Chroniques (Fabre)/12

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Imprimerie L'Événement (p. 89-97).

LES VACANCES.


Québec, 15 juillet 1866.


Les événements ne prennent pas de vacances cette année, et les journalistes non plus. Les événements paraissent même avoir choisi le temps où d’ordinaire les gens qui aiment le frais vont à la campagne, pour se mettre en mouvement et éclater de tous les côtés à la fois. Tandis que le canon tonne en Europe, nos députés engagent, à Ottawa, leur dialogue annuel dont le télégraphe fidèle nous apporte, chaque matin, l’écho indiscret. Il pleut des nouvelles ; mettez la main à la fenêtre, si vous en doutez. Les colonnes des gazettes sont débordées et l’inondation s’étend jusqu’aux terrains aurifères des annonces que les Faits Divers menacent d’envahir. Deux malles de l’Europe viennent chaque semaine verser sur la table éditoriale des amas de journaux qu’il faut dépouiller en toute hâte pour en tirer, au profit des lecteurs, quelques extraits, au lieu de déguster à loisir l’esprit pétillant des chroniques parisiennes et de savourer lentement la substance fortifiante de la prose, admirable de clarté, des articles politiques. La presse anglaise, qui pourrait mieux employer l’argent de ses généreux abonnés, se fait expédier, chaque nuit, cinq ou six colonnes d’éloquence parlementaire, qu’il faut bon gré mal gré consommer avant d’écrire son article éditorial.

Ce n’est pas tout. À peine le journaliste a-t-il commencé à tracer, de cette écriture relâchée particulière aux improvisateurs de la plume, sur une demi-feuille de papier fourni par l’État, ces mots, début obligé de tout article bien senti, (littérature ministérielle) : « Le ministère fort et puissant qui nous gouverne, » ou ceux-ci (style d’opposition) : « L’odieuse coterie qui nous tyrannise, » que l’on frappe à sa porte. Il se retourne avec l’impatience d’un écrivain que l’on arrête au milieu d’une phrase dont il a peur d’oublier la fin.

Un visiteur, dont la démarche trahit un embarras contenu, s’offre à sa vue. Une odeur de manuscrit trop longtemps retenu sous enveloppe, se répand à l’instant dans la chambre. Le journaliste flaire une correspondance déjà refusée par plusieurs journaux. L’inconnu dévoile l’objet de sa visite. Il a à se plaindre du maire de son village, et il voudrait, sous le voile de l’anonyme, en tirer une vengeance éclatante. Il est bien entendu que, dans aucun cas, son nom ne sera connu ; car ce serait l’exposer aux représailles ; et l’on comprend facilement que, s’il donne des coups, ce n’est pas pour en recevoir.

Vous faites remarquer à cet inconnu qu’il vous est impossible de lui accorder ce qu’il vous demande : la presse n’étant point une arène destinée aux querelles particulières. Il s’étonne ; puis se fâche. À quoi bon les journaux s’ils ne révèlent pas toutes les injustices, s’ils ne vengent pas l’innocence opprimée ? Il vous soupçonne d’être vendu au maire.

— C’est parce que vous avez peur de perdre son abonnement, s’écrie-t-il. Eh bien ! vous n’y gagnerez rien, je renvoie le mien.

L’esprit attristé par le regret que laisse toujours la perte d’un abonné, le journaliste reprend son article :

« Le ministère fort et puissant qui nous gouverne vient d’ajouter un nouveau bienfait à tous ceux dont il a déjà comblé le pays. »

Ou bien :

« L’odieuse coterie qui nous tyrannise vient d’ajouter une nouvelle infamie à la longue série de ses trahisons. »

On frappe de nouveau. Cette fois, c’est un abonné qui se plaint de ne pas recevoir son journal. Il lui manque un numéro sur trois ; sa femme qui lit le feuilleton enrage ; le héros du roman s’est marié sans qu’elle l’ait su, dans un des numéros qui se sont égarés.

Ici je demande la permission d’ouvrir une parenthèse. On sait ce qui se passe dans la plupart des villages, à l’arrivée de la malle. Les habitués du bureau de poste s’emparent des journaux et se forment en comité de lecture. Si quelque abonné survient et réclame sa gazette, on lui dit qu’elle n’est point arrivée ; et il s’en va pestant contre la négligence de l’éditeur. Chacun emporte le journal qui lui plaît. Dans tous les cas, les abonnés ne sont servis qu’après les habitués du bureau de poste.

Après l’abonné qui se plaint de ne pas recevoir son journal régulièrement, survient le lecteur assidu qui serait heureux de voir figurer dans les colonnes de « votre estimable feuille » une amplification de son fils, jeune rhétoricien plein d’espérances et de métaphores ; puis, arrive le frondeur de tous les abus, qui voudrait vous voir taper à bras redoublés sur tout le monde : sur le gouvernement, sur la corporation, sur les marguilliers, sur les compagnies de bateaux à vapeur, sur les employés publics, et même sur les passants. Vous lui ouvrez à deux battants les portes du journal ; vous lui mettez la plume à la main et lui donnez permission d’écrire tout ce qu’il dit, pourvu qu’il le signe. Soudain il se calme ; il n’est pas sûr ; il verra ; il s’assurera de la chose ; d’ailleurs, il ne veut pas se compromettre, il n’est pas homme public, lui. Bref, il s’excuse et s’en va. Au coin de la rue, il aborde un sien ami, à qui il raconte qu’il vient de vous révéler les abus les plus criants et que vous avez refusé tout net de les faire connaître au public. En manière de conclusion, il s’écrie :

— Il n’y a pas un journaliste indépendant. Ah ! si j’avais seulement un carré de papier et une plume !

Il y a encore l’inventeur, l’homme qui vient de découvrir le moyen de faire des omelettes sans œufs et qui ne réussit qu’à faire des omelettes de tous ses œufs. Celui-là vous confie son secret, pour qu’à un signal donné, vous le puissiez révéler au monde.

Étonnez-vous après cela que parfois les articles soient décousus, mal écrits. Si, en particulier, cette chronique vous paraît mal venue, si mon style vous semble essoufflé, sachez que je remplace à l’improviste mon confrère et ami Gérin, qui est empêché ce mois-ci de remplir sa tâche ordinaire, et qu’entre deux articles politiques, il me faut courir une étape de dix à douze pages, à bride abattue, sans laisser reposer ma plume.


Il se fait de ce temps-ci en Europe un si grand bruit d’hommes, de chevaux et de canons qu’il est impossible de n’y point prêter l’oreille, et c’est de ce côté que la Chronique doit d’abord porter ses pas.

Lorsqu’éclata la guerre d’Orient il n’y eut qu’un sentiment au Canada. Pendant que nos voisins sympathisaient avec les Russes et se moquaient des lenteurs du siège de Sébastopol, — car ils n’avaient point encore appris devant Richmond que l’on ne prend pas les villes en un jour, — nous n’avions, nous, qu’une pensée, qu’un vœu, celui de voir triompher les drapeaux unis de la France et de l’Angleterre. Notre enthousiasme nous joua même un mauvais tour. Un Tartare facétieux ayant fait courir le bruit en Europe que Sébastopol était pris, nous nous empressâmes d’illuminer. La fête fut splendide. Cependant lorsqu’enfin la nouvelle authentique de la chute du boulevard russe nous parvint, nous eûmes, malgré l’ardeur de nos désirs, quelque peine à rallumer nos lampions.

La guerre d’Italie ne trouva pas parmi nous la même unanimité d’opinions. À coup sûr, la perspective de voir une terre glorieuse et chère au monde entier rendue à la liberté par la France, n’avait d’abord rien que de séduisant ; mais la vue du Piémont nous gâtait cette perspective. La pensée que ce petit pays ambitieux allait hériter des conquêtes faites par les armes françaises, la crainte que le trône du Saint-Père ne ressentît le contre-coup de la chute des trônes des autres princes italiens, refroidissaient la sympathie que nous ressentions pour la délivrance de l’Italie.

Cette fois-ci, nous étions tout-à-fait Autrichiens, aussi Autrichiens que François-Joseph. Nous admirions ce grand empire qui avait pleine confiance en ses forces, qui osait résister à la pression diplomatique de la France, de la Russie et de l’Angleterre, et attendre de pied ferme la Prusse et l’Italie. Il nous semblait que Benedeck allait conduire les vieilles légions impériales à quelque grande victoire qui ferait rentrer dans ses frontières la Prusse domptée. Il nous tardait de voir Victor-Emmanuel recevoir sur le champ de bataille, en face du monde, la leçon sanglante qu’il méritait.

De tous les héros que notre époque a acclamé, le plus plaisant à coup sûr est Garibaldi. Ce Jérôme-Paturot belliqueux croit être le libérateur de l’Italie ; il s’imagine avoir fait la conquête du royaume de Naples, tout comme Alexandre Dumas se figure avoir fait la révolution de 1830. Il passait la moitié de son temps dans l’Île de Caprera à écrire des lettres à des dames anglaises qui lui demandaient des morceaux de sa chemise rouge. Il aurait dû donner pour excuse qu’il boitait encore afin de ne pas sortir de son île, où il jouait au Robinson de la démocratie, au milieu d’un groupe de Vendredis. Chaque matin, il se levait de mauvaise humeur parce que Victor-Emmanuel ne le faisait pas demander pour prendre Rome ou Venise. Il se plaignait de ce qu’on retenait son bras victorieux. Lorsqu’il a eu ses coudées franches, que n’a-t-il pris Venise avec les dents ? Le premier choc de ses volontaires avec les troupes autrichiennes n’a pas été brillant et a mis fin, il faut l’espérer, à l’épopée garibaldienne, dont les gens d’esprit riaient depuis longtemps sous cape, mais que les badauds des deux mondes prenaient encore au sérieux.

La fortune de la guerre a tourné contre l’Autriche. Le canon rayé l’avait vaincu en Italie, le fusil à aiguille l’a vaincu en Bohême. Venise appartient à l’Italie, qui triomphe en 1866 par les armes de la Prusse, comme elle avait triomphé en 1859 par les armes de la France.


La première semaine de juillet est consacrée, de temps immémorial, à couronner le mérite naissant et à récompenser les succès de la jeunesse studieuse en lui distribuant la collection Maine ou Lefort. On ne rencontre par les rues que des pères pliant sous le poids des lauriers remportés par leurs filles, et des mères inquiètes escortant au bateau ou à la gare les malles en désordre de leurs fils.

Rien qu’à l’air des familles, on devine si les enfants ont eu des prix. Le père dont l’héritier a fait le bourgeois toute l’année, s’en retourne la mine renfrognée, tandis que l’indigne objet de ses tendres soins gambade devant lui, pressé de secouer les souvenirs du collège et de goûter les plaisirs de l’indépendance, tout à fait consolé d’avoir été le dernier de sa classe par la pensée de monter, matin et soir, la jument grise de son parrain. La mère jette des regards furieux sur les jeunes filles qui passent, emportant leurs couronnes, et critique leur toilette pour diminuer l’éclat de leur triomphe.

Quelques parents, prévoyant que leurs enfants n’auront pas de prix, ont le soin de les retirer du collège avant la fin de l’année ; ce qui leur fournit l’occasion de dire à leurs amis et connaissances :

— Ce pauvre enfant ! il n’a pas eu de bonheur. Il comptait avoir tous les premiers prix de sa classe, mais il avait tant travaillé toute l’année qu’il en a fait une maladie. Il a fallu le ramener en toute hâte à la maison ; jugez de son désappointement ! Il était tombé dans une sombre mélancolie dont nous ne savions que faire pour le tirer. Il rêvait chaque nuit qu’on lui volait ses prix. C’était navrant.

Parfois, c’est l’écolier qui, bien avisé, tombe de lui-même malade et échappe ainsi aux humiliations de la défaite.

En général, l’écolier qui, durant tout son cours, se tient à l’arrière-garde, emploie aussi bien ses vacances qu’il a mal employé le temps de ses études. Il pille les économies de sa vieille tante et joue au cheval fondu avec ses camarades dans le salon de sa mère.

Le calme ne renaît dans la campagne qu’au mois de septembre, à la rentrée des classes. Les vacances des écoliers finies, les vacances des parents commencent.


La ville émigre à la campagne. En revanche les Américains commencent à venir. Braves gens qui partent d’Albany ou de Boston pour respirer l’air chaud de Québec ou de Montréal. Ils se promènent en plein midi, ils suent à grosses gouttes en montant à la Citadelle, ils étouffent dans les chambres d’hôtel ; n’importe, ils s’en retournent contents et croient s’être rafraîchis le teint. Ainsi va la comédie. Les habitants de Philadelphie quittent leur ville, parce que la chaleur y est intolérable pour aller respirer l’air frais à New-York, où il fait aussi chaud, et les habitants de New-York, toujours pour respirer le frais, vont à Philadelphie soutenir le poids des chaleurs que fuient les Philadelphiens. Au fond, s’ils restaient chacun chez soi, ils auraient moins chaud ; mais les hôteliers ne feraient plus leurs affaires et les compagnies de bateaux à vapeur ne paieraient pas de dividende. Pour peu que l’on soit actionnaire, on comprend la nécessité des voyages et l’utilité des voyageurs.

Si les pluies abondantes que nous avons eues depuis quelque temps, ont fait croître les moissons, elles ont empêché les voyageurs de pousser. Les hôtels n’ont eu que des demi-récoltes de dollars. Il faut avouer aussi qu’il est tombé assez d’eau pour motiver une hausse dans le prix des parapluies. On comprend que les gens ne se risquent pas sur la route lorsqu’il leur faut mettre des caoutchoucs pour sortir. On aime mieux prendre des bains chez soi que sur le trottoir.

En revanche, la campagne, arrosée tous les jours, est charmante. Les prairies vertes et fleuries étincellent après la pluie, et le soleil sèche en un instant l’herbe humide. Heureux ceux qui, du matin au soir et tard dans la nuit, respirent l’odeur des champs, la senteur des foins, le parfum des fleurs ! Leur cœur est content et leur santé florissante. L’ombre des arbres est la seule qui s’étende sur leur vie, et ils savourent en paix les dernières fraises. La fraise ! le premier des fruits par ordre de naissance et par la délicatesse du goût, qui disparaît si vite du marché des villes, mais qui se cache encore quelque temps sous les touffes d’herbe, au bord des bois, où elle devient la pâture des jeunes gourmets qui courent les champs.

Nous aimons notre pays, du moins nous le disons volontiers ; et sans doute que le choix de la feuille d’érable comme emblème national est une délicate flatterie à l’adresse de nos grandes forêts. Mais cette belle nature qui nous environne, qui étale sous nos yeux ses merveilles, l’admirons-nous assez, en sentons-nous toutes les beautés ? Il ne suffit pas d’aller à Cacouna pour aimer la campagne, et il y a tel bourgeois qui, en cultivant l’unique pot de fleurs de sa fenêtre, jette chaque matin sur la nature un long regard qui vaut toutes les exclamations des touristes.

En France, il est de mode de se pâmer devant le moindre brin d’herbe, de tomber en arrêt à l’aspect d’un vert bocage. Les romanciers ne se tiennent pour satisfaits que lorsqu’ils ont orné leurs fictions d’une douzaine de descriptions plus ou moins exactes de toutes les plaines, vallons ou collines que leurs personnages traversent pour se rendre au dernier chapitre. Ce serait à croire que les trois quarts des Parisiens passent leur vie à effeuiller des marguerites au pied de la colonne Vendôme et se nourrissent de feuilles de roses chez Bignon. Le lecteur finit par se lasser de voir à chaque instant l’héroïne se baisser pour cueillir une simple fleur des champs ou le héros se mettre à quatre pattes pour brouter l’herbe tendre ; il saute les descriptions.

Nos auteurs ne suivent pas l’exemple des écrivains français et ne sont guère prodigues de descriptions. Ils ont peut-être raison après tout ; ce qu’ils pourraient écrire serait tellement au-dessous de la réalité. Nous n’avons qu’à fermer le livre et qu’à regarder devant nous, pour contempler le plus beau et le plus varié des spectacles.