Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/La griesche d’esté

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 30-34).

La Griesche d’Esté,
OU CI ENCOUMENCE
DE LA GRIESCHE D’ESTÉ[1].


Mss. 7218, 7633, 7615.


Séparateur


En recordant ma grant folie,
Qui n’est ne gente ne jolie
Ainz est vilaine
Et vilains cil qui la demaine,
Me plaing .vij. jors en la semaine
Et par reson :
Si esbahiz[2] ne fu mès hom
Qu’en yver toute la seson
Ai si ouvré
Et en ouvrant m’ai aouvré
Qu’en ouvrant n’ai rien recouvré
Dont je me cuevre.
Ci a fol ouvrier et fole oevre ;
Qui par ouvrer riens ne recuevre
Tout torne à perte,
Et la griesche est si aperte,
Qu’eschec dit à la descouverte
A son ouvrier,
Dont puis n’i a nul recouvrier.
Juingnet li fet sambler février.

La dent dit : « Cac, »
Et la griesche dit : « Eschac ; »
Qui plus en set s’afuble sac[3]
De la griesche.
De Gresce vient, si griez éesche ;
Or est la Borgoingne brièsche.
Tant a venu
De la gent qu’ele a retenu,
Sont tuit cil de sa route[4] nu
Et tuit deschaus ;
Et par les froiz et par les chaus,
Nès li plus mestres seneschaus,
N’ont robe entière.
La griesche est de tel manière
Qu’ele veut avoir gent légière
En son servise[5].
Une cure en cote, autre en chemise.
Tel gent aime com je devise :
Trop het riche homme ;
S’aus poins le tient éle l’assomme.
En cort terme set bien la somme
De son avoir :
Plorer li fet son non-savoir ;
Souvent li fet gruel avoir,

Qui qu’ait avaine :
Tramblé m’en a la mestre vaine[6].
Or vous dirai de lor couvaine ;
J’en sai assez.
Sovent en ai esté lassez :
Mi-marz que li frois est passez,
Notent et chantent.
Li .i. et li autre se vantent
Que se dui dé ne les enchantent
Il auront robe.
Espérance les sert de lobe
Et la griesche les desrobe.
La borse est vuide ;
Li geus fet ce que l’en ne cuide :
Qui que tisse chascuns desvide ;
Li penssers chiet ;
Nul bel eschet[7] ne lor eschiet.
N’en puéent mès qu’il lor meschiet,
Ainz lor en poise :
Qui qu’ait l’argent, Diex a la noise.
Aillors covient lor penssers voise,
Quar rom|.ij.|2}} tornois,
Iij. paresis, .v. vienois[8],
Ne puéent pas fère .i. borgois
D’un nu despris.
Je ne di pas que je’s despris,
Ainz di qu’autres conseus est pris.
De cel argent
Ne s’en vont pas longues charjant ;

Por ce que li argens art gent,
N’en ont que fère,
Ainz entendent à autre afère :
Au tavernier font du vin trère ;
Or entre boule
Ne boivent pas, chascuns le coule[9].
Tant en entonent par la goule,
Ne lor sovient
Se robe achater lor covient.
Riche sont, mès ne sai dont vient
Lor grant richèce :
Chascuns n’a riens quant il se drèce.
Au paier sont plains de perèce :
Or faut la feste,
Or remainent chançons de geste ;
Si s’en vont nu comme une beste
Quant il s’esmuevent.
A lendemain povre se truevent ;
Li dui dé povrement se pruevent :
Or faut quaresme
Qui lor a esté dure et pesme.
De poisson autant com de cresme
I ont éu :
Tout ont joué, tout ont béu.
Li uns a l’autre decéu,
Dist Rustebués,
Por lor tabar[10], qui n’est pas nués,
Qui toz est venduz en .ij. oés[11] ;

Et avril entre,
Et il n’ont riens defors le ventre.
Lors sont il viste et prunte et entre :
S’il ont que metre,
Lors les verriiez entremetre
De dez prendre et de dez jus metre.
Ez vous la joie :
N’i a si nu qui ne s’esjoie ;
Plus sont seignor que ras sus moie[12].
Tout cel esté
Trop ont en grant froidure esté.
Or lor a Diex .i. tens presté
Où il fet chaut,
Et d’autre chose ne lor chaut :
Tuit ont apris[13] aler deschaut.


Explicit la Griesche d’esté.

  1. Le Ms. 7218 porte : La Griesche d’iver.
  2. Ms. 7615. Var. Correciez.
  3. Ms. 7633. Var. S’afuble .i. sac.
  4. Voyez, pour le mot route, page 11, note 4.
  5. Je crois qu’ici le mot griesche est pris par Rutebeuf dans la signification de jeu. En effet, si la Griesche consistait à courir après un volant pour le recevoir, notre trouvère a pu dire qu’elle veut avoir à son service des gens légers — Tous ces jeux de mots ne sont peut-être pas de bon goût ; mais ils témoignent d’une certaine facilité, et surtout d’une grande subtilité d’esprit qui s’accorde bien, au reste, avec le développement que la scolastique ergoteuse et l’ergoterie sophistique du 13e siècle devaient donner en ce genre à la pensée.
  6. Ce vers manque au Ms. 7615.
  7. Ms. 7633. Var. Eschac.
  8. Ms. 7633. Var. Viaunois.
  9. Ce vers manque au Ms. 7615.
  10. Tabar : voyez pour ce mot une des notes de la Complainte du roi de Navarre.
  11. Les huit vers qui suivent sont transposés d’une manière fautive dans le Ms. 7633.
  12. Que ras sus moie, que rats sur meule, que rats dans un tas de gerbes.
  13. Ms. 7633. Var. Tuit apris sunt.