Chroniques (Buies)/Tome I/Après la lutte

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Typographie C Darveau (1p. 30-35).

Québec, 22 juin.

Je voudrais pouvoir rire à mon gré de la bêtise humaine, mais cela demanderait trop de temps et j’en ai bien peu à vous donner ; du reste, à quoi cela servirait-il de rire aujourd’hui ? Il y a une telle ressemblance entre le rire et les pleurs qu’on pourrait s’y méprendre, et l’on croirait peut-être que je ris jaune. Et pourtant cela m’amuse bien, je vous le jure, de voir que toutes les choses de ce monde sont si petites, si bornées, et que la bêtise seule n’a pas de limites.

Donc, nous sommes battus, battus sur toute la ligne, à Bagot, à Québec, à Lévis. Évanturel est écrasé, moulu, c’en est fini de lui ; Fréchette est en dessous de trois cents voix ; mais il est tombé héroïquement, sur un lit de mitraille d’où il se relèvera plus terrible et plus fort dans un an. « La cause des vainqueurs plût aux dieux, mais Caton préféra la vaincue. » Ainsi de Fréchette ; je ne dis pas qu’il l’ait fait absolument exprès, mais il est aussi solide dans la défaite qu’il était triomphant sur les hustings ; ce qu’il a perdu en votes, il le gagne en force morale.

Le comté de Lévis offre un bizarre spectacle, une anomalie qu’on ne tolérerait pas dans un pays vraiment constitutionnel ; toute la campagne contre la ville. La ville, un groupe compacte de travailleurs, d’employés, de mercenaires de toute espèce qui étouffent la voix des habitants de tout le comté ; cette masse vote comme une masse, pas autre chose, et cela suffit pour exclure le véritable représentant de la grande majorité des électeurs libres. Lévis, la ville, devrait avoir un député à elle seule, et le comté un autre ; comme cela, il n’y aurait pas de faux représentant.

Les partisans enthousiastes de Fréchette étaient si sûrs du vote écrasant des campagnes qu’ils ne pouvaient croire que celui de la ville fût suffisant à leur enlever le succès ; mais il y a eu des déceptions et des trahisons. Laissons tout cela ; c’est l’histoire éternelle, et à quoi bon récriminer ? On se sent pris d’une espèce de dégoût, et l’on se demande ce qu’il y a désormais à faire. Depuis quinze ans, nous n’avons vu que des avortements ; s’il fut une époque où l’on pût concevoir de légitimes espérances, c’était bien celle-ci, et voyez le résultat. Une chose nous console toutefois, c’est que si les libéraux sont battus, ils partagent ce sort avec le programme catholique qui, lui, est tout simplement enterré. Quelle plaisanterie du destin ! Le programme catholique repoussé, proscrit en même temps que les libéraux qui, toute leur vie, ont combattu le fanatisme, ennemi de la religion ! Je me demande si tout n’est pas une illusion et si les hommes se conduisent réellement d’après des mobiles, et non d’après des souffles qui passent et les emportent comme insensibles. Ils marchent, ils agissent, ils espèrent, ils préparent, ils combinent ; à quoi bon ? une chiquenaude du lutin moqueur qui pirouette dans l’invisible renverse tous leurs projets. Y a-t-il encore des causes aux effets ? J’en doute ; ce que je vois, c’est que les causes et les effets sont entre eux comme les antipodes, et qu’au lieu de se suivre, ils se choquent.

Aujourd’hui la moitié des bureaux et des magasins de la ville est fermée ; une salve de vingt coups de canon est tirée sur la plateforme, bon nombre de bâtiments sont pavoisés, des branches d’érable paraissent aux fenêtres, devant les maisons ; une grande messe est chantée à la cathédrale ; du reste, aucune manifestation publique, et l’on se demande en l’honneur de qui cet apparat insolite ; c’est le 25e anniversaire du pontificat de Pie ix qu’on célèbre.

À part cet événement, rien n’arrête ni ne distrait la population de notre bonne ville que l’érection du nouveau bureau de poste au milieu de deux ou trois masures restées intactes, dont l’une contient l’atelier de notre confrère l’Événement, qui est là, juché sur un escalier solitaire, presque en ruines, affaissé, poussiéreux, comme un pécheur qui se couvre de cendres. Cher Événement ! il a l’air de demander la permission de vous tomber sur la tête, à la différence de ses confrères qui ne la demandent pas et qui n’en font pas moins. Pas un passant qui ne s’arrête devant le bureau de poste en construction et qui ne regarde comme fasciné chaque nouvelle pierre en granit qui s’ajoute aux fondations. C’est que, c’est un fait inouï que l’érection d’un édifice dans Québec, et les gens qui savent qu’ils en ont pour longtemps après celui-ci, veulent se repaître, savourer sans rien perdre afin de pouvoir raconter cela un jour à leurs petits neveux étonnés.

Comme je sortais, il y a quelques minutes, pour chercher des nouvelles, je rencontre un homme intelligent. Cela vous étonne ? revenez à vous, ce n’était pas un électeur. Il m’apostrophe : « Vous qui êtes journaliste, (je me rengorgeai) pourriez-vous me dire ce que signifient les élections qui viennent d’avoir lieu, sur quelles bases elles se font, que demande l’opinion publique, enfin quels sont les intérêts ou les principes en jeu ? — Il y a tout simplement, lui répondis-je, un malaise physique qui produit l’affaissement ; chacun comprend qu’il faut un changement à l’état actuel, mais personne ne discerne ni ne veut employer les moyens propres à y conduire. Il n’existe point une opinion morale, une conscience publique qui s’éclaire et qui juge ; il y a tout au plus du mécontentement, de la dissatisfaction ; pourquoi ? on n’en sait rien. Je ne vois que deux partis à proprement parler ; les satisfaits qui ont des places, et les non-satisfaits qui ont des dettes ou ne peuvent en faire ; mais comme la majorité de ceux-ci votent pour les satisfaits, voyez ce que c’est que l’opinion publique du Canada. Cette opinion ressemble au candidat qui n’approuve pas le programme catholique, mais qui ne le désapprouve pas non plus. Toujours flottants entre une affirmation et une négation, les candidats n’osent pas se prononcer par crainte des électeurs, et ceux-ci ne se prononcent pas non plus parcequ’ils ne savent pas ce que les candidats veulent. Ne rien savoir, ne rien vouloir, toujours espérer jusqu’à en désespéré, se plaindre beaucoup en craignant le remède, comme ceux qui souffrent des dents et qui n’ont pas de plus grande horreur que le dentiste, avoir peur d’être dans les ténèbres et s’enfuir à l’aspect de la lumière, voir des maux partout et n’avoir d’autre idée que de s’y endurcir, subir toutes les pressions, se livrer passivement à tous les charlatanismes, attendre les événements comme s’ils étaient au-dessus ou en dehors de l’action humaine, accepter les faits accomplis sans prévenir ceux qui nous menacent, voilà l’état moral de notre société…… »

En quittant mon interlocuteur, je continuai à me promener de par la ville : j’arrivai à la porte Saint-Louis qu’on démolira ou qu’on ne démolira pas, personne ne le sait ; toujours est-il qu’on a percé les remparts tortueux, le dédale de petits bastions à moitié démolis d’eux-mêmes qui se trouvaient au dehors, afin de faire un chemin large et droit. Mais voyez un peu ; à peine a-t-on fini cette œuvre indispensable à la circulation qu’on relève et qu’on appuie de nouveau par des murs les misérables petits mamelons échancrés, en ruine, isolés, qui, auparavant, étaient des remparts continus ; pourquoi cela ? Probablement pour qu’il n’y ait aucun espace vide dans la vieille capitale déjà étouffée. Québec est une ville où l’on a le respect inné de tout ce qui nuit, comme celui des Égyptiens pour les crocodiles ; on y a le culte des nuisances. Des rues qui seraient pavées ou seulement praticables y feraient l’effet d’un habit neuf sur le dos d’un paralytique. Il y a ici beaucoup d’Américains qui sont attirés par l’étrangeté du spectacle d’une capitale en ruines sur le sol encore si jeune de l’Amérique ; ils regardent avec des mines tout ahuries et ont l’air de chercher des souvenirs parmi les décombres, comme les visiteurs de Pompéi.

Une jolie illumination se prépare pour ce soir : les pavillons se tendent d’un côté à l’autre des rues, les fenêtres s’emplissent de lanternes et de bougies, les bustes et les portraits de Pie ix apparaissent aux façades, aux vitraux, sur les petites arches en bois qu’on a construites pour l’occasion ; en somme cela donne un air de fête de village assez réjouissant. J’ai vu parader aussi l’artillerie volontaire, ce qui m’a déterminé à être en faveur des armées permanentes. Quant à avoir des soldats, vaut mieux les avoir comme il faut de suite, avec la mine qui leur convient et non pas celle qui les défigure. Du reste cette artillerie volontaire paraît aussi bien qu’il lui est possible, vu qu’elle a de rares occasions de se montrer, et qu’elle ne figure guère que pour faire escorte au lieutenant gouverneur, à l’ouverture et à la clôture du parlement.


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