Chroniques (Buies)/Tome I/Préface

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Typographie C Darveau (1p. 5-9).


PRÉFACE




C’est en 1871 que j’écrivis mes premières « Chroniques. » Comment cette fantaisie me prit ou comment cette inspiration me vint, je ne le sais plus. J’ai bien rarement su une heure après ce que j’écrivais une heure avant. Mes « Chroniques » sont une œuvre de jeunesse, imprévue, fortuite, faite au hasard de l’idée vagabonde, un reflet multiple d’une vie qui n’a été qu’une suite d’accidents toujours nouveaux, de situations toujours inattendues et d’impressions qui, pour être extrêmement mobiles, n’en étaient pas moins souvent profondes et persistantes, malgré leur apparente fugacité.

Une chose me frappait-elle, aussitôt je la mettais dans un alinéa, pressé de courir à une autre qui m’attendait et qui se hâtait de prendre forme, avant d’être délaissée à son tour. Ainsi les impressions m’arrivaient en foule, comme une troupe d’oiseaux qui accourent à tire d’aile, mais dont chacun d’eux laisse saisir distinctement son vol. Conceptions du moment, fugitives empreintes, ainsi mes chroniques ont passé sous les yeux du lecteur, se suivant les unes les autres, et pourtant rassemblées, comme le flot succède au flot dans une course uniforme.

Dans cet abandon rapide de mon esprit à ce qui s’en emparait rapidement, je goûtais d’exquises jouissances, et mon âme débordante se répandait dans celle du lecteur. Le lecteur, c’était pour moi l’ami unique, le confident de toutes les heures, à qui je me livrais tout entier, et dont mes accès d’expansion touchaient toujours des fibres en relation avec celles de ma propre pensée.

C’est ce qui fit le succès de mon premier livre, succès qui fut une révélation. Je ne m’étais jamais imaginé que de simples articles de fantaisie, qui avaient pu amuser ou intéresser le lecteur à ses moments perdus, pussent subir l’épreuve d’une publication nouvelle, sous forme de volume, et je ne l’avais guère tentée, après avoir recueilli assez de souscriptions pour couvrir mes frais, qu’afin d’assurer quelque durée à ce qui était de sa nature essentiellement fugitif, et de pouvoir me retrouver tout entier, aussi longtemps que je vivrais, dans un passé qui renfermait tant d’impressions vivaces et tant d’émotions doucement savourées. Aussi ma première idée fut-elle de ne faire qu’une édition intime, bon nombre de mes amis m’effrayant par leurs prédictions décourageantes et par d’aimables railleries sur ma témérité.

Avouons que ce que j’essayais de faire était alors de la haute nouveauté, et que mes Cassandres avaient toutes les raisons d’avoir raison. Comment, malheureux, tu veux publier un livre ! Mais combien auras-tu de lecteurs ? Quelques centaines à peine. Tu sais bien qu’il y a trop peu de gens dans notre pays qui lisent, trop peu surtout qui achètent des livres. Passe encore pour des articles de journaux. On t’a lu en passant par distraction, mais prendra-t-on la peine de te relire, de tourner pour cela les pages d’un volume et de chercher de nouveau, dans un gros in-douze, tes pensées qui n’ont pu avoir que l’attrait du moment, qu’un intérêt de circonstance ?… Oui, tout cela avait l’air d’être bien vrai ; mais l’était-ce réellement ? Et quand bien même cela eût été vrai sans conteste, devais-je m’y arrêter ? À ce compte, on ne s’affranchirait jamais des alarmes d’une fausse pusillanimité, de cette défiance de soi, traditionnelle chez les Canadiens-Français, qui ne leur avait présenté jusqu’alors que l’image d’une prétendue infériorité et paralysé en eux l’orgueil nécessaire à l’audace. Il fallait briser ces vaines entraves, avoir au moins la force d’essayer et le courage d’échouer même, s’il était nécessaire, livrer enfin le premier assaut au préjugé funeste qui n’a d’autre cause que notre état de dépendance et une éducation si inférieure, si pitoyable, qu’elle nous rendait inhabiles à penser et impropres à aborder quelque partie que ce fût du domaine des lettres, des sciences ou de la critique. Laisser l’obstacle constamment dressé devant nous ne pouvait être notre destinée, et la question se présentait, ou de le renverser après une succession de tentatives, ou de rester à tout jamais dans une infériorité indigne de notre race.

J’entrai résolument dans le chemin dont on me signalait les embûches et les périls avec une complaisance attentive, et je crois en vérité qu’on était peut-être un peu moins effrayé que désagréablement surpris de ce que je bravais des craintes aussi légitimes, aussi invétérées, aussi bien entrées dans les mœurs et comme dans la nature de chacun. Mais un secret instinct m’avertissait que le public avait été méjugé et que si le nombre des lecteurs paraissait si restreint, c’était bien plus la faute des écrivains, ou de ceux qui en prenaient le nom, que celle des lecteurs mêmes. Combien n’est-ce pas changé depuis ! Les écrivains ont repris une telle confiance en leur mérite que c’est eux maintenant qui se croient en nombre trop restreint pour le public, et ils foisonnent, ils foisonnent, ils foisonnent ! Il n’en tient qu’à eux en vérité qu’ils ne dépassent bientôt le nombre de ceux qui les lisent et les admirent ; c’est au point qu’une demi-douzaine des vingt immortels, qui doivent à leur obscurité de faire partie de l’Institut Royal Canadien, vont se mettre eux-mêmes à écrire. Tel est en grande partie le fruit d’une haute et intelligente protection, des droits énormes dont sont frappés les livres étrangers, droits éclairés qui équivalent à une véritable prohibition en faveur de la production nationale. Mais déjà nous avons dépassé le but, tant est fécond le cerveau de nos auteurs ! Nous avons produit outre mesure ; le marché national ne suffit plus, et il va nous falloir trouver coûte que coûte des débouchés à l’extérieur. C’est là que la gloire nous attend. Quel beau jour ne sera-ce pas, lorsque nous aurons forcé tous les peuples de l’Amérique à se nourrir de notre prose, et jusqu’aux Patagons eux-mêmes à nous comprendre !

Mais il n’en était pas ainsi en 1871, et c’est à peine si l’on pouvait écouler alors quelques centaines d’exemplaires d’un chef-d’œuvre, même dans les foyers indigènes les plus hospitaliers. Néanmoins, l’explique qui voudra, je fus accueilli par une véritable explosion de faveur de la part du public, dès que je parus devant lui, et la première édition des « Chroniques » s’évanouit comme un songe dans les transports de l’admiration générale. Dirai-je, avec la modestie inhérente aux auteurs, que j’étais loin de m’y attendre ? Non, je m’y attendais un peu, beaucoup, tant qu’on voudra ; et cependant, ce n’était pas là précisément ce que je cherchais. L’ambition du succès ne me vint que plus tard. J’écrivais pour écrire, par fantaisie, par inclination, par goût, pour ne pas me laisser rouiller tout à fait, et aussi beaucoup pour remplir, par ci par là, quelques heures d’une existence qui était à cette époque passablement désœuvrée. J’étais donc bien loin de songer que ces folâtres échappées de mon imagination seraient un jour rassemblées en volume et figureraient dans les rayons d’une bibliothèque quelconque.

Mais le sort, devant lequel je m’incline, en a voulu autrement. Grâce à lui, j’ai été élevé sur le pavois des auteurs. J’ai fait des livres ! J’ai fait des livres, et je ne suis pas encore membre de l’Institut Royal du Canada ! Pourtant, j’y avais tous les titres… moins un, hélas ! et on ne me l’a pas pardonné. C’est que j’avais fait autre chose que des livres, et que, pour être un immortel classé, breveté, siégeant dûment dans l’Olympe des Lettres, il faut n’avoir fait que cela ou n’avoir rien fait du tout. Que pouvais-je contre un destin aussi hostile ? Obligé de renoncer aux honneurs, je me suis jeté dans les bras de cette grande impudique qui s’appelle la popularité, et j’y reste, m’enivrant de plus en plus tous les jours de ses amours grossiers, mais sincères, et ne pouvant m’arracher aux voluptés étranges qu’elle me prodigue, et qui réconfortent plus encore qu’elles ne débilitent.

J’ai fondu les trois volumes primitifs de « Chroniques, » dont la contenance et le format étaient inégaux, en deux volumes d’un format uniforme et d’un nombre de pages égal autant que possible, et je leur ai ajouté un volume de chroniques plus récentes et d’écrits inédits, que j’ai appelés divers, afin de ménager quelque illusion au lecteur déjà trop familier avec ma prose. — Maintenant, mon œuvre est finie, et j’ose appeler définitive cette nouvelle édition que j’offre à mes chers compatriotes, si singulièrement déniaisés depuis une quinzaine d’années. Qu’ils continuent à m’entourer de leurs précieuses prédilections et cherchent à adoucir pour moi les rigueurs de l’âge qui s’avance. Je les aurai fait rire pendant un demi-quart de siècle ; qu’ils m’empêchent de pleurer sur mes vieux jours. Pour cela, qu’ils aient moins souci de couvrir ma tombe de fleurs que d’éclaircir, de mon vivant, les rangs pressés des fournisseurs qui ont contre moi de vieilles notes flétries, jaunies et rances, mais toujours fraîches à leurs yeux. Accourez, mes compatriotes. Dans chacun de vous je contemple un souscripteur : soyez toujours dignes de ce beau nom.

A. Buies.
Montréal, 15 septembre, 1884.