Chroniques (Buies)/Tome I/Mathieu vs. Laflamme (breach of promise)

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Typographie C Darveau (1p. 355-362).

MATHIEU vs. LAFLAMME.[1]


(BREACH OF PROMISE.)


18 Février.


Je trouve que cela est odieux ; je trouve que les lois humaines sont trop souvent en contradiction flagrante avec la nature. Enlever à la femme le droit d’être trompeuse, perfide et parjure, droit qu’elle exerce depuis le temps de la mère Ève, c’est supprimer la femme. Il n’y en a plus : là, vous êtes bien avancés, juges de la terre qui judicatis mulieres.

D’abord, le suprême du ridicule, c’est de vouloir juger les femmes : ces reptiles suaves ne veulent pas être jugés. La femme aime qu’on l’adore ou qu’on la batte ; l’amour ou la force, la crainte ou la passion ; mais être condamnée aux termes de l’article XX… d’un code saxon quelconque qui date de bien avant la conquête normande, cela est pour elle aussi humiliant qu’illogique et monstrueux.

De même que la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, de même le mariage a été donné à la femme pour déguiser son inconstance ; mais lorsque, malheureusement, cette inconstance éclate avant les épousailles, il y a un tarif qui règle tout. L’homme se souviendra éternellement de la pomme et il s’en vengera de toutes les manières. Ce qu’il ne reconnaît pas toutefois, c’est que le père Adam n’a pas été plus mal inspiré, il y a six mille ans, que ses fils ne le sont tous les jours. On n’est pas plus avancé aujourd’hui que l’était ce père commun de tant d’imbéciles ; peut-être l’est-on moins. Si l’homme a découvert la vapeur, la femme a découvert la flirtation, qui est la vapeur et l’électricité combinées. Découvrons et employons, si nous voulons, toutes les forces de la nature, nous viendrons toujours nous briser contre cette créature en apparence faible, molle, craintive, mais qui résume en elle toutes les forces connues et inconnues.

La femme ! profondeur mystérieuse et terrible ! pour bien y voir il faut être aveugle. Les tribunaux ! elle s’en moque bien ! Est-ce que Dieu ne l’avait pas condamnée dès le premier piège qu’elle tendit à l’homme, et cela l’a-t-il corrigée ? Au contraire ; puisqu’elle était tombée, elle s’en prit à sa victime ; c’est toujours comme cela que la femme raisonne. Il lui fallut, dès sa chute, un souffre-douleur, une pelote sur laquelle elle plantât ses épingles à travers les âges ; et l’homme, avec son air bête et sa confiance bonace, lui sembla l’objet propre à la chose.

Maintenant il y a un tarif, cela devient sérieux ; les rôles vont changer. L’homme a eu là une lueur d’intelligence : dans un siècle où tout est affaire d’argent, si la femme est prise par la bourse, on court le risque qu’elle soit constante ou du moins qu’elle le paraisse ; épouvantable perspective ! Car, remarquez bien que la femme est tout apparence, tout dehors ; c’est son talent à elle de paraître aussi vraie que la vérité, aussi franche que l’acier trempé. Si donc elle paie, nous sommes coulés, rasés, flambés. Il faut y réfléchir, législateurs, maris et futurs maris. Mieux vaut cent fois faire une expérience qui coûte mille dollars en voitures et en meubles que d’en faire une qui rend ridicule pour la vie, sans même avoir pour soi les sympathies de son sexe.

Pour moi, homme, si j’avais le malheur de m’être fiancé dans un moment d’oubli, je tâcherais de me sortir de là coûte que coûte ; j’engagerais mes chroniques pendant dix ans, s’il le fallait, et je paierais même pour qu’on me poursuive en dommages-intérêts, préférant payer de ma bourse que de ma personne.

Depuis le récent arrêt qui vient de condamner une descendante d’Ève coupable seulement de s’être trompée d’époque, les jeunes filles sont furieuses, surtout les héritières, bien entendu. Dans les premiers transports de leur effroi, elles s’imaginent qu’elles ne pourront plus tromper personne et que, dès lors, leur rôle ici-bas est fini. J’ai reçu d’elles une vingtaine de lettres, toutes plus pressantes les unes que les autres, qui me supplient de revendiquer leurs droits. Je leur rendrais avec enthousiasme ce service si je pouvais compter que l’une d’elles seulement voulût me tenir en dehors de la loi commune, me faire l’honneur de ne pas me prendre à priori pour une dupe, simplement parce que je suis un homme ; je lui assurerais en échange un droit exclusif sur moi.

Ce que je demande à cette femme idéale est bien difficile, c’est vrai ; mais aussi, diable, ce que j’offre l’est bien plus. Arriver ainsi d’un bond à la vertu absolue, sans apprentissage !…

En principe, j’approuve le docteur Mathieu et je le déclare hautement : dans la pratique, ce qu’il a fait ne vaut rien. L’homme a déjà tout contre lui dans sa lutte avec la femme ; s’il ne peut au moins avoir avec lui la loi, la loi qu’il a faite pour se protéger, pour se garantir surtout contre cet être prétendu faible qui le terrasse invariablement, chaque fois qu’il ose se mesurer avec qui, alors fermons boutique, donnons notre démission. Je sais que ce que j’écris en ce moment ruisselle de contradictions, qu’un paragraphe dément ou détruit celui qui le précède : mais comment parler autrement lorsqu’il s’agit des femmes ? Vouloir faire de la logique avec elles, c’est vouloir aller jusque devant le tribunal : or je ne suis pas prêt à conclure avec ce rigorisme, fût-ce même en vue de faire payer mes meubles.

Cependant l’exemple donné par le malheureux ou l’heureux docteur peut avoir du bon pour les gens d’affaires. Faire sa cour deviendra une nouvelle spécialité financière ; il y aura des hommes exprès qui entreprendront des fiançailles et les feront souscrire par actions. À chaque petite visite rendue par le futur à sa fiancée, les actions feront hausse ; à chaque chaise de paille, à chaque oreiller qu’il achètera, prime. S’il se fait serrer l’index ou l’annulaire de cette façon éloquente qui est le langage du silence, deux cent, trois cent pour cent ! Il y a des fortunes à réaliser dans ce genre coopérations, comme on dit en style de commerce. Il est malheureux que je manque de l’esprit d’entreprise nécessaire.

Avant de quitter ce sujet appétissant qui est pour moi, vieux garçon, intarissable, (car j’en sais long là-dessus, moi qui ai été traité comme le docteur Mathieu au moins trente-trois fois,) je veux donner un conseil. Le suivra qui pourra. N’allez jamais devant les tribunaux contre une femme ; c’est parfaitement juste, logique, sensé, mais c’est détestable.

Malheureusement ce n’est pas la raison qui gouverne le monde, c’est le préjugé. Or, le préjugé sera toujours plus fort que la loi. Votre exemple ne sera jamais beaucoup suivi, quelque louable qu’il soit dans un cas particulier. Il ne servira tout au plus qu’à donner des espérances aux pleutres et à tous ces petits cuistres vils qui se faufilent dans les familles en calculant d’avance le prix de leur évincement. Ne poursuivez pas la femme, parce qu’il n’y a pas de tribunal qui puisse l’atteindre ; elle est au-dessus comme en dehors de la loi ; ce qu’elle vous paierait en dommages, vous le perdriez dix fois en considération ; et puissiez-vous monter à ce prix trois maisons, vous ne monteriez plus un seul ménage. Mais, servez-vous de ses armes, rendez-lui ce qu’elle vous fait, jouez son jeu. Quand elle vous verra aussi fort qu’elle, soyez assuré de sa loyauté et de sa constance. Rien ne plie, rien ne cède comme la femme, mais à la condition qu’on la batte sur son terrain. Essayez cela et vous réussirez, dût-il vous en coûter d’abord vingt défaites. Ce noviciat fini, vous serez le maître et toutes les femmes seront folles de

vous ; mais, hélas ! vous ne serez plus fou d’elles…
27 Février.

Enfin je l’ai vu, je l’ai vu, je l’ai vu… le contrat ! Il a été traduit dans ce style particulier aux traductions, incompréhensible en langage ordinaire. J’ai saisi toutefois, ou plutôt j’ai deviné certains passages ; l’un d’eux m’a épouvanté. Il était pourtant bien entendu que le gouvernement ne devait pas construire le chemin du Pacifique, qu’il l’abandonnait aux compagnies privées et que le peuple, le pauvre peuple, ne serait pas soumis à de nouvelles taxes pour payer cette monstrueuse splendeur. Eh bien ! voilà une déception nouvelle. Il est dit que la confédération ne fera que des dupes.

Pour ce chemin que le gouvernement ne devait pas construire, il donne trente millions ! Or, c’est là une taxe de trente millions payée du coup. À la session prochaine, pour une raison ou pour une autre qui ne sera pas la véritable, on nous flanquera un droit de cinq pour cent plus élevé sur un objet quelconque. Sous prétexte de moralisation, on rendra le tabac et les liqueurs inaccessibles aux petites bourses, qui sont les plus nombreuses. Je n’ai jamais compris, entre parenthèses, pourquoi les petites bourses, étant les plus nombreuses, ce ne soient pas elles qui gouvernent. Le régime constitutionnel est donc aussi lui une duperie !

Nous paierons, c’est superbe, et dans vingt ans nos petits-fils, au lieu d’aller à Cacouna, iront prendre les bains dans le lac Supérieur ou dans les ondes de la Saseatchewan. Quelle perspective ! Avoir à soi, sillonnée par un chemin de fer à voie large, (il faut bien que ce soit une voie large, il y a tant de terre dans ce pays là !) avoir à soi, dis-je, toute cette immense région de l’ouest entre le 49e et le 57e degré de latitude nord ; faire reculer les ours blancs, les visons et les chats sauvages jusqu’au pôle, qui est l’adossement de l’Amérique Anglaise, comme l’a dit un ministre célèbre ; posséder avec cela des embranchements qui multiplieront les aspects du désert ; faire venir le bois de corde du flanc des montagnes Rocheuses, expédier aux innombrables populations de la Colombie Anglaise du fromage raffiné et même de la tire, par des trains spéciaux, c’est là une de ces grandes conceptions qui exigent que tous les membres d’un ministère soient des hommes de bronze ! En revanche, les directeurs de la nouvelle compagnie seront des hommes d’acier… hein ! quoi ?…

Avez-vous remarqué une chose toute naturelle et qui cependant arrive rarement ? c’est que l’abdication du roi Amédée coïncide exactement avec celle de nos ministres. Je ne soupçonnerai jamais le roi Amédée de s’être entendu avec le chef du gouvernement provincial pour laisser ainsi au dépourvu deux peuples dont l’avenir est maintenant brisé ; mais il y a au moins là quelque chose de fatal ; c’est la logique de l’imprévu. Amédée s’en va absolument comme l’honorable Hector Langevin laisse Ottawa pour Québec ; pas de bruit, pas de violence, pas de révolution. Voici un fait singulier. Depuis vingt ans, ce n’est que lorsque des prétendants quelconques montent sur un trône qu’il y a des massacres. Quand ils sont obligés de le quitter, on s’en aperçoit à peine. Pauvre roi d’Espagne ! il était pourtant un des meilleurs et des plus rares, puisqu’il n’a pas voulu gouverner contre la volonté nationale. Il lui eût été si facile pourtant de faire tuer une vingtaine de mille hommes ! Décidément les rois vont devenir méconnaissables.



  1. À propos de la rupture d’un engagement matrimonial, de la part de Mlle Laflamme, fiancée du docteur Mathieu, dentiste de Montréal, et du procès intenté par ce dernier contre la dite demoiselle.