Chroniques (Buies)/Tome I/Chronique québecquoise

La bibliothèque libre.
Typographie C Darveau (1p. 78-99).

CHRONIQUE QUÉBECQUOISE


30 Aout.


Faire une chronique québecquoise n’implique pas nécessairement qu’on soit à Québec. Pour le commun des lecteurs, cette nécessité semble absolue ; mais le journaliste s’affranchit aisément du despotisme des titres, et son imagination doit être aussi libre que sa profession. Le chroniqueur surtout a un sublime dédain du convenu, ce tyran universel ; il dit ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut. Donc, je date aujourd’hui ma chronique québecquoise de Saint-Thomas, comté de Montmagny, à dix lieues de la capitale.

Puisque je ne suis pas à Québec, j’ai le droit d’avoir des idées à moi. Or, une de mes idées en ce moment, c’est que je voudrais bien être un habitant de Mycone ; l’une des îles Cyclades, dans le Levant. Là, paraît-il, la nouvelle mariée, en arrivant à la demeure nuptiale, trouve au seuil de la porte un crible sur lequel elle doit marcher en entrant. Si le crible ne se brise pas sous ses pieds, le mari conserve des doutes sur la candeur de son épouse.

Ceci est logique ; on s’accorde à ne pas admettre la vertu chez la femme légère ; or, une femme légère courrait grand risque de ne pas défoncer le crible ; donc, la femme lourde offre toutes les garanties désirables. Une femme lourde, bien nourrie, bien épaisse, est donc le desideratum de tout épouseur tant soit peu soupçonneux.

Cela m’a donné à réfléchir, à moi qui suis célibataire, Dieu merci, et quelque peu incrédule, et j’ai résolu de ne plus voyager qu’avec une balance, en cas que la faiblesse commune à tant de mes semblables s’emparât aussi de moi.

Dire qu’il y a un moyen si simple d’être à jamais fixé sur son sort, et que si peu de gens l’emploient !…

Chaque pays cependant a ses mœurs ; il y en a, comme le Canada, où les femmes sont si vertueuses, si fidèles, qu’on peut les épouser sans les peser. À propos de mœurs, il y en a parfois de singulières. Ainsi, sur la côte du Zanguebar, en Afrique, le mari est tenu, le jour de ses noces, de se mettre un emplâtre de farine sur l’œil gauche. Cela est bien inutile, puisque, lorsqu’on épouse, on est généralement aveugle. Mais pourquoi cet emplâtre sur l’œil gauche plutôt que sur l’œil droit, et pourquoi de la farine plutôt que de la sciure de bois ou du papier mâché ? Ô mystères profonds du cœur humain ! Soyez donc philosophe pour rester coi devant un emplâtre !…

Dans la Kabylie, toujours en Afrique, pays bien éloigné de nous heureusement, la jeune fille ne quitte le voile épais qui couvre son visage qu’après que les noces soient consommées. Le marié peut crier au voleur tant qu’il lui plaît, il est trop tard. Trop tard ! c’est le mot que Ledru-Rollin fit entendre d’une voix de stentor, à la tribune française, après la déchéance de Louis-Philippe, et lorsqu’il s’agissait de placer sur le trône son petit-fils, le comte de Paris. Vous saisissez l’analogie ?…

Du reste, dans les pays civilisés, dont le Canada constitue une intime molécule, si les jeunes filles ne gardent pas un voile sempiternel, elles ont en revanche de faux chignons, de fausses dents, de faux… Je ne m’arrêterais plus ; tout est fausseté, tout est mensonge, excepté les discours d’un conseiller législatif.

L’été a commencé le quinze août cette année pour notre pays bien aimé. C’est l’époque où les voyageurs songent à revenir à la ville. Pour moi, je m’en sauve, je suis parti de Québec, indigné pour plus d’une raison, entre autres parce que je suis dyspeptique. Il n’y a pas dans cette capitale, qui date de Champlain, un seul restaurant où l’on puisse à toute heure chiffonner une serviette et mâchouiller un roastbeef, même mal cuit. Les Québecquois sont moins civilisés que les Chinois, et je vais le démontrer.

En Chine, pays de toutes les inventions restées à l’état d’enfance, il y a ce qu’on appelle les restaurateurs ambulants, qui portent sur un fourneau de la soupe et autres comestibles chauds pour les travailleurs et les passants fatigués. Sous le fourneau, dans un compartiment séparé, est le bois ou le charbon qui alimente le feu, et une carafe d’eau fraîche, accompagnée des ustensiles nécessaires, tels que cuillers, fourchettes, etc… En outre, dans de petits tiroirs ménagés sur les côtés de cette cuisine portative, se trouvent l’arrow-root, mets populaire, le vermicelle, le sucre… Pour un centin et même un demi centin, tout malheureux affamé peut avoir, à une minute d’avis, de l’arrow-root, des boules de riz, du vermicelle ou du potage pour deux centins, il peut satisfaire sa faim ou du moins la contenir.

Voilà ce qu’on fait dans les pays barbares pour l’amour de ses semblables. À Québec, il vous faut crever de faim, si vous n’êtes pas prêt à dîner entre midi et deux heures.[1]

Québec a vu naître une nouveauté dans son sein ; c’est la fondation d’un théâtre français à Saint-Roch. De toutes les choses inattendues, celle-là ne l’était pas le moins à coup sûr. Transformer la salle du marché Jacques-Cartier en salle de théâtre était déjà une tentative hardie ; elle a été couronnée de succès. Il y avait foule à la première représentation, et le jeu des acteurs a été aussi brillant que le choix des pièces était heureux. Maugard et Génot sont des comiques de la bonne école ; celui-ci était en même temps le peintre des décors. Son rideau de scène, représentant Jacques Cartier couronné par l’Amérique sous les traits d’une femme, est une véritable inspiration ; c’est rendre du coup le théâtre populaire, et je n’ai nul doute qu’il se soutiendra aisément, grâce à cette intelligente population de Saint-Roch qui n’a pas tout perdu avec le départ de ses nombreuses familles pour les États-Unis.

Je reviens à Saint-Thomas ; ce n’est pas difficile, puisque j’y suis. Saint-Thomas est un endroit fort plat, fort laid, fort ennuyeux, mais qui offre un attrait, la pêche au bar. Tout est relatif ; quand je dis attrait, je veux parler pour ceux qui ont la patience ridicule de rester des heures entières penchés sur une ligne, à attendre que le bar vienne mordre. D’autres, qui ont moins de patience, en voyant que le bar ne mord pas souvent, ont trouvé tout aussi commode de le prendre par la queue, d’où l’on voit que tous les moyens sont bons et que les extrêmes se touchent.

Je lis cette pensée dans une revue américaine : « Une lettre est un échange indirect des idées ; la conversation est un échange personnel de la vie. » Il y a de grands écrivains tels que Buffon, Descartes, Lafontaine, Marmontel, Goldsmith, dont la conversation était insupportable, tellement qu’après une heure de causerie avec eux, on était obligé d’avoir recours à leurs livres pour ne pas être tout à fait désenchanté. En revanche, Mmes de Rambouillet, Récamier, de Longueville, de Staël et de Solms, qui réunissaient dans leurs salons les plus beaux génies de leur époque, font voir quelle est la puissance de la conversation. Les femmes ont du moins sur nous cette supériorité incontestable, c’est qu’elles peuvent causer avec beaucoup de charme et écrire en même temps avec une grâce infinie.

Je m’aperçois que ma chronique devient de moins en moins québecquoise. Que voulez-vous que j’y fasse ? Depuis que l’honorable Langevin a quitté la capitale, de quoi peut-on s’entretenir ? Il est vrai qu’on a pris, il y a quelques jours, un veau-marin sur la batture de Beauport, et que cet imprudent amphibie avait quatre pieds de long. S’il avait eu cinq pouces de plus, ce serait peut-être plus intéressant ; ces cinq pouces m’auraient sans doute fourni un paragraphe pour finir ma chronique, mais je suis obligé de rester court. Il est évident que cela ne peut pas durer, et qu’avec la reprise du mouvement, au commencement de septembre, il se fera une réaction formidable dans la vie de la capitale comme dans celle de mes correspondances dont j’ai l’honneur d’être

Votre tout dévoué

POUR LE « PAYS. »

10 Septembre.

La grande affaire du jour à Québec est le vote du comté de Champlain qui refuse de concourir à la construction du chemin de fer du nord. Il parait que c’est le diable qui est cause de tout cela ; les habitants du comté en ont une peur incroyable, et depuis le jour où on leur a dit qu’une locomotive était le propre cheval de Belzébuth, ils n’ont plus vu dans les avocats du chemin que des suppôts de l’enfer et ils ont cru à la fin du monde. Le programme catholique n’est pas étranger à ces légitimes appréhensions de consciences délicates. L’hon. M. Cauchon a beau se couvrir de sa cuirasse d’orthodoxie, il a beau invoquer ses vingt-cinq années de services rendus à la religion, les gens de Champlain exigent avant tout qu’il soit exorcisé. L’opération serait difficile, car le président du sénat est un homme robuste, et il prétend mordicus qu’il n’est pas possédé, ou plutôt qu’il ne l’est que du dévouement à la chose publique.

Quoi qu’il en soit, on ne s’attendait guère à voir l’ange des ténèbres jouer un si grand rôle dans un vote municipal du Bas-Canada, et l’on se demande ce que feront les habitants de Champlain lorsqu’ils verront passer le chemin de fer avec ses ailes de feu, lorsqu’ils entendront au loin son sifflet comme un mugissement de damnés, et lorsqu’ils verront s’élever au beau milieu d’eux une station pour recevoir les maudits qui voyageront de Québec à Montréal. Quand j’y songe attentivement, je trouve que le cheval de Lucifer doit être un animal merveilleux pour pouvoir voyager en même temps dans toutes les parties du monde, et par tant de routes différentes ; je trouve que Lucifer ne le ménage pas assez, et que, d’un autre côté, les citoyens de Champlain montrent trop de compassion envers une bête infernale.

Ceux de Lévis, qui sont irrévocablement condamnés à la damnation éternelle pour avoir élu le Dr Blanchet, semblent en avoir pris leur parti. Ils se lancent tête baissée dans la construction du chemin de Kennebec et la poursuivent avec une ardeur vraiment diabolique. Chose étonnante ! ce chemin qui progresse rapidement est un chemin canadien ; il est vrai qu’il mène à la frontière américaine où le diable est mieux reçu que chez nous ; mais, dans tous les cas, c’est jouer gros jeu et c’est risquer son âme bien légèrement, même sur un court espace de chemin. La raison de cette différence entre les deux comtés consiste en ce que Lévis se trouve dans le diocèse de Québec où le programme a été condamné par l’archevêque, et que Champlain est dans le diocèse des Trois-Rivières, dont l’évêque a voulu l’imposer comme une condition indispensable de salut. Dans notre diocèse, nous pouvons donc espérer aller au ciel, même en chemin de fer, tandis que dans Champlain, il faut suivre l’ancien chemin en emboîtant le pas derrière M. Anselme Trudel, le représentant des voyages à pied.

L’arrivée de M. Vannier, agent d’émigration française, a fait naître parmi nous de glorieuses espérances. On s’attend à ce que dix Alsaciens viennent s’établir avant la fin de l’année sur la rive nord du Saint-Laurent, pour faire concurrence aux dix-huit Belges annoncés, mais non encore apparus. Ce flot d’immigration mettra un terme, espère-t-on, aux criailleries des membres de l’opposition et de la presse libérale. Le Courrier du Canada voit déjà venir à sa suite une quantité innombrable de nouvelles industries, animées d’une âme qui sache penser comme l’âme des Canadiens-français. Il plaide à ce sujet la cause de l’immigration cosmopolite, et dit que tout homme, même un français, a le droit de venir grossir notre population. Voilà une vérité désormais acquise ; il est vrai qu’on l’avait bien un peu mise en pratique depuis longtemps, mais jamais elle n’avait été si noblement proclamée. Quand le Courrier se met en frais de dire la vérité, il n’y va pas de main-morte. Défaut d’habitude.

Québec menace décidément de n’être plus reconnaissable avant six mois ; la ville des ruines commence à avoir des trottoirs. Tous les esprits sont en mouvement et on ne parle que d’améliorations, de manufactures, d’industries nouvelles. Les murs s’écroulent de toutes parts, les portes sont renversées, et dans leurs espaces béants, parmi des flots de poussière, au son des mines qui éclatent, on voit l’essaim des travailleurs, la pioche à la main, ne pas se ralentir du matin au soir. L’avenue Saint-Louis, avec ses adorables résidences, ses jardins, ses gazons, ses bosquets, pourra désormais être embrassée d’un coup-d’œil du haut de la plate-forme, et la destruction de la porte Prescott change du tout en tout l’aspect de la côte de la Basse-Ville. Au sommet de cette côte est notre confrère l’Événement qui est là, seul, isolé au milieu des débris, montrant sa face jaune et railleuse à travers une vieille masure qui ne reste debout que par tradition ou par impuissance de tomber toute seule, — ce qui n’empêche pas notre confrère d’être, par lui-même, très vigoureux, au point de trouver que le Pays n’est plus un journal assez avancé, et qu’il nous faut aujourd’hui un programme de l’avenir à la place de celui que vous avez publié. Ecoutez-le plutôt :

« Le programme esquissé par le Pays, et qui, il y a quelques années, aurait paru fort sage, est trop étroit aujourd’hui. C’est un programme tout constitutionnel, fait pour une situation permanente à laquelle au fond il n’y aurait rien à changer. Adopté plus tôt, il aurait probablement donné le pouvoir aux libéraux, mais aujourd’hui il ne promet rien ou à peu près rien au pays. L’espoir de voir régler, dans un sens plutôt que dans un autre, un très petit nombre de questions, ne saurait suffire. Il n’est pas bon en effet de charger l’esprit des masses de trop d’aliments à la fois ; mais il n’en est pas moins absolument nécessaire de lui imprimer une direction ferme et précise, de donner à l’effort commun un but certain et déterminé. »

D’accord ; mais hélas ! dans un pays où l’on ne sait pas où l’on en est, il est encore plus difficile de savoir où l’on va. Notre politique est un gâchis, le statu quo une énigme ; si l’avenir peut la résoudre, aidons-le ; mais je crois qu’il vaut toujours mieux commencer par le commencement qui est aujourd’hui. La première chose à faire est de se reconnaître, de se rallier, de s’entendre, et c’est déjà un effort assez pénible, au milieu d’éléments sans liaison, pour que cela suffise amplement aux plus vives impatiences.

Je suis désespéré. On dirait que tous les peuples du monde s’entendent pour m’empêcher de faire des chroniques. J’ai devant moi une masse de journaux américains, français et canadiens ; j’ai jusqu’à des revues que je feuillète obstinément, minutieusement, eh bien ! dans ce monceau où plongent tour à tour ma main et mes regards, je ne trouve rien, absolument rien qui arrête un instant ma pensée, que deux déclarations de principes ; l’une, de l’empereur de Russie signifiant à l’ambassadeur français « que la France restera isolée en Europe tant qu’elle gardera la forme républicaine ; » l’autre, de M. Letendre, rédacteur du Courrier de Rimouski, lequel déclare « qu’après des réflexions sérieuses, après maints efforts, il n’a découvert dans le libéralisme qu’une négation, pas de principe actif, pas de vie, pas de protection, pas d’avenir, et que c’est pour cela qu’il accepte la vie, la protection et l’avenir du parti conservateur qui ne se contente pas de promettre, mais qui donne… »

Il faut que l’empereur de Russie soit bien naïf et M. Letendre bien blasé ! Comment, pour sa part, M. Letendre peut-il concilier l’avenir avec un parti dont l’essence même est de ne se rattacher qu’au passé ? L’empereur de Russie peut avoir des illusions, puisque les souverains d’Europe ne sont plus eux-mêmes qu’une illusion vivante ; mais que M. Letendre perde les siennes au moment même où les libéraux voient se réaliser presque tous les articles de leur programme, c’est une aberration qui lui enlèvera au moins cent abonnés sur les deux cents qu’il pourrait avoir dans ce beau comté qui promet beaucoup, sans doute, mais qui donne peu. j’en parle par expérience, moi, démocrate, qui y possède un fief libre de toute redevance seigneuriale, mais non pas d’arrérages. Et cependant je garde mes illusions, au point de faire des chroniques, quand je ne puis rien saisir, quand tout m’échappe et me fuit. Oh ! les illusions, chères et douces consolatrices ! jamais le réel pourrait-il nous enrichir aussi bien que vous avec vos précieux mensonges, et que resterait-il donc aux chroniqueurs s’ils n’ajoutaient au prix monnayé de leurs articles la ravissante erreur de les croire lues par les femmes, ces êtres adorés qui immolent invariablement leurs adorateurs ?

Le temps de l’Exposition Provinciale approche. D’excellents préparatifs se font et il règne un mouvement, une activité de brillant augure. Il fait plaisir de voir que le nombre des bêtes à cornes va toujours croissant dans notre beau pays appelé pour cette raison « nos amours » ; mais, en même temps que les bœufs, il ferait bon de voir améliorer aussi les hommes, ces autres bêtes à cornes pour lesquelles il n’y a aucun prix de mentionné. C’est vraiment singulier que les hommes se négligent de la sorte eux-mêmes, malgré leur insondable égoïsme ; espérons que les bestiaux nous feront rougir par leur exemple.


POUR LE « PAYS. »

25 sept.

Le tabac que l’Angleterre importe presque tout entier des États-Unis lui donne un revenu de trente-deux millions de dollars. Ceci nous conduit tout naturellement à parler du calumet qu’on vient de découvrir dans les démolitions de la porte Prescott, en face de l’édifice du parlement. Ce calumet est en pierre, et, jusqu’à moitié, il est rempli de ce narcotique délicieux qui donne une mort lente, tellement lente que les plus robustes vieillards sont ceux qui en font usage depuis plus d’un demi-siècle. Le tabac est un poison, sans doute ; mais il n’y a pas de remède qui vaille ce poison-là. Avec lui, on goutte le sommeil sans fermer les yeux et l’on trouve l’oubli qui est le bien suprême.

Qu’est-ce donc qu’oublier, si ce n’est pas mourir ?


a dit le poëte. C’est vrai : voilà pourquoi l’on enterrait les anciens guerriers sauvages avec leur calumet. Celui dont je vous parle est la chose la plus commune au monde Des érudits prodigieux assurent que ce calumet remonte à deux cents ans ; à quel signe reconnaissent-ils cela ? Non pas à l’odeur sans doute qui est aussi forte que si le tabac avait été fumé d’hier, ni à aucun signe extérieur du fourneau de la pipe qui est aussi nu qu’un poisson. Mais, pour les savants, il y a dans toutes choses un langage muet que le vulgaire ne saisit pas.

Avec le calumet on a trouvé une petite écuelle en zinc qui a l’air d’être beaucoup plus ancienne, ce qui ferait supposer qu’elle remonte au moins à cinq cents ans. Moi qui ne suis pas un érudit, je me contente d’être logique et de juger d’après les apparences. Les apparences ! Voilà la grande erreur, et cependant c’est ce qu’on cherche à sauver le plus. Je crois qu’il y a là une faute de langage. Ce n’est pas nous qui sauvons les apparences, ce sont les apparences qui nous sauvent.

Et dire que toute la société repose ainsi sur un aphorisme mal tourné !…

En fait de curiosités, il y a encore ici une baleine de soixante pieds qu’on a trouvée échouée sur la côte nord et qu’on a remorquée jusqu’à Québec, pour la montrer aux badauds, moyennant dix cents. C’est une chose très rare qu’une baleine dans les capitales ; aussi, ne s’aborde-t-on depuis quelques jours dans les rues qu’avec ce dicton consacré par un usage solennel : « As-tu vu la baleine ? » Ceux qui ne l’ont pas vue rougissent de leur ignorance ou de leur pauvreté ; pour moi, j’ai ces deux grâces heureuses qui mènent droit au royaume des cieux. Et cependant, vous allez voir quelle profondeur de science je trouve à l’occasion.

À propos de ce cétacé qu’on exhibe à mes concitadins, je me suis fait cette question. Quels ont été les premiers baleiniers ? R. S. V. P. Ce n’est pas le Breton, dominateur des océans, ni le rude Danois, ni le Hollandais à moitié amphibie, ni le hardi Norvégien, fils des rois de la mer. Non, ce sont les Biscaiens et les Basques qui, les premiers, osèrent attaquer le Léviathan dans ses abîmes, et cela remonte à 1575.

Des historiens, comme il y en a tant, ont voulu prouver, il est vrai, que les Norvégiens avaient été les premiers venus sur ce champ de pêche formidable ; mais en cherchant la preuve, ils ont perdu la piste. Ce que les Norvégiens chassèrent, c’est probablement le grampus du Nord, ou quelque autre diminutif de la baleine. Le vieux navigateur norvégien du neuvième siècle, Tethore, qui a raconté lui-même ses aventures merveilleuses au roi Alfred, parle de non moins de soixante baleines qu’il aurait tuées en un seul jour. Vous voyez cela d’ici, — soixante baleines de cent pieds de long tuées en un seul jour par un seul homme ! Ce qui est certain, c’est que les premières barbes de baleine qui aient été vues en Angleterre provenaient du naufrage d’un navire basque en 1594, et, lorsqu’à la fin du seizième siècle, les Anglais équipèrent pour la première fois des baleiniers, ils furent obligés d’en appeler aux Basques pour les guider dans leurs préparatifs et pour remplir les fonctions les plus importantes du bord.

Depuis, quel changement ! c’en est au point que, loin d’avoir à courir au loin la baleine, c’est elle aujourd’hui qui vient nous trouver, comme celle qui est en ce moment à la Basse-Ville. Je ne dis pas qu’il faille absolument compter là-dessus pour abandonner la pêche dans les mers polaires ; mais enfin, c’est un progrès…

On ne vit jamais à Québec autant d’Américains et d’Américaines que cette année ; les portes étant démolies, l’étranger peut accourir. Aussi a-t-il pris possession de la ville désormais sans défense. Les hôteliers, les marchands de nouveautés et les cochers de fiacre font fortune.

Hier, je me suis trouvé ex abrupto avec un de ces fils de Washington qui, tous les soirs, inondent la plateforme avec leurs femmes et leurs filles. La conversation est vite engagée avec des Yankees, et elle roule sans délai sur des sujets sérieux et pratiques : « J’habite, me dit-il, un petit village du Vermont d’à peu près quinze cents âmes ; le maître de poste n’y a d’autre salaire que celui qu’il retire de sa commission sur chaque lettre ou journal distribué ; or, il s’est fait l’an dernier un revenu de $165 par ce seul moyen. Tous les jours il distribue à peu près trois cents journaux des grandes villes, de sorte qu’il n’y a pas une famille qui n’en reçoive un et même plusieurs. »

Je l’écoutais en silence, couvert de confusion. Je me rappelais que, pendant mes courses à la campagne cet été, dans des chefs-lieux qui comptent près de 3,000 âmes, c’était à peine si j’avais pu trouver quinze ou vingt abonnés aux journaux indispensables, quelle qu’en fût la couleur, et que j’avais inutilement cherché en bien des endroits, soit le Pays, soit la Minerve. En Canada, le journalisme est la profession des hommes intelligents qui n’arrivent à rien, et ceux qui font des chroniques arrivent moins vite que les autres, parce qu’ils sont une espèce à part, beaucoup trop supérieure. Ici, le journalisme n’est qu’un moyen ; aux États-Unis c’est une puissance. Chaque petit bourg y a sa presse qui communique jusqu’aux log-houses les plus reculées des squatters, l’histoire de toutes les heures, les découvertes de chaque jour. Chez nous, c’est à peine si les grandes villes elles-mêmes peuvent sustenter des journaux de premier ordre.

À propos de journaux, on se fait une idée bien exagérée des salaires que reçoivent les principaux rédacteurs de New-York ; les rédacteurs-en-chef du World, de la Tribune, du Herald et du Times reçoivent chacun $100.00 par semaine. C’est le Herald, le croirait-on ? qui paie le moins cher ses écrivains. Ses principaux rédacteurs reçoivent de $35 à $50 par semaine, ceux du Tribune de $50 à $60, tandis que deux des écrivains du World en reçoivent cent. Le rédacteur du Times, qui est chargé spécialement des grands articles de fond, reçoit $150 par semaine, et les autres entre $60 et $75.00. C’est assez pour faire venir l’eau à la bouche, mais guère en proportion de ces grands journaux dont les bureaux sont de véritables départements publics. Quand on songe que le propriétaire du Herald s’est payé dernièrement la fantaisie de donner $100,000 pour l’érection d’une église, on se demande qui l’empêcherait de doubler le salaire de ses rédacteurs qui en ont plus besoin que tous les temples du monde !



À Messrs. Louis Perrault & Cie.,

propriétaires du Pays.[2]
15 Octobre.

Ah ça ! mes propriétaires, est-ce que vous voulez promener la révolution radicale en charrette jusque dans nos paisibles campagnes ? Depuis deux ou trois jours on n’entend plus parler que des petites voitures peintes en vermillon qui portent le Pays dans tous les villages avoisinant la grande métropole canadienne. On nous a raconté l’ébahissement des cultivateurs à la vue de ce véhicule inouï qui promène dans ses flancs le produit de tant d’intelligence hors ligne. On nous a dit leur curiosité, puis leur enthousiasme, puis leur acharnement à se disputer les exemplaires destinés aux dépôts. On nous a dit que le cocher (est-il, lui aussi, peint en vermillon ?) avait toutes les peines du monde à leur faire comprendre la responsabilité qui pesait sur lui, s’il ne livrait pas aux dépôts le nombre exact des exemplaires qui lui étaient confiés.

Mais il parait que le peuple est toujours et partout le même ; il n’entend pas raison et il veut se satisfaire tout d’abord. Il y a plus. On nous apprend que vous avez fait l’acquisition d’une presse qui imprime 4000 exemplaires à l’heure. Si cela est, la circulation du Pays doit être quadruplée depuis qu’il est entre vos mains. En face de ce résultat merveilleux, un seul sentiment trouve place en moi, l’admiration du génie devant la splendeur. Vous renversez toutes mes idées péniblement, très péniblement acquises sur le journalisme canadien. Je m’étais habitué à le voir revêtu de l’éternelle tunique de Job, couvert non pas de lèpre, mais de dettes, ce qui est bien plus irritant ; je me rappelle le temps, et il a duré des années, où cinq à six cents lecteurs, émerveillés de mon style, ne me rapportaient autre chose que l’obligation de demander crédit à mon boulanger. Que de créanciers, assez braves gens du reste, trop peut-être, ont été immolés ainsi aux mânes de l’ancien journalisme !

Ah ! ce n’est donc plus un vain titre que celui d’homme de lettres en Canada, et l’on peut y être écrivain sans porter des habits d’occasion ! Grande et sublime transformation sociale ! Vous êtes des radicaux, mes propriétaires ; avant peu, vous voudrez bien m’associer à vous, comme la Minerve vient de le faire de son premier rédacteur qui le mérite bien moins que moi. Ça été là un noble exemple, que le Nouveau-Monde [3] ne suivra pas, sans doute, rien que par esprit d’antagonisme ; et, du reste, ses propriétaires ne pourraient s’associer personne, attendu que la vérité, une et indivisible, ne permet pas de partage.

Le Nouveau-Monde ayant fait dans un récent article cette immortelle déclaration :

« Le libéralisme est une erreur dans tous les ordres de choses. On peut en politique le subir comme un moindre mal, le tolérer pour prévenir les désastres d’une révolution sanglante ; mais il y a un abîme entre souffrir ainsi le despotisme libéral, et l’accepter comme principe ou doctrine politique, »

L’Événement lui répond :

« Ces mots, qui contiennent l’essence de la doctrine du programme, ouvrent un abîme entre le parti conservateur et ce que nous avons pris la liberté d’appeler le parti réactionnaire. Ils sépareront à jamais ces deux partis, car les hommes d’État, qui ont entrepris de faire fonctionner la constitution actuelle, ne peuvent accepter le concours de ceux qui se déclarent les ennemis des libertés publiques, et qui n’hésitent pas à dire qu’ils ne font que subir comme un moindre mal, que tolérer le régime constitutionnel, et qu’il n’y a que la crainte d’une révolution sanglante, que la peur, en un mot, qui les empêche de travailler à le renverser. Les réactionnaires n’élèvent pas de barricades, mais ils s’efforcent d’altérer le système, de fermer les ouvertures, de clore portes et fenêtres, et de chercher à y asphyxier la liberté qu’ils n’osent attaquer de front. L’alliance avec un pareil parti est impossible pour qui est convaincu que la constitution anglaise a posé des limites au-delà desquelles aucun peuple en Amérique ne doit et ne peut reculer. Rien de plus, mais certainement rien de moins. Le libéralisme anglais est devenu pour nous l’essence même de notre vie publique.

« Il faut que les réactionnaires en prennent leur parti : conservateurs et libéraux, nous avons une foi politique commune, le constitutionalisme. L’ordre des choses actuel contient, pour les uns le minimum, pour les autres le maximum des libertés publiques ; mais personne, aucun parti, aucun homme public, ne voudrait en laisser supprimer une seule. Nous avons tous pour ancêtres des libéraux, des hommes qui ont lutté pour la liberté et qui ont contribué à la conquérir pour l’avenir. Nous ne renoncerons jamais à cet héritage. Nous différons sur les questions secondaires, transitoires ; nous sommes unis sur ce point principal. »

Cette réponse, qui ne permet pas de réplique, établit nettement l’état des choses, et nous savons désormais à quoi nous en tenir. Les programmistes ne sont ni plus ni moins que les perturbateurs de nos institutions sociales, des ennemis dangereux des lois qu’il faut poursuivre à outrance. Je propose donc, pour les punir, qu’ils soient tous élus députés sous l’empire de la constitution. S’ils acceptent, ils se mettront en contradiction avec eux-mêmes ; s’ils n’acceptent pas, ils se mettront nécessairement dans l’opposition qui n’est composée que de libéraux.

Les Chinois, nos maîtres en tout, ont un moyen infaillible pour faire changer le temps quand il est mauvais. Le voici :

« Quand la période des pluies, des vents, de la grêle ou de la neige se prolonge outre mesure en Chine, les indigènes, assure-t-on, après avoir vainement supplié leurs dieux de faire cesser l’intempérie régnante, les mettent dehors et les exposent à cette intempérie, pour voir s’ils trouvent la chose de leur goût. »

Parmi les chrétiens, il n’y a que ceux du Nouveau-Monde qui en fassent autant.

L’hon. M. Langevin est revenu de la Colombie Anglaise ; il s’est abattu sur nous au bruit des cloches sonnant à toute volée. Son voyage à la Colombie a eu pour résultat de faire découvrir de nouvelles mines et d’apprendre à dîner aux habitants de Cariboo. En outre, comme il l’annonce lui-même, il a trouvé à 150 pieds sous terre des mineurs pouvant lutter, pour la grâce des manières avec les premiers gentilshommes du Royaume-Uni. Il a fait entendre à ces fashionables d’illustres paroles qui renferment tout un programme politique : « Tout dépend, leur a-t-il dit, des prochaines élections. Si vous élisez de mauvais représentants, vous n’aurez à blâmer que vous-mêmes. »


  1. C’est bien changé depuis treize ans que cette chronique a été écrite.
  2. La présente chronique a besoin d’un mot d’éclaircissement. Les MM. Perrault, imprimeurs, de Montréal, alors propriétaires du Pays, en avaient fait en quelques mois le premier journal français du Canada. Leur activité, leur esprit d’entreprise et l’éclat dont ils l’environnaient, promettaient au Pays un bel avenir. Les premiers, ils avaient imaginé de faire distribuer le Pays à la campagne par des facteurs spéciaux, conduisant des petites voitures rouges, couleur du parti libéral. Qui aurait pu penser alors que le Pays dût si tôt mourir, lui qui semblait plus vigoureux que jamais ?
  3. Journal ultramontain.