Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Des Jacobins

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 175-179).

Des Jacobins,


ou


LE DIST DES JACOPINS,


ou ci encoumence


LI DIS DES JACOBINS[1].


Mss. 7218, 7633, 7615.
Séparateur



Seignor, mult me merveil que cist siècles devient,
Et de ceste merveille trop souvent me souvient,
Si qu’en moi merveillant, à force me convient
Faire .i. dit merveilleus qui de merveille vient.

Orgueil et Convoitise, Avarisce et Envie
Ont bien leur enviaus[2] seur cels qui[3] sont en vie ;
Bien voient envieus que lor est la renvie,
Car Charité s’en va et Larguesce dévie.

Humilitez n’est mès en cest siècle terrestre,
Puisqu’ele n’est en cels où ele déust estre.
Cil qui onques n’amèrent son estat ne son estre
Bien sai[4] que de légier la metront à sénestre.

Se cil amaissent pais, pacience et acorde
Qui font semblant d’amer foi et miséricorde,
Je ne recordaisse hui ne descort ne descorde,
Mès je vueil recorder ce que chascuns recorde.

Quant Frère Jacobin vindrent premier el monde,
S’estoient par semblant et pur et net et monde.
Grant[5] pièce ont or esté si com l’eve parfonde,
Qui sanz corre tornoie entor à la roonde.

Premier ne demandèrent c’un pou de repostaille,
Atout .i. pou d’estrain ou de chaume ou de paille.
Le non Dieu sermonoient à la povre piétaille ;
Mès or n’ont mès que fère d’omme qui à pié aille[6].

Tant ont éu deniers et de clers et de lais,
Et d’exécucions, d’aumosnes et de lais[7],
Que des basses mesons ont fet si granz palais
C’uns hom lance sor fautre[8] i feroit .i. eslais.

Ne vont pas après Dieu tel gent le droit sentier,
Ainz Diex ne vout avoir tonel sor son chantier,
Ne denier l’un sor l’autre, ne blé, ne pain entier ;
Et cil sont changéor qui vindrent avant ier[9].

Je ne di pas ce soient li Frère Preschéor,
Ainçois sont une gent qui sont bon peschéor,
Qui prenent tel poisson dont il sont mengéor :

L’en dit léchièrres lèche, mès il sont mordeor.

Por l’amor Jhésu-Christ lessièrent la chemise[10]
Et pristrent povreté, car[11] l’ordre estoit promise ;
Mès il ont povreté glosée en autre guise :
Humilité sermonent qu’il ont en terre mise.

Je croi bien des preudommes i ait à grant plenté,
Mès cil ne sont oï fors tant qu’il ont chanté ;
Car tant i a orgueil des orguillex enté
Que li preudomme en sont sorpris et enchanté.

Honiz soit qui croira jamès por nule chose
Que desouz simple abit n’ait mauvestié enclose ;
Quar tels vest rude[12] robe où félons[13] cuers repose :
Li rosiers est poingnanz et s’est souef la rose.

Il n’a en tout cest mont ne bougre, ne hérite.
Ne fort popelican, vaudois ne sodomite,
Se il vestoit l’abit où papelars s’abite,
C’on ne le tenist jà à saint ou à hermite.

[14], Diex ! com vendront or tart à la repentance,
S’entre cuer et habit a point de dessevrance[15] !
Fère leur convendra trop dure pénitance :
Trop par aime le siècle qui par ce s’i avance.


Divinitez[16] qui est science espéritable,
Ont-il torné le dos et s’en font connestable ;
Chascuns cuide estre apostre quant il sont à la table ;
Mès Diex pot[17] ses apostres de vie plus metable.

Cil Diex qui par sa mort volt la mort d’enfer mordre
Me vueille, s’il li plest, à son amors amordre ;
Bien sai qu’est grant corone, mès je ne sai qu’est ordre,
Car il font trop de choses qui mult font à remordre.


Explicit des Jacobins.

  1. Voyez, pour les détails sur les Jacobins, la pièce intitulée De la Descorde de l’Université et des Jacobins.
  2. Ms. 7615. Var. Aviaus.
  3. Ms. 7633. Var. Qu’or.
  4. Ms. 7633. Var. Bien croi.
  5. La seconde moitié de ce vers manque au Ms. 7615.
  6. On lit dans le poème de Renart-le-Nouvel (édit. de Méon, page 432) :
    A un conseil li Jacobin
    Ce sunt trait, si ont moult parlé
    De la très grande povreté
    C’ont en l’ordre saint Dominike.
    Boin seroit qu’il fuissent plus riche ;
    Cascuns l’ordre miex priseroit
    Et trop plus mouteplieroit
    De grans clers et de vaillans homes.
    « Une puignie de gent somes,
    Si avons moult petit conseil. »
    Et dist li uns : « Je me merveil
    Que vous debatés ci vos tiestes
    Ensement que se fussiés bestes :
    C’alés-vous toute jor parlant ?
    Vous n’aurez jà un pain vaillant
    En cest siècle sans Renardie,
    Car li gent sont plain de boisdie,
    De mal art et de traïson… »
    Je lo que de ci en alons
    Jusqu’à Renart et tant faisons
    K’il prenge l’abit de nostre ordre…
    Et Renart, ki moult fut senés,
    Dist c’aillours a trop à entendre ;
    Mais son fil, s’il le voelent prendre,
    Renardiel, et des dras vestir,
    Il lor liverra tout entir
    De le science dont il est.
    Cascuns dist : « Sire, bien nos plaist. »

    Il lor livra, lors le viestirent
    De lor ordre, et signor en firent.
    Et grant maistre et provincial,
    Par quoi il ont laissié le val
    De Povreté par tel asquel,
    Et sunt monté en Haut-Orguel.

  7. Voyez pour ce sujet la note X, à la fin du volume.
  8. Fautre : ce n’est point seulement, comme le dit M. de Roquefort, une garniture de selle qui servait à appuyer la lance ; le fautre ou faucre (fulcrum) était aussi une pièce d’acier qui se plaçait sur le côté droit de la cuirasse en saillie. Elle avait ordinairement trois pouces ou à peu près de longueur, et servait à supporter la lance. Souvent le faucre était muni d’une charnière, de façon à pouvoir se relever à volonté. Son usage ne remonte pas par conséquent au-delà du milieu du 14e siècle, puisqu’il ne peut être antérieur à celui de la cuirasse ; mais, comme on trouve le mot fautre employé dans nos vieux romans du 12e et du 13e siècle, il faut bien en conclure qu’il y eut une seconde espèce de fautre, qui fut probablement la poche ou garniture qui retenait la lance sur la selle. L’usage du faucre de cuirasse s’est prolongé jusqu’à la fin du 16e siècle. En anglais il se nomme lance rest, arrêt de la lance. On peut voir un exemple frappant de la forme de cette pièce dans l’armure de Boabdil, reproduite par le Musée d’artillerie espagnol (Paris, 1837 ; chez l’éditeur des Anciennes tapisseries).
  9. C’est-à-dire qu’ils sont très-riches, car les changeurs l’étaient presque tous alors ; c’étaient les banquiers de l’époque.
  10. Voyez la 2e strophe de la pièce intitulée Les Ordres de Paris.
  11. Ms. 7633. Var. Qu’à.
  12. Ms. 7615. Var. Riche.
  13. Ms. 7615. Var. Mauvez.
  14. Ms. 7633. Var. Halas ! — Toute cette strophe manque au Ms. 7615.
  15. Ms. 7633. Var. Différance.
  16. Divinitez : on appelait ainsi la théologie, parce que c’était une science céleste :

    Gironne, Bède et Ysidoire
    Distrent à la Divinité
    Qu’elle eschivast leur vanité.
    (La Bataille des vii. arts, Ms. 7218, fo 135.)

    C’est peut-être dans ce sens qu’il faut entendre ce mot à la strophe 3e de la pièce intitulée De la Descorde de l’Université et des Jacobins.

    On l’appelait aussi quelquefois la haute science, et les docteurs en théologie prenaient le titre de maîtres en divinité. — Le Ms. 7615 offre pour variante : « Humilitez qui est, etc. »

  17. Il faudrait probablement vot.