il balaie les offices des avocats. — Et le troisième garçon ? — Il est seigneur. — Corne de bœuf ! Seigneur ! pour le coup, en voilà assurément un qui ne peut pas vous laisser mendier. — Ben clair, mais c’est pas un seigneur ah ! ah !… il saigne les cochons et on lui donne le sang. »

Kamouraska est un des plus jolis et des plus anciens endroits de la rive sud ; les grands viveurs l’ont de tout temps illustré. Il y a quinze ou vingt ans, quand la rage des stations d’eau fashionables n’avait pas encore fait déserter nos plus belles campagnes, aller à l’eau salée voulait dire aller à Kamouraska. Aussi, quelles joyeuses et intimes familles s’y réunissaient tous les étés, et quelle bonne vieille gaieté fine et franche !

Les hommes les plus spirituels qui aient vu le jour en Canada ont longtemps vécu ici. Qui n’a connu l’incomparable, l’unique M. Chaloult, le grand ami des juges Vallières, Aylwin et Stewart, qui a laissé un nom presque fabuleux, après avoir été pendant un quart de siècle l’étonnement de tous ceux qui entendaient ses intarissables saillies ?

Qui ne se rappelle le légendaire, l’inouï, le merveilleux shérif Martineau, dont l’apparition seule était comme un cri de joie, ce boute-en-train infatigable qui, pendant quinze ans, mit Kamouraska sens dessus dessous, et qui a dépensé plus d’esprit, plus de verve, plus d’irrésistible gaieté dans ses glorieuses soulographies, qu’on ne peut en mettre dans un in-folio de cent pages ? Et, aujourd’hui encore, quels types prodigieux ! Qu’on ne vienne à Kamouraska que pour voir et entendre ces fantastiques originaux, et l’on passera une saison des plus amusantes.

Il y a tant de choses à dire sur Kamouraska que je ne tarirais jamais, mais vous m’avez prescrit des limites et je dois m’y renfermer. Peut-être en ai-je trop dit, hélas ! je ne sais jamais où va ma plume, et je suis plein d’indulgence pour cette bonne vieille amie qui m’a joué tant de mauvais tours. J’ignore la discrétion, cette vertu des sages et souvent de ceux qui ne savent rien dire. Où en seriez-vous, grands dieux ! s’il fallait que je fusse discret, tout en étant chroniqueur ?…