Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers/07

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Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 481-528).
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CINQUANTE ANNÉES
D’HISTOIRE CONTEMPORAINE

MONSIEUR THIERS

VII.[1]
LA CRISE POLITIQUE DE LA FRANCE APRES LA GUERRE. — M. THIERS, L’ASSEMBLÉE DE VERSAILLES ET LA RÉPUBLIQUE. — 19 FÉVRIER 1871, 24 MAI 1873.

Lorsqu’au 19 février 1871 M. Thiers avait reçu le pouvoir d’une assemblée sortie la veille du sein meurtri et ensanglanté de la France, il avait eu entre tous le mérite de saisir la situation d’un regard ferme et de se décider avec une raison courageuse, sans illusion comme sans faiblesse. Sur-le-champ il avait abordé l’immense et douloureux problème en homme préparé à tout : pas un instant il n’avait hésité. Il avait compris d’abord qu’il fallait se résoudre à la paix, non par une défaillance indigne d’une nation virile, mais dans un intérêt d’avenir, pour disputer à la mauvaise fortune ce qui pouvait encore être sauvé de la France, et cette paix de nécessité, de raison, il en avait pris l’initiative et la responsabilité; il l’avait signée, avec la conviction qu’il rendait au pays le plus grand des services, — « mais inconsolable, à jamais inconsolable d’avoir dû la signer. » Il avait fait ce que personne n’aurait osé ou n’aurait pu faire à sa place, ce qui glaçait tous les cœurs rien que d’y penser. Il avait compris aussi que, la paix une fois signée, il fallait la réaliser jusqu’au bout, jusqu’à la libération des provinces occupées par l’ennemi, et que, si à un pareil moment on se divisait, si on entrait en conflit pour le choix d’un régime définitif, monarchie ou république, c’en était fait peut-être de ce qui restait de la France ; la guerre intestine, la guerre des partis pouvait achever la ruine commencée par la guerre étrangère. De là cette politique qui avait pris dès le premier jour le nom de « pacte de Bordeaux » et qui se résumait en quelques mots : rendre la vie au grand blessé, délivrer, réorganiser le pays à la faveur d’une sorte de concordat du patriotisme, en réservant à la France pacifiée, représentée par une assemblée souveraine, le droit de décider à l’heure voulue de ses destinées. C’était le programme de la sagesse pratique, sorti, pour ainsi dire, instantanément d’une situation qui rappelait la grande crise de 1815, qui en différait aussi singulièrement, — qui en était surtout la douloureuse aggravation.

Le renouvellement des mêmes catastrophes ramenait les mêmes problèmes pour la France livrée encore une fois à la double épreuve d’une guerre désastreuse et d’une révolution intérieure; mais en 1815, le dénoûment naissait en quelque sorte des circonstances plus fortes que les volontés. Tout semblait concourir à une restauration qui devait à de prodigieux événemens je ne sais quoi de mystérieux et d’irrésistible. L’empire, après s’être personnifié dans un chef de génie et s’être élevé par la victoire, périssait par la défaite. La république, après un règne sanglant et éphémère tranché par l’épée de brumaire, avait presque disparu de la mémoire des hommes ou n’avait laissé que des impressions sinistres. Les partis, réduits depuis longtemps au silence, existaient à peine. La monarchie avait pour elle la nécessité, l’impossibilité de toutes les autres combinaisons, le prestige d’une tradition renouée dans le malheur, la faveur de l’Europe, l’avantage de se confondre avec la paix désirée par la France. Elle était ramenée de l’exil par la puissance des choses bien plus que par le vote d’un sénat avili, et M. de Talleyrand, l’habile négociateur de la transition, pouvait dire qu’à défaut de l’empire désormais impossible, les Bourbons seuls étaient une solution, que tout le reste ne serait que convulsion ou intrigue. En 1871, c’était bien sans doute encore l’invasion accompagnée de la chute d’un empire; ce n’était plus la même situation dans une société vieillie de plus d’un demi-siècle d’expériences et de révolutions successives, dévorée de contradictions intimes et de divisions, partagée entre les souvenirs, les intérêts et les clientèles de quatre ou cinq régime tour à tour vaincus ou vainqueurs. C’était comme une autre France transformée par un mélange de mœurs parlementaires, de démocratie, de suffrage universel, de sorte que ce qui avait été possible en 1815 ne l’était plus au même degré en 1871. Là où M. de Talleyrand, ce complice de la force des choses, avait pu d’un mot trancher la question en faveur de la monarchie bourbonienne, M. Thiers n’avait pu faire que ce qu’il avait fait en demandant aux partis de suspendre leurs querelles, en scindant le problème de la paix, de la réorganisation nationale, — et du choix d’un gouvernement définitif.

La première partie de la tâche, la paix, la réorganisation, M. Thiers l’avait entreprise, il l’accomplissait tous les jours, sans repos, avec un zèle aussi ingénieux que passionné. Quelque soin qu’il prît cependant de ramener toutes les volontés, de s’attacher lui-même à cette libération nationale qu’il mettait au-dessus de tout, il ne pouvait échapper aux difficultés d’un provisoire qui avait pu d’abord paraître nécessaire, qui ne tardait pas à devenir un objet d’incessantes disputes entre les partis. De cette trêve plus ou moins consentie à Bordeaux, laborieusement prolongée à Versailles, que sortirait-il définitivement? Serait-ce la restauration d’une monarchie ou la continuation d’une république qui n’existait encore que de nom comme un fait de révolution depuis le 4 septembre 1870? Comment se fixeraient les destinées de la France? A chaque instant, à tout propos, la question renaissait, et c’est là justement l’autre partie de cette histoire de deux ans, 1871-1873. C’est le drame des luttes intérieures qui se confond avec l’œuvre de patriotisme pour l’embarrasser souvent, qui, après avoir commencé dès le premier jour, se déroule à travers les incidens et les péripéties pour se précipiter bientôt vers un dénoûment d’impatience et de passion, vers l’irréparable rupture du 24 mai.


I.

Rien certes n’était facile à ces heures troublées de 1871 où s’engageait un drame si compliqué, où les circonstances réunissaient pour faire face à une crise universelle une assemblée qui ne se connaissait pas encore elle-même et le vieux parlementaire porté au gouvernement par une sorte d’acclamation publique.

Cette assemblée qui venait d’être élue comme à tâtons, dans la tragique obscurité des événemens, et qui, à partir du 12 février 1871, restait l’expression vivante, légale de la souveraineté française, elle avait sans doute la volonté du bien, la sincérité du patriotisme, des lumières, des instincts libéraux; elle avait en même temps l’ardeur inexpérimentée et l’incohérence de ces grandes réunions d’hommes formées dans un moment de détresse presque désespérée. Elle représentait le pays dans ses anxiétés, elle le représentait aussi dans ses divisions. Née d’un mouvement spontané, irrésistible de réaction contre la dictature de guerre et de révolution, qui depuis cinq mois avait aggravé les désastres de la France en se flattant de les réparer, elle paraissait monarchique : elle l’était de sentimens, de vœux, d’espérances, elle l’était même de majorité. Elle comptait près de cinq cents monarchistes contre deux cent cinquante républicains et à peine quelques demeurans de l’empire ; mais ces monarchistes, que le pays avait choisis pour leurs services, pour leur dévoûment pendant la guerre, et qui semblaient former une majorité, ne voulaient pas tous la même monarchie. Ils n’avaient ni les mêmes traditions, ni les mêmes idées, ni le même drapeau : de sorte qu’il n’y avait pas plus de majorité réelle dans un camp que dans l’autre, et que les partis arrivés pêle-mêle à Bordeaux, inégalement distribués, se neutralisaient par leurs divisions. Ils ne retrouvaient une certaine unité que dans l’émotion du patriotisme et dans la volonté passionnée de réparer des malheurs qui semblaient presque irréparables. M. Thiers, lui, avait l’avantage d’être, dans le tourbillon, un médiateur reconnu des partis, un grand serviteur national popularisé en Europe et dans le pays par une prévoyance cruellement justifiée aussi bien que par l’éclat d’une longue carrière. L’assemblée, en le choisissant d’un mouvement spontané, le recevait, pour ainsi dire, des circonstances, de ces vingt-six élections et de ces deux millions de voix qui venaient de désigner en lui l’homme nécessaire du jour. Qu’elle l’appelât d’abord « chef du pouvoir exécutif de la république française, » ou bientôt « président de la république, » ou simplement premier ministre ou président du conseil, peu importait d’ailleurs le titre : le gouvernement, c’était M. Thiers avec sa nature, ses idées, son expérience, sa vivacité et sa promptitude à se porter aux affaires. M. Thiers avait assurément besoin de l’assemblée, il ne pouvait rien sans elle ; l’assemblée avait aussi besoin de M. Thiers. Entre ces deux forces, — un parlement né de la veille et le plus expérimenté des politiques, — l’alliance se formait d’elle-même, sous l’irrésistible pression des choses; elle avait pour programme ce « pacte de Bordeaux, » que M. Thiers traçait aussitôt avec une hardiesse tempérée de ménagemens infinis, qui n’était en définitive qu’un engagement mutuel d’aller au plus pressé, de songer avant tout à la patrie vaincue, mutilée et désorganisée.

Aux premiers momens, pendant ces terribles mois du commencement de 1871, l’alliance semblait complète et sincère. Elle s’était nouée dans le péril, elle persistait dans la crise qui restait ouverte. Ce que la nécessité avait fait, la nécessité le maintenait, et ce n’était pas trop d’une assemblée souveraine, ayant à sa tête un chef aussi ferme dans ses idées qu’intrépide à l’action pour ressaisir en quelque sorte la fortune de la France perdue au milieu des ruines accumulées depuis six mois. Ce n’était pas trop de la bonne volonté de tous, de l’habileté du plénipotentiaire élu d’une voix unanime pour retrouver la paix, une administration, des finances, une force militaire, les conditions de la vie nationale. Il ne pouvait y avoir ni hésitation, ni doute d’abord sur la paix, sur cette paix que M. Thiers allait négocier d’un cœur brisé à Versailles, que l’assemblée se voyait obligée de ratifier peu de jours après à Bordeaux. Plus elle était douloureuse, plus on devait s’entendre pour porter ensemble l’accablant fardeau, pour partager la responsabilité du courageux sacrifice devant lequel on ne pouvait plus reculer si l’on voulait retenir la France sur la dernière pente de l’abîme.

Ce n’est pas tout. A peine cette paix cruelle autant qu’inévitable venait-elle d’être signée, à peine la guerre étrangère semblait-elle terminée, on se retrouvait en face de la guerre civile, de cette insurrection qui allait remplir Paris de sang et de deuil, qui remettait le pays, son honneur, sa dignité, sa sécurité à la merci de l’ennemi extérieur. Il fallait reprendre les armes contre l’ennemi intérieur, reconquérir Paris sur la sédition, recommencer un siège; il fallait éviter de livrer ce qui restait de l’indépendance française à l’étranger prêt à profiter de nos luttes intestines, du crime des factions. Dompter l’insurrection parisienne, poursuivre les négociations inachevées avec l’Allemagne, et pendant ce temps retrouver des forces et des ressources, réorganiser une administration, préparer des emprunts, — sur tous ces points, la nécessité faisait une loi de l’union des volontés. On ne s’arrêtait pas trop à discuter les conditions de cette ligue spontanée de bien public où l’assemblée représentait l’autorité souveraine de la France, où M. Thiers pour sa part représentait l’initiative, le conseil décisif, l’action militaire, diplomatique, administrative. Le patriotisme dominait tout. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : cet accord de nécessité cache déjà de dangereux malentendus et c’est dans le feu même de ces premières crises que commence à se dessiner entre M. Thiers et l’assemblée le dissentiment qui va bientôt grandir, qui tient à des contradictions d’idées, à des incompatibilités de caractères, à d’insaisissables antagonismes, à une manière différente de voir les choses, d’interpréter ce « pacte de Bordeaux » accepté pour un instant comme un programme de politique nationale.

On s’était sans doute entendu à Bordeaux, on s’entendait à Versailles ; on devait s’entendre devant l’ennemi qui s’appelait l’Allemand et devant cet autre ennemi qui s’appelait la commune de Paris. On pouvait se rencontrer encore aux momens décisifs dans le généreux dessein d’une politique réparatrice. On s’entendait infiniment moins sur la manière de mettre cette politique en action. L’incompatibilité éclatait à la moindre occasion, et le dissentiment avait cela de grave, de redoutable, qu’il naissait du fond des choses, qu’il ne pouvait que s’envenimer en durant, en s’étendant, qu’il mettait perpétuellement en péril la paix du pays si laborieusement reconquise. On ne le voulait point ainsi, la lutte n’était pas dans les intentions ; elle était presque fatalement dans une situation où tout restait incertain, mal défini entre des pouvoirs sans limites et sans fixité.

L’assemblée avec laquelle M. Thiers avait sans cesse à traiter ne se partageait pas seulement en monarchistes et en républicains, attendant les uns et les autres des événemens ou de l’imprévu le couronnement de leurs espérances. Elle avait en elle-même le germe de bien d’autres divisions, de bien d’autres contradictions. Elle se sentait agitée de toute sorte d’idées, d’impressions, de velléités confuses. Elle était à la fois conservatrice d’instinct et libérale jusqu’à l’illusion, incohérente et hardie jusqu’à la témérité. Elle se montrait surtout jalouse de sa souveraineté, impatiente de déployer son omnipotence dans une multitude de réformes administratives, financières, militaires, qu’elle se hâtait d’entreprendre et même dans les moindres affaires de gouvernement. Elle avait choisi ou accepté M. Thiers comme le guide naturel du moment, comptant gouverner avec lui, par lui, et elle ne lui ménageait pas à l’occasion les témoignages de déférence : elle n’avait pas tardé à s’inquiéter de son propre choix. Il y avait bientôt, du moins dans une partie de l’assemblée, un commencement de scission ou de révolte qui se traduisait en indiscrétions, en mots piquans. On disait lestement, qu’après tout il n’y avait pas « d’hommes nécessaires, » que « remplacer M. Thiers n’était pas un embarras. » On se défiait en affectant la confiance, et en cela monarchistes et républicains, quoique par des raisons différentes, avaient la même arrière-pensée. Au fond, on avait subi, on continuait à subir par nécessité le chef de gouvernement qu’on s’était donné, en s’étonnant, en s’irritant presque de ne pas le trouver plus disposé à se prêter à tout, d’avoir à compter avec lui. C’est qu’en effet M. Thiers se faisait une tout autre idée du pouvoir qu’il avait reçu, de son rôle devant le parlement. Il n’avait pas caché, dès le premier jour, en prenant la direction des affaires, qu’il se réservait le droit de résister à tout ce qui lui semblerait dangereux et nuisible pour le pays. Ardent au travail, attentif à tous les intérêts publics sur lesquels il avait des idées faites, mûries par l’expérience, il avait la généreuse et légitime ambition de conduire l’action puisqu’il en était chargé, d’avoir une opinion sur tout, d’être, en un mot, un gouvernement sérieux, décidé à ne se laisser ni marchander ni affaiblir. Il ne craignait pas de tenir tête aux monarchistes comme aux républicains, d’arrêter au passage des nouveautés qu’on appelait des réformes, qu’il appelait, lui, des témérités périlleuses et désorganisatrices. Il se croyait le droit de résister, il résistait avec sa vivacité naturelle, parfois même avec passion et ténacité, si l’on veut, au risque de susciter des résistances contraires.

De là ce long dissentiment, qui, à vrai dire, commençait au lendemain de la paix, qui avait pour prologue cette émouvante scène du 10 mai 1871, où, en pleine guerre civile, au bruit du canon qui ouvrait la brèche dans les murs de Paris, M. Thiers, assailli d’interpellations et de défiances peu déguisées, répliquait avec une impatience irritée : « Je ne puis pas gouverner dans de telles conditions... Je n’admets pas l’équivoque; en m’affaiblissant, vous vous affaiblissez vous-mêmes... Si je vous déplais, dites-le. Il faut nous compter ici et nous compter résolument... Il y a parmi vous des imprudens qui sont trop pressés; il leur faut huit jours encore. Au bout de ces huit jours, il n’y aura plus de danger, et la tâche sera proportionnée à leur courage et à leur capacité. » C’était peut-être dur. Ceux qui s’exposaient à ces impétueuses reparties ne voyaient pas qu’il était dur aussi de créer des embarras à un homme qui avait déjà sur les bras une négociation désolante avec l’Allemagne et l’insurrection de Paris, dont ce jour-là même la commune, près de périr, brûlait la maison[2]. — On avait, il faut l’avouer, assez mal choisi son jour à Versailles pour demander compte à M. Thiers de ses conversations avec quelques maires de province. Une fois le duel engagé, il ne cesse plus de s’aggraver, de se compliquer, remplissant de ses éclats ces deux années laborieuses, se ralentissant ou se ranimant tour à tour. C’est la fatalité de la situation qui se dégage à chaque incident nouveau, surgissant tout à coup comme une épreuve de plus pour cette union des pouvoirs à la fois si nécessaire et si fragile.

Tantôt le dissentiment éclatait ou du moins se laissait entrevoir sur un point des plus délicats, à propos de l’abrogation des lois d’exil et de l’entrée des princes d’Orléans dans l’assemblée. Déjà, dès Bordeaux, une négociation tout à fait intime avait été engagée; cette négociation n’avait pas discontinué, elle s’était ralentie et peut-être compliquée pendant la guerre contre la commune. Avec la reprise de Paris, la question renaissait. Une commission parlementaire se prononçait nettement pour l’abrogation des lois d’exil; d’autres commissions proposaient l’admission de M. le prince de Joinville, de M. le duc d’Aumale comme députés. L’immense majorité de l’assemblée, sans excepter nombre de républicains, paraissait favorable, M. Thiers, pour lui, hésitait, partagé entre ses sentimens personnels et des préoccupations de responsabilité. S’il n’eût écouté, il le déclarait lui-même, que ses affections et ses respects pour une famille qu’il avait servie, il n’aurait sûrement pas eu un doute. « Les princes d’Orléans, disait-il, savent que je n’ai pas attendu que la fortune leur sourît pour leur être fidèle. Au lendemain de leur proscription, quand toutes les haines étaient vivantes, je n’ai jamais laissé, au sein de l’assemblée constituante, prononcer devant moi leur nom sans le défendre. Quand ils étaient malheureux, je quittais mon pays pour aller partager leurs douleurs. Ils me pardonneront de ne pas toujours partager leur satisfaction et leur joie. Ce qui leur vaut le mieux, ce sont des amis qui leur restent dans les jours de malheur. De ces amis-là, j’en ai été, j’en serai toujours... » Il ne désavouait ni ses sentimens ni son passé; mais, en même temps, il prétendait qu’on vivait dans une trêve des partis où il fallait une extrême circonspection, qu’on avait avant tout besoin d’apaisement pour se libérer de l’étranger, et il se demandait si, dans ces conditions, il y avait de l’opportunité ou de la prudence à émouvoir les esprits par un acte qui pouvait être dénaturé ou exploité par les passions. Il ne déguisait pas ses doutes; pendant quelques jours, il refusait même de céder aux pressantes sollicitations de ses plus anciens et ses plus fidèles amis. Il finissait, il est vrai, par se rendre, soit qu’il vît, avec raison, dans le patriotisme et la loyauté des princes la meilleure des garanties, soit qu’il comprît que la résistance poussée jusqu’au bout n’empêcherait rien et allait conduire à une redoutable crise. Il ne croyait pas le moment venu de jouer une si grosse partie, mais il en avait dit assez pour que le désaccord fût visible et laissât de malheureuses traces.

Tantôt, à peine délivré de la question des princes, M. Thiers avait à se débattre contre des pétitions pour le pape, en faveur de l’indépendance de Rome, occupée par l’Italie pendant la guerre. Et lui, qui était pourtant peu suspect de faiblesse pour la révolution italienne, il croyait de son devoir de résister aux excitations, aux illusions d’une politique pleine de périls. Il refusait de se prêter à des démonstrations de majorité qui ne devaient servir à rien ou qui devaient conduire à une rupture avec l’Italie. Il voulait bien offrir des vœux, des sympathies au souverain pontife, au « prisonnier du Vatican, » il ne voulait pas se laisser lier par des manifestations compromettantes pour notre politique, pour nos relations avec le nouveau royaume ne au-delà des Alpes. — Un autre jour, entre toutes ces discussions, on voulait imposer au chef du pouvoir exécutif la dissolution générale, immédiate de toutes les gardes nationales de France, et M. Thiers se révoltait contre ces injonctions mêlées d’une certaine défiance : non pas qu’il se refusât à désarmer les gardes nationales, mais il entendait agir en chef de gouvernement, choisissant son heure, chargé de la responsabilité de l’ordre. « Je ne peux pas, disait-il, me laisser imposer le jour, le moment. Si j’avais cette faiblesse, vous devriez douter de la force que j’aurais pour réprimer le désordre quand il aurait éclaté... Si j’étais un homme faible, je me ferais votre flatteur. Quand je crois que vous vous trompez, mon devoir est de vous le dire. Si vous ne voulez pas qu’on vous le dise, c’est votre droit, et, quant à moi, je cesserais bientôt de vous le dire si vous vouliez être absolus... »

Tout devenait occasion de lutte, si bien qu’avant quelques mois, on pouvait faire en plein parlement cet aveu aussi inquiétant que singulier : « Sur toutes les questions de gouvernement, un désaccord profond a éclaté entre le chef du pouvoir exécutif et la majorité de cette assemblée. » Le désaccord était, en effet, aussi vif que profond ; il était, il allait devenir particulièrement sérieux dans les questions qui touchaient à la réorganisation administrative, financière, militaire, cette première partie du programme accepté à Bordeaux, réalisé à Versailles. C’était, à vrai dire, le conflit organisé de deux politiques. Chose curieuse! cette assemblée aux instincts profondément conservateurs avait un tempérament assez compliqué. Elle se dévouait à sa tâche laborieuse et difficile avec une évidente bonne foi. Elle se montrait disposée à toutes les réformes, à toutes les tentatives, à toutes les expériences. Par un mouvement de réaction contre les abus de l’empire, elle se serait laissée aller volontiers à désarmer le gouvernement de ses prérogatives les plus nécessaires. Elle avait le goût des libertés locales, de la décentralisation. Elle avait commencé par voter une loi municipale qui donnait aux conseils locaux le droit de nommer les maires de toutes les communes. C’est elle qui votait bientôt la loi sur les conseils généraux qui existe encore, qui a créé des garanties nouvelles contre la prépotence administrative, les commissions permanentes auprès des préfets. Un peu plus tard, elle allait jusqu’à donner au conseil d’état reconstitué une origine élective; elle agissait ainsi, il est vrai, par une tactique de majorité jalouse, dans l’intérêt de son omnipotence et un peu aussi par un sentiment de défiance à l’égard du gouvernement. M. Thiers avait de la peine à se contenir devant ce zèle de réformation universelle qui inquiétait son expérience, qui le troublait dans ses plus anciennes et ses plus chères idées. Il n’entendait pas notamment laisser désarmer l’administration, l’état dans un moment où la commune tenait encore la puissance publique en échec, où le préfet d’une des villes les plus populeuses venait d’être massacré, où l’agitation était partout.

Le jour du mois d’avril 1871, où l’assemblée, par une sorte d’émulation de libéralisme entre les partis, votait l’élection des maires dans toutes les communes, dans les plus grandes villes aussi bien que dans les plus petits hameaux, M. Thiers se trouvait absent. A peine arrivé et informé de ce qui venait de se passer, il se précipitait plein d’émotion à la tribune pour demander ni plus ni moins à l’assemblée de revenir sur son vote, et, comme on murmurait à ses premières paroles, il répliquait avec véhémence : « Vous pouvez murmurer si vous le voulez ; mais, pour comprendre ce que j’éprouve, il faudrait que vous voulussiez bien vous mettre dans notre position. Comment! vous nous demandez, — et vous êtes sincères, j’en suis convaincu, — vous nous demandez de maintenir l’ordre et en même temps vous nous en ôtez les moyens?.. J’apprécie les lumières des grandes villes et je leur rends toute justice; mais vous n’ignorez pas que le parti démagogique y est puissant, et dans les villes où il compte un nombre suffisant d’adhérens, il finit par l’emporter, grâce à son audace... Et c’est dans de telles circonstances que l’on vient demander de remettre au hasard de l’élection le gouvernement des grandes villes! Je dois le dire, c’est inacceptable. J’ai trop à cœur l’intérêt de mon pays et l’accomplissement de la mission accablante dont vous m’avez chargé pour hésiter à déclarer nettement que, si l’article que vous venez de voter n’était pas amendé, je ne pourrais pas conserver le fardeau du pouvoir. Je vous en supplie, pas d’inconséquences. Il ne faut pas avoir des désirs dans un sens et des votes dans un autre sens. Oui ou non, voulez-vous l’ordre? Toute la question est là... » L’homme de gouvernement, l’homme de l’unité nationale, d’une forte centralisation perçait dans ce langage si opposé à celui des politiques qui croyaient pouvoir se laisser aller à leurs goûts de décentralisateurs. C’était la première fois que M. Thiers se servait résolument de ce moyen périlleux d’une menace de démission, et ce n’était pas la dernière fois.


II.

La lutte se compliquait singulièrement, en effet, et elle prenait même par instans plus de gravité à mesure qu’on abordait la partie pratique, positive de la réorganisation du pays : les affaires de finances et la réforme militaire. — Suffire à l’effroyable rançon de guerre, aux frais d’une lourde occupation, aux déficits accumulés de 1870-1871 aussi bien qu’à la réparation de toutes les ruines, — établir un budget dans ces conditions et, pour subvenir à tout, trouver une somme d’impôts nouveaux qui allait s’élever par degrés à près de 750 millions, c’était certes un problème hérissé de difficultés. Tout le monde avait la volonté de faire honneur aux obligations de la France, cela ne faisait aucun doute. Ce n’est pas sur ce principe de la solvabilité française qu’on pouvait se diviser; l’embarras commençait au choix des moyens d’exécution et des combinaisons, à la création des ressources destinées à élever les recettes publiques au niveau des dépenses nouvelles, et naturellement, dans l’étude de toutes ces questions, chacun portait sa passion, son tempérament, ses préoccupations ou ses fantaisies. L’assemblée, sans hésiter sur le fond, sans reculer devant les sacrifices et l’impopularité des aggravations de taxes, risquait souvent de se perdre en discussions infinies, de se laisser capter par les expédiens spécieux et les projets chimériques. M. Thiers, en chef expérimenté, se défiait de l’esprit de système, des théories décevantes et des aventures. Depuis la première heure, il avait toujours devant les yeux ce redoutable problème financier, qui représentait pour lui la libération de la France, qu’il s’efforçait sans cesse de ramener à des termes pratiques. Il s’en occupait passionnément, mettant tout son savoir et son ardeur à éclaircir une situation si compliquée, à préparer ses vastes opérations de crédit, à explorer toutes les sources de revenus où l’on pourrait puiser sans trop excéder le pays. Il y avait des points sur lesquels l’accord était aisé, il y en avait d’autres sur lesquels l’entente devenait difficile, laborieuse, et il y en avait enfin sur lesquels le dissentiment allait jusqu’au conflit déclaré, jusqu’à la scission violente. C’est ce qui arrivait précisément au sujet de cet impôt sur les matières premières que M. Thiers gardait en réserve depuis son avènement, qu’il tenait à inscrire dans ses combinaisons financières.

Serrons de plus près la question. En même temps qu’on préparait les éclatans emprunts qui allaient attester la résurrection définitive du crédit de la France, on s’était mis, d’un autre côté, énergiquement à l’œuvre. On avait commencé par ce qu’il y avait de plus facile dans la création des nouveaux impôts, par une série de surtaxes atteignant le timbre, l’enregistrement, le café, le sucre, les boissons, etc. Malheureusement, avec tout cela, on n’avait pu arriver qu’à une somme de 350 à 400 millions, et, pour achever de donner au crédit renaissant le vigoureux appui d’un budget suffisamment équilibré, il fallait trouver encore de 250 à 300 millions, peut-être plus. Comment faire? M. Thiers avait à se débattre dans un tourbillon de projets, il avait à répondre et à ceux qui lui parlaient toujours d’économies sans se demander si ces économies étaient possibles, et à ceux qui avaient à leur disposition toute sorte de combinaisons dont il sentait l’inanité ou les inconvéniens. Il avait quelquefois de la peine à se contenir.

Quand, par exemple, on lui proposait comme ressource suprême l’impôt sur le revenu, qui était le rêve des républicains et que des conservateurs eux-mêmes se résignaient à accepter, il prenait feu. Il ne voulait à aucun prix de ce qu’il appelait une taxe de discorde et de socialisme déguisé, un moyen de tyrannie mis entre les mains des partis. « Je me donne pour tel que je suis, disait-il, pour un obstiné, si l’on veut. Relativement à l’impôt sur le revenu, je n’ai jamais varié : j’ai dit non d’une manière absolue. Et savez-vous pourquoi ? À l’égard des partis je suis d’une parfaite impartialité ;.. devant les principes faux il ne peut y avoir, selon moi, d’impartialité, il ne peut être question que de leur condamnation… » Pour lui, dans les circonstances où l’on se trouvait, après tout ce qu’on avait déjà voté, il n’y avait qu’un impôt simple, rationnel, éprouvé, sûrement productif, — le relèvement des tarifs de douane ou, en d’autres termes, l’impôt sur les matières premières ; mais ici il rencontrait dans l’assemblée une invincible résistance. Il avait affaire à des idées et à des intérêts aussi opiniâtres que lui. Pendant dix-huit jours, c’était une vraie bataille pleine de péripéties, une mêlée de chiffres et de calculs où M. Thiers déployait autant d’habileté que de passion, disputant le terrain pied à pied, déconcertant ses adversaires par sa science et par sa merveilleuse lucidité, mettant l’assemblée dans l’alternative d’avouer son impuissance ou de lui accorder, avec l’impôt qu’il réclamait, la ressource dont il avait besoin pour le service du pays. À bout de forces, il finissait par se réduire à demander qu’on votât tout au moins le principe de l’impôt en réservant le chiffre des tarifs, et il ne cachait pas qu’il en faisait une question de gouvernement. « Si vous avez bien voulu m’accorder votre confiance, disait-il pour son dernier mot, c’est que vous avez rencontré chez moi une volonté arrêtée. J’aime mieux les choses qui se décident promptement. Si j’avais suivi mon penchant, j’aurais posé déjà la question il y a trois jours afin d’en finir. On ne gouverne que quand on est capable de prendre ses résolutions nettement… »

Tout ce qui avait pu être tenté pour un impôt qu’il croyait nécessaire, dont il s’exagérait un peu l’importance dans son ardeur de vieux protectionniste, il l’avait tenté. L’assemblée néanmoins refusait de se laisser vaincre ou convaincre ; elle mettait ses répugnances et ses indécisions dans un amendement qui éconduisait les propositions du gouvernement, et, comme il l’avait laissé pressentir, M. Thiers avait envoyé dès le lendemain sa démission ; mais alors l’assemblée, comme effrayée de ce qu’elle avait fait, émue d’une crise à laquelle elle n’avait pas voulu croire, se hâtait de revenir sur son propre vote, d’en appeler au patriotisme de M. Thiers, qui se rendait de bonne grâce devant une manifestation parlementaire à peu près unanime. Le conflit se trouvait heureusement apaisé après avoir été un instant très vif. A peine apaisé dans les affaires de finances, le conflit menaçait de renaître dans les affaires militaires, qui ne touchaient pas moins le cœur du pays et n’avaient pas moins d’importance dans les délibérations des pouvoirs publics. Après les cruels désastres qu’on venait d’essuyer, une des premières pensées avait été de rechercher les causes d’une chute si soudaine, si profonde, et les moyens de reconstituer la défense nationale. C’était affaire de nécessité autant que de patriotisme. Tous les partis se confondaient dans les mêmes sentimens et se montraient également impatiens de remanier les institutions militaires réputées insuffisantes, de réformer la loi de 1868 aussi bien que la loi de 1832, de relever la puissance de la France en même temps qu’on essayait de relever son crédit ; on se laissait aller facilement surtout à prendre pour modèle l’Allemagne nouvelle, qui venait d’attester sa force contre nous, comme au dernier siècle, après Rosbach, on avait imité la Prusse victorieuse. On voulait le service obligatoire pour tous et réduit dans sa durée à trois ans, la nation tout entière passant sous le drapeau, l’organisation à l’allemande, les répartitions régionales. On avait la fièvre des réformes.

L’assemblée de Versailles, cette assemblée qui avait toutes les bonnes intentions et qui était certainement sincère, représentait avec une singulière fidélité tous ces sentimens, ces idées, ces impatiences, ces velléités plus patriotiques et plus généreuses que précises. Dès qu’elle avait pu se reconnaître, elle avait nommé une grande commission, composée des hommes les plus éminens, chargée de préparer une complète réorganisation militaire, et, après un travail de quelques mois, un premier rapport, œuvre savante de M. de Chasseloup-Laubat, traçait les conditions nouvelles de recrutement telles qu’elles ont passé dans la loi de 1872, qui existe encore. M. Thiers n’avait certes pas moins que les réformateurs de l’assemblée la passion de refaire une France militaire. Il n’avait même pas attendu les excitations de l’opinion ou du parlement pour s’occuper de rassembler les élémens dispersés de l’ancienne armée, de rallier chefs et soldats ; il en avait besoin dans sa campagne contre la commune. Il mettait son honneur et son infatigable activité à recomposer ces vieux régimens éprouvés par la défaite, à relever leur moral, à préparer les cadres d’une armée nouvelle. Il faisait ce qu’il pouvait dans la mesure où il le pouvait, au milieu de difficultés de toute sorte, et il ne négligeait rien, d’un autre côté, pour accoutumer l’Europe, l’Allemagne à voir la France tenter un grand effort de réorganisation militaire. Il ne cessait de répéter, dans ses entretiens diplomatiques comme dans ses discours, que la France ne songeait qu’à la paix, qu’elle devait songer aussi à reconstituer ses forces pour garder sa place dans le monde. Ceci, il le voulait ardemment; mais, en même temps, il ne partageait ni les idées ni les illusions et les impatiences réformatrices du jour. Il restait l’homme de la tradition et de l’expérience.

Au fond, si M. Thiers avait pu, comme il le disait, résister au courant d’idées du moment, il aurait proposé simplement d’élargir la loi de 1832 pour arriver à avoir une armée, une véritable armée d’un peu plus de huit cent mille hommes. Il croyait qu’on se méprenait sur les causes des succès de l’Allemagne et des revers de la France, sur les conditions des deux pays, sur le caractère du système prussien, — qu’à vouloir tout transformer on allait se jeter dans une expérience dont l’issue pouvait être douteuse sinon néfaste. M restait persuadé qu’on se payait de mots, que ce qu’on appelait « la nation armée » était tout ce qu’il y avait de plus opposé à une sérieuse constitution militaire. Il ne croyait pas du tout au nombre dont on parlait toujours, aux soldats improvisés, aux millions d’hommes jetés pêle-mêle au milieu du danger dans des cadres sans force. Il avait livré plus d’une bataille dans l’intimité de la grande commission parlementaire contre des innovations qu’il considérait comme de périlleuses témérités, et il avait fini par obtenir de la commission que la durée du service fût au moins fixée à cinq ans. Lui, il aurait préféré sept ans, huit ans, il ne le cachait pas. Il cédait pour le bien de la paix, il se contentait de cinq ans, mais sur ce point, par exemple, il n’admettait plus de transaction. Il restait jusqu’au bout l’adversaire intraitable du service de trois ans, qui semblait garder la faveur de l’assemblée, qui comptait de nombreux défenseurs, dont le plus brillant était le général Trochu, et c’est là que la lutte s’animait, que M. Thiers, une fois de plus, ne craignait pas de s’engager à fond.

Lorsque le chef du pouvoir exécutif, après avoir parlé avec un art merveilleux en historien, en administrateur, en politique, sentait malgré tout la victoire près de lui échapper dans une assemblée indécise, il n’hésitait plus. Il posait la question de gouvernement, et comme on se récriait aussitôt, comme on lui disait que la France avait besoin de ses services, il répliquait vivement: « Il serait étonnant que tout le monde eût ici sa liberté de penser et de sentir et que les hommes seuls sur qui pèse la responsabilité ne l’eussent pas... Vous avez pour un temps court, je l’espère, remis dans mes mains le dépôt du salut et de la sûreté du pays, et vous voulez, quand je ne pense pas comme vous, quand j’ai mon opinion à moi, que j’accepte la responsabilité du salut du pays avec des moyens que je crois insuffisans ! Tout le monde est libre, je le suis autant que vous et je dois l’être davantage parce que j’ai une responsabilité écrasante. Si la loi est mauvaise, dans deux ou trois ans vous auriez le droit de vous en prendre à moi comme vous avez eu le droit de vous en prendre à ceux qui ont si légèrement déclaré la guerre. Je m’appuie là-dessus et je dis que je sortirai profondément affligé de cette enceinte si vous ne votez pas les cinq ans. J’ajoute que je ne pourrais pas accepter la responsabilité d’appliquer la loi... Vous prendrez cette déclaration comme vous voudrez; c’est mon droit et c’est mon devoir de vous la faire... » Et cette fois encore l’assemblée cédait, elle votait le service de cinq ans; elle reculait, non cependant sans éprouver un certain dépit mêlé à une vive émotion et sans tenter un dernier effort pour couvrir sa retraite par un ajournement au lendemain, — que le chef du gouvernement n’acceptait pas plus que tout le reste.

On n’était pas d’accord sur les affaires de l’armée, on n’était pas d’accord sur les finances, on n’avait pas été d’accord sur la réorganisation du conseil d’état, dont le parlement le plus conservateur, par une anomalie étrange, avait voulu se réserver l’élection. On se querellait jusqu’à toucher à la rupture, on se réconciliait au moment de rompre pour recommencer encore. L’assemblée finissait le plus souvent par se rendre devant le chef dont elle avait besoin. Elle se rendait à demi subjuguée, à demi étonnée ou irritée, et c’est ainsi qu’à travers toutes les contestations se dégageait, se caractérisait ce pouvoir singulier qui n’avait pour lui ni le prestige des traditions princières, ni même une légalité constitutionnelle bien définie, qui était tout entier dans un homme familiarisé avec tous les intérêts de la France, toujours prêt à s’engager dans des luttes où s’illustrait sa vieillesse. M. Thiers répétait souvent qu’il n’était que le délégué de l’assemblée, qu’il restait à ses ordres. Il ne voulait pas sûrement se séparer de l’assemblée, il voulait encore moins la violenter et il ajoutait avec bonhomie qu’il n’avait à cela aucun mérite, qu’il rien avait pas le pouvoir, qu’il n’était pas un faiseur de coups d’état. Il avait en même temps la fierté de la position unique où les événemens l’avaient placé, où il se sentait responsable devant le pays, qu’il avait à pacifier, devant l’Europe, avec laquelle il avait à négocier. Il n’entendait pas être au gouvernement le serviteur des partis, l’exécuteur soumis des volontés mobiles d’une assemblée livrée à toutes les influences. Au milieu de la confusion et des divisions des esprits il prétendait rester le premier gardien des intérêts publics, le modérateur des passions toujours prêtes à se déchaîner et il s’élevait par degrés à une sorte de magistrature presque souveraine, quoique perpétuellement révocable, de la raison, de l’équité, du patriotisme.

Le caractère de son pouvoir et de son rôle, il le définissait lui-même en disant : « Quant à moi, ma politique, la voici en deux mots: je n’ai pas un autre souci, je n’ai pas un autre travail du matin jusqu’à la nuit que d’empêcher les partis de se précipiter les uns sur les autres. La paix publique est mon unique souci. Je n’appartiens à aucun de ces partis. J’ai mes convictions personnelles; mais, à la tête du pouvoir, je dois en faire abstraction. Je dois songer que nous sommes au lendemain d’une grande victoire, remportée sur le désordre... Eh bien ! au lendemain de cette victoire, la modération me semble devoir être la vraie, l’unique politique d’un gouvernement sensé, raisonnable et, permettez-moi d’ajouter, courageux. Ce qu’il y a de plus courageux dans un pays agité de passions diverses comme le nôtre, c’est de se mettre au-dessus de toutes les passions et de résister tantôt aux unes, tantôt aux autres. Je sais très bien que par cette conduite on est exposé souvent à ces mêmes passions qu’on voudrait concilier et calmer. Je n’en suis pas à mon début en ce genre ; il y a quarante ans que je brave les passions de tous les partis... » Il disait aussi un autre jour où on voulait lui arracher des indemnités que sa raison désavouait : « Je représente ici l’intérêt de l’état et je dois représenter sa dignité. Je ne m’adresse à aucune passion; je ne m’adresse qu’à un sentiment, celui de l’intérêt public. Tout profond qu’il soit, celui-là ne crie pas, c’est l’intérêt individuel qui crie. Je représente cet intérêt silencieux, et mon sentiment à son égard a, j’en suis convaincu, beaucoup d’écho en France. C’est ce qui me donne la confiance de résister à des réclamations très vives, bruyantes, exigeantes même. C’est mon devoir que je poursuis. » Et lorsqu’on lui reprochait d’intervenir sans cesse, d’imposer ses idées, de gêner par ses vivacités impérieuses le droit et la liberté de l’assemblée, il répliquait avec une généreuse véhémence : « Comment! c’est devant vous, devant ce pouvoir qui, tous les jours, a la tête sous la vague, qui a la plus grande peine à lever la tête au-dessus de cette tempête, devant ce pouvoir que vous avez créé, que vous pouvez renverser en dix minutes, qui le résistera pas, soyez-en sûr, qui vous en saura gré ; comment ! c’est devant vous et devant ce pouvoir qu’on vient parler de liberté comme si l’on en doutait! Non! ce n’est pas de la liberté qu’il faudrait douter, c’est du pouvoir. Ce dont il faudrait douter aussi, je le reconnais, c’est de cette unité d’esprit qui consiste à se rallier à une idée juste, à prendre son parti des inconvéniens qu’elle peut présenter, à voter d’une manière conséquente, raisonnée : l’unité d’esprit sans laquelle nous ne serions qu’une nation de disputeurs, qui, au lieu de remplir une grande tâche, ne feraient que discuter stérilement, n’aboutissant à rien. Je ne veux pas diminuer votre liberté, nais qu’est-ce que je fais? Je cherche, moi aussi, à user de la mienne comme vous usez de la vôtre. J’use de la mienne en m’épuisant J’en use, je vous en donne ma parole, uniquement dans la vue du bien, dans des vues patriotiques. » Et si enfin on le poussait à boit, il était capable de dire avec une impatience mêlée de hauteur : « Voulez-vous un esclave ici, un commis qui vous plaise, qui pour conserver le pouvoir quelques jours de plus, sera toujours votre courtisan? Eh! mon Dieu! choisissez-le, il n’en manque pas. » Tel était ce pouvoir toujours prêt à l’action et à la lutte pour la réorganisation financière, militaire, administrative du pays.

C’était, j’en conviens, un genre de gouvernement extraordinaire, et il pouvait bien y avoir, si l’on veut, quelque lueur de vérité dans cette piquante saillie d’un député, homme d’esprit, disant un jour: «Nous appliquons à rebours la fameuse maxime : Le roi règne et ne gouverne pas! Autrefois le roi régnait, le parlement gouvernait. Aujourd’hui la chambre est souveraine. Nul ne le conteste ; elle règne; mais celui qui gouverne, c’est le roi! » Il y avait même ceci de particulier que le ministère s’effaçait le plus souvent, ; il ne restait que « le roi, » le chef personnifiant le gouvernement, prenant à peu près seul la responsabilité des résolutions ou des résistances décisives. — Oui, sans doute, c’était extraordinaire, parce tout était extraordinaire dans cette phase politique que traversait péniblement, laborieusement la France ayant à reconquérir tout à la fois et la liberté de son territoire et une forme définitive de gouvernement. Une loi à demi constitutionnelle, décorée du nom de M. Rivet, avait été votée, il est vrai, au mois d’août 1871. Cette loi avait fait de M. Thiers un président de la république en lui donnant une sorte de quasi-inamovibilité pour la durée de l’existence de l’assemblée. Elle avait été proposée évidemment pour créer une apparence de régularité et de stabilité ; elle n’avait par le fait rien changé, elle n’avait fixé ni les droits, ni les rapports, ni les limites des pouvoirs. C’était toujours la même situation. L’assemblée restait souveraine, elle régnait! M. Thiers gouvernait parce qu’il était M. Thiers, — et après comme avant, la seule sanction de son autorité était dans la puissance de sa parole, dans cette dernière ressource qu’il se réservait d’invoquer à propos sa responsabilité, d’opposer aux entraînemens parlementaires une menace de démission. Quand l’assemblée s’égarait ou paraissait près de s’égarer sur les affaires de finances, sur le service militaire de trois ans, M. Thiers n’avait d’autre moyen que de se jeter dans la mêlée, d’arrêter par son éloquence impérieuse ou séduisante ce que sa raison se refusait à accepter. Il n’avait aucune attribution, selon son propre langage, il n’avait pas même le droit de demander un second examen d’une question mal résolue. « Que voulez-vous que je fasse, disait-il, devant une assemblée unique, toute-puissante? Est-ce que vous voulez méconnaître cette vérité que l’assemblée la plus honnête, la plus respectable, la plus respectée comme vous l’êtes, peut être exposée à des entraînemens? Ne faut-il pas que quelqu’un la contredise ? Ne faut-il pas que quelqu’un lui résiste? » M. Thiers n’avait pas d’autre moyen de gouvernement. Il disait un autre jour : « Dans une république organisée, il y a une seconde assemblée. Il y a un pouvoir exécutif qui ne dépend d’aucune des deux assemblées et qui quelquefois a un veto suspensif. Il n’y a rien ici de semblable. »

De sorte que ce qu’on appelait la dictature, « le gouvernement personnel » de M. Thiers, était le phénomène inévitable des circonstances, et que les chocs, les crises qui se succédaient de jour en jour rendaient après tout plus sensible la nécessité d’en venir à des institutions plus fixes, mieux définies. C’était la moralité ou la conséquence de cette situation extraordinaire créée par les événemens; mais ici les divisions devenaient bien autrement profondes. Si on ne s’entendait pas toujours sur la réorganisation financière et militaire, on s’entendait bien moins encore sur les institutions définitives de la France, et à dire vrai, si les désaccords étaient si vifs dans des affaires où l’entente semblait facile, c’est qu’au fond de tout il y avait la grande question, le duel de la monarchie et de la république à peine suspendu ou pallié par un pacte livré lui-même à toutes les contradictions des partis.


III.

Cette terrible question de la république ou de la monarchie, elle devait en effet se reproduire sans cesse, puisqu’elle naissait de la force des choses ; elle se mêlait à tout, et il y avait autant de difficulté à l’éluder qu’à la trancher entre des partis aussi impatiens qu’ombrageux.

M. Thiers ne s’y était pas mépris. Il n’avait pas prétendu imposer aux partis un traité de paix perpétuelle avec ce « pacte de Bordeaux » qui, en assurant le présent, réservait l’avenir, qui, en prenant la république comme un fait, maintenait intact le droit constituant de l’assemblée. Il sentait bien qu’un jour ou l’autre éclaterait la grande bataille pour le choix d’un régime définitif. Tout ce qu’il avait voulu, c’était prévenir ou ajourner des conflits prématurés et peut-être mortels, obtenir des partis une trêve temporaire en leur laissant leurs droits et leurs espérances, créer une sorte de situation neutre dont il s’engageait à être lui-même le premier et fidèle gardien. Le « pacte de Bordeaux, » dans sa pensée, avait signifié ceci : pour les républicains, la sûreté du présent; pour les monarchistes, la liberté de l’avenir; pour le gouvernement, le devoir d’une loyale impartialité entre les deux camps. Il l’avait dit sans détour en proposant cette politique : « Quel est notre devoir à nous? Quel est mon devoir, à moi, que vous avez accablé de votre confiance? C’est la loyauté envers tous les partis qui divisent la France, qui divisent l’assemblée... Je dirai donc: Monarchistes, républicains, non, ni les uns ni les autres, vous ne serez trompés. Nous n’avons accepté qu’une mission, déjà bien assez écrasante, celle de la réorganisation du pays... Lorsque le pays sera réorganisé, nous viendrons ici, si nous avons pu le réorganiser nous-mêmes, si nos forces y ont suffi, si, dans la route, votre confiance ne s’est pas détournée, nous viendrons, le plus tôt que nous le pourrons, bien heureux, bien fiers d’avoir contribué à cette noble tâche ; nous viendrons vous dire : Le pays, vous nous l’avez confié sanglant, couvert de blessures, vivant à peine, nous vous le rendons un peu ranimé; c’est le moment de décider quelle sera la forme définitive de son gouvernement. Et, je vous en donne la parole d’un honnête homme, aucune des questions réservées n’aura été résolue, aucune solution n’aura été altérée par une infidélité de notre part... » Il était certainement sincère en tenant ce langage, en promettant aux monarchistes et aux républicains que rien ne serait entrepris contre leurs droits, en se réservant pour lui-même le devoir d’une impartiale loyauté. C’est ainsi qu’il comprenait le « pacte de Bordeaux, » expédient de concorde et de nécessité qui permettait de concentrer pour le moment tous les efforts sur l’œuvre nationale de la paix, de la libération du territoire et de la réorganisation du pays; mais au fond qu’entrevoyait M. Thiers au-delà ou en dehors de ce « pacte » momentané ? Que pensait-il de la monarchie ou de la république? A quels mobiles avoués ou secrets obéissait-il dans ses actions, dans sa conduite, dans son gouvernement? C’était là, si l’on veut, le nœud de cette situation dramatique.

Ce serait une étrange méprise de croire que M. Thiers ait jamais beaucoup changé dans sa vie. Ce qu’il avait toujours été avec sa vive nature, ses idées et ses instincts, il l’était encore à Versailles comme à Bordeaux, avec ce surcroît d’autorité personnelle qu’il devait à son âge, à une longue et éclatante carrière, à l’expérience des hommes et des révolutions. Il ne désavouait sûrement rien de son passé, de ses opinions, de ses attachemens, de ses souvenirs. Il ne laissait échapper aucune occasion de se dévoiler librement, familièrement; il ne cachait pas qu’il était un vieux disciple de la monarchie. « J’ai pensé toute ma vie, disait-il devant l’assemblée, au gouvernement que mon pays pouvait souhaiter, et si j’avais eu le pouvoir qu’aucun mortel n’a jamais eu, j’aurais donné à la France ce que, dans la mesure de mes forces, j’ai travaillé quarante ans à lui assurer sans pouvoir y réussir, la monarchie constitutionnelle de l’Angleterre... Oui, je trouve qu’on est libre noblement, grandement libre à Washington et qu’on y fait de très grandes choses; mais je trouve aussi qu’on est également libre à Londres, et, qu’on me permette de le dire, plus libre peut-être qu’à Washington, C’est que, à Londres, le gouvernement a été placé dans une région qui est à une même distance et des passions d’en haut et des passions d’en bas. Jamais dans aucun pays, dans aucun temps, le gouvernement n’a été placé dans une région où la raison domine davantage, où la raison soit moins troublée. » Et complétant sa pensée, il ajoutait : « Il faut que les princes qui gouvernent subissent les conditions de cette forme de gouvernement... Il y a quarante ans que je l’ai dit, je viens de le dire dix années durant à l’empire et je ne cesserai de le répéter, car c’est une maxime célèbre, une maxime qui avait été celle de ma jeunesse, à laquelle je suis resté fidèle toute ma vie : il faut que les princes veuillent reconnaître que la monarchie est au fond une république, — on l’a définie le gouvernement du pays par le pays, — une république avec un président héréditaire. Cette vérité n’a pas été comprise, et il y a quarante ans, étant bien jeune alors, j’ai écrit ces mots : Si on ne veut pas passer la Manche avec nous, on sera condamné à passer l’Atlantique... » Oui sans doute, même avec ces explications et ces commentaires, M. Thiers restait un monarchiste d’instinct, d’opinion. Il ne parlait qu’avec respect de la royauté, de la maison de Bourbon, « qui a fait la France. » Il avait tous ses liens, ses amitiés, ses engagemens parmi les conservateurs français, qui l’avaient élu vingt-six fois contre des républicains, parmi les monarchistes de l’assemblée, qui d’avance croyaient trouver en lui un allié. En réalité, malgré ses attachemens monarchiques, malgré des préférences personnelles qu’il avouait, il n’avait pas même hésité un instant, à Bordeaux, sur la nécessité de maintenir, au moins provisoirement, la république telle qu’il l’avait définie dans le « pacte » offert aux partis. Il n’avait vu aucune chance sérieuse pour une restauration constitutionnelle, la seule qu’il eût, dans tous les cas, jugée acceptable, et ce qui lui avait semblé impossible à Bordeaux lui paraissait plus impossible encore à Versailles, à mesure que les événemens se développaient. Ce qui n’avait été d’abord qu’un expédient imaginé pour sortir d’une effroyable crise prenait bientôt dans son esprit le caractère d’une combinaison qui pourrait durer, qu’on pourrait du moins utiliser pour la France.

Assurément M. Thiers ne reniait rien de son passé, il le déclarait bien haut. Il subissait seulement l’empire des circonstances au milieu desquelles la France avait à se débattre. Il parlait et il agissait en politique qui consultait la marche des choses, les difficultés du temps, et qui se décidait par des raisons toutes pratiques. Il voyait le pays profondément troublé, les partis divisés, les monarchistes eux-mêmes partagés dans leurs désirs, dans leurs préférences, et s’il avait pu s’y tromper, il n’aurait plus eu aucun doute après le manifeste publié, dans l’été de 1871, à Chambord, par le prince héritier des traditions royales, qui, pour la première fois depuis cinquante ans, visitait la France. Ce premier manifeste de Chambord qui relevait le drapeau blanc, qui froissait les royalistes constitutionnels, ne faisait que confirmer M. Thiers dans son impression sur les difficultés d’une restauration monarchique. Peut-être aussi le chef du pouvoir exécutif se considérait-il déjà comme lié par les engagemens qu’il s’était vu ou cru obligé de prendre avec les représentans républicains des grandes villes au moment où il avait à concentrer ses forces contre la formidable insurrection de Paris. Ces engagemens ne liaient pas sans doute l’assemblée, ils ne liaient que le chef du gouvernement ; ils ne pesaient pas moins sur la situation, sur toutes les résolutions. Bref, par toute sorte de raisons de circonstance ou de nécessité, M. Thiers se trouvait, dès ce moment, conduit à voir dans la république le seul régime possible; mais cette république il ne l’admettait, bien entendu, que dans les conditions les plus rassurantes pour la France, avec les plus fortes garanties, et à ceux qui lui rappelaient qu’elle n’avait jamais réussi, qu’il l’avait dit lui-même plus d’une fois, il répondait lestement : « C’est vrai, elle n’a jamais réussi... dans les mains des républicains, — j’en demande pardon à ceux qui m’écoutent... » Il mettait dans un mot piquant tout un programme. A ceux des républicains qui se défiaient de ses habiletés et de ses arrière-pensées, qui le soupçonnaient de n’adopter la république que pour la sacrifier, il répliquait vivement : « Ne la perdez pas vous-mêmes ! la république sera le prix de votre sagesse et pas d’autre chose. Toutes les fois que vous vous emporterez, que vous soulèverez des questions inopportunes, toutes les fois que vous paraîtrez, je dirai les confidens ou les complices, sans le vouloir, des hommes de désordre, dites-vous bien qu’en acceptant ces apparences de complicité vous portez à la république le coup le plus funeste qu’elle puisse recevoir. » Il ne cachait pas, du reste, tout ce qui le séparait des républicains, même des modérés, à plus forte raison de ceux qui passaient pour avancés. « Non, disait-il un jour, sur la plupart des questions sociales, politiques et économiques, je ne partage pas leurs opinions; ils le savent, je le leur ai dit toujours. Non, ni sur l’impôt, ni sur l’armée, ni sur l’organisation sociale, ni sur l’organisation politique, ni sur l’organisation de la république, je ne pense comme eux... » Il y avait bien des points sur lesquels le chef du pouvoir exécutif, fidèle aux opinions de toute sa vie, ne pensait pas comme ceux qu’il avait si souvent combattus.

Qu’est-ce à dire ? Évidemment M. Thiers se faisait une république à sa manière, selon sa pensée, selon les nécessités d’un temps difficile. Comme il la croyait seule possible dans le moment, il s’étudiait à la faire vivre d’une vie régulière et honnête, à la concilier avec les sentimens et les intérêts traditionnels de la France, à lui inculquer un esprit tout autre que celui qui l’avait toujours perdue. Il procédait avec art. Il n’avait pas dit encore ce qu’il ne disait qu’un peu plus tard avec une précision décisive, que la république serait conservatrice ou qu’elle ne serait pas; il le pensait, il agissait en conséquence. Il répudiait surtout avec vivacité ce qui pouvait donner à la république le caractère d’un gouvernement de parti. Il la proposait comme « un effort de tous pour sauver la France, » ajoutant aussitôt : « Voilà quel républicain je suis ! » Il l’était déjà trop pour les monarchistes, il ne l’était pas assez pour les républicains, il restait, lui, il prétendait rester l’homme d’une grande crise nationale, s’efforçant de faire entendre raison aux républicains comme aux monarchistes, essayant de ramener les uns et les autres à ce qu’il croyait possible, — et ici je voudrais aller droit au plus vif de cette situation, — au nœud même de ce drame engagé entre M. Thiers et les partis.

Assurément si, entre tous les malheurs du temps, il y en a un qui ait pesé, qui pèse encore sur la France, c’est qu’au moment voulu l’entente des conservateurs de l’assemblée avec M. Thiers n’ait pas pu s’établir, se manifester d’une manière suivie et efficace. Ce n’est là, si l’on veut, que le rêve de ce qui aurait pu être. Supposez, cependant, qu’au moment décisif, non pas au lendemain de la paix, lorsque tout était encore trop obscur, mais vers le milieu de 1872, avant que tout fût compromis, les monarchistes de Versailles eussent écoulé leur raison, leur prévoyance, plutôt que leur sentiment ou leurs illusions ; supposez que, frappés comme l’était le chef du pouvoir exécutif lui-même, de l’impossibilité d’une restauration sur laquelle on ne s’entendait pas, ils eussent pris leur parti de ce qu’ils ne pouvaient éviter, et que, sans engager indéfiniment l’avenir, ils eussent consenti à régulariser, à fortifier une situation qu’ils avaient été obligés d’accepter ; supposez enfin que, sans plus discuter sur la république, ils eussent mis, dès ce moment, leur habileté et leur sagesse à se ménageries avantages d’un régime dont ils avaient déjà les inconvéniens : que serait-il arrivé? Une grosse difficulté aurait disparu du premier coup. Les partis monarchiques n’avaient pas à abdiquer leur principe et leurs espérances, on ne le leur demandait pas ; ils se seraient prêtés à une nécessité du temps, et ils auraient certainement trouvé alors le plus puissant des alliés, le plus habile des guides en M. Thiers, qui, par ses opinions, était plus conservateur qu’eux-mêmes. Ce n’est pas M. Thiers qui eût marchandé les conditions de sécurité et de force au gouvernement qu’on aurait donné à la république; ce n’est pas lui qui eût hésité à placer sous la sauvegarde des plus sérieuses garanties la paix sociale, la paix religieuse, l’ordre financier et administratif, la réorganisation de l’armée! D’un commun accord on pouvait créer ces institutions dont on avait besoin, voter des lois de prévoyance et de protection, préparer le renouvellement des pouvoirs par les élections et assurer, pour bien des années peut-être, le règne des influences conservatrices. C’était possible si on l’avait bien voulu. Malheureusement tout ne marchait pas ainsi, et les partis monarchiques n’étaient rien moins que disposés à suivre le chef du pouvoir exécutif dans sa politique.

Ce n’est point sans doute que, même dans ce camp monarchique, M. Thiers n’eût des amis, des alliés sentant le prix de ses services, émus comme lui des difficultés d’une restauration et tout prêts à le seconder dans ses efforts, fût-ce en sacrifiant un peu de leurs espérances premières. Ces amis, ces alliés existaient. Ils tenaient à M. Thiers par les souvenirs, par la fibre constitutionnelle ; ils ne refusaient pas leur concours, et M. le duc d’Audiffret-Pasquier pouvait dire un jour avec autant de générosité libérale que de patriotisme : « Ne sortons pas de la forme actuelle, de la république,.. de la république au grand et bon sens du mot, — la chose publique gérée dans l’intérêt de tous, avec la trêve de tous les partis... Ne nous demandez ni le reniement du passé ni un acte de foi qui nous ferme l’avenir, et résolument, loyalement nous soutiendrons l’état actuel... » On paraissait parfois bien près de s’entendre; mais les conservateurs libéraux, les modérés constitutionnels avaient eux-mêmes leurs embarras dans leur propre armée, dans cette armée royaliste dont ils ne voulaient pas se séparer, qui gardait ses passions et ses illusions. D’une manière générale, on peut dire que les monarchistes de l’assemblée s’étaient rapidement aigris ou refroidis à l’égard de M. Thiers. Ils avaient trop attendu de lui, ils avaient cru en le choisissant déléguer au pouvoir un restaurateur du trône ; ils n’avaient pas compris ou ils avaient trop complaisamment interprété les premiers actes, les premières paroles du chef du gouvernement, et comme la réalité ne ressemblait pas à leurs rêves, ils se sentaient déçus. Ils ne voulaient pas reconnaître que la première cause de leurs mécomptes était dans leurs divisions, dans leurs passions, dans les excès naïfs des programmes royaux, et ils attribuaient tout le mal à M. Thiers. Ils lui reprochaient de les avoir abusés, d’avoir seul empêché et d’empêcher seul encore la monarchie par ambition de pouvoir; ils l’accusaient de favoriser les républicains, de trahir les intérêts conservateurs. Toutes les fois que M. Thiers se hasardait à dire que la république était après tout un fait, qu’on lui avait confié cette forme de gouvernement, dont sa loyauté avait à rendre compte, c’était assez pour soulever des tempêtes. On lui répliquait dans une explosion d’interruptions : « Non, non, jamais ! On ne vous a pas confié une forme de gouvernement !.. La république n’est que provisoire !.. Vous n’avez pas le droit de nous imposer la république !.. Rappelez-vous vos engagemens de Bordeaux !.. » A quoi M. Thiers répondait habituellement : « Si vous pouvez faire la monarchie, faites-la, vous en avez le droit. Si on le peut, il faut me le dire. Si vous croyez que l’intérêt du pays est de faire la monarchie aujourd’hui, faites-moi descendre de la tribune, prenez le pouvoir, ce n’est pas moi qui vous le disputerai… » On se gardait bien de le prendre au mot.

Ces scènes se renouvelaient sans cesse, à l’improviste, même dans les discussions d’affaires, où l’on avait commencé par déclarer qu’on ne ferait pas de politique. Au fond, dans cet état d’esprit des monarchistes à l’égard du chef du pouvoir exécutif, il y avait bien des choses diverses : l’ardeur inconsidérée d’une foi naïve, de l’impatience, du dépit, peut-être aussi de vieux griefs inavoués, de vieilles antipathies personnelles, — tout cela dominé le plus souvent, à la vérité, par la raison patriotique, par la crainte de compromettre dans une crise prématurée de gouvernement les négociations avec l’Allemagne, les emprunts, la libération du territoire. Il n’y avait guère que les emportés du royalisme qui seraient allés jusqu’au bout de leurs colères et qui, sans plus attendre, auraient renversé M. Thiers. Les modérés, les politiques s’efforçaient encore de le ménager, de le reconquérir à leur cause ; ils allaient en procession auprès de lui dans ce palais de la préfecture de Versailles, qu’il appelait un jour spirituellement le « palais de la pénitence. » C’était une stratégie un peu étrange et, en définitive, on n’arrivait à rien, si ce n’est à agiter le pays en s’agitant, à mettre perpétuellement en doute la république sans créer plus de chances à la monarchie. Le résultat le plus clair était d’envenimer ou d’aggraver les scissions entre le gouvernement et la majorité conservatrice de l’assemblée, d’irriter souvent M. Thiers, de le séparer de plus en plus de la droite en lui offrant des occasions toujours nouvelles de se prononcer pour ce qu’il ne cessait d’appeler la république conservatrice.

Oui sans doute, la position était singulière ; mais ce qu’il y avait de plus singulier encore, c’est que si M. Thiers avait des difficultés avec les monarchistes, il en avait pour le moins autant avec les républicains, dont il semblait cependant se rapprocher, à qui il offrait un appui inespéré. Quand il n’avait pas à tenir tête aux passions, aux illusions royalistes ou conservatrices, il avait à faire face aux passions républicaines ou radicales. De ce côté encore, il est vrai, dans le camp républicain comme dans le camp monarchiste, il y avait des esprits modérés qui gardaient la vive émotion des malheurs de la France et des crimes de la commune. Ils sentaient bien que la meilleure chance de la république était dans la modération, que la fortune du régime nouveau était tout entière dans les conseils de sagesse prodigués par M. Thiers. Au besoin, ils acceptaient par calcul, par tactique, les duretés que le chef du pouvoir exécutif ne leur ménageait pas quelquefois et ils lui offraient même leur concours. Ils se gardaient bien de l’embarrasser par de trop impatientes revendications, de même qu’ils évitaient de mettre en doute l’autorité souveraine de l’assemblée de Versailles. Ils se conformaient aux circonstances; mais le parti républicain, aussi bien que le parti monarchiste, se subdivisait singulièrement, et, à côté des modérés, des tacticiens de la république, il y avait les radicaux de toute nuance, les sectaires, qui ne voyaient en M. Thiers qu’un orléaniste obstiné et dans tout ce qui se faisait à Versailles qu’une usurpation. Ceux-ci, sans tenir compte de l’occupation étrangère, n’avaient qu’une idée fixe, celle de poursuivre, de hâter la dissolution de l’assemblée, qui, selon eux, n’avait été nommée que pour faire la paix et n’avait ni le droit de toucher à la république ni le pouvoir de constituer. Ils saisissaient toutes les occasions d’agiter le pays par des banquets, par des manifestes, tantôt pour l’anniversaire du 4 septembre, tantôt en commémoration de la première république de 1792. M. Gambetta, entre tous, prenait dès ce moment le rôle de chef de parti et menait une campagne de manifestations, allant d’Angers au Havre, de La Ferté-sous-Jouarre à Chambéry, réveillant partout les passions. Il prononçait particulièrement à Grenoble, dans l’automne de 1872, un discours enflammé où il traitait brutalement l’assemblée souveraine de Versailles, représentée comme un « cadavre » qui n’attendait plus que la « dernière pelletée de terre du fossoyeur. » Il faisait appel à ce qu’il désignait, pour la première fois ce jour-là, sous le nom baroque de « nouvelles couches, » s’écriant avec emphase : « Oui, je pressens, je sens, j’annonce la venue et la présence dans la politique d’une couche sociale nouvelle qui est loin, à coup sûr, d’être inférieure à ses devancières... »

Ces étranges républicains avaient de l’à-propos dans leurs fêtes et dans leurs pronostics ! Ils ne s’apercevaient pas que, par leurs agitations et leurs déclamations, ils justifiaient toutes les craintes des conservateurs, ils offensaient l’assemblée et ils compromettaient la république en créant au gouvernement de nouveaux embarras. Le gouvernement ne pouvait que remplir son devoir en interdisant ou en réprimant des manifestations injurieuses pour le pouvoir souverain, et M. Thiers lui-même, devant la commission de permanence de Versailles, traitait sévèrement ces turbulences qui l’irritaient, qui aggravaient sa tâche : « Nous n’avons pas autorisé les banquets, disait-il... A Grenoble, le cas était plus difficile. Je n’ai pas pu fermer la porte du propriétaire; mais en prétendant servir la république, certains hommes travaillent à la perdre. Le discours de Grenoble a plus fait rétrograder la république qu’elle ne pouvait rétrograder par la main de tous ses ennemis... Je n’admets pas ces distinctions de classes... Distinguer dans la nation, c’est provoquer la guerre de classe à classe. Celui qui distingue entre les classes pour ne s’attacher qu’à une seule, devient factieux et dangereux : si la tribune avait été ouverte, j’aurais combattu ce discours de toute mon énergie. Je souffre plus que vous de ce qui s’est passé à Grenoble parce que cela entrave la libération... »

On en était là après dix-huit mois de luttes confuses dans lesquelles M. Thiers avait à se débattre, tantôt avec les monarchistes qui l’aiguillonnaient, tantôt avec les républicains qui le compromettaient. Il fallait cependant sortir de cette situation étrange, où tout semblait conduire à la nécessité de se décider, de trancher la question de gouvernement, et où la difficulté, sinon l’Impossibilité d’une solution, naissait de toutes les divisions. Il fallait en finir avec des luttes, des équivoques, des confusions qui ne faisaient que s’aggraver, et c’est à travers les contre-coups d’incidens toujours renaissans que se préparait la crise décisive où la politique de M. Thiers allait être emportée, prise pour ainsi dire entre deux feux, victime des républicains autant que des monarchistes.


IV.

On était à l’automne de 1872. Quel chemin parcouru depuis le 19 février 1871, jour où l’assemblée nationale, à peine réunie au milieu des plus effroyables malheurs publics, s’était hâtée de refaire un gouvernement conforme aux circonstances, le gouvernement de la paix et de la réparation !

De l’œuvre de patriotisme imposée dès la première heure par les événemens, une partie, celle qui était toujours sûre de rallier toutes les bonnes volontés, se trouvait presque accomplie. La France n’était pas encore libre ; elle allait être bientôt délivrée de la présence de l’étranger. Des négociations étaient même sur le point de s’engager pour devancer les termes déjà fixés, pour hâter la fin de l’occupation allemande, et à mesure que se dessinait dans ses progrès, dans sa certitude ce généreux travail de récupération nationale, les partis s’animant par degrés, redoublant d’impatience, se demandaient ce qui arriverait au lendemain de la libération. Tout le monde avait l’instinct qu’après le dénoûment de la crise nationale, la crise intérieure allait devenir plus vive, plus aiguë, qu’il y avait définitivement, ainsi qu’on le disait, quelque chose à faire. M. Thiers lui-même, comme tout le monde, plus que tout le monde, comprenait qu’il était impossible d’aller plus loin sans prendre une résolution, sans créer des institutions, de prolonger un provisoire toujours disputé ; il le sentait au frémissement des partis, qui justement pendant ces vacances parlementaires de l’automne de 1872 s’agitaient autour de lui, les uns se répandant en manifestations, multipliant les pèlerinages de dévotion religieuse ou monarchique à Paray-le-Monial ou à Lourdes, les autres levant le drapeau du radicalisme républicain. M. Thiers, pour lui, était décidé, il avait son opinion qu’il ne déguisait guère toutes les fois qu’on le provoquait à s’expliquer; mais il savait aussi qu’il ne pouvait rien s’il ne réussissait d’abord à convaincre l’assemblée, à dégager des divisions du parlement une majorité prête à le suivre jusqu’au bout, et avec l’idée qu’il se faisait du gouvernement, il ne reculait pas devant une initiative propre à rallier cette majorité en lui offrant une occasion de se manifester, si elle existait. C’est l’origine ou le secret du message du 13 novembre 1872, de ce message que le président de la république se chargeait d’aller lire lui-même à l’assemblée au début d’une session nouvelle, qui n’était en définitive qu’une grande tentative pour obtenir des partis, avant tout de la droite, un acte de raison, de transaction devant la nécessité des choses.

Tout avait été médité et pesé dans ce message, qui allait avoir un si soudain retentissement et mettre un moment le feu à une situation, quoiqu’il n’offrît rien de nouveau. M. Thiers, en réalité, ne faisait que reproduire, préciser et accentuer ce qu’il avait toujours dit lorsque, décrivant l’état de la France, la reconstitution de ses finances et de son armée, le réveil de son crédit, les progrès de sa libération, et, approchant de ce qu’il appelait « les sujets brûlans du jour, » il ajoutait : « La république existe, elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait une révolution et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas notre temps à la proclamer; mais employons-le à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une commission nommée parmi vous il y a quelques mois lui donnait le titre de république conservatrice : emparons-nous de ce titre et tâchons surtout qu’il soit mérité. Tout gouvernement doit être conservateur et nulle société ne pourrait vivre sous un gouvernement qui ne le serait pas. La république sera conservatrice ou elle ne sera pas!.. Deux années écoulées sous vos yeux, sous votre influence, sous votre contrôle, dans un calme presque complet, peuvent nous donner l’espérance de fonder cette république conservatrice, mais l’espérance seule. Et qu’on ne l’oublie pas, il suffirait de la moindre faute pour faire évanouir cette espérance dans une désolante réalité... » Est-ce donc que M. Thiers, en parlant ainsi, voulût imposer ses opinions, faire violence à l’assemblée? Il restait dans son rôle, il se bornait à donner un conseil, un avertissement, sans prétendre rien engager, rien décider, et, complétant sa pensée, il se hâtait d’ajouter : « La forme de cette république n’a été qu’une forme de circonstance donnée par les événemens, reposant sur votre sagesse et sur votre union avec le pouvoir que vous aviez temporairement choisi; mais tous les esprits vous attendent, tous se demandent quel jour, quelle forme vous choisirez pour donner à la république cette force conservatrice dont elle ne peut se passer. C’est à vous à choisir l’un et l’autre. Le pays, en vous donnant ses pouvoirs, vous a donné la mission évidente de le sauver en lui procurant la paix d’abord, après la paix l’ordre, avec l’ordre le rétablissement de sa puissance et enfin un gouvernement régulier. Vous l’avez proclamé ainsi, et, dès lors, c’est à vous de fixer la succession, l’heure de ces diverses parties de l’œuvre de salut qui vous est confiée. Dieu nous garde de nous substituer à vous ! Mais à la date que vous aurez déterminée, lorsque vous aurez choisi quelques-uns d’entre vous pour méditer sur cette œuvre capitale, si vous désirez notre avis, nous vous le donnerons loyalement et résolument... » En d’autres termes, au moment même où il croyait devoir exprimer une opinion puisée dans une étude réfléchie de l’état de la France, M. Thiers n’hésitait pas à reconnaître une fois de plus et à invoquer le pouvoir souverain de l’assemblée, qui devait toujours avoir le dernier mot.

Qu’arrivait-il cependant? Les partis sont invariables dans leurs passions et dans leurs tactiques. Tandis que les républicains, à qui le message ne ménageait pas les dures vérités, affectaient de se tenir pour satisfaits et compromettaient M. Thiers par leur bruyant appui, une émotion extraordinaire éclatait au camp de la droite. Les monarchistes, surpris et irrités, s’emportaient contre le chef du gouvernement, qu’ils accusaient tout haut de trahir son mandat, de vouloir imposer subrepticement la république, de se faire l’allié ou le complice des radicaux dans leur guerre contre la majorité conservatrice du parlement. On ne parlait de rien moins que de relever les défis de M. Thiers, d’en finir sur-le-champ. A peine la lecture du message était-elle achevée au milieu des plus véhémentes protestations, un des chefs de la droite, M. de Kerdrel, proposait de nommer d’urgence une commission qui serait chargée d’examiner les déclarations du gouvernement, de préparer au besoin une réponse au président de la république. Le conflit était flagrant ; il se compliquait encore, quatre jours après, d’une interpellation que le vieux général Changarnier adressait au gouvernement sur les manifestations radicales des vacances et à laquelle M. Thiers, ému dans sa dignité, dans sa susceptibilité si l’on veut, répondait avec une impétueuse hauteur. Tout semblait tendre à la guerre entre les pouvoirs, et peut-être l’irréparable rupture eût-elle éclaté dès ce moment si l’on n’avait eu fort à propos la sagesse de se dire qu’une crise pouvait compromettre la libération elle-même, que le message, après tout, ne mettait nullement en doute la souveraineté de l’assemblée, que M. Thiers était encore nécessaire. La réflexion avait fait son œuvre en quelques jours, et après des préliminaires de guerre la diplomatie reprenait ses droits. A la commission Kerdrel, qui résumait sa politique dans le mot de « gouvernement de combat, » qui proposait une loi de responsabilité ministérielle dont l’unique effet devait être d’interdire la tribune à M. Thiers, succédait une autre commission chargée, cette fois, de chercher une transaction, d’aborder les problèmes soulevés par le message, de préparer une loi sur les pouvoirs publics. C’était cette commission, un instant fameuse, qui s’est appelée la commission des « trente » et qui avec plus de modération ou d’habileté, avec des ménagemens étudiés, n’était encore malheureusement que la mandataire des ressentimens et des défiances de la majorité parlementaire à l’égard du président de la république.

Que voulait-on, que reprochait-on au chef du gouvernement dans cette commission des « trente, » qui se composait, certes, d’habiles politiques, dévoués à leur pays, et qui passait trois mois à ne rien faire ou à peu près? Il n’y avait sans doute que de bonnes intentions ; on se défendait de vouloir renverser le président, on évitait de disputer avec lui sur cette république qu’il proposait d’organiser sans la proclamer. On lui reprochait d’avoir trop abusé et d’abuser encore d’une prépotence personnelle qui pesait sur la liberté de l’assemblée, d’être à lui seul tout le gouvernement, et on voulait le lier, l’envelopper, surtout l’éloigner d’abord de cette arène parlementaire où il était accoutumé à gagner ses victoires.

Assurément, il pouvait y avoir quelque vérité dans tout ce qu’on disait. Il pouvait y avoir plus d’un inconvénient, même plus d’un danger pour le chef de l’état à être toujours prêt à payer de sa personne, à se jeter avec ses ardeurs, avec ses impatiences, dans toutes les mêlées, à s’exposer à tous les accidens de discussion. Rien de plus vrai; mais quoi! telle était la situation, que le président n’avait pas créée, qu’il avait subie ou acceptée. Le pays, en le désignant par ses votes avant l’assemblée elle-même, l’avait nommé pour son passé, pour ses dons personnels, pour son éloquence, pour les services qu’il pouvait rendre. Le pays ne l’avait pas élu pour s’effacer et pour se taire, pour se retirer dans une commode irresponsabilité ; il l’avait choisi pour agir, pour gouverner, pour parler, pour être un guide, pour remplir en un mot le rôle que M. Thiers remplissait depuis deux ans le jour et la nuit avec un infatigable dévoûment, avec un incomparable éclat. Imaginer qu’on pouvait frapper d’un certain ostracisme le plus bouillant des hommes, le premier des parlementaires de France et le soumettre à des règlemens minutieux, à des rôles bizarres, à tout un cérémonial fixant ses droits d’intervention, le mode de ses comparutions devant l’assemblée, ses entrées et ses sorties, c’était une puérilité aussi peu digne du parlement que de celui qu’on voulait ainsi traiter. M. Thiers n’était pas homme à se laisser mettre hors du parlement. Il pouvait, pour un bien de paix, se prêter à quelques-unes de ces exigences qu’il appelait des « chinoiseries, » qui offensaient son bon sens même quand elles se déguisaient sous un hommage ; il n’admettait que celles qui respectaient son droit d’intervention dans la discussion des grandes affaires extérieures ou intérieures du pays, et, mis en présence de la commission des « trente, » il lui disait librement, familièrement : « Laissez-moi vous parler à cœur ouvert! Je ne veux pas d’une rupture avec vous ; mais votre proposition m’humilie. Elle est dirigée contre moi, je ne puis l’accepter. Dieu m’a fait l’âme fière ! Je peux, par amour de la concorde, me soumettre à certaines exigences ; mais si vous me demandez de laisser discuter les grandes questions en dehors de moi, non, je ne le puis pas. Cherchez une autre rédaction, je suis prêt à l’accepter; quant au principe même, je ne puis pas y renoncer, et j’irai, s’il le faut, le soutenir devant la chambre. Je ne saurais admettre qu’on pourra me priver du droit d’être entendu lorsqu’il s’agira de défendre la politique générale. Qu’en résulterait-il? C’est qu’après deux ans on viendrait amoindrir mon pouvoir. Je ne le laisserai pas réduire. » Il refusait de se laisser ravir la plus puissante de ses armes : la parole. Il avait raison, et à ceux qui se prévalaient encore contre lui des grandes traditions parlementaires, il pouvait rappeler qu’à toutes les heures, depuis qu’il était le chef de l’état, il avait toujours été prêt à rendre le pouvoir devant un mot net et clair de l’assemblée.

Au fond, ce qu’on reprochait surtout à M. Thiers, c’était de ne pas se servir de son ascendant personnel comme on l’aurait voulu, de n’être pas assez avec les conservateurs, de favoriser les radicaux par un semblant d’alliance sous les auspices de la république. On lui demandait de rompre solennellement avec ces radicaux qui le compromettaient par leur appui, et, au besoin, on se flattait de l’y contraindre par une loi de responsabilité qui remettrait le ministère à la discrétion de la majorité. On avait beau s’en défendre, on se défiait plus que jamais du président, on le traitait en suspect, qui n’offrait pas assez de garanties aux partis conservateurs, qui avait passé à l’ennemi ! L’accusation était certes étrange. Conservateur, M. Thiers l’avait été toute sa vie, même sans ses campagnes les plus libérales ; il l’était par ses instincts, par ses traditions, par ses opinions obstinées sur toutes les questions financières, militaires, administratives. Depuis deux ans, il n’avait cessé de montrer la résolution du conservateur le plus décidé dans ses actes, dans ses répressions, dans ses choix des représentans de la diplomatie et des commandans de l’armée. Il était même, si l’on veut, quelque peu réactionnaire. M. Thiers connaissait assez les partis pour ne point s’étonner de leurs tactiques et de leurs accusations ; il avait pourtant de la peine à maîtriser son irritation quand on méconnaissait par trop ses intentions ou ses services, et justement dans cette séance d’interpellation du général Changarnier, qui ressemblait à un intermède orageux entre le message et la commission des « trente, » où l’on avait voulu un peu trop vivement l’obliger à s’expliquer, il se révoltait. Il n’admettait pas qu’on le traitât comme un homme qui aurait eu encore à faire ses preuves de conservateur, dont les opinions auraient pu être mises en doute et il refusait fièrement de répondre : « Après ma vie tout entière, disait-il d’un accent ému, et après les deux ans que je viens de passer sous vos yeux, je crois avoir droit à quelques égards. Qu’on ne vienne donc pas m’interroger sur les doctrines de toute ma vie... C’est me faire une offense que de m’appeler ici à venir professer ma foi lorsque quarante ans de vie l’ont fait connaître.. Lorsque dans une position pareille on vient m’amener là comme sur la sellette, je ne l’accepte pas. Quand on veut qu’un gouvernement soit fort, — et vous le désirez apparemment, — il faut lui faire une situation digne de lui et ne pas l’appeler comme un suspect et un coupable pour venir faire une profession de foi... Non, je le répète de nouveau, je ne répondrai pas!.. » Il laissait ses actions, — l’insurrection de Paris vaincue, l’ordre rétabli partout, l’armée rendue à son devoir, le crédit relevé avec éclat, — répondre pour lui.

Bien mieux : par son message, par l’initiative qu’il avait prise en proposant à l’assemblée de créer elle-même ce qu’il appelait les « institutions nécessaires, » M. Thiers croyait sincèrement avoir agi en prévoyant conservateur. Il croyait, et il ne le cachait pas, que pour l’œuvre constitutionnelle qu’il demandait il y avait plus de garanties dans une assemblée éprouvée que dans un parlement inconnu sorti un jour ou l’autre d’un scrutin qui s’ouvrirait dans une incertitude agitée, au milieu des passions déchaînées. « Est-ce, disait-il, une pensée qui n’ait pas les caractères frappans, indéniables de la sollicitude la plus conservatrice que de s’être posé cette question : L’assemblée se retirera-t-elle sans avoir donné au pays quelques institutions qui confèrent à la république les caractères que tous, et ceux qui l’aiment et ceux qui ne l’aiment pas, doivent vouloir lui conférer comme bons citoyens, comme honnêtes gens?.. N’était-ce pas un souci de conservation que de vouloir demander ces quelques institutions à l’assemblée devant laquelle j’ai l’honneur de parler, qui se connaît elle-même, qui a confiance en elle-même comme pouvoir conservateur? N’était-ce pas un souci de conservateur que de vouloir obtenir ces quelques institutions indispensables de votre main?.. » Les conservateurs ne remarquaient pas que, s’ils voulaient en finir avec les interventions incessantes du président dont ils se plaignaient et prendre des garanties contre les progrès du radicalisme qu’ils redoutaient, — qu’ils avaient raison de redouter, — ils avaient une occasion et un moyen tout simple : ils n’avaient qu’à préciser, à régulariser les pouvoirs du chef du gouvernement et à faire eux-mêmes des institutions conservatrices. M. Thiers les y conviait; il croyait plus qu’eux à l’impossibilité de faire autre chose que la république, il voulait autant qu’eux mettre l’esprit conservateur dans les institutions nouvelles. La commission des « trente, » partagée entre le sentiment des nécessités qui la pressaient et la crainte de donner trop de gages à la république, avait de la peine à se rendre. Elle s’égarait dans des subtilités doctrinaires, et en cédant à demi elle se retenait à demi.

Une œuvre ainsi conçue sous l’influence de bien des arrière-pensées, poursuivie à travers toute sorte de péripéties et d’alternatives, pouvait-elle réussir? Un instant, il est vrai, après trois mois passés en négociations souvent presque rompues, toujours renouées, un instant on croyait toucher le but. Entre la politique du message expliqué par le président comme par M. Dufaure et la savante diplomatie des « trente » un traité de paix semblait signé. M. Thiers avait fini par se soumettre au cérémonial imaginé à son usage ; la commission, de son côté, avait fait des concessions assez sérieuses, et on s’accordait pour soutenir ensemble une loi réglant les interventions parlementaires du président, décidant en outre que l’assemblée ne se séparerait pas sans avoir statué sur l’organisation des pouvoirs publics, confiant enfin au gouvernement le soin de préparer les projets constitutionnels. L’assemblée à son tour votait, non sans peine, ce qu’on lui présentait. La paix semblait rétablie. Malheureusement, ce n’était encore qu’une apparence, une phase nouvelle, la dernière, d’une trêve plus que jamais fragile et précaire. Les ressentimens, les défiances restaient toujours vivaces ; les animosités contre M. Thiers ne se cachaient plus au camp de la droite, et la lutte n’était visiblement qu’interrompue. Elle ne tardait pas à renaître dans trois circonstances, à la suite de trois incidens qui la ravivaient, qui en marquaient les progrès et allaient en précipiter l’explosion définitive.

V.

D’abord, la libération de la France venait de faire un pas décisif. Au moment même où il avait à se débattre avec l’assemblée, avec la commission des « trente, » M. Thiers, qui ne se détournait pas du premier et grand objet de ses efforts, poursuivait patiemment, discrètement une négociation bien autrement sérieuse avec l’Allemagne. Il venait de gagner sa cause à Berlin en signant le traité du 15 mars 1873, qui rapprochait de plus d’une année le terme de l’occupation étrangère, qui fixait au mois de septembre suivant la retraite définitive et complète de l’armée allemande.

Cette libération anticipée, en dégageant heureusement l’intérêt national, avait aussi un autre effet assez facile à prévoir. Ce qui, jusque-là, avait contenu les partis cessait d’être un frein pour leurs passions. Ils n’avaient plus ce poids de l’occupation étrangère; ils retrouvaient jusqu’à un certain point leur liberté et ils laissaient éclater leurs sentimens intimes dans les manifestations mêmes auxquelles se livrait l’assemblée à l’occasion d’un événement, prix de tant de soins habiles et persévérans. Ils ne méconnaissaient pas les services de M. Thiers, ils ne lui refusaient pas un remercîment; ils semblaient s’étudier à lui mesurer les témoignages de la reconnaissance publique, et ce n’est qu’après des explications pénibles, par une addition disputée à un ordre du jour, qu’ils consentaient à déclarer que le chef du pouvoir exécutif « avait bien mérité de la patrie. » Ils prouvaient ce jour-là assez malheureusement qu’ils n’avaient pas désarmé, qu’ils se tenaient toujours prêts à reprendre le combat, même contre celui qu’on pouvait appeler désormais le « libérateur du territoire. » — Peu après, survenait un autre incident peu important en apparence, au fond significatif, qui révélait du moins l’état des esprits, la marche des choses. M. Jules Grévy, qui depuis deux ans présidait l’assemblée, qui représentait la république dans une des deux grandes positions de l’état, croyait devoir se retirer devant quelques manifestations qui l’avaient blessé. Il avait été jusque-là l’élu de tous les partis; par une démission d’impatience et d’humeur il dégageait la droite en lui offrant l’occasion de s’emparer pour son propre compte de la présidence comme d’une place de sûreté. Les conservateurs se hâtaient de donner pour successeur à M. Jules Grévy un homme d’une droite et ferme autorité d’ailleurs, M. Buffet, dont la présence au fauteuil pouvait avoir dans des momens difficiles une influence sérieuse. Ils essayaient leurs forces, ils s’enhardissaient par ce coup de scrutin qui était pour eux une victoire d’autant plus caractérisée que M. Buffet avait eu un concurrent appuyé par le gouvernement. On sentait l’approche de nouveaux conflits ; mais ce n’étaient là encore que des préliminaires, des signes avant-coureurs, et l’incident le plus grave, le plus décisif était, assurément, une élection par laquelle Paris se donnait le passe-temps de faire la leçon à Versailles, au président comme à l’assemblée, au risque de remettre tout en question et de renverser sur le coup un gouvernement.

Chope curieuse ! si entre tous les partis qui se disputaient la France, il y en avait un plus intéressé que les autres à ne rien brusquer, à éviter de créer des embarras au chef du pouvoir exécutif, à désarmer les défiances par la modération, c’était le parti républicain ; C’est de lui cependant que venait le coup qui allait tout bouleverser. On était au mois d’avril 1873, presque au lendemain du traité qui en finissait avec l’occupation étrangère. L’assemblée venait de prendre congé pour quelques semaines, du 8 avril au 19 mai, et dans l’intervalle Paris avait à nommer un député. Un candidat avait été adopté spontanément par une partie de la population parisienne et il ne pouvait certes être mieux choisi. C’était M. de Rémusat, qui venait d’être comme ministre des affaires étrangères le généreux complice du président dans la libération du territoire, qui représentait depuis dix-huit mois la diplomatie française avec une dignité simple, qui alliait enfin les sentimens du patriote, la fermeté du libéral, l’indépendance du caractère aux séductions de l’esprit. M. Thiers avait reçu avec sa vivacité naturelle, avec passion cette offre de candidature pour son ministre, un ami d’un demi-siècle qui partageait toutes ses idées et dont l’élection à Paris ne pouvait qu’être une force pour lui, un succès pour sa politique. On aurait pu croire que les républicains, ne fût-ce que par tactique, se seraient hâtés d’accepter des mains du chef du gouvernement un tel candidat. Point du tout ! les modérés du parti, il est vrai, sentant le danger d’une manifestation trop criante, se mettaient en campagne pour le ministre des affaires étrangères. Les violens, les radicaux trouvaient l’occasion merveilleuse pour relever leur drapeau à Paris, dans la ville toute pleine encore des ruines laissées par la commune. Ils allaient chercher un obscur candidat de démagogie, dont on ne savait rien, si ce n’est qu’il venait de passer à la faveur des événemens par la mairie de Lyon. Qu’était-ce que M. Barodet? Peu importait; ce nom inconnu, choisi comme un défi, avait pour ceux qui l’adoptaient la signification vague d’une protestation contre Versailles, d’une revendication crûment révolutionnaire. La lutte électorale, aussitôt engagée, s’animait d’autant plus que le président lui-même s’y jetait avec toute son impétuosité.

Qui aurait cru que, placé entre le ministre libéral, négociateur de la libération du territoire, et l’inconnu sans titres, sans passé, Paris choisirait le dernier? M. Thiers, confiant jusqu’au bout, ne pouvait y croire. C’est pourtant ce qui arrivait. Dans la ville qui a si souvent passé pour la plus spirituelle du monde et qui a si souvent aussi la singulière fortune d’être représentée par des inconnus, M. Barodet l’emportait avec 40,000 voix de majorité sur M. de Rémusat! Oh ! certes la victoire des radicaux ne pouvait être plus complète. Seulement, on le sentait dès le lendemain, cette désastreuse victoire avait tout changé et achevait de ruiner une situation. D’un côté, elle affaiblissait et désarmait M. Thiers, frappé directement dans son ministre le plus cher, dans son autorité morale, dans sa politique ; d’un autre côté, elle remplissait d’émotion les conservateurs qui gardaient après tout la majorité dans l’assemblée ; elle donnait raison à leurs craintes, elle ajoutait à leurs griefs, et elle ravivait en eux, avec un sentiment plus net du péril, la résolution de livrer à tout, prix, sans plus de retard, un dernier combat. La victoire des radicaux avait cet unique effet de pousser tout à l’extrême.

Voilà donc où en venait ce drame de deux ans tout mêlé de généreux efforts pour la libération de la France, de travaux de réorganisation et d’ardens conflits de partis. Après avoir passé par une série d’évolutions, de détours et de péripéties, il se précipitait par cette défaite de la politique de transaction que représentait le gouvernement pour se concentrer aussitôt dans une sorte de duel entre l’esprit de radicalisme et l’esprit conservateur. Il s’agissait pour M. Thiers de faire face à cette situation nouvelle, de savoir s’il persisterait dans ses idées, dans sa marche, ou s’il se replierait vers la droite pour tenir tête avec elle à l’ennemi. Il avait été d’abord sans doute vivement ému d’un scrutin qui le blessait, qui contrariait toutes ses vues, qui lui semblait, à lui aussi, fort périlleux. Il ne se laissait pas ébranler néanmoins et, tout bien pesé, il se disait qu’il ne fallait rien prendre trop au tragique, que cette élection du 27 avril tenait surtout à l’incertitude des choses, que le meilleur moyen de combattre le radicalisme était de lui opposer sans plus de retard des institutions précises, une république fortement et sagement organisée. Il pensait ainsi, et sur-le-champ il réglait son plan de conduite. Il avait cru jusque-là devoir garder un ministère compose de façon à donner des gages à toutes les grandes opinions du parlement, à la droite, successivement représentée par M. de Larcy M. de Goulard, aussi bien qu’à la gauche, représentée par M. Jules Simon; il le recomposait maintenant en appelant au pouvoir, à côté du premier de ses coopérateurs, M. Dufaure, des hommes comme M. Casimir Perier, M. Bérenger, M. Waddington, qui partageaient ses idées, qui remettraient l’unité dans le conseil. Il se hâtait en même temps de faire préparer les lois d’organisation constitutionnelle que la commission des « trente » lui avait laissé le soin de présenter. Par ces premiers actes, il prenait nettement position; mais ce n’était plus là ce qu’on lui demandait en présence de cette recrudescence de radicalisme qui venait d’éclater à Paris, qui éclatait au même instant ou peu de jours après à Lyon par une autre élection.

Les conservateurs, surpris dans leurs provinces par ce scrutin, revenaient exaspérés, décidés à ne plus se contenter de demi-mesures, de nouveaux compromis. Ils croyaient avoir la majorité dans l’assemblée; par l’élection de M. Buffet à la présidence ils avaient un homme sûr à leur tête pour un jour de combat. Ils trouvaient dans la double élection de Paris et de Lyon un grief plus que suffisant, une raison décisive d’agir, et ils n’avaient pas tardé à se concerter sur un mot d’ordre de bataille qui, en écartant la question délicate de la république ou de la monarchie, pouvait rallier toutes les forces conservatrices, les partisans de toutes les dynasties. Il faut se souvenir de l’état de surexcitation de ces hommes évidemment sincères à cette heure critique. Ils n’entendaient plus rien; ils témoignaient une résolution attristée, mais inébranlable. Ils ne voulaient pas tous de propos délibéré la chute de M. Thiers; ils acceptaient désormais cette chance si M. Thiers refusait de se rendre à leurs vœux, de donner satisfaction à leurs craintes, et les chefs avaient déjà choisi dans leur pensée celui qui pourrait être le successeur du président de la république. On se défiait du regard et du geste avant l’action.

Au moment où l’assemblée, séparée depuis près d’un mois, se retrouvait à Versailles le lundi 19 mai, une émotion extraordinaire régnait dans tous les camps ; on sentait que quelque chose de grave allait se passer. Dès la première séance, tandis que le cabinet se hâtait de présenter ses projets d’organisation constitutionnelle, trois cent vingt membres de la droite, formant déjà presque une majorité, signaient une interpellation demandant des explications sur les dernières modifications ministérielles et sur la « nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice. » D’un commun accord, la bataille restait fixée au vendredi, 23 mai, et ce jour-là, c’est le duc de Broglie qui se chargeait de l’attaque dans un discours serré, nerveux, élégamment et habilement implacable, qui ne faisait d’ailleurs que traduire les opinions, les griefs, les passions d’une majorité impatiente de ressaisir l’ascendant.

La question pour le duc de Broglie et pour ses amis était tout entière dans les progrès d’un radicalisme qui représentait moins un parti politique qu’un péril social, dont les succès croissans menaçaient d’infliger un jour ou l’autre à la France une « revanche légale de la commune. » Le gouvernement avait-il fait, faisait-il encore tout ce qu’il devait pour détourner cette redoutable éventualité ? Par son passé, par le nom de ses principaux chefs, par ses intentions, il était conservateur, on voulait bien le reconnaître ; par sa fausse tactique de ménagemens et de compromis, par son système d’équilibre entre toutes les influences, il faisait sans le vouloir la force du radicalisme. Il créait une situation équivoque où lui, gouvernement conservateur, élu par la majorité de l’assemblée, il paraissait souvent l’allié des partis extrêmes, des minorités révolutionnaires contre les conservateurs. Les élections de Paris et de Lyon venaient de montrer le danger, — « le précipice ouvert. » Que représentaient dans ces conditions les nouveaux ministres? Si honorables, si bien intentionnés qu’ils fussent, ils semblaient n’arriver au pouvoir que pour continuer, pour accentuer le système qui avait fait tout le mal, — et c’est là ce que ne pouvaient plus admettre les conservateurs, convaincus, suivant une phrase fameuse, « qu’il n’y avait plus dans ce sens ni une faiblesse ni une faute à commettre. » Le duc de Broglie ne cachait pas que, si le gouvernement hésitait à rompre avec les radicaux, qui, après l’avoir vaincu dans les élections, le menaçaient d’un appui plus compromettant encore, ses amis, les trois cent vingt, étaient décidés à la guerre, quoi qu’il dût arriver, dussent-ils s’exposer à une défaite qui atteindrait d’ailleurs le gouvernement aussi bien qu’eux-mêmes, et d’un accent résolu il ajoutait: « Périr pour sa cause en tenant son drapeau dans la main et aux pieds d’un rempart qu’on défend, c’est une mort glorieuse dont un parti se relève et qui grandit la mémoire des hommes publics. Périr, au contraire, après avoir préparé, avant de le subir, le triomphe de ses adversaires, périr en ayant ouvert la porte de la citadelle ; périr en joignant au malheur d’être victimes le ridicule d’être dupes et le regret d’être involontairement complices, c’est une humiliation qui emporte la renommée en même temps que la vie des hommes d’état. » À cette attaque véhémente M. Dufaure répliquait sur-le-champ de sa forte et sobre parole au nom du cabinet; mais il ne s’agissait pas évidemment du ministère. L’interpellation, on le sentait bien, s’adressait au chef de l’état lui-même, et M. Thiers, toujours impatient de prononcer le Me ! me adsum ! n’avait pas tant tardé à réclamer sa place dans le combat. Dès le premier instant, il avait prévenu le président de l’assemblée de son intention d’intervenir dans la discussion, invoquant à la fois la loi et la raison.

Tout avait été réglé selon la bizarre étiquette de la loi des « trente. » Le président de la république ne pouvait être entendu que le lendemain, dans certaines conditions, dans une séance spéciale, et le matin du lendemain, 24 mai, M. Thiers comparaissait en chef de gouvernement se déclarant seul coupable, s’il y avait un coupable. Rien certes de plus émouvant que cette scène matinale où un vieillard chargé de services et de travaux se présentait, prêt à relever tous les défis, à donner toutes les explications devant le parlement, devant le pays, devant l’Europe, « avec la fierté d’une conscience honnête et d’un citoyen dévoué. » Rien de plus saisissant que ce discours où M. Thiers semblait réunir tout ce qu’il avait de raison et d’art, sans déguiser l’amertume qu’il avait dans le cœur, sans dissimuler non plus l’étonnement un peu hautain qu’il éprouvait à voir des hommes beaucoup plus jeunes que lui, disait-il, moins expérimentés que lui dans la vie publique, mettre en doute son esprit conservateur.

Pendant plus de deux heures, il tenait l’assemblée captive, déroulant devant elle ce vaste tableau de l’histoire des deux années depuis 1871, — et la paix reconquise, et la sédition vaincue, et la libération près d’être réalisée, et les finances reconstituées et le pays rendu au travail, à la confiance, et un ordre réparateur succédant à la confusion. Comment tout cela était-il arrivé ? C’est qu’au lieu d’être un gouvernement de combat, comme on aurait voulu qu’il le fût, il s’était toujours étudié à rester un gouvernement de modération et de médiation entre les partis, un gouvernement de gens éclairés résistant à toutes les suggestions extrêmes, s’inspirant dans sa politique de la situation d’un pays dévoré de divisions, partagé entre la république et la monarchie. « Oui, disait M. Thiers, ce qu’il faut dans cette situation, ce n’est pas un gouvernement de parti; c’est un gouvernement qui soit inexorable devant le désordre, impitoyable même jusqu’à ce que l’ordre soit rétabli, jusqu’à ce que la paix soit rendue au pays, et en même temps, quand le combat et le désordre sont finis, devienne calme, impartial, conciliant. Traitez avec dédain cette politique; moi je ne crains les hauteurs de personne. Par ma vie, par mes actes et peut-être par quelques qualités bien modestes d’esprit, je suis capable de supporter ces dédains... Vous pouvez dédaigner cette politique, moi je plains ceux qui ne sauraient ni la comprendre ni avoir le courage de la soutenir. Il m’a fallu bien plus de force de caractère et de volonté pour tenir cette conduite que pour me donner à un parti et lui obéir aveuglément. » C’est avec cette politique qu’on avait pu depuis deux ans pacifier, délivrer le pays, « ranimer le grand blessé, » résoudre les questions les plus urgentes. Et si, maintenant que ces questions se trouvaient à peu près résolues, une autre question avait surgi, celle du choix des institutions, c’est que les partis eux-mêmes, las de se contenir, s’acharnaient à ruiner, à rompre de toute façon une trêve momentanément acceptée. Si dans ces conditions de jour en jour plus laborieuses, plus difficiles, le gouvernement se décidait pour l’organisation de la république, c’est que la république lui semblait seule possible. C’est là justement ce qu’on lui reprochait comme sa grande trahison, comme la grande concession au radicalisme, et à ceux qui lui en faisaient un crime il répondait : « Vous le savez bien, et c’est ce qui vous justifie de ne pas venir, au nom de votre foi, nous proposer le rétablissement de la monarchie, car enfin ce serait votre droit... Pourquoi ne le faites-vous pas? Pourquoi, quand la polémique s’engage entre vous et nous, vous hâtez-vous de dire : Non, ce n’est pas comme monarchistes que nous parlons, c’est comme conservateurs? C’est, convenons-en de bonne foi, que vous-mêmes sentez que pratiquement aujourd’hui la monarchie est impossible. Je n’ai pas besoin d’en dire la raison encore une fois, elle est dans votre esprit à tous : il n’y a qu’un trône et on ne peut pas l’occuper à trois!.. » M. Thiers ne voyait donc que la république possible dans la situation de la France et il proposait les lois qui pouvaient le mieux lui imprimer un caractère conservateur.

Le moyen était décevant ou insuffisant, lui disait-on ; pour lui il n’en connaissait pas d’autre, il restait ferme dans sa politique, et rendant coup pour coup, blessure pour blessure à ceux qui l’accusaient, laissant déborder son amertume, il ajoutait en finissant: « On nous a dit avec une pitié dont j’ai été très touché qu’on plaignait notre sort, que nous allions être des protégés, — des protégés de qui? Du radicalisme. On m’a prédit à moi une triste fin. Je l’ai bravée plus d’une fois pour faire mon devoir, je ne suis pas sûr que je l’aie bravée pour la dernière fois. Et puis on nous a dit qu’il y avait une chose fâcheuse outre une fin malheureuse, c’était d’y ajouter le ridicule. On me permettra de trouver cela bien sévère. Un homme qui aurait servi son pays toute sa vie, qui aurait dans les temps les plus difficiles sacrifié sa popularité pour la vérité, qui aurait rendu des services que je ne prétends pas avoir rendus, peut-être pourrait traiter avec cette pitié des hommes comme ceux qui sont sur ces bancs. Je remercie l’orateur de ses sentimens compatissans ; qu’i! me permette de lui rendre la pareille et de lui dire aussi que moi je le plains. De majorité, il n’en aura pas plus que nous; mais il sera un protégé aussi, je vais lui dire de qui,.. il sera le protégé de l’empire ! » C’est la fatalité des luttes ainsi engagées de ne pouvoir finir que par d’irréparables ruptures. A peine M. Thiers avait-il cessé de parler, ses adversaires, sans perdre un instant, se concertaient déjà pour continuer la bataille jusqu’au bout. Ce n’était pas sans intention qu’ils avaient fixé à neuf heures du matin la séance où le président de la république devait être entendu. Ils se hâtaient de décider qu’il y aurait une séance nouvelle dans l’après-midi ; ils étaient résolus à provoquer, s’il le fallait, une troisième séance, une séance de nuit. L’affaire était évidemment conduite par d’habiles tacticiens qui ne voulaient laisser ni trêve ni répit, qui avaient l’ardente impatience d’en finir. Vainement, dans la séance de l’après-midi, on essayait de ralentir, d’épuiser cette ardeur de combat par une demande d’ajournement au lendemain ou par la proposition de l’ordre du jour pur et simple. Les chefs de la campagne allaient droit à leur but sans s’arrêter. Ils mettaient leur dernier mot, la pensée même de l’interpellation dans un ordre du jour qui, en réservant la forme du gouvernement, affirmait la nécessité d’une « politique résolument conservatrice » et l’insuffisance des récentes modifications ministérielles. C’est cet ordre du jour qui l’emportait au scrutin décisif, frappant à la fois le ministère et le président de la république.

A six heures du soir, le 24 mai 1873, deux années, jour pour jour, après la rentrée de l’armée française dans Paris, M. Thiers était renversé. A la rigueur, il aurait pu se prévaloir encore, il est vrai, du premier acte constitutionnel d’août 1871 qui lui assurait une sorte d’inamovibilité en donnant à son pouvoir la même durée qu’à l’assemblée. Il n’était pas homme à se couvrir d’un subterfuge, à retenir un pouvoir disputé ou amoindri. Il l’avait dit du reste le matin : « Quand votre verdict sera rendu, c’est à moi, à moi seul qu’il sera adressé; c’est pour moi que je le prendrai. » Il le prenait ainsi, en effet, et avant neuf heures, il avait envoyé sa démission à l’assemblée réunie dans une séance du soir; avant minuit, il avait un successeur élu, reconnu et acceptant l’héritage. La campagne avait été certes vigoureusement menée. M. Thiers tombait; mais en tombant il laissait la liberté du territoire assurée, une armée raffermie, les finances reconstituées, la France en paix avec elle-même comme avec l’étranger, l’ordre établi partout. Il avait rempli sa tâche, et le témoignage le plus sensible de l’efficacité réparatrice de son gouvernement, c’était cette révolution même qui faisait passer le pouvoir aux mains du maréchal de Mac-Mahon, qui pouvait s’accomplir sans trouble, sans violente secousse. Il disparaissait, non en vaincu d’un scrutin de hasard, mais en chef d’état emportant dans sa retraite la dignité d’une politique et demeurant pour le pays le personnage consulaire d’une des phases les plus tragiques, les plus émouvantes de l’histoire.


VI.

Ces jours sont passés, et après ceux-ci, depuis dix ans, bien d’autres jours sont passés, tout pleins d’événemens qui n’ont été que le long et orageux conflit de toutes les politiques. Les vainqueurs du 24 mai ont été les vaincus des années suivantes, et ils n’ont tenté de ressaisir la victoire, une douteuse et dangereuse victoire, en 1877, que pour retomber sous le coup d’une défaite plus accablante; les vaincus de 1873, les républicains sont redevenus les vainqueurs de 1876, de 1877, et ils n’ont retrouvé le succès que pour en abuser, pour commencer dès lors à faire de la république le règne des passions, des représailles et des excès de parti. Les uns et les autres se sont rencontrés dans d’étranges et implacables mêlées, se disputant la France à travers toutes les alternatives de réaction ou d’agitation. Éloigné du pouvoir, mais non désintéressé des affaires du pays, témoin supérieur et clairvoyant de ces violentes oscillations des partis, M. Thiers est resté jusqu’au bout, dans sa retraite, le représentant de la politique pour laquelle il avait accepté de tomber, qu’il soutenait encore à ces premiers momens de septembre 1877, où, surpris par la mort, il disparaissait de ce monde sans avoir vu le dénoûment de la malheureuse crise du 16 mai. Je ne reprends pas tout ce passé, dont le présent n’est d’ailleurs que la continuation violente. Je ne veux pas refaire le compte des fautes, des aveuglemens, des illusions des partis et des hommes ; mais ce qui reste frappant, c’est que, vainqueurs ou vaincus de ces luttes de dix années, monarchistes et républicains, ont eu le temps de prouver tour à tour ce qu’il y avait de clairvoyance, de justesse et de profondeur dans les vues essentielles de M. Thiers sur la politique de la France, sur la difficulté de rétablir la monarchie aussi bien que sur les conditions nécessaires d’une république tolérable et durable.

Ce n’est point évidemment à la légère que M. Thiers s’était fait son opinion tout d’abord sur cette question d’une restauration monarchique qui paraissait si simple à tant d’esprits honnêtes, qui se retrouvait dans tous les débats, dans toutes les crises du temps. Il s’était décidé en politique obligé de compter avec les circonstances, avec la réalité des choses, de se demander sans cesse ce qu’il y avait de possible; il avait pris son parti parce qu’il n’avait eu qu’à regarder autour de lui pour voir les divisions accumulées dans la situation de la France par les révolutions, par des scissions dynastiques, qui faisaient pour le moment d’une restauration de monarchie une sorte d’impossibilité. Il ne cessait de le dire à la droite de l’assemblée : « Quand je m’adresse de votre côté, je trouve des conservateurs, je le sais ; mais je trouve aussi les représentans de trois dynasties... Si vous pouvez rétablir la monarchie, que ne le faites-vous à l’instant? Vous ne le faites pas; vous ne le pouvez pas parce que vous vous diviseriez aussitôt... Il n’y a qu’un trône, on ne peut pas l’occuper à trois!.. » S’il eût dit toute sa pensée, il aurait ajouté que, même en écartant une des trois dynasties, celle de l’empire, il avait, pour lui, peu d’illusions sur le rétablissement de l’union dans la vieille maison royale de France. Il ne doutait pas des sentimens généreux des princes ; il n’avait jamais cru à ce qu’on appelait « la fusion, » à la réconciliation durable des principes, des souvenirs, des drapeaux, de la monarchie traditionnelle, à demi mystique, représentée par M. le comte de Chambord, et de la monarchie constitutionnelle de 1830. il ne préjugeait pas l’avenir, il voyait partout, pour le moment, une impossibilité de restauration. Il pensait ainsi, il l’avouait, — on ne l’écoutait pas ! Les royalistes naïfs se figuraient toujours qu’il n’y aurait eu qu’un mot à dire; les plus éclairés, les politiques, croyaient qu’avec un peu d’habileté, on aurait pu préparer le dénoûment désiré. Les uns et les autres, dans tous les cas, restaient persuadés que M. Thiers avait été, était encore le seul obstacle.

Eh bien ! M. Thiers avait subitement disparu de la scène, l’obstacle n’existait plus, et même les dernières élections radicales favorisaient un certain mouvement de réaction. A peine le 24 mai se trouvait-il accompli, le secret des arrière-pensées monarchistes de la politique « résolument conservatrice » s’échappait de toutes parts. Dès le 5 août 1873, M. le comte de Paris allait généreusement porter à Frohsdorf l’acte d’adhésion de sa famille et saluer, en M. le comte de Chambord, le chef de la maison de France ainsi reconstituée dans son unité. Aussitôt les esprits s’exaltaient au camp royaliste; on voyait déjà la monarchie rétablie, et assurément un grand pas avait été fait par cette réconciliation des princes. Monarchistes de toutes nuances, légitimistes, constitutionnels, se mettaient à l’œuvre pleins de confiance, impatiens de tracer le programme de cette restauration qui semblait désormais facile. Des commissions des divers groupes de la droite se réunissaient ; des plénipotentiaires couraient entre Versailles et Frohsdorf ou Salzbourg. Il s’agissait de savoir ce qu’on faisait, de tout régler avant de provoquer un vote de l’assemblée. Qu’arrivait-il alors? On avait fait un rêve! Au moment où l’on croyait saisir la réalité, tout s’évanouissait brusquement. Une lettre de M. le comte de Chambord, — aux derniers jours d’octobre, — suffisait pour dissiper toutes les illusions, en dévoilant une fois de plus l’inconciliable malentendu entre la France nouvelle et le chef de la maison royale. Le plus digne des princes, par sa candeur, sans le savoir, avait d’un mot rendu tout impossible, brisé ou ajourné toutes les espérances. Le coup avait été si rude que les amis les plus dévoués de M. le comte de Chambord se sentaient eux-mêmes déconcertés. Il n’y avait plus, pour l’instant, rien à faire. M. Thiers n’avait pas été étonné de la tentative, il ne s’étonnait pas de l’échec, et lorsque plus tard, rappelant le passé, on lui disait qu’il avait été trop prompt à se retirer au 24 mai, qu’il avait laissé toute liberté à cette campagne monarchique, il répondait vivement qu’on se trompait, que s’il était resté au gouvernement, on l’aurait toujours accusé d’avoir été seul un obstacle, d’avoir tout empêché par sa mauvaise volonté. « Avec les hommes du 24 mai, ajoutait-il, toute fausse interprétation devenait impossible. C’était à eux à faire la lumière, et ils l’ont faite éclatante. En effet, eux présens au pouvoir et le sachant, ne l’empêchant pas, on est allé à Frohsdorf traiter de la couronne de France. Loin de blâmer mes successeurs de leur attitude en cette occasion, je trouve bon qu’ils aient ainsi laissé tout faire, tout tenter; mais alors il faut bien m’accorder que la preuve est complète sans que rien y manque. » L’expérience était en effet décisive. — Restons en 1873. Qui s’était trompé? qui avait eu raison?

Cette impossibilité de la monarchie qui éclatait dans un si grand mécompte, M. Thiers l’avait vue ou prévue. C’était le premier point de sa politique, le secret de ses résolutions; mais en même temps, s’il avait pris la république comme le seul régime possible, il avait fait son choix sans illusion, sans méconnaître ce que la république avait de difficile avec son passé, avec ses souvenirs de violence, avec un parti toujours prêt à la compromettre. Il en avait tracé d’avance les conditions nécessaires, permanentes, et la première de ces conditions, celle qui dominait toutes les autres, il l’avait inscrite dans son message du 13 novembre 1872. Il avait dit : « La France ne veut pas vivre dans de continuelles alarmes, et si on ne lui laisse pas le calme dont elle a indispensablement besoin, quel que soit le gouvernement qui lui refusera ce calme, elle ne le souffrira pas longtemps. Qu’on ne se fasse pas d’illusions! On peut croire que, grâce au suffrage universel et appuyé ainsi sur la puissance du nombre, on pourrait établir une république qui serait celle d’un parti. Ce serait là une œuvre d’un jour... La république n’est qu’un contresens si, au lieu d’être le gouvernement de tous, elle est le gouvernement d’un parti. Si, par exemple, on veut la représenter comme le triomphe d’une classe sur une autre, à l’instant on éloigne d’elle une partie du pays, une partie d’abord et le tout ensuite... Quant à moi, je ne comprends, je n’admets la république qu’en la prenant comme elle doit être, comme le gouvernement de la nation qui, ayant voulu longtemps et de bonne foi laisser à un pouvoir héréditaire la direction partagée de ses destinées, mais n’y ayant pas réussi pai-des fautes impossibles à juger aujourd’hui, prend le parti de se régir elle-même, elle seule, par ses élus librement, sagement désignés sans acception de partis, de classe, d’origine... » Prévoyantes paroles qui s’adressaient aux républicains, qui définissaient d’avance le caractère de la seule république acceptable pour la France et qui n’ont certes pas perdu leur à-propos. C’était là, dans la pensée de M. Thiers, la condition première, supérieure qui devait être réalisée. La république n’était digne de vivre qu’en restant le gouvernement de tous; elle devait savoir aussi conformer sa politique aux intérêts permanens du pays et régler prudemment sa direction, ses opinions sur deux ou trois points essentiels, — les affaires religieuses, les finances, l’armée. Toutes les fois que M. Thiers rencontrait devant lui les affaires religieuses, il les traitait avec des ménagemens infinis. Lui, qui avait accusé l’empire d’avoir soulevé par sa politique italienne les plus redoutables problèmes, il se serait bien gardé sous la république de troubler ou d’irriter les croyances : « Toucher à une question religieuse, disait-il, est la plus grande faute qu’un gouvernement puisse commettre... Pour moi, affliger quelque nombre que ce soit de consciences religieuses est une faute qu’un gouvernement n’a pas le droit de commettre. Le plus haut degré de philosophie n’est pas de penser de telle ou telle façon, l’esprit humain est libre heureusement; le plus haut degré de philosophie est de respecter la conscience religieuse d’autrui sous quelque forme qu’elle se présente... Désoler les catholiques, désoler les protestans est une faute égale,.. et tout gouvernement qui veut entreprendre sur la conscience d’une partie quelconque de la nation est un gouvernement impie aux yeux mêmes de la philosophie... » Ce n’était pas un clérical qui parlait ainsi, c’était un chef d’état à l’esprit libre, sentant le prix de la paix religieuse, sachant aussi l’importance des clientèles catholiques pour l’influence française dans le monde, et préoccupé de sauvegarder ces intérêts par une libérale application du concordat, « le plus sage traité que les puissances catholiques aient jamais conclu avec le saint-siège. » La république ne pouvait vivre qu’en observant sagement ce sage traité, en s’imposant une politique de respect pour le « culte national, » pour la « paix des âmes, » et pour les traditions françaises.

Le soin que M. Thiers mettait à fixer des principes de conduite dans les affaires religieuses, il le mettait aussi patriotiquement dans la direction des finances et des affaires militaires, qu’il ne séparait jamais. Sa force avait été d’aborder ce redoutable problème de la liquidation financière avec des idées simples, avec une expérience pratique aussi ingénieuse que profonde, avec un esprit qui savait résister aux innovations chimériques. Il avait compris que, pour rétablir les finances, pour suffire aux immenses charges de la guerre, il n’y avait d’abord qu’un moyen, le crédit, et qu’on ne pouvait reconquérir le crédit qu’en lui donnant des garanties par la création de puissantes ressources qu’il fallait nécessairement demander au pays. Il y avait ajouté un gage plus visible et plus décisif; il avait toujours devant l’esprit l’exemple des États-Unis « attaquant leur dette avec une énergie extraordinaire » par l’amortissement et retrouvant ainsi par degrés, en temps de paix, la liberté de leurs finances. Il avait voulu dès le premier moment, lui aussi, assurer au pays chargé d’un pesant fardeau cet avantage d’un amortissement énergique. « A toutes les époques, disait-il, les membres du gouvernement qui ont eu l’occasion d’exprimer leur pensée sur les finances ont déploré la négligence avec laquelle la plupart des gouvernemens antérieurs marchaient vers un accroissement continuel de la dette, en ne songeant en aucune façon à l’amoindrir dans le présent, pour la faire disparaître d’une manière certaine dans l’avenir... Pour ma part, j’ai été élevé à une école financière qui a toujours regardé comme une imprévoyance coupable de n’avoir pas un amortissement proportionné à la dette que l’on contracte, et je me suis dit que la France ne sortirait de la crise qu’elle traverse, honorablement, sagement, de manière à donner confiance dans son avenir, qu’en réorganisant d’abord ses finances... Réorganiser ses finances, cela veut dire créer un amortissement proportionné aux nouvelles dettes que ses malheurs lui ont fait contracter... — Oui, nous nous sommes dit que nous ne ferions pas assez si nous nous bornions à créer des ressources pour servir les intérêts des dettes que nous avons contractées et que nous allons contracter encore, mais qu’il fallait apporter à cette dette énorme un amortissement assez puissant pour être mis en parallèle avec cette dette sans être écrasé par la comparaison... » C’était, comme il le disait, la pensée qui présidait à son système financier, qui avait bientôt pour conséquence une situation où la prospérité pouvait renaître, à condition qu’on ne recommençât pas l’éternelle histoire des dettes imprévoyantes et des dépenses inutiles.

Une seule chose occupait M. Thiers autant que les finances dans cette réorganisation du pays sous la république, c’était l’armée, et là aussi il avait sa politique, ses vues nettes et précises qu’il soutenait de toute la force d’une parole puissante, d’une volonté obstinée. Il représentait l’expérience et la prévoyance dans ce travail de reconstitution militaire. Pour lui, le problème était aussi simple qu’impérieux. On voulait une armée, la France avait le droit de l’avoir pour garder la place qu’elle a toujours occupée dans le monde. Pour avoir une armée, il fallait des soldats, de vrais soldats ; pour avoir des soldats, il fallait le temps, l’habitude de la discipline, l’esprit militaire. Tout le reste, — le service obligatoire pour tous, le service de trois ans, le nombre, — n’était que chimère. Avec cela on n’aurait jamais une véritable armée, des cadres suffisans de sous-officiers, les vieux soldats nécessaires pour compléter les cadres. Il fallait savoir ce qu’on voulait! — Les idées qu’il avait soutenues au pouvoir, il les soutenait hors du pouvoir, il s’y attachait d’autant plus qu’il voyait grandir d’autres idées qui prétendaient être nouvelles, qui lui semblaient, à lui, la ruine de la puissance militaire de la France. Il les défendait avec passion et jusque dans sa retraite, en 1876, en 1877, il épuisait ses dernières forces à combattre ceux qui préparaient déjà une révision de la loi de 1872, qui voulaient en revenir au service de trois ans. Il se livrait à des travaux qui dévoraient ce qui lui restait de vie. Il tenait à lutter jusqu’au bout contre les présomptueux réformateurs. « Votre soldat de trois ans, répétait-il sans cesse, est une erreur désastreuse, parce qu’il faut non-seulement l’instruction, mais l’éducation militaire… Je suis désolé de voir qu’on n’a que des chimères en tête. Le feld-maréchal de Moltke disait à notre ambassadeur, M. de Gontaut-Biron, au moment de la discussion de la loi de 1872 : Je souhaite de voir M. Thiers battu. Et il avait raison… Je fais le métier de la vieillesse, je prêche dans le désert ; mais il faut bien défendre le peu qui reste de l’esprit de gouvernement… » — Armée, finances, affaires religieuses, institutions administratives, politique générale, sur tous ces points M. Thiers avait les opinions d’un homme fait pour le gouvernement. Il traçait des principes et des règles dont il faisait les conditions d’une république sérieuse, la seule qui pût être proposée à la France.

De toutes ces opinions que M. Thiers exprimait avec sa vivacité naturelle et qui formaient tout un ensemble de politique, de ces conditions qu’il traçait avec son expérience, quelles sont celles qui ont été respectées, qui lui ont survécu ? Les républicains à leur tour n’ont pas voulu l’écouter. Ils ont reçu de lui la république qu’il avait rendue possible à force de prudence et d’art. À peine ont-ils eu recueilli l’héritage et se sont-ils sentis maîtres des affaires de la France, ils se sont hâtés de secouer le joug de la sagesse modératrice qui leur pesait. Ils ont voulu avoir leur règne, leur république à eux, avec les passions exclusives de parti et les abus de domination dans le gouvernement, avec les emportemens de secte et les violences persécutrices dans les affaires religieuses, avec l’imprévoyance et la prodigalité brouillonne dans les finances, avec l’esprit de désorganisation dans les affaires militaires. Qu’est-il arrivé ? — Arrêtez-vous un instant à ce double spectacle. Au moment où M. Thiers quittait le pouvoir après deux années aussi laborieuses que cruelles, il laissait le pays plus qu’à demi ranimé, la rançon de guerre payée, l’ordre régnant partout, la France relevée par ses efforts dans l’estime du monde, le budget gonflé de ressources, une situation qui pouvait passer pour le commencement d’une prospérité nouvelle ; il laissait de plus la république à peu près acceptée avec le caractère qu’il lui avait imprimé. Les républicains, en cinq ans de règne, ont déjà dévoré cette prospérité renaissante si péniblement reconquise par la sagesse; ils ont réussi avec leur politique à surcharger encore la dette en pleine paix, à mettre le déficit dans le budget, à diviser le pays par les guerres religieuses, à isoler la France en Europe, à remettre la république en doute par leurs passions et par leurs excès. Les résultats des deux politiques sont là, évidens, éclatans, et si les monarchistes donnaient raison à M. Thiers au lendemain de sa chute en échouant dans leurs tentatives pour refaire la monarchie, les républicains lui donnent encore plus raison depuis cinq ans, depuis qu’il n’est plus de ce monde. Leur règne continue la démonstration de cette vérité : « La république sera conservatrice ou elle ne sera pas!.. Une république de parti ne serait qu’une œuvre d’un jour. »

Ce que M. Thiers penserait ou ferait aujourd’hui, c’est écrit dans ses actes comme dans ses discours; c’est écrit en traits bien plus significatifs encore dans toute sa carrière, dans cette carrière de plus de cinquante années qui se déroule à travers les révolutions pour finir par se confondre avec l’histoire même de la France et qui, au milieu des mobilités, des contradictions du temps, garde une singulière unité. M. Thiers, au courant de sa longue et brillante vie, n’a point été sans doute autrement que tous les autres hommes. Il a pu avoir ses passions ou ses illusions. Il a paru quelquefois prendre des rôles différens, soutenir des opinions différentes, être un peu plus libéral ou un peu plus conservateur, selon les circonstances. Au fond, ce qui a fait l’unité de sa vie, c’est que dans toutes les situations, — hardi polémiste sous la restauration, ministre de la monarchie de 1830, conseiller conservateur de la république de 1848, chef de l’opposition parlementaire sous le second empire, — il a toujours servi ou voulu servir la même cause. Le secret de son ascendant, de sa position privilégiée entre ses contemporains, c’est que par ses actions comme par les œuvres de son esprit, par ses opinions sur deux ou trois points décisifs, il a répondu à quelques-uns des instincts les plus profonds, les plus vivaces de la France.

M. Thiers, depuis la première heure jusqu’à la dernière, a toujours été un patriote. Il a aimé son pays avec passion, non pas le pays rétréci ou défiguré par les partis, mais le pays de tous les temps, de tous les régimes, le pays de Condé, de Vauban et de Turenne, aussi bien que de la révolution et de Napoléon. Il aimait la France en homme tout plein du sentiment de ses traditions et de ses intérêts. Il avait défendu la grandeur nationale avec orgueil dans les Dons jours ; il la défendait avec une généreuse et ardente opiniâtreté dans les mauvais jours, lorsqu’il la voyait déjà compromise par les fautes politiques de l’empire, et le souvenir de ses efforts désespérés pour préserver le pays des derniers malheurs donnait je ne sais quelle autorité touchante et pathétique à son dévoûment après les catastrophes qu’il avait prévues. Le pays sentait en lui son homme par le cœur comme par la tête : c’était sa force. Il se plaisait aussi à se dire le fils de la révolution française, de la société moderne issue de cette révolution, et il s’appelait même quelquefois familièrement « un petit bourgeois. « Il aimait la révolution, non certes dans ses crimes, mais dans ses résultats bienfaisans, régularisés et coordonnés par la main puissante de Napoléon, dans ses institutions civiles, dans son organisation administrative, dans le concordat, qui avait donné au pays tout à la fois la paix religieuse et les garanties les plus sages. Cette révolution, il ne la désavouait jamais, et s’il croyait la voir menacée par quelque apparition ou réminiscence d’ancien régime, il ne pouvait se défendre d’une certaine émotion. Par là encore il touchait la fibre du pays. Il était l’homme de certains instincts populaires, sans rechercher une banale popularité, en restant au contraire par la supériorité de son esprit le plus intrépide conservateur, en bravant parfois les entraînemens d’opinion avec ce séduisant mélange de flexibilité et de vigueur, de raison ingénieuse et de force, d’expérience et de finesse, qui était l’originalité de sa puissante et souple nature.

C’est ce qui a fait de lui, à un moment de décisives épreuves, un conseiller supérieur, le génie familier de la patrie en détresse, un personnage national qui pouvait dire un jour avec une juste fierté qu’il n’entendait pas « comparaître au tribunal des partis, qu’il faisait défaut devant eux, qu’il ne faisait pas défaut devant l’histoire et qu’il méritait de paraître devant elle. » — Ce qu’aurait fait M. Thiers, s’il avait vécu, demandera-t-on encore, ce qu’il ferait maintenant, avec son passé, avec ses sentimens et ses idées? Il se serait d’abord opposé sûrement de toute son énergie à une politique remettant en doute et en péril tout ce qu’il croyait avoir reconquis dans les heures les plus poignantes de ces cinquante dernières années de notre histoire. Il ne serait certes pas avec ceux qui, après avoir reçu la France relevée et prête à revivre, détruisent ou menacent chaque jour sa paix religieuse, ses finances, ses institutions traditionnelles, sa civilisation libérale, l’intégrité de son armée, et l’exposent à être l’objet des dédains du monde. Tout cela, il l’aurait combattu, il le combattrait de ses derniers efforts. Une fois encore, pour l’honneur de son nom et de sa mémoire, il se retrouverait le premier parmi ceux qui combattent pour la « patrie française et la liberté, » — pour tout ce qui a passionné sa vie !


CH. DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 juin, du 1er décembre 1880, du 15 avril et du 15 décembre 1881 et du 1er octobre 1882.
  2. Décret du comité du salut public : « 21 floréal 79 (10 mai 1871)... La maison de Thiers, située place George, sera rasée. »