Circé (J.-B. Rousseau)

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Circé (J.-B. Rousseau)
Œuvres de J. B. RousseauChez Lefèbvre, LibraireTome I (p. 427-431).
CANTATE VII.
CIRCÉ.[1]

Sur un rocher désert, l’effroi de la nature,
Dont l’aride sommet semble toucher les cieux,
Circé, pâle., interdite, et la mort dans les yeux, [2]

Pleuroit sa funeste aventure.
Là, ses yeux errants sur les flots,
D’Ulysse fugitif sembloient suivre la trace.
Elle croit voir encor son volage liéros ;
Et, cette illusion soulageant sa disgrâce,
Elle le rappelle en ces mots,
Qu’interrompent cent fois ses pleurs et ses sanglots :

Cruel auteur des troubles de mon âme, [3]
Que la pitié retarde un peu tes pas :
Tourne un moment tes yeux sur ces climats ;
Et, si ce n’est pour partager ma flamme,
Reviens du moins pour hâter mon trépas.

Ce triste cœur, devenu ta victime,
Chérit encor l’amour qui l’a surpris ;
Amour fatal ! ta haine en est le prix :
Tant de tendresse, ô dieux ! est-elle un crime.,
Pour mériter de si cruels mépris ?

Cruel auteur des troubles de mon âme,
Que la pitié retarde un peu tes pas :
Tourne un moment tes yeux sur ces climats ;

Et, si ce n’est pour partager ma flamme,
Reviens du moins pour hâter mon trépas.
C’est ainsi qu’en regrets sa douleur se déclare:
Mais bientôt, de son art employant le secours,
Pour rappeler l’objet de ses tristes amours,
Elle invoque à grands cris tous les Dieux du Ténare, [4]
Les Parques, Némésis, Cerbère, Phlégéton,
Et l’inflexible Hécate, et l’horrible Alecton.
Sur un autel sanglant l’affreux bûcher s’allume,
La foudre dévorante aussitôt le consume ;
Mille noires vapeurs obscurcissent le jour ;
Les astres de la nuit interrompent leur course ;
Les fleuves étonnés remontent vers leur source ;
Et Pluton même tremble en son obscur séjour.
Sa voix redoutable[5]
Trouble les enfers ;
Un bruit formidable
Gronde dans les airs ;
Un voile effroyable
Couvre l’univers;
La terre tremblante

Fremit de terreur ;
L’onde turbulente
Mugit de fureur ;
La lune sanglante
Recule d’horreur.

Dans le sein de la mort ses noirs enchantements[6]
Vont troubler le repos des ombres ;
Les mânes effrayés quittent leurs monuments ;
L’air retentit au loin de leurs longs hurlements ;
Et les vents, échappés de leurs cavernes sombres,
Mêlent à leurs clameurs d’horribles sifflements.
Inutiles efforts ! amante infortunée,
D’un Dieu plus fort que toi dépend ta destinée :
Tu peux faire trembler la terre sous tes pas,
Des enfers déchaînés allumer la colère ;
Mais tes fureurs ne feront pas
Ce que tes attraits n’ont pu faire.

Ce n’est point par effort qu’on aime,
L’Amour est jaloux de ses droits ;
Il ne dépend que de lui-même,
On ne l’obtient que par son choix.
Tout reconnoît sa loi suprême,
Lui seul ne connoît point de lois.

Dans les champs que l’hiver désole[7]
Flore vient rétablir sa cour ;
L’Alcyon fuit devant Éole ;
Éole le fuit à son tour :
Mais sitôt que l’Amour s’envole,
Il ne connoît plus de retour.

  1. La Cantate de Circé est un morceau à part ; elle a toute l’élé* vation des plus belles Odes de Rousseau, avec plus de variété: c’est un des chefs-d’œuvre de la poésie Françoise. La course du poète n’est pas longue; mais il la fournit d’un élan qui rappelle celui des chevaux de Neptune, dont Homère a dit qu’en trois pas ils atteignoient aux bornes du monde. (Laharpe, Cours de Littérature.)
  2. Circé, pâle, interdite, et la mort dans les yeuse. Quelle vérité ! quelle énergie dans cette peinture ! c’est la Didon de Virgile : Coeptis immanibus effera. — Et pallida morte futura.
    Les traits défigurés, et le front sans couleur,
    Où déjà de la mort s’imprime la pâleur.
    (Delille.)
  3. Cruel auteur des troubles de mon âme, etc. Que voilà bien le langage
    simple et touchant de la véritable douleur !
  4. Elle invoque à grands cris, etc. Nous n’avons rien de plus beau
    dans notre langue, en ce genre de description. Ce sont les couleurs
    d’Homère et de Virgile, habilement fondues, sous le pinceau
    d’un maître digne de leur école.
  5. Sa voix redoutable, etc. Comme les images se pressent, s’accumulent,
    dans ces vers rapides et entraînants ! Comme le trouble
    et le désordre de la nature entière y sont caractérisés !
  6. Dans le sein de la mort ses noirs enchantements, etc. Virgile lui-même
    n’a pas trouvé de touches plus fortes et plus vigoureuses
    pour peindre cette magicienne célèbre que le malheureuse Didon
    appelle à son secours, et dont l’art peut, à son gré :
    Sistere aquam fluvüs, et vertere sidera retro :
    Noctumosque ciet Manes : mugire videbis
    Sub pedibus terram, et descendere montibus ornos.
    (Eneid. iv, v. 489.)


    Sous ses pieds, tu verras s’ébranler les campagnes,
    Les pins déracinés descendre des montagnes ;
    L’onde arrêter son cours, l’Olympe ses flambeaux,
    Et les mânes sortir de la nuit des tombeaux.
    (Delille.)
  7. Dans les champs que l’hiver désole, etc. Quel heureux contraste
    cette poésie riante et gracieuse, oppose aux images fortes et terribles
    qui dominent dans le reste de cette magnifique composition !
    — La Circé d’Homère (Odyssée, livre xii) prend son parti
    plus bravement ; elle fait volontiers les apprêts du départ de son
    héros, et lui donne tranquillement toutes les instructions nécessaires
    pour se dérober aux dangers qui l’attendent encore sur les
    mers.