Chroniques (Buies)/Tome I/La Baie des Chaleurs

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Typographie C Darveau (1p. 255-262).


Huit heures.

Nous quittons Percé par un temps incroyable en cette saison-ci, merveilleusement beau, brillant, étincelant comme l’étoile du bonheur, et nous nous dirigeons sur Paspébiac, à soixante-douze milles plus loin, en passant par la Pointe aux Maquereaux qui est à l’entrée de la Baie des Chaleurs.

À la Pointe aux Maquereaux, trente milles plus loin que Percé, s’entrouvre cette onduleuse, voluptueuse Baie des Chaleurs, pleine de longs replis, de languissants contours, que le vent caresse comme un éventail, et dont les grèves amollies reçoivent sans murmure l’épanchement des flots. Quarante milles plus loin, au pied de collines douces, légèrement aplanies, apparaissent Paspébiac et New Carlisle, les deux plus jolis, les deux plus coquets endroits de la Baie.

Ici commencent une nature, des formes, des aspects tout différents de ceux que nous venons de quitter avec les rives du Saint-Laurent. Ce ne sont plus les montagnes abruptes de la côte nord, ni les champs amaigris, fatigués de la côte sud, mais de gras pâturages, des champs bien nourris, une végétation pleine de jeunesse. D’un côté c’est le Canada, de l’autre c’est le Nouveau-Brunswick ; mais, dès maintenant, que le lecteur s’apprête à des usages, à une population, à une physionomie locale qui ne lui rappelleront en rien le Canada.

Nous sommes, nous, un peuple ancien. Tout est vieux en Canada, les villes, les campagnes, les mœurs, le langage ; tout y est pénétré de l’antique et a la senteur lointaine d’un monde dès longtemps disparu. Nous parlons et nous vivons comme nos ancêtres ; en maints endroits, des souvenirs déjà séculaires attestent une vie, une histoire, des traditions dont nous n’avons fait qu’hériter, et qui sont maintenues par des coutumes pour ainsi dire invariables. Quand on parcourt les campagnes canadiennes, le plus souvent on respire comme la poussière d’une civilisation éteinte ; des ruines, déjà vieilles de cent ans, jonchent le sol dans bien des villages ; il y a des églises et des demeures que le moindre souffle du vent ébranle, et qui remontent au temps de la régence d’Orléans. Des cités entières même, comme Québec, s’enveloppent dans des manteaux de débris et semblent souffrir toutes les atteintes d’une vieillesse trop longtemps prolongée.

Le Bas-Canada est le vieux monde dans le nouveau, le vieux monde resté passif au milieu des secousses modernes, lézardé, mais immuable, sillonné de moisissures et jetant au loin l’odeur des nécropoles. Depuis plus de deux siècles, bien des champs ont la même apparence, bien des foyers ont entendu les mêmes récits des vieux, morts presque centenaires ; les générations se sont succédées comme un flot suit l’autre et vient mourir sur le même rivage, et c’est à peine si, depuis une quinzaine d’années, des mains hardies se sont mises à secouer le linceul sous lequel les Canadiens avaient enseveli les légendes de leur passé et les beautés de leur histoire.

Il y a chez nous des classes sociales, des aristocrates, débris de l’orgueil et de l’ignorance féodales ; il y a des vieilles familles qui se détachent de la masse et qui conservent intactes des mœurs et des manières surannées ; il y a les parvenus, il y a les enrichis, les petits bourgeois et les ouvriers, tous gens se tenant à part les uns des autres ; il y a des pauvres bien-nés et de gros marchands qui reçoivent dans des palais, et qu’on pourrait atteler avec des bœufs de labour ; il y a à part cela la classe d’élite, fière de sa valeur, dont l’exclusivisme n’a rien d’arrogant, qui se mêle volontiers avec toutes les autres et dont les prédilections s’abaissent maintes fois jusqu’aux rangs les plus obscurs, c’est la classe des hommes de l’esprit et de l’étude. Mais ici, dès que l’on met le pied dans la Baie des Chaleurs, et dans tout le reste des provinces maritimes, les distinctions sociales disparaissent ; il n’y a plus que des égaux.

Les communautés sont petites, jeunes et formées invariablement des mêmes éléments. On n’y connait pas plus la mendicité que les grandes fortunes, et si les hommes en général n’y travaillent pas avec l’ardeur et l’âpreté que nous mettons dans nos entreprises, du moins ils font tous quelque chose. Prenez l’un après l’autre tous les groupes isolés d’habitations, auxquels on a donné le nom de villes, le long de la Baie et sur le littoral du Nouveau-Brunswick, et vous retrouverez, non seulement la même physionomie extérieure, mais encore les mêmes mœurs et les mêmes occupations.

Ce pays n’a pas de passé, pas de coutumes établies ; il n’y a là, pour ainsi dire, pas de lien, pas de solidarité ; chacun y vit de sa vie propre, affermit, développe, élève et embellit son existence comme il l’entend. Les chaudes amitiés qui datent de l’enfance et qui remontent aux vieilles liaisons de famille, sont inconnues. C’est que les hommes, en petit nombre encore, y sont tous dispersés sur une étendue considérable ; pas de paroisses, pas de villages nulle part ; seulement, ça et là, des centres de commerce appelés villes, et qui ne ressemblent en rien à ce que nous sommes habitués à appeler de ce nom.

En parcourant les rivages de la Baie des Chaleurs, vous verrez paraître inopinément un clocher au milieu d’espaces vides, comme ces calvaires qui, dans notre pays, se dressent tout à coup sur les routes solitaires ; c’est la chapelle protestante ou catholique ; mais, autour d’elle, rien de ce rassemblement qui rappelle aussitôt l’idée du troupeau réuni sous la main du pasteur. Les habitations sont disséminées sur la grande route, parfois quelque peu rapprochées, assez suivies, le plus souvent clairsemées ; aucun endroit ne tire son nom d’un village ou du saint auquel il est consacré, mais d’une configuration de terrain, d’une petite rivière, d’un souvenir fortuit, d’un accident et même d’un hasard. On dirait que l’homme est arrivé sur cette terre comme une paille emportée par le vent, qu’il s’est arrêté tout à coup et a planté sa tente sans s’occuper de ce qui l’entourait, ni de son passé désormais perdu dans l’oubli.

Dans une pareille contrée, les mœurs sont nécessairement quelque peu dures. Chacun, renfermé dans une individualité semi-barbare, a peu de notions de la réciprocité sociale, des égards mutuels. On sent que les hommes y ont l’habitude de vivre séparés ; aussi sont-ils défiants les uns des autres. La loi, quand il y a lieu, reçoit son application la plus rigoureuse ; pas de tempéraments, pas d’adoucissements.

Dans une civilisation qui a pris son développement complet, tous les membres de la société sentent qu’ils se doivent mutuellement protection ; on observe moins la lettre que l’esprit de la loi, on l’élude même par mille fictions qui, en somme, ne font que démontrer combien chacun se repose plus sur les mœurs générales que sur les ordonnances, combien on s’en rapporte plus à l’intérêt de tous, dans l’ordre de choses établi, qu’à la contrainte imposée par des textes inflexibles. Mais ici, l’on dirait que la loi, loin d’être faite pour les hommes, est faite contre eux, et qu’il n’existe pas d’autre sauvegarde mutuelle que dans une application draconienne de ses obligations.

Le lecteur saisira mieux du reste le sens et l’étendue de ces considérations par des exemples.

Nous étions arrivés à Paspébiac jeudi, le 10 octobre, à trois heures de l’après-midi. Il faisait un temps à égayer des croquemorts et à faire chanter des corbeaux ; le ciel était resplendissant, la mer légèrement ondulée par la brise. Dans le port, la Canadienne, tirant des bordées, voletait comme un oiseau-mouche sur des flocons de lilas ; quelques navires blanchissaient à l’horizon ; d’autres, mouillés, attendaient leur cargaison de bois ou de morue sèche pour les Antilles, tandis qu’une centaine de bateaux-pêcheurs se balançaient sur les flots dans toutes les directions.

Nous fûmes accostés par deux énormes barges qui vinrent prendre le fret et les passagers. L’opération dura une heure et demie, pendant laquelle nous pûmes examiner à loisir la physionomie de l’endroit éloigné de nous d’à peu près un demi-mille. À part le site qui est charmant, je dirais presque suave, tant il y a de douceur agreste dans les longues collines qui viennent se baigner à la mer, ce qu’il faut remarquer avant tout à Paspébiac, c’est l’immense établissement de la maison Robin qui constitue à lui seul une petite cité.

La maison Robin emploie environ six cents hommes à la seule préparation de la morue ; ces six cents hommes demeurent tous dans l’enceinte de l’établissement qui est divisé par rues et par quartiers, et qui contient des boutiques de menuisier, de charpentier, de tonnelier, de forgeron, de mécanicien… tout ce qui est nécessaire à une exploitation considérable. Il y a là jusqu’à des petits docks et des chantiers pour la construction des navires ; l’entrepôt général s’élève sur pilotis dans la mer même, et en arrière s’échelonnent les diverses rues qui fractionnent l’établissement.

Une particularité de la maison Robin, c’est qu’aucun de ses commis n’a le droit de se marier ; s’il en est qui ont ce malheur, il faut que leurs femmes vivent au loin et qu’ils n’aillent les voir qu’une fois tous les deux ans. Il y a loin de là au mormonisme.

Un jeune homme qui entre comme commis dans la maison Robin doit faire six années d’apprentissage à vingt-cinq louis par an, puis deux autres années à cinquante louis, puis, successivement de cette façon, jusqu’à ce qu’il finisse par avoir une part dans la société.

Cet établissement célèbre remonte à l’époque même de la conquête. Son fondateur, un Jersais, vint, dans ce temps-là, établir un petit entrepôt de pêche sur les côtes de la Gaspésie, et, depuis lors, toujours graduellement, ses successeurs ont étendu la société jusqu’à ce qu’elle ait eu des comptoirs dans tous les ports du Golfe. La maison LeBouthillier, qui rivalise avec la maison Bobin, ne compte guère, elle, que trente à trente-cinq ans d’existence et emploie à peu près la moitié autant de monde. M. LeBouthillier, qui est mort conseiller législatif, il y a quelques mois à peine, avait d’abord été commis de la maison Robin, jusqu’à ce qu’il fût élu pour représenter l’immense comté de Gaspé, vers 1838. Ses patrons n’ayant pas trouvé conforme aux règlements de la maison que le premier employé s’occupât d’affaires publiques, il se sépara d’avec eux et fonda l’établissement rival, connu aujourd’hui sous son nom, et dont quatre fils sont maintenant les héritiers. De même que les Robin, les LeBouthillier ont des entrepôts partout ; le plus considérable d’entre eux est sur l’île Bonaventure, en face de Percé.

Il était près de cinq heures du soir lorsque nous quittâmes Paspébiac. Trois milles plus loin, nous passâmes devant New-Carlisle qui est le chef-lieu judiciaire du côté nord de la Baie des Chaleurs, et qui ne forme, à proprement parler, avec Paspébiac, qu’une seule et même ville. Nous en avions encore pour quatre heures avant d’atteindre Dalhousie, le terme de mon voyage par eau et le port le plus reculé de la Baie. Là, j’allais commencer un voyage par terre qui devait m’initier à des mœurs et à des usages tout à fait nouveaux.