Chroniques (Buies)/Tome I/Chronique montréalaise

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Typographie C Darveau (1p. 350-354).

25 Janvier.

Lecteurs, je suis à Montréal aujourd’hui, c’est-à-dire depuis huit jours, à Montréal, ville terrible et superbe !

Il est heureux que je sois immortel, comme je l’ai déclaré dans ma dernière chronique ; sans cela la vie que je mène ici me tuerait en moins d’une semaine. Quels féroces bambocheurs que ces Montréalais de tout âge ! Depuis huit jours, ils me plongent dans le mixed-bitter, le cock-tail, le kirsch et le bitter havrais, cet apéritif olympien inventé par un grec du Bas-Empire pour les estomacs fatigués et cependant encore pleins de convoitises…

Grands dieux ! quelle jauge il y a chez l’homme quelle immense capacité d’absorption ! Je ne suis pas un ivrogne, non, certes ; tous ceux qui me connaissent ont pu en juger à ma physionomie de cénobite ; c’est pour cela que je m’épouvante de la quantité que j’ingurgite, et je me demande combien il faut s’être logé de tonneaux dans l’abdomen pour devenir un vrai pochard.

Ô ma génération ! tu mourras embouteillée ; tu mourras de tes propres mains qui tremblent et peuvent à peine tenir le verre homicide ; tu mourras ginée, cocktailisée, whiskyfiée ; toi, je te le jure, tu ne seras pas immortelle, tu dureras ce que durent les futailles et tu te lanceras dans le néant la main dans les cheveux.

C’est la position dans laquelle je me suis trouvé ce matin. Ah ! quel moment délicieux ! Y a-t-il une ivresse qui égale les titillations du cuir chevelu ?

Pour être vraiment grand comme le monde, il faut s’être couché la veille avec l’aide de plusieurs amis chancelants, mais dévoués, et quand on s’éveille le lendemain, on est maître de l’univers autant qu’on l’est peu de soi-même.

C’est le moment ou jamais d’entamer une chronique, œuvre difficile lorsqu’on est à jeun, œuvre de prédilection lorsqu’on se souvient juste assez du lecteur pour lui rendre d’un coup tout le mal qu’il nous fait en une semaine.

Pour moi, je le regrette, je n’ai pas les lendemains féroces ; c’est sans doute là un des signes du ramollissement prématuré qui m’envahit. Quand un homme a le feu dans la tête et qu’il n’est pas furieux, c’est qu’il est bien près d’être idiot. Juste ciel !… Mais parlons des événements d’Europe.

Napoléon III est mort, c’est incontestable, et on lui en sait généralement gré, quoiqu’il se soit fait un peu tirer l’oreille pour en venir là. Malheureusement pour lui on ne peut l’oublier, et c’est le souvenir qu’il laisse qui est son plus terrible châtiment. Sédan n’était qu’un stigmate, la mort est un sceau impérissable, ineffaçable, mis sur sa vie. Il s’éteint sans avoir rien racheté, en prolongeant même les impuissantes espérances du crime avorté. Il a traîné jusqu’à la tombe le boulet de l’ambition coupable, et, ne pouvant plus dominer, il n’a pas cessé d’être nuisible.

Pendant deux ans, à Chiselhurst, il a eu l’audace de conspirer encore et a voulu léguer à son fils l’héritage sordide de son règne. Spectacle hideux et qui donne bien la mesure d’une époque ! Ce qui épouvante, c’est qu’il y ait des gens qui s’appellent encore eux-mêmes bonapartistes ; il y a donc dans l’infamie un certain degré où le cynisme devient nécessaire, et quand on n’a plus rien à redouter de sa conscience, c’est donc une loi fatale qu’il faille l’étouffer pour échapper à ses retours possibles ? Napoléon soudoyant des journalistes pour défendre l’Empire, après l’opprobre de Sédan, c’est le gouvernement provincial payant des agents d’émigration pour hâter le dépeuplement du pays.

Cette comparaison peut surprendre comme toutes les vérités crues dites brusquement, mais elle est aussi juste qu’une décision de l’empereur d’Allemagne.

Puisque je suis à Montréal, laissez-moi me reporter, seulement quelques minutes, au temps où je l’habitais d’un bout de l’année à l’autre, à cette époque où mes amis et moi nous étourdissions la ville de nos bruyants ébats, des éclats fantasques de notre gueuserie.

Quel temps ! nous étions une dizaine de fous qui n’avions d’autre souci que d’abréger notre existence ; quelques-uns d’entre nous ont réussi, hélas ! beaucoup trop vite ; ils sont restés sur ce chemin retentissant que je foule encore de mes talons usés ; les autres sont mariés, sont pères, sont presque lâches, ô profanation ! Ils ont épousé et ils se couchent avec des bonnets de coton, et ils paient les robes de leurs femmes, et ils ont des cuisinières… et des bonnes, dieux vengeurs ! et ils font des spéculations, les apostats, les déserteurs de notre glorieuse bohème.

Puisque je suis resté seul, je me venge d’eux et je leur fais des chroniques en échange des dîners et des lunchs dont ils m’accablent, s’imaginant, par ce procédé vulgaire, étouffer la voix du passé et le cri de mon orgueil qui ne se refuse à rien et qui accepte par pitié pour leur splendeur. Grâce à eux, grâce à tous ces traîtres qui m’ont laissé comme un chardon envieux sur la route qu’ils sèment de fleurs, je n’ai pas eu le temps de faire des visites à des familles qui me sont chères et qui me prennent sans doute pour un ingrat. C’est ainsi ; jusqu’à présent je n’avais passé que pour insolvable, aujourd’hui je suis un oublieux ; j’arriverai à ne plus être rien du tout, ne laissant pas même de quoi payer mon épitaphe. Ô mes amis ! vous auriez bien dû me prendre en société, et j’aurais pesé de tout mon poids dans la colonne des dépenses ; quant aux recettes, nous aurions noblement partagé en frères. Aujourd’hui vous me faites des politesses ; c’est bien joli, mais vous gardez les revenus. Soit ; je vous charge de mes obsèques.

Maintenant, faisons des appréciations. Savez-vous, Montréalais, que vous habitez la première ville du monde ? Croyez-m’en, moi qui suis un voyageur, un cosmopolite ; je ne connais pas de ville qui ait grandi et se soit métamorphosée comme la vôtre en si peu d’années ; j’entends le développement suivi, régulier, constant, et non pas ces soubresauts qui tiennent de la magie, ces élancements électriques qui ont fait jaillir Chicago et quelques villes semblables comme par des coups de foudre. Montréal va vite, mais sans emportement ; les particuliers qui ont de la fortune semblent fiers d’en consacrer une bonne partie à l’embellissement de leur ville, et ils se bâtissent pour cela des palais qui, toutes proportions gardées, n’ont pas d’égaux dans le monde.

Ce qui étonne, c’est que cela se fasse dans une ville où l’accroissement de la population n’est nullement en rapport avec celui du commerce et de la richesse. On dirait de Montréal : « C’est une ville de millionnaires, » mais on la croirait habitée par 500,000 âmes ; elle a l’étendue, le déploiement d’une grande métropole, tandis que sa population ne dépasse pas celle d’une cité de quatrième ordre. Cent vingt mille âmes pour Montréal, c’est presque humiliant. Allons ! qu’est donc devenue notre race de patriarches ? Où sont-ils ces enfants qui se comptent par dizaines autour de chaque foyer ? Tudieu ! est-ce que nous dégénérons ? Pas encore : mais cela viendra vite ; car nous faisons pis, nous émigrons ; les plus forts partent, laissant derrière eux tous les rabougris et les vieux garçons comme moi dont on ne peut plus rien attendre, et qui s’éreintent à prouver qu’ils sont inutiles.