Cinq siècles et demi d’activité coloniale/Introduction

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INTRODUCTION



Le tableau de l’activité coloniale française à travers les cinq siècles et demi qui se sont écoulés depuis que cette activité s’est manifestée pour la première fois, n’avait jamais été dressé. Par cela même, il nous est difficile de présenter au lecteur un travail aussi complet que nous l’aurions souhaité. La forme que nous avons adoptée — celle d’une revision par année des fastes coloniaux — rendait, du reste, l’entreprise plus ardue ; mais d’autres avantages compensent cet inconvénient, entre autres celui de la clarté et de la netteté. Les faits ont toujours une éloquence péremptoire qu’en l’espèce on ne manquera pas d’apprécier. Si quelques omissions ou quelques erreurs de détail (qu’on nous rendra service en nous aidant à réparer) se sont d’aventure introduites dans le texte, les conclusions d’ensemble qu’il est permis d’en tirer n’en sauraient être infirmées. L’activité coloniale française présente des caractères généraux d’autant plus remarquables qu’ils contredisent un préjugé aussi répandu que peu justifié : celui de l’incapacité relative de la race au point de vue de l’expansion et de l’établissement au loin. Il est assez facile de s’expliquer comment un tel préjugé s’est établi ; Louis XV en est surtout responsable. Les français ont d’ailleurs contribué de leur mieux à lui donner de la force par l’habitude prise par eux de se dénigrer, de faire le moindre cas de leurs plus belles qualités, quitte à vouloir, par ailleurs, s’attribuer parfois celles qui précisément leur sont étrangères.

Les trois empires coloniaux, successivement édifiés du xive siècle à nos jours, ont ceci de commun que les initiatives individuelles s’y révèlent, non pas seulement énergiques et ardentes, mais persévérantes à l’extrême et que, d’autre part, ce sont les guerres métropolitaines et les excès de la politique continentale qui ont fréquemment compromis — et même annulé à deux reprises — les résultats obtenus. En Guinée dès 1365, au Canada dès 1518, en Algérie dès 1520, au Sénégal et en Guyane dès 1582, à Madagascar dès 1601, puis à Surate en 1668, à Tourane en 1749, des audaces privées ont planté les premiers jalons et dessiné ainsi les contours de l’effort futur. Qui dira la dose de vouloir obstiné nécessaire à construire ainsi, pierre à pierre, une Inde française, une Amérique, une Afrique, une Asie françaises, en face de pouvoirs publics, parfois hostiles, souvent distraits, dont l’appui fut, en tout cas, singulièrement intermittent ? Sans doute, du domaine indien et du domaine américain, il ne reste aujourd’hui que des débris — ou des noms : tels ceux de la Caroline ou de la Louisiane. Encore ne doit-on pas manquer d’apprécier à sa valeur la magnifique survivance de l’établissement canadien devenu un des joyaux de la couronne d’Angleterre. Mais si dans ces parties du monde, un échec s’est produit — échec consacré par cette paix de 1763 dont le retentissement a pesé lourdement au dehors sur l’estimation des capacités coloniales françaises — le contraste n’en est que plus saisissant entre l’empire disparu et l’empire vivant.

Quelles que soient les dimensions atteintes par le premier aux temps de Colbert ou de Dupleix elles ne sauraient être comparées avec celles auxquelles était parvenu le second à la veille de la guerre de 1914 ; d’autant qu’il ne s’agit plus ici de possessions aux limites indécises et irrégulièrement exploitées, mais de régions où la domination est effective, la mise en valeur organisée, les frontières nettement tracées. L’empire colonial de la République avait à cette date une superficie globale d’environ 11.400.000 kilomètres carrés (plus de 21 fois celle de la France) avec une population de 47 millions d’âmes et son commerce annuel d’importations et d’exportations se totalisait à près de 3 milliards et quart.

Or en 1871, ce même empire représentait une superficie de moins d’un million de kilomètres carrés, une population inférieure à cinq millions, un commerce qui n’atteignait pas même 600 millions. On peut juger par là des progrès prodigieux accomplis en quarante ans. La République détient, à cet égard, une sorte de record dans les annales universelles, car si l’accroissement de territoire et de puissance réalisé rappelle les plus brillantes épopées de l’histoire, on découvrirait, en y prêtant l’attention voulue, que jamais pareils avantages ne furent obtenus à si bon compte, c’est-à-dire avec une si faible dépense proportionnelle d’hommes et de capitaux — et on serait autorisé à ajouter : avec autant de douceur, de tolérance et d’humanité. Les témoignages les plus impartiaux ont déjà préparé, sur ce point, le jugement de la postérité.

Ici encore la victoire est due à la persévérance, à la patience, à l’esprit de suite abondamment dépensés. Les contemporains toujours pressés ont pu récriminer (et ils ne s’en sont pas fait faute) sur la lenteur à utiliser Bizerte ou à occuper Tombouctou. L’histoire reconnaîtra qu’à force de prudence la Tunisie, le Tonkin, Madagascar, le Congo, le Dahomey sont entrés dans l’empire colonial français sans que la paix européenne ait couru, de ce chef, un risque sérieux ; elle louera dans la conduite de l’affaire du Maroc ou de celle des Nouvelles-Hébrides une possession de soi-même et une abnégation aussi rares que méritoires.

Depuis le jour où Jules Ferry reprenant avec un coup d’œil et un courage admirables l’entreprise de Colbert, donna à l’effort colonisateur l’impulsion décisive, cet effort ne s’est plus ralenti. Il a suivi un cours régulier, lent mais sûr. Son meilleur agent a été le soldat français, tour à tour combattant et pionnier, explorateur, architecte, ingénieur, maître d’école, voire même archéologue. Derrière lui, le personnel civil d’improvisation moins aisée s’est formé peu à peu ; des gouverneurs ont paru dont les noms s’inscrivent à côté de ceux d’un Frontenac ou d’un André Brüe, leurs illustres prédécesseurs.

On a médit de l’administration centrale, de son étroitesse dans la conception et de sa routine dans l’exécution. Il est probable que les critiques ultérieurs, jugeant de haut et de loin, apprécieront au contraire la souplesse dont, à maintes reprises, elle a fait preuve dans le choix et l’application des méthodes. La passion d’uniformité qui a si souvent nui aux œuvres du génie français, n’a point fait sentir cette fois ses ravages. Des formules très diverses ont été employées, allant du protectorat complet au « métropolitanisme » absolu. Et ce seul recours simultané à des principes si opposés est symptomatique de l’évolution de l’esprit public.

Il ne pouvait être question dans ces pages brèves, d’insister sur le détail de l’outillage économique. Le lecteur trouvera pourtant quelques indications intéressantes à ce sujet, notamment en ce qui concerne la longueur kilométrique du réseau ferré et du réseau télégraphique coloniaux à la date de 1913, le débit d’eau fourni par les puits artésiens du Sud algérien, l’achèvement de grands travaux publics comme le fameux pont du Fleuve rouge à Hanoï… Cela suffit à rappeler que s’il reste beaucoup à faire — par exemple le Transsaharien autour duquel on a tant tergiversé, — il a été fait beaucoup déjà.

De même, en évoquant le passé, nous n’avons pu citer toutes les « compagnies » de colonisation écloses sous l’ancien régime. Entre 1600 et 1700, il en a été relevé 65 et la liste est reconnue incomplète. Même protégées par Henri IV, Richelieu ou Louis XIV, la majorité d’entre elles ont périclité pour des causes multiples dont le « continentalisme » souvent obligatoire de la politique française fut, à coup sûr, l’une des plus agissantes et des plus fréquentes. Mais le découragement ne s’ensuivit point ou, du moins, il ne fut jamais que très passager.

Ainsi s’affirme, une fois de plus, cette persévérance individuelle qui fut vraiment le ciment de la France coloniale. C’est toujours ce mot qui vient aux lèvres lorsqu’on cherche à qualifier le grand mouvement plus de cinq fois séculaire auquel des Français de toutes les conditions et de toutes les opinions ont collaboré et qui, ayant trouvé dans la « paix armée » de la fin du xixe siècle l’occasion d’un épanouissement définitif, constitua à la fois pour la France la compensation des déceptions passées et la préparation des vaillances nécessaires aux luttes du lendemain.