Clémentine (Reybaud, RDDM)/03

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Clémentine (Reybaud, RDDM)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 781-816).
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LES ANCIENS


COUVENS DE PARIS.




TROISIEME RECIT.
CLEMENTINE.




TROISIEME PARTIE.[1]
V.

Le départ d’Antonin n’avait point apaisé les ressentemens du marquis ; ses rigueurs continuèrent à l’égard de Mlle de l’Hubac il ne révoqua point la défense qu’il lui avait fait faire de reparaître en sa présence, et la pauvre fille eut tout le loisir de pleurer librement, dans la solitude et le silence de sa chambre, l’absence du petit baron. Elle vivait en recluse dans son appartement bien que La Graponnière en eût laissé, dès le second jour, la porte ouverte comme par mégarde. Mlle de Saint-Elphège lui faisait chaque matin une visite de charité, et revenait dans la journée rôder autour d’elle pour s’assurer qu’elle n’écrivait point et se tenait tranquille. La vieille fille avait un air sombre qui semblait annoncer qu’elle ressentait quelque chagrin violent et caché. En effet, il lui avait fallu subir une mortification cruelle ; elle venait d’être vaincue dans l’espèce de lutte sourde, et acharnée qu’elle soutenait contre son ancien adorateur. Le jour même que le petit baron était parti, elle avait couru au petit lever de son oncle et entamé un discours sur la nécessité d’éloigner M. de Champgnérin ; mais le marquis lui avait aussitôt coupé la parole, en s’écriant d’un ton sardonique et absolu Qu’est-ce à dire, ma nièce ! vous voulez que je fasse affront à un si galant homme ? Et pour quel sujet, je vous prie ? Parce que vous vous êtes mis en tête je ne sais quelles idées et que vous lui prêtez je ne sais quels projets ! Mais je ne donne point dans toutes ces billevesées, cordieu ! et je vous défends de m’en entretenir jamais. Ce n’est, certes, pas la faute de Champguérin si un petit pendard et une péronnelle ont eu l’arrogance de me manquer de respect ; j’entends que tout le monde ici lui fasse ton visage, et qu’il vienne tous les jours, comme par le passé, faire ma partie d’hombre et me tenir compagnie.

— Vous le voulez à tous risques ? vous êtes le maître, monsieur ! répliqua Mlle de Saint-Elphège suffoquant de dépit et se contenant à peine ; je veillerai sur ma nièce, et ce ne sera pas ma faute s’il advient céans des choses contraires à la tranquillité, à l’honneur de notre famille.

Mme de Barjavel s’était rendue aussi, dès le premier jour, dans la chambre de Clémentine ; mais elle lui avait épargné les reproches, les tardives observations, et s’était contentée de l’engager à mettre à profit ce temps de retraite et de solitude pour réfléchir mûrement sur ses devoirs et ses obligations. La baronne était une personne trop sérieuse, trop imposante, pour que Mlle de l’Hubac se laissât aller avec elle à quelque épanchement qui eût soulagé son cœur. Il ne pouvait pas même y avoir grande conversation entre elles, et le plus souvent Mme de Barjavel employait tout le temps de sa visite à édifier Clémentine par quelque lecture solide qu’elle prenait la peine de lui faire à haute voix. Ces visites et ces passe-temps remplissaient environ deux heures de la matinée, et lorsque Mlle de Saint-Elphège, qui venait toujours la dernière, se retirait après avoir recommencé pour la vingtième fois ses admonestations, Clémentine demeurait seule pour tout le reste de la journée. Cet isolement porta ses fruits. D’abord la pauvre enfant fut saisie d’un grand ennui et tomba dans un accablement extrême ; ce fut le temps où elle pleura l’absence de son cousin avec un regret profond qui ne laissait point de place à d’autres sentimens. Puis les forces de son ame se ranimèrent, elle chercha une consolation dans la cause même de son malheur, et se fit une occupation continuelle du souvenir de celui pour lequel elle souffrait cette persécution. Jusqu’alors elle n’avait éprouvé peut-être, pour M. de Champguérin, qu’une de ces vives sympathies qui naissent du désœuvrement de l’imagination et des instincts d’un cœur tendre ; mais ce sentiment s’exalta dans la solitude et devint véritablement une passion violente, un amour capable de tous les sacrifices de tous les dévouemens.

Chaque jour, bien avant l’heure où M. de Champguérin arrivait à la Roche-Farnoux, elle venait s’asseoir dans l’embrasure d’une des fenêtres de sa chambre ; la vitrière était à peine entr’ouverte et les rideaux blancs, ornés de lourdes broderies, étaient tirés devant le châssis ; pourtant Mlle de l’Hubac pouvait apercevoir un coin du paysage aride que traversait le chemin, et elle attendait, le cœur palpitant, qu’un cavalier passât comme l’éclair au fond de cette perspective ; puis, lorsqu’il avait disparu dans la route abrupte qui tournait au pied de la Roche-Farnoux, elle rêvait long-temps le cœur enivre d’amour, l’âme remplie d’espoir et de courage.

Mlle de Saint-Elphège observait avec un étonnement mêlé de défiance l’espèce de résignation exaltée qui avait succédé à l’abattement de sa nièce. Sans pénétrer tout-à-fait ses sentiment, elle soupçonnait que Clémentine était soutenue par le secret espoir de pouvoir disposer un jour de sa main et de la donner librement, avec sa part de ce grand héritage si long-temps attendu, à celui auquel elle avait déjà si obstinément gardé son cœur. Cette prévision lui faisait former des vœux extravagans : elle en était venue à désirer et à croire que le marquis vivrait assez long-temps pour voir la belle Clémentine enlaidie et vieillie comme elle. D’un autre côté, M. de Champguérin avait depuis quelque temps un visage qui faisait plaisir à la vieille demoiselle ; son humeur était inégale ; un certain ennui se peignait sur sa physionomie, et l’on eût dit parfois qu’il avait au fond de l’âme quelque dépit furieux qui allait éclater. Il n’avait plus les mêmes empressemens pour la baronne ni le même soin de lui plaire, et il n’était plus question de musique pendant les longues après-midi qu’on passait tout entières à la table de jeu ; aussi la réunion n’était-elle pas fort divertissante le soir dans la salle verte, La Graponnière dormait-il tout d’un somme derrière le fauteuil de son maître. Le père Cyprien, ce trinitaire qui disait la messe dans la chapelle les dimanches et fêtes, était devenu le commensal du château ; mais il ne remplissait pas tout-à-fait la place que le bon abbé Gilette avait laissée vacante. C’était un vieux moine fort encrassé, sans conversation ni science ; tout son mérite consistait en un certain discernement qui lui faisait promptement connaître le degré de considération qu’il devait accorder aux gens, et dans une sorte de réserve honnête qui masquait assez bien sa nullité. Ce personnage automatique jouait à l’hombre cependant, et le l’avait pris en gré pour ce motif ensuite parce qu’il n’était pas d’une dévotion incommode.

Tous les dimanches, à l’heure de la messe. La Graponnière venait quérir Mlle de l’Hubac qu’il était censé tenir sous clé, et il la conduisait à la chapelle, où déjà la famille s’était rendue. Elle prenait place à l’écart derrière tout le monde, assistait au service divin sans parler à personne, et se retirait ensuite la première sans qu’il lui fût permis de saluer son grand-oncle.

Or, il arriva qu’un dimanche, au moment où le père Cyprien montait à l’autel, la porte de la chapelle s’ouvrit sans bruit, et un étranger pénétra discrètement dans la nef. Au frôlement de son habit de soie, au léger parfum qu’exhalait toute sa personne, Mlle de l’Hubac devint toute pâle, et demeura le visage incliné sur son livre d’heures sans oser lever les yeux. M. de Champguérin comptait peut-être que sa présence ne serait point remarquée et qu’il pourrait rester à cette place ; mais Mlle de Saint-Elphège avait l’ouïe très dine, et, quoiqu’il eut poussé la porte d’une main prudente, quoiqu’il eût marché d’un pied léger sur les dalles, elle avait reconnu le cliquetis de ses éperons d’argent. Un moment après. La Graponnière descendit gravement la nef pour l’inviter, de la part du marquis, à venir prendre place au banc seigneurial. M. de Champguérin passa devant Clémentine en lui jetant un regard si tendre, si pénétré e tristesse et de reconnaissance qu’elle comprit qu’il l’avait devinée et qu’il lui demandait en quelque sorte pardon de ce qu’elle souffrait pour l’amour de lui. Ce jour-là, elle ne tourna pas la première page de son livre d’heures, elle ne leva pas non plus les yeux vers le haut de la nef, et, quand la messe fut unie, elle sortit précipitamment de la chapelle et regagna sa chambre tout éperdue de confusion, de bonheur et d’amour. Cet incident auquel personne avait pris garde tourmenta beaucoup Mlle de Saint-Elphège. Il lui semblait que M. Champguérin avait eu le loisir de glisser une lettre à sa nièce, de lui parler peut-être, et d’obtenir d’elle la promesse de quelque secrète entrevue. Elle en conçut une inquiétude qui ne lui laissa plus de repos. Jamais tuteur ombrageux ne surveilla les alentours de son logis avec plus de vigilance qu’elle ne gardait les passages qui aboutissaient à la chambre de Clémentine. Elle venait l’épier à chaque instant de la journée ; la nuit, elle se levait pour s’assurer que sa porte était close, et qu’elle ne se hasardait pas à sortir sur la terrasse pour jeter un billet doux par-dessus les murailles.

Quelques semaines passèrent ainsi ; on était en plein automne ; les chemins devenaient effroyables, et, le soir, M. de Champguérin retournait de bonne heure à son manoir. Dès que La Graponnière l’avait reconduit, la veillée était finie ; le marquis passait dans sa chambre à coucher en emmenant le père Cyprien ; les deux dames regagnaient leur appartement ; toute la livrée se retirait dans ses bouges, et bientôt le plus profond silence régnait à la Roche-Farnoux.

Une nuit, une nuit de novembre, Mlle de Saint-Elphège, rentrée depuis long-temps chez elle, veillait près de sa cheminée, après avoir renvoyé les femmes qui la servaient ; assise devant le foyer, ses mains flettes étendues sur la flamme, elle rêvait en écoutant la brise nocturne, dont le souffle murmurait contre les vitrières, et les hurlemens lointains de quelque chien de berger qui aboyait à la lune. Tout à coup elle crut percevoir à travers ces faibles bruits comme un son métallique, quelque chose de semblable au cliquetis d’une molette d’éperon et au choc d’un talon ferré sur les dalles de pierre. Elle se dressa en prêtant l’oreille, et alla regarder au dehors à travers la vitrière. Le ciel était pur, et la lune sereine répandait sa vive lumière dans l’enceinte du préau, entouré d’arcades en ogives, sous lesquelles régnait en ce moment un clair crépuscule. La vieille fille parcourut d’un regard cet étroit espace ; puis elle passa sa main sur ses yeux comme pour s’assurer qu’elle n’était point abusée par quelque hallucination, et, quittant aussitôt la fenêtre avec une exclamation étouffée, elle descendit précipitamment chez son oncle.

Le marquis ne dormait pas encore ; il était assis dans son grand lit, les yeux ouverts, sa boîte de pastilles à la main, et il écoutait un de ses valets de chambre lequel était en train de lui faire un conte de ma mère l’Oie.

Mlle de Saint-Elphège entra sans se faire annoncer, s’arrêta hors d’haleine au pied du lit, et dit avec une sorte d’autorité en regardant le valet de chambre : — Mon oncle, renvoyez ce garçon, je vous prie.

— Sortez Braguelonne, fit le marquis fort étonné.

Mlle de Saint-Elphège alla fermer la porte, puis, venant au chevet du marquis, elle lui dit d’une voix entrecoupée et avec un accent inexprimable d’indignation et de triomphe : — Eh bien monsieur je puis enfin vous donner la preuve de cette trahison infâme dont je vous avais déjà inutilement prévenu. L’homme que vous honorez de votre confiance, celui que vous accueillez chaque jour et favorisez de votre intimité, celui que vous avez comblé de vos bontés, votre voisin, votre commensal, votre obligé, M. de Champguérin enfin, vous trompe et vous outrage. Il déshonore votre maison. Cette nuit même il est rentré secrètement ici…

— Vous aurez fait quelque mauvais rêve, ma nièce interrompit le marquis d’un air incrédule et courroucé.

M. de Champguérin est ici, répéta la vieille fille avec véhémence ; je l’ai vu il y un moment dans le petit préau. Oui, mon oncle, je l’ai vu. Il est sorti par une des portes qui donnent sous les arcades et a écouté un moment, la tête tournée vers le ciel, comme si quelque bruit lointain l’eût inquiété, ensuite il a disparu de nouveau.

— Etes-vous certaine de ce que vous dites là ? s’écria le marquis en se relevant sur ses coudes.

— Je suis certaine de ce que j’ai vu de mes propres yeux, répondit Mlle de Saint-Elphège ; au surplus, monsieur, vous n’avez qu’à donner vos ordres, en un moment tous les gens seront sur pied, et M. de Champguérin ne pourra s’échapper.

Le vieux seigneur secoua ta tête et parut réfléchir.

— Peut-être doutez-vous encore, mon oncle, continua Mlle de Saint-Elphège ; en effet, la chose est inouie, et je ne puis concevoir par quel moyen M. de Champguérin est rentré cette nuit dans le château A l’heure où il se retire, M. de La Graponnière ferme derrière lui la grande porte dont voilà les clés à votre chevet. Il n’y a point d’autre entrée, et il est absolument impossible de passer par-dessus les murailles. Je ne vois pas non plus comment il pourrait se hasarder jusqu’à la chambre de ma nièce ; il lui faudrait, pour y arriver, passer devant l’appartement de la baronne et traverser ensuite les communs, où dorment une trentaine de domestiques. Assurément il se tient caché là-bas dans ces grandes salles inhabitées où l’on n’entre pas même durant le jour. Mais qu’y fait-il ? Comment y est-il entré ? comment en sortira-t-il ? Je m’y perds. Vous l’avez vu, dites-vous ? répéta encore le vieux seigneur en se relevant tout-à-fait et en regardant Mlle de Saint-Elphège d’un air qui la fit trembler, non pour elle, mais pour ceux qu’elle venait de dénoncer.

— Sur mon honneur et mon salut j’ai vu M. de Champguérin dans le préau, répondit-elle cependant avec fermeté.

— En ce cas, il y est entré par un passage qui communique de la tour du donjon à la Grotte-aux-Lavandières répondit froidement le marquis ; je pensais connaître seul cette porte secrète.

— Qu’allez-vous ordonner, mon oncle ? dit Mme de Saint-Elphège effrayée de la sombre fureur qui éclatait dans le regard du vieux sire de Farnoux.

— Silence, ma nièce ! lui répondit-il ; point de bruit, point de scandale. Il faut pour l’honneur de ma maison que le châtiment demeure secret comme l’offense.

À ces mots, il se releva et sortit de son lit tout vêtu, ainsi qu’il se couchait d’habitude ; puis il frappa sur un timbre pour avertir La Graponnière, lequel dormait non loin de là. L’écuyer de main, accoutumé à ces appels nocturnes, arriva presque au même instant, et demeura stupéfait à l’aspect de Mlle de Saint-Elphège, qui marchait dans la chambre d’un air agité et en levant les yeux au ciel avec des paroles entrecoupées.

— La Graponnière, dit le vieux seigneur d’un air de froide détermination, donne-moi mon épée et cours réveiller le père Cyprien.

— Mon oncle qu’allez-vous faire ? s’écria la vieille fille effrayée.

— Cela ne vous regarde point, ma nièce, répliqua-t-il sèchement ; les femmes qui sont la cause ordinaire de ces sortes d’affaires, ne doivent aucunement s’en mêler.

— Je crains quelque malheur, osa ajouter encore Mlle de Saint-Elphège ; mon oncle, au nom du ciel, ne vous abandonnez pas à votre juste colère…..

— Assez, ma nièce ! interrompit le marquis d’une voix impérieuse ; remontez chez vous ; faites bonne garde auprès de Mlle de l’Hubac, et ne vous inquiétez pas davantage de ce qui va se passer là-bas.

Le moine entra en ce moment avec l’écuyer de main.

— Mon père, lui dit le marquis, vous allez me suivre dans la tour du donjon ; je vous apprendrai en descendant de quoi il s’agit. La Graponnière, prends ta lanterne de ronde et marche devant-nous.

— Mon oncle, s’écria Mlle de Saint-Elphège incapable de se contenir ; mon oncle, prenez garde ! il se défendra !

— Je vais l’attendre à un endroit où il ne pourra ni m’échapper, ni faire résistance répondit le vieux seigneur en tirant l’épée du fourreau et en serrant la poignée d’or bruni dans sa main décharnée.

Le père Cyprien essaya alors de le retenir ; mais il ne l’écouta point et sortit d’un pas ferme, la tête haute et l’épée à la main. Mlle de Saint-Elphège s’en retourna chez elle tout éperdue. Elle s’était tout à coup figuré que, tandis qu’elle déclarait à son oncle ce qu’elle venait de voir, M. de Champguérin enlevait Mlle de Hubac. Au lieu de rentrer dans sa chambre, elle frappa à la porte de Clémentine. Josette vint ouvrir aussitôt en se récriant et en murmurant à voix basse contre les gens qui ne pouvaient dormir.

— Que fait ma nièce ? demanda brusquement Mme de Saint-Elphège.

À cette question, la suivante fut près de répondre par un éclat de rires des plus impertinens ; mais elle parvint à se contenir, et dit en se rajustant : — Je vais rallumer les bougies, et mademoiselle pourra voir elle-même.

— C’est inutile, ne faites pas de bruit répliqua la vieille fille en allant vers le lit, dont elle entr’ouvrit les rideaux.

La lampe de nuit projeta alors ses timides rayons sur l’oreiller où reposait endormie la tête de Clémentine. La belle jeune fille soupira, mit instinctivement la main devant ses yeux, et ne bougea plus. Mlle de Saint-Elphège laissa retomber le rideau, et s’en alla après avoir commandé du geste à Josette de se recoucher promptement et en silence. La vieille fille venait d’acquérir la certitude que M. de Champguérin s’était introduit dans le château à l’insu de sa nièce, et son esprit se perdait en conjectures sur le motif et le but d’une action aussi audacieuse. En proie à la plus vive inquiétude elle s’enferma dans son appartement, et courut à la fenêtre qui donnait sur le préau pour observer ce qui allait se passer en cet endroit.

Il était alors plus de trois heures après minuit, la brise nocturne soufflait plus vive et faisait crier les girouettes ; par momens le ventail d’une croisée qu’on avait oublié de fermer battait dans la baie avec un sourd fracas, et les chiens de garde, excités par ce bruit, aboyaient avec fureur dans la grande cour. Tout était tranquille dans le préau ; la lune ne montrait plus qu’à demi son disque d’argent dans cette enceinte divisée en deux zones, l’une envahie par les ombres, l’autre vivement éclairée encore par l’astre à son déclin, de manière que, d’un côté l’ouverture des arceaux formait sur les dalles de la galerie de grands arcs lumineux, tandis que l’autre côté était couvert de ténèbres profondes.

Mlle de Saint-Elphège colla son visage pâle à la vitrière et regarda dehors en tremblant. Elle aperçut alors le marquis et ses deux acolytes qui traversaient le préau et allaient vers la tour du donjon. La Graponnière marchait en avant, la lanterne sourde à la main, et le père Cyprien suivait le vieux sire de Farnoux, en lui parlant avec des gestes supplians, comme s’il eût essayé de le convaincre et de le retenir ; mais le marquis s’avançai toujours bien qu’il ralentît le pas et semblât prêter l’oreille aux paroles du moine. Celui-ci dut le convaincre enfin, car il s’arrêta et parut hésiter : puis, se tournant tout à coup, il gagna le côté sombre du préau et demeura caché, avec sa suite dans l’angle le plus obscur de la galerie. Dès-lors ces trois personnages ne firent plus aucun mouvement, et Mlle de Saint-Elphège aurait douté de leur présence, si elle n’eût vaguement distingué à travers les ténèbres la robe blanche du moine. Pétrifiée d’étonnement. transie de frayeur, elle attendit, appuyée au croisillon de la fenêtre, le dénoûment de cette scène nocturne.

Long-temps après, l’horloge du château sonna quatre heures puis la demie, puis cinq heures. À ce moment, une porte grinça légèrement sur ses gonds, et presque aussitôt quelqu’un parut sur la galerie, du côté où la lune jetait encore ses clartés au pied des arceaux gothiques. Mlle de Saint-Elphège reconnut, cette fois encore, la haute taille, la tournure, l’habit de M. de Champguérin, et entendit de nouveau ses éperons d’argent sonner sur les dalles, mais, chose étrange ! une personne, dont elle ne pouvait distinguer les traits ni l’habillement, marchait à côté de lui dans la pénombre et semblait lui parler à voix basse, car il s’en allait lentement, le visage tourné vers elle ; il passa ainsi à quelques pas du marquis et remonta la galerie en se dirigeant vers la tour du donjon.

La vieille fille, saisie d’un étonnement inexprimable, entr’ouvrit sa croisée et avança la tête mais en ce moment un nuage couvrit la lune, le ciel s’assombrit ; la zone lumineuse où se trouvait M. de Champguérin se confondit subitement avec les ténèbres, et Mlle de Saint-Elphège ne distingua plus rien à travers ce chaos. Pendant quelques minutes, le préau et les galeries furent enveloppés d’un sombre crépuscule, et lorsque la lune, se dégageant enfin de ses voiles brumeux, montra de nouveau sa face sereine, M. de Champguérin et l’ombre qui le suivait avaient disparu.

Un quart d’heure plus tard, le groupe caché au fond de la galerie se retira dans le même ordre qu’il était venu ; seulement le marquis allait d’un pas plus rapide, et le moine suivait en silence, la tête baissée.

Mlle de Saint-Elphège ne songea pas à quitter la fenêtre ; immobile et les yeux fixés sur le préau, elle se demandait si tout ce qu’elle venait de voir n’était point un rêve, une vision, et s’efforçait de rappeler ses esprits troublés. Évidemment, il n’y avait pas eu mort d’homme, et son cœur était soulagé d’une grande inquiétude ; mais sa tête était bouleversée, et elle formait une foule de suppositions étranges, impossibles. Au petit jour, ne pouvant plus résister à ses anxiétés, elle se décida à descendre chez son oncle. Les gens n’étaient point réveillés, et le plus grand silence régnait encore dans le château. Pourtant Mme de Saint-Elphège remarqua avec surprise que la grande porte était ouverte déjà, et que Braguelonne, l’un des valets de chambre du marquis et celui qui était le plus en faveur auprès de son maître, achevait de harnacher deux mulets de bât qu’il venait d’amener au perron.

En entrant dans le passage qui communiquait de la chambre du marquis à la salle verte. Mlle de Saint-Elphège rencontra La Graponnière.

— Vous êtes déjà levé ? lui dit-elle à voix basse ; je n’ai pu reposer un instant non plus. Quelle nuit, grand Dieu !

— Une nuit des plus fatigantes ! répondit piteusement l’écuyer de main.

— Je viens m’informer des nouvelles de mon oncle, ajouta-t-elle. Annoncez-moi, je vous prie.

M. le marquis m’a donné l’ordre de ne laisser entrer personne pas même vous, mademoiselle, répondit La Graponnière en lui barrant respectueusement le passage.

Elle n’osa insister, et se retira fort effarée ; mais après avoir fait quelques tours dans la salle verte pour donner à l’écuyer de main le temps d’aller rejoindre son maître, elle revint sur ses pas et, s’approchant sans bruit de la porte entre-bâillée, elle essaya de voir ce qui se passait dans la chambre de son oncle. Bien que le jour naissant projetât ses rayons entre les volets mal joints, cette vaste pièce était, encore éclairée par les candélabres dont la lumière affaiblie se confondait, par momens, avec les folles lueurs de quelques branches résineuses qui brûlaient dans la Cheminée. Le vieux seigneur ne s’était pas couché ; il veillait assis dans son grand fauteuil, les deux mains plongées dans un monceau de paperasses placées devant lui sur un guéridon. À l’aspect de son oncle, Mlle de Saint-Elphège demeura saisi d’étonnement : elle s’attendait à le trouver fort abattu après cette nuit d’insomnie, et il lui paraissait au contraire animé, dispos et comme rajeuni. On eût dit, en effet, que, par une réaction inexplicable, le marquis avait tout à coup reculé de quelques années sur son grand âge, ses traits immobiles et desséchés avaient repris une expression vivante ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, et ses joues étaient légèrement colorées, comme si le sang eût recommencé à circuler activement dans ses veines. Tandis que Mlle de Saint-Elphège le considérait avec une sorte de stupeur, il repoussa du pied plusieurs feuilles lacérées qu’il venait de jeter sur le parquet, et dit en élevant la voix : — Mets tout cela au feu, mon vieux La Graponnière. — Puis il se retourna et acheva de déchirer quelques papiers qui cachaient une antique écritoire de voyage ouverte sur le guéridon. Bonté divine ! il a écrit ! pensa Mlle de Saint-Elphège en apercevant ce petit meuble dont le vieux seigneur ne s’était pas servi une seule fois depuis son arrivée à la Roche-Farnoux.

Un moment après, le marquis reprit en regardant l’écuyer de main qui achevait de jeter au feu les feuilles déchirées Bien, mon vieux La Graponnière ; voilà qui est fini. Maintenant va remettre ce moine aux mains de Braguelonne qui ne le quittera qu’après l’avoir réintégré dans son couvent.

— C’est donc ce pauvre père Cyprien qui va être puni des méfaits de M. de Champguérin murmura Mlle de Saint-Elphège en se retirant à-la hâte ; car, en restant là plus long-temps, elle courait risque d’être surprise par les valets, qui commençaient à circuler dans le château. Ce qu’elle venait de voir et d’entendre l’étonnait singulièrement ; elle ne pouvait concevoir pourquoi le père Cyprien était subitement tombé dans la disgrace du marquis, et, s’apercevant que les choses tournaient au rebours de ce qu’elle avait pensé, elle se figurait presque que M. de Champguérin parviendrait à se justifier. Sa conviction à elle-même était déjà fort ébranlée ; à force d’y rêver, elle en était venue déjà à douter de réalité de ce qu’elle avait vu, et à se persuader que la visite nocturne de M. de Champguerrin n’était rien moins que la preuve évidente d’une intrigue amoureuse. Lasse de commenter en vain ces incidens mystérieux. Elle essaya de se distraire en allant surprendre sa nièce et, au lieu de rentrer dans son appartement, elle se dirigea vers celui de Clémentine. La porte en était ouverte, et Josette allait et venait avec des mines coquettes dans le corridor, à l’extrémité duquel un grand laquais époussetait les lambris en lui envoyant des œillades amoureuses. Mlle de Saint-Elphège passa derrière la suivante, qui ne l’aperçut point, et entra chez sa nièce sans se faire annoncer. Elle ne pensait pas la trouver levée à cette heure matinale ; mais Clémentine était déjà assise devant la fenêtre qu’inondaient les clartés vermeilles du soleil levant ; penchée sur son métier à tapisserie, elle travaillait avec tant d’application, qu’elle n’entendit pas sa tante Joséphine qui s’avançait sur la pointe des pieds en promenant autour d’elle un regard investigateur.

La pauvre fille avait entrepris pour occuper ses loisirs un de ces petits chefs-d’œuvre de patience qu’on apprend à confectionner dans les couvens. C’était un tableau en broderie, lequel avait la prétention de représenter des arbres, des rochers, des prairies, et, dans la perspective, un petit édifice, surmonté d’un clocher à arcades, qui ressemblait à quelque chose comme une chapelle, lequel faisait face à un logis percé de grandes fenêtres et dont le toit était orné de plusieurs girouettes. Le vert-d’herbe et le bleu-faïence dominaient dans ce paysage fantastique, où il était possible de reconnaître cependant le vallon ombragé, la petite église de Notre-Dame-des-Templiers, et au premier plan le château neuf de Champguérin. Le site était embelli d’un troupeau de moutons blancs, que gardait une bergère assise sous un grand arbre, au tronc duquel un chiffre amoureux était tracé avec de la soie jaune.

— Quel travail faites-vous donc là. ma nièce ? s’écria Mme de Saint-Elphège en avançant tout à coup la tête par-dessus l’épaule de Clémentine, laquelle se retourna avec un cri perçant et demeura glacée d’effroi à la vue de sa tante, qui examinait le tableau d’un air surpris et courroucé. — Vraiment, mademoiselle, reprit la vieille fille en ricanant, je vous félicite, vous avez fait là quelque chose de précieux ! Mais d’où vient que vous y travaillez en cachette ? Pourquoi ne m’avoir pas montré ce bel ouvrage de vos mains ? Ce qui m’en plaît surtout, c’est ce gros chiffre tracé sur l’écorce d’un ormeau. Une H et un C réunis par des lacs d’amour : c’est fort galant, ma foi !… Nous verrons ce qu’en dira M. votre grand’ oncle.

Dès les premiers mots de cette sortie ironique, Clémentine avait caché mains son visage en pleurs ; mais l’espèce de menace qui lui servait de corollaire lui inspira une énergie soudaine. Elle releva fièrement la tête, et, sentant pour la première fois de sa vie qu’elle était courageuse, elle dit d’un ton résolu : — Faites, ma tante ! allez dénoncer à M. le marquis tout ce que vous supposez… Ni son autorité ni la vôtre ne saurait changer mes sentimens.

— Enfin !… je sais à quoi m’en tenir ! s’écria Mlle de Saint-Elphège tout à la fois furieuse et consternée. Malheureuse enfant ! n’ajoutez pas un mot ; je ne dois pas, je ne veux, pas vous entendre ! Et, après un moment de silence, elle ajouta d’un ton plus calme : — elle ajouta d’un ton plus calme : — Allons ! soyez raisonnable, essuyez vos larmes et dépêchez-vous de serrer ce tableau.

Mlle de l’Hubac ôta sa broderie de dessus le métier, ensuite elle alla fermer dans le coffret qui avait si vivement excité jadis la curiosité du petit baron, et où elle gardait précieusement tous les souvenirs d’amies de couvent. Quand cela fut fait, elle revint s’asseoir près de la fenêtre et tourna les yeux vers le chemin par lequel M. de Champguérin arrivait chaque jour. Ce mouvement n’échappa point à la vieille fille ; elle hocha la tête d’un air profondément attristée, et répondant à la pensée de Clémentine, elle lui dit : — Vous avez dix-sept ans, et vous espérez vous espérez en l’avenir !… Il vous semble que vous avez devant vous tant d’années de vie et de jeunesse, qu’il vous est aisé d’en sacrifier quelques-unes. Le temps écoulé ne vous effraie pas encore mais un jour viendra où vous regarderez derrière vous avec douleur et où vous regretterez d’avoir consumé votre vie dans une sorte de rêve… J’avais seize ans comme vous quand j’arrivai ici, et je franchis d’un cœur assuré le seuil de cette demeure où je devais souffrir si long-temps… Ma mère, pauvre femme ! eut un pressentiment de mon triste sort ; elle regretta de m’avoir si tôt retirée du monde et pleura d’avance mon malheur… En effet, j’ai attendu J’ai langui ; ma jeunesse s’est écoulée, et rien n’a changé… Hélas ! votre destinée sera pareille à la mienne, si vous comptez sur l’avenir, si vous abandonnez votre âme à la vaine espérance d’être libre un jour, libre de disposer de votre main.

— Mes vœux ne vont pas jusque-là, répondit Clémentine d’une voix altérée ; tout ce que je demande c’est qu’on me laisse librement refuser toute proposition de mariage.

— Soyez tranquille, il n’en sera question de long-temps ! répliqua Mlle de Saint-Elphège avec amertume. Ma nièce, nous suivrons toutes deux exemple de cette vieille demoiselle de Farnoux que votre grand-oncle cite à tout propos, après avoir vécu long-temps, nous mourrons sans alliance.

Là-dessus elle se leva, convaincue d’après sa propre expérience qu’il n’est ni raisonnement ni remontrance qui puisse changer l’esprit d’une fille amoureuse. Avant de se retirer, elle dit encore à sa nièce en manière d’avertissement : — Votre belle-tante viendra ici tout à l’heure, et elle s’apercevra peut-être que vous avez les yeux rouges ; mais il inutile qu’elle sache pourquoi vous avez pleuré. C’est une personne d’une vertu si froide, si sévère, qu’on ne peut parler avec elle de certaines choses…

— Oh ! je n’aurais jamais osé ! s’écria naïvement Mlle de l’Hubac.

— Il y a des secrets qu’elle n’apprendra pas de ma bouche, ajouta la vieille fille d’un air concentré et en faisant allusion dans sa pensée aux évènemens de la nuit précédente ; je ne lui ai jamais fait aucune confidence. D’ailleurs, ma nièce, retenez bien ceci : une seule chose m’a réussi dans le cours de ma vie, c’est d’avoir gardé le silence sur mes actions. Si vous n’étiez un enfant, je vous parlerais encore ; mais à quoi bon ! vous ne sauriez comprendre la peine qui me consume, et ma triste expérience ne pourrait rien contre les fougueux entraînemens de votre cœur.

Elle se retira lentement à ces mots, et Clémentine murmura en la suivant d’un regard ému Est-ce qu’elle aurait aimé !…

La matinée s’écoulait cependant, et l’heure approchait où M. de Champguérin avait coutume d’arriver à la Roche-Farnoux. Mlle de Saint-Elphège descendit dans la salle verte l’esprit fort préoccupé de l’accueil que son oncle allait faire à cet homme qu’il voulait tuer de sa main quelques heures auparavant. Ses craintes étaient dissipées ; elle ne redoutait plus une sanglante catastrophe ; il lui semblait que cette colère de vieillard s’était exhalée en menaces, et que le marquis se contenterait de quelques explications qui achèveraient de rendre la vérité impénétrable. Mme de Barjavel était déjà dans la salle. Après avoir fait sa révérence à la vieille fille, elle lui dit d’un air indifférent : — Ma cousine, est-ce que vous savez pourquoi le père Cyprien est parti aujourd’hui de si grand matin sans prendre congé de personne ?

— Je l’ignore, ma cousine, répondit laconiquement Mlle de Saint-Elphège.

Et aussitôt elle s’en alla à l’autre extrémité de la salle, où elle se mit à arranger par contenance les cartes sur la table de jeu. La baronne prit silencieusement sa broderie et s’assit au coin de la cheminée. Toutes deux étaient si absorbées dans leurs pensées, qu’elles ne s’aperçurent pas que l’aiguille de la pendule marquait déjà midi. Au premier coup du timbre, le maître d’hôtel parut à la porte et demeura muet en voyant le grand fauteuil du marquis encore vide. Les deux dames relevèrent la tête d’un air étonné et en tournant les yeux du côté de la chambre à coucher de leur oncle. Au même instant ; La Graponnière ouvrit la porte et se précipita dans la salle tout éperdu, les mains levées au ciel, en criant : — M. le marquis !… mon bon maître !… tout est fini…

— Qu’est-il arrivé, grand Dieu ! demanda la baronne en s’adressant à un des valets de chambre qui suivait l’écuyer de main.

— Tout est fini, madame !… répéta cet homme ; M. le marquis est mort !…

— C’est pas possible !… dit Mlle de Saint-Elphège en se dressant, couvert d’une soudaine pâleur, et se soutenant à peine sur ses jambes tremblantes…

Mme de Barjavel s’était levée aussi, les traits altérés, les joues blanches comme son fichu de linon. — Il ne faut pas désespérer encore ! s’écria-t-elle ; mon oncle est peut-être tombé en faiblesse. Allons le secourir.

— C’est inutile, madame la baronne, répondit La Graponnière en gémissant hélas ! mon pauvre maître ! il s’est laissé aller dans mes bras et a rendu l’âme sans jeter un soupir…

M. le marquis était très bien ce matin, ajouta le valet de chambre nous l’avons habillé à l’ordinaire, et il est resté sur son fauteuil en attendant l’heure du dîner. Comme la pendule allait sonner midi, M. de La Graponnière lui a présenté sa canne et son chapeau pour passer dans la salle. Il s’est relevé alors avec un visage tout décomposé ; puis il est retombé en agitant un peu les bras, ses yeux se sont fermés, et aussitôt il est mort.

— Je ne le crois pas ! s’écria Mlle de Saint-Elphège avec un geste convulsif, non, je ne le crois pas encore. Puis, faisant un suprême effort, elle traversa la salle d’un pas précipité, et entra dans la chambre du marquis, suivie de La Graponnière. Un moment après, elle reparut. se soutenant à peine, et dit d’une voix presque inintelligible : — Il est vrai,… je l’ai vu,… tout est fini.

Mme de Barjavel s’agenouilla en silence, le visage tourné vers la chambre de son oncle ; Mlle de Saint-Elphège l’imita machinalement. et toutes deux prièrent un moment sans larmes sans douleur peut-être, mais l’âme recueillie dans de graves et pieuses pensées. Ensuite la baronne donna ses ordres au maître d’hôtel, qui était resté debout, la serviette au bras et comme pétrifié entre les battans tout grand ouverts de la porte. — Montez chez Mlle de l’Hubac, lui dit-elle ; je vous charge de lui annoncer le fatal événement… Nous l’attendons ici… Point de cris, point de tumulte dans le château ; qu’on ouvre la chapelle, et que tous les gens de M. le marquis de Farnoux se mettent en prières.

Quelques instans après, Mlle de l’Hubac entra dans la salle verte : elle embrassa silencieusement ses tantes et s’assit, le visage caché dans son mouchoir ; la pauvre enfant, obéissant aux bons instincts de son cœur, pleurait ce terrible vieillard, devant lequel elle avait si souvent tremblé elle oubliait sa sévérité, sa rigueur inexorable, et ne songeait plus qu’aux froides bontés qu’il lui avait parfois témoignées. Les deux dames se taisaient, absorbées dans leurs réflexions ; chacune considérai mentalement le grand changement qui allait s’opérer dans son sort, et calculait l’héritage qu’elle était appelée à recueillir. La fortune du marquis s’était fort augmentée pendant sa longue retraite la Roche-Farnoux ; il laissait environ cinquante mille écus de rentes, lesquels revenaient naturellement et par moitié aux enfans de ses deux sœurs de manière que Mme de Barjavel avait une part égale à celle que devaient partager Mlle de Saint-Elphège et sa jeune nièce, Mlle de l’Hubac.

— Ma cousine, dit la baronne après un long silence, avant de rien décider pour les derniers honneurs que nous devons rendre à mon oncle, il serait à propos de nous entourer des personnes qu’il honorait de son amitié ; le père Cyprien est parti ce matin pour quelque raison que nous ne savons pas, je vais envoyer quelqu’un le chercher à son couvent. M. de Champguérin avait annoncé qu’il ne monterait pas aujourd’hui à la Roche-Farnoux ; il faut qu’un exprès parte sur-le-champ et le prie de se rendre auprès de nous.

— Vous voulez faire venir-ici M. de Champguérin s’écria la vieille fille d’un air d’indignation contenue.

— Oui ma cousine, je le juge convenable répliqua gravement Mme de Barjavel. Et, sans perdre un instant, elle fit partir son message.

Mlle de Saint-Elphège, pour le moins aussi surprise qu’irritée, fut sur le point de révéler à la baronne tout ce qu’elle avait vu, et de déclarer hautement que la présence de M. de Champguérin à la Roche-Farnoux lui semblait un outrage à la mémoire de son oncle, mais une sorte de pressentiment l’arrêta, elle désespéra tout à coup de son influence, et, entrevoyant le triomphe probable de l’ambitieux gentilhomme qui aspirait à la main de sa nièce elle s’écria avec une amère conviction : — Que de malheurs je prévois dans notre famille ! — Puis, tournant les yeux vers Clémentine, elle ajouta : — Oui, c’est une juste douleur que la vôtre ! Pleurez, mon enfant, pleurez, car la mort de votre grand-oncle vous livre à votre mauvaise destinée.

Mlle de l’Hubac comprit cette vague allusion et détourna la tête pour cacher la rougeur qui se répandait subitement sur ses traits. Apparemment la baronne pénétra aussi la pensée de Mlle de Saint-Elphège, car elle lui dit froidement : — Rassurez-vous, ma cousine, et n’ajoutez pas sans motif à l’affliction de Clémentine. Bientôt, je l’espère, vous reconnaîtrez combien vos prédictions sont fausses.

— Plaise au ciel que je me sois trompée murmura la vieille fille.

Malgré les ordres de Mlle de Barjavel, la chapelle était désertent pas un serviteur ne priait pour le maître sévère et généreux qui venait de trépasser. Le vieux seigneur de Farnoux avait vécu trop long-temps ; personne ne le pleurait ; on parlait de sa mort d’un air étonné, presque réjoui ; la valetaille s’enivrait dans les cuisines en commentant la lugubre nouvelle on eût dit un changement de règne, une révolution, un jour de délivrance pour cette plèbe servile. Le bruit qu’elle faisait ne retentissait pas cependant au-delà des salles basses où se tenait la livrée, et le plus grand silence régnait aux alentours de la chambre mortuaire, dans laquelle La Graponnière, aidé de quelques principaux serviteurs, achevait de rendre les derniers devoirs à son maître.

En attendant l’arrivée du père Cyprien, on avait mandé un pauvre prêtre qui desservait la plus prochaine paroisse, et venait les dimanches dire une messe blanche dans l’église du bourg. Il accouru bientôt son bréviaire sous le bras, sa vieille soutane de serge retroussée dans la ceinture, et son vieux chapeau roussi à la main. Lorsqu’on l’eut introduit La Graponnière le laissa en prières à côté du corps et passa dans la salle verte. Presque au même instant la porte de l’antichambre s’ouvrit, et un valet annonça à demi-voix M. de Champguérin. En entendant ce nom, La Graponnière recula avec un mouvement involontaire et demeura à l’écart.

M. de Champguérin se présenta avec le maintien grave et affligé que commandait le funeste événement qu’il venait d’apprendre ; mais malgré ses efforts, il n’était pas entièrement maître de lui-même, il y avait dans son regard, dans le son de sa voix, quelque chose qui trahissait une joie secrète. À son agitation, à son air triomphant et troublé, on eût pu croire que c’était à lui qu’allait échoir le grand héritage de la maison de Farnoux et non à ces trois femmes contristées et taciturnes qui avaient repris machinalement leur place accoutumée, et entouraient encore le fauteuil vide du vieil oncle. Lorsque M. de Champguérin eut fait ses complimens de condoléance et se fut assis fièrement en face de Mlle de Saint-Elphège, la baronne se tourna vers l’écuyer de main, qui était resté près de la porte, en lui disant à haute voix Approchez, monsieur de La Graponnière en un pareil moment les anciens serviteurs sont comme les anciens amis, appelés de plein droit à donner leur avis sur les affaires de famille.

À ces mots, qui semblaient annoncer qu’il allait être question de graves intérêts et que rien ne serait décidé sans les conseils et l’approbation de M. de Champguérin, Mlle de Saint-Elphège et Mlle de l’Hubac tournèrent simultanément les yeux vers la baronne, l’une avec une expression de reproche, l’autre d’un air de satisfaction reconnaissante. — Est-ce qu’il s’agit déjà de calculer notre part d’héritage ? dit amèrement la vieille fille.

— Ce n’est pas aux affaires de la succession que je songe en ce moment, répondit Mme de Barjavel avec dignité, c’est aux honneurs que nous devons rendre à celui qui nous laisse cette grande fortune. Les funérailles des anciens seigneurs de Farnoux étaient célébrées avec pompe et j’ai entend dire qu’il existait à ce sujet un cérémonial écrit : en avez-vous connaissance, monsieur de La Graponnière ?

— Oui, madame la baronne, répondit-il, mais il y a près de deux siècles qu’il est tombé en désuétude, attendu que depuis le quatrième aïeul de M. le marquis, tous les seigneurs de Farnoux sont morts à la guerre, en pays ennemi.

— Mon sentiment est qu’il faut le rétablir dans cette circonstance solennelle, dit Mme de Barjavel en se tournant vers l’espèce de conseil de famille qu’elle présidait, afin de s’y conformer entièrement ; on devrait chercher parmi les archives le manuscrit du cérémonial.

— Je le sais de mémoire, madame la baronne, répondit La Graponnière. Lorsqu’un seigneur de Farnoux a rendu son ame à Dieu, on ne l’expose qu’une demi-journée sur le lit de parade. Dès la matinée suivante ses vassaux et tenanciers sont astreints à se rassembler dans la grande cour du château pour recevoir le corps et le transporter à vingt lieues d’ici, dans un abbaye de l’ordre de Cîteaux, om l’un des ancêtres de M. le marquis a fait bâtir une chapelle et fondé un obit perpétuel. Cette procession funèbre fait d’abord une station à Notre-Dame-des-Templiers, et, comme la tour de Champguérin était autrefois un fief mouvant de la Roche-Farnoux, les seigneurs du lieu sont tenus de se trouver à la porte de la petite église. Après l’absoute, le cortège poursuit son chemin et conduit le défunt jusqu’à l’abbaye de Sylvecâne.

— Je pense, en effet, que nous honorerons la mémoire de mon oncle en renouvelant pour lui ces anciens usages, dit alors Mlle de Saint-Elphège, c’est à vous monsieur de La Graponnière, qu’il appartient d’ordonner la cérémonie.

— Avant d’aviser aux préparatifs, il faudrait s’assurer que M. le marquis n’a rien recommandé lui-même pour ses funérailles, observa l’écuyer de main en hésitant et de l’air soucieux d’un homme obligé de faire une révélation dont il ignore la portée. Puis, baissant la voix, il ajouta : — M. le marquis a fait des dispositions.

— Je le sais, interrompit Mme de Barjavel, dès les premiers jours de son arrivée à la Roche-Farnoux il dicta à sa sœur de Mme de Saint-Elphège, une liste des legs et pensions qu’il laisse aux gens de sa maison.

La Graponnière secoua la tête. — Non, madame la baronne, ce n’est pas de cela qu’il s’agit dit-il c’est d’un testament écrit de sa main, scellé de son cachet et qu’il a déposé devant témoins dans une armoire dont voici la clé.

À ce mot de testament, chacun s’émut, excepté Clémentine, qui dit naïvement : — Mon pauvre oncle si vieux ! je croyais qu’il ne savait plus écrire.

— Il aura voulu faire d’avance le partage de son bien, murmura de Champguérin ; quelle manie de vieillard !

— Je ne le crois pas, dit vivement la baronne ; jamais il ne m’avait manifesté cette intention.

— C’est ce matin qu’il a fait son testament pensa Mlle de Saint-Elphège, souvenir soudain, et pressentant quelque étrange événement.

— Il est probable que mon oncle a secrètement consigné sa volonté sur des choses dont il jamais parlé durant sa vie, reprit Mme de Barjavel ; ces dernières dispositions doivent avoir trait à sa mort et à ses funérailles. On ne peut rien décider, en effet, sans en prendre connaissance. Allez, monsieur de La Graponnière, allez chercher cet écrit. L’écuyer de main obéit et reparut un instant après, tenant un large pli dont l’enveloppe était scellée aux armes de la maison de Farnoux. Il déposa ce papier sur la table de jeu où les cartes étaient encore étalées comme si la partie allait commencer, et regarda autour de lui en tremblant. Chacun semblait frappé d’une sorte d’angoisse, et ce saisissement avait gagné Mlle de l’Hubac elle-même ; elle baissait la tête observait avec inquiétude la physionomie de M. de Champguérin. La vieille fille, morne et agitée, levait les yeux au ciel et faisait de sourdes exclamations.

— Nous perdons l’esprit, ma cousine ! lui dit la baronne en recouvrant tout à coup sa résolution et son sang-froid ; assurément, mon oncle ne nous a pas déshéritées. Puis, s’adressant à La Graponnière, elle ajouta d’une voix ferme : — Rompez ces cachets et lisez ; lisez, monsieur.

La Graponnière brisa le double sceau apposé sur les lacs de soie jaune et noire qui fermaient l’enveloppe déploya la feuille de vélin d’une main tremblante, puis il lut à haute voix :

« Au nom de ma la sainte Trinité ! Amen.

« Moi, Gaétan de Farnoux, marquis de la Roche-Farnoux, comte de Nanteuil seigneur de Maligny et autres lieux, premier gentilhomme du roi, etc., etc., étant, par la grâce de Dieu, sain de corps et d’esprit comme en mon meilleur âge, mais prévoyant qu’il me faudra mourir un jour et considérant les mérites et les torts de chacun envers moi, j’ai fait les dispositions suivantes :

« J’institue pour mon unique héritière et légataire universelle la noble la très excellente demoiselle Joséphine de Saint-Elphège, ma nièce… »


La Graponnière s’interrompit ; il y eut un instant de silence et de stupeur. Mlle de Saint-Elphège s’était tournée vers M. de Champguérin avec un mouvement spontané, involontaire. Par un de ces inexplicables tours, de ces élans de générosité aveugle dont les femmes dédaignées sont seules capables, elle concevait la pensée de lui offrir, avec sa main, cette fortune immense que seule elle était appelée à recueillir. M. de Champguérin, les lèvres contractés, le sage blême, s’était levé comme pour voir de ses propres yeux la clause du testament et gardait un morne silence. La baronne aussi était devenue pâle ; pourtant elle dit avec une sorte de calme : — Achevez, monsieur La Graponnière.

L’écuyer de main reprit « Item, je lègue à ma petite nièce Mlle Clémentine de l’Hubac, une pension de six cents écus sa vie durant ; ladite demoiselle, ayant démérité à mes yeux par manque de soumission, demeurera ainsi privée de sa part dans mon héritage.

« Item, je déshérite formellement et prive de tous droits à ma succession la baronne douairière de Barjavel, laquelle, sans mon avis et consentement s’est unie par mariage secret à M. de Champguérin-les-Templiers… »

La foudre tombant au milieu de la salle verte n’eût pas produit plus d’effet sur les personnes qui s’y trouvaient réunies que ce dernier paragraphe du testament.

— Comme je m’étais trompée murmura Mlle de Saint-Elphège en jetant sur la baronne un regard étincelant, et le cœur gonflé d’une noire jalousie, d’une haine implacable.

— Mon oncle avait découvert ce secret ! murmura Mme’ de Barjavel atterrée ; qui donc nous a trahis ?

— C’est moi, sans le savoir, dit Mme de Saint-Elphège avec une fureur tranquille ; oui, c’est moi… Cette nuit j’ai vu M. de Champguérin dans le préau, et j’ai couru avertir mon oncle… Il s’est relevé et a mis l’épée à la main, le bon vieux gentilhomme, lorsqu’il a su que l’honneur de notre famille était en péril. Si le père Cyprien ne fût descendu avec lui, peut-être, madame qu’à cette heure vous seriez veuve pour la seconde fois..

— C’est ce moine qui lui a révélé notre mariage ! Vous répondiez pourtant de sa discrétion, madame, s’écria M. de Champguérin en se tournant vers la baronne d’un air de reproche furieux.

— Il y allait monsieur, de votre vie et de mon honneur, à ce que je vois : le père Cyprien a parlé, il a bien fait, répondit-elle fièrement.

— Oui, mon oncle a découvert ainsi l’outrage fait à sa confiance, à son autorité, poursuivit impitoyablement Mlle de Saint-Elphège, il a fait justice de cette trahison ; mais ses forces se ont épuisées dans une action si violente, et cette nuit fatale a hâté sa mort.

— Ma cousine, dit la baronne en la regardant fixement, il y a dans le fond de votre cœur quelque chose qui vous rend cruelle.

— Je m’explique tout maintenant, continua la vieille fille hors d’elle-même ; je conçois pourquoi vous me disiez que la Roche-Farnoux serait toujours pour vous un séjour de prédilection, pourquoi vous sembliez rassurée sur les intentions de M. de Champguérin. Vous étiez certaine, en effet, qu’il ne prétendait pas à la main de ma nièce, puisque vous lui aviez donné la vôtre. Eh ! eh ! Vous le connaissiez à peine cependant il y a quelques mois, et certes il y a lieu de s’étonner que votre cœur se soit si promptement décidé.

— Ma cousine, interrompit promptement la baronne avec fierté, je n’ai pas à justifier mon mariage ; mais je veux bien condescendre à vous expliquer ma conduite. Il y a bien des années déjà que je connais M. de Champguérin, et, — je puis l’avouer hautement aujourd’hui, — il y a long-temps que je l’aime. Vous veniez de refuser sa main ; il quitta pays. Lorsqu’il fut à Paris, il se fit présenter à l’hôtel du quai de Tournelle et y devint bientôt fort assidu. Je n’étais point veuve alors malgré les sentimens qu’il sut m’inspirer, il ne pouvait concevoir aucune espérance, et, cédant à mes instantes prières, à ma volonté il se maria. Quelques mois plus tard, M. de Barjavel mourut. Je vins ici fuyant la présence de celui que j’avais forcé à un autre engagement j’y vécus long-temps fidèle à son souvenir et résignée à ne le revoir jamais… Un jour, cependant, il est revenu libre à son tour et m’a rappelé des choses que nous n’avions ni un ni autre oubliées Mon oncle pouvait vivre long-temps encore, je savais qu’il ne donnerait jamais son consternent à mon mariage. J’épousai secrètement M. de Champguérin. Personne n’a le droit de me le reprocher, personne que mon fils, hélas ! dont j’ai détruit ainsi toute la fortune.

La vieille fille écoutait cette explication d’un air de morne impatience et en observant une scène muette qui se passait depuis un moment derrière la baronne, à l’autre extrémité de la salle : lorsque Mlle de l’Hubac avait entendu déclarer le mariage de M. de Champguérin, elle avait éprouvé une de ces terribles commotions morales qui suspendent la vie et brisent parfois les organes mystérieux où réside la raison humaine. La pauvre fille s’était levée et avait marché rapidement vers la porte comme pour s’enfuir ; mais, ses forces l’abandonnant, elle s’était laissé aller sur un siège ; puis, tournant les yeux vers le ciel sans proférer une seule parole, sans jeter un soupir, elle était tombée à la renverse, blême, froide, inanimée, comme morte. La Graponnière avait couru tout d’abord à son secours ; il la soutenait dans ses bras, tandis que M. de Champguérin, qui s’était aussi précipité vers elle, lui tenait les mains et la regardait d’un air d’attendrissement passionné et désespérer.

Mlle de Saint-Elphège considéra un moment ce groupe, puis elle s’écria, en le montrant du geste à la baronne : — Voyez !… je me suis abusée ; mais vous vous êtes aveuglée… Allez ! je ne m’étais trompée qu’à demi. M. de Champguérin ne pouvait plus prétendre à la main de ma nièce, mais il l’aimait, il l’aime… et, j’en suis certaine, il regrette, il déteste à présent le lien qui l’engage avec vous ! Au surplus, vous n’avez qu’à tourner les yeux de ce côté pour vous en convaincre… Il ne prend guère soin de contraindra ses sentimens.

— Vous vous vengez, ma cousine, murmura la baronne avec un accent si douloureux due Mlle de Saint-Elphège dut s’apercevoir que la blessure qu’elle venait de faire était profonde.

L’austère dame détourna la tête et couvrit de son mouchoir sa figure pâle et baignée de pleurs. Depuis quelque temps, elle se doutait de cette espèce d’infidélité les inégalités d’humeur les froideurs évidente même certaines indiscrétions de son mari l’avaient éclairée ; mais elle avait dissimulé ses soupçons et souffert sa peine en silence. E entendant lire cette clause fatale qui la déshéritait, elle avait pressenti que M. de Champguérin ne lui pardonnerai pas ce malheur dont il était la cause et lorsqu’elle l’aperçut presque aux genoux de Mlle de l’Hubac, tenant ses mains inertes et regardant avec un transport de douleur ce beau visage inanimé, elle sentit sa fermeté d’âme se briser, et, subitement vaincue, elle fondit en larmes.

Cependant Mlle de l’Hubac commençait à soupirer et à rouvrir les yeux. — La voilà qui revient ! s’écria La Graponnière ; Jésus-Christ ! quelle douleur ! j’ai cru un moment qu’elle avait rendu le dernier souffle, comme mon pauvre maître !

Mlle de Saint-Elphège s’était approchée de sa nièce en jetant sur M. de Champguérin un regard irrité. — Chère Clémentine ! mon enfant ! dit-elle en la serrant dans ses bras avec une compassion profonde, reprenez vos esprits, écoutez-moi…

Mlle de l’Hubac fit un mouvement ; puis elle laissa tomber sa tête sur sa main et demeura immobile, les yeux fixes, les traits sans expression, comme une personne qui n’a pas conscience de ce qui se passe autour d’elle.

— Bonté divine ! elle va retomber en pamoison ! s’écria la vieille fille en la soutenant. et en écartant d’un geste impérieux M. de Champguérin.

La baronne s’avança alors ; elle avait repris déjà son empire sur elle-même, et son noble visage n’exprimait plus qu’une sereine résignation.

— Monsieur, dit-elle à son mari avec une douceur mêlée de fermeté, nous n’avons plus aucun droit ni aucun motif de demeurer céans ; voulez-vous m’emmener ? — À Champguérin ! s’écria-t-il d’un ton farouche. — Partout où il vous plaira, répondit-elle simplement ; partout où nous serons ensemble, vous me verrez contente de mon sort.

— Peut-être, fit-avec amertume vous l’avez dit vous-même, c’est un triste séjour que Champguérin ? Je m’y accoutumerai, répondit la courageuse femme, puisque toutes vos espérances sont anéanties, puisque vous êtes frustré des biens que je devais vous apporter, je dois du moins partager, sans me plaindre, votre mauvaise fortune. Allons, monsieur, allons-nous-en ; emmenez-moi chez vous !

À ces mots elle jeta un long regard-autour d’elle comme pour faire ses adieux à la Roche-Farnoux et contempla un instant le portrait en pied de son oncle, qui, du haut de son cadre, semblait la regarder d’un air sardonique. Avant de quitter la salle verte, elle se rapprocha de Mlle de l’IHubac et, prenant une de ses mains inertes et glacées elle murmura avec un attendrissement douloureux : — Adieu, Clémentine ! Malheureuse enfant, hélas ! pourquoi avez-vous laissé partir mon fils !…

Mlle de Saint-Elphège se redressa morne, implacable, et lui dit froidement ! — Elle avait dans le cœur une autre inclination et se flattait d’un autre mariage ; il était écrit sans doute qu’une femme de notre famille entrerait dans la maison de Champguérin ; c’est à vous que le sort est échu, mais Mlle de l’Hubac l’a su trop tard !

Ce fut ainsi que les deux cousines se séparèrent. Tant qu’elles avaient vécu sous le même toit, leur mutuelle antipathie n’avait point éclaté, elles s’étaient fait une sourde guerre, sans chercher cependant à se nuire réciproquement auprès de leur oncle ; car toutes deux étaient trop loyales et trop fière pour mêler les questions d’intérêt à leur querelle. Il venait d’arriver à leur insu, et par un coup fatal du sort, que l’une restait en possession de cette grande fortune si long-temps attendue, et que l’autre s’en allait déshéritée et dépouillée ; mais en ce moment même, la légataire universelle du marquis de Farnoux enviait peut-être encore la triste épouse de M. de Champguérin. Lorsque La Graponnière lui mit le testament entre les mains, elle le considéra avec amertume et murmura en secouant la tête : — Il n’est plus temps !…

Le bruit s’était déjà répandu dans le château que le marquis avait institué Mlle de Saint-Elphège pour son héritière unique ; toute la livrée était dans l’antichambre attendant ses ordres, d’un autre côté, les tenanciers, les villageois et les autres petites gens dépendans de la seigneurie de Farnoux commençaient à arriver et remplissaient la cour d’honneur. La vieille fille s’avança vers la porte. — Monsieur de La Graponnière, dit-elle à haute voix, je vous charge de faire savoir aux gens de feu M. le marquis de Farnoux, que je les garde tous à mon service. J’entends aussi que vous preniez la surintendance de ma maison : vos fonctions commencent aujourd’hui même, et c’est à vous que remets le soin de commander les obsèques et funérailles selon le cerémonial et les anciens usages de la famille Farnoux.

Aussitôt Mlle de Saint-Elphège quitta la salle verte et alla s’enfermer avec Clémentine dans l’appartement le plus reculé du château. C’était celui qu’avait occupé jadis cette vieille demoiselle de Farnoux dont le nom revenait si souvent à la mémoire du défunt, et l’on n’y avait presque rien changé depuis le jour où Mme de Saint-Elphège et sa fille y étaient entrées pour la première fois. La vieille demoiselle fit asseoir sa nièce, ferma-t-elle-même les fenêtres, et dit en soupirant : — Ici du moins nous ne verrons ni n’entendrons rien…

Clémentine était tout-à-fait revenue de sa longue défaillance, mais elle semblait plongée dans une sombre stupeur et ne manifestait la douleur qui l’oppressait que par de rares et pénibles sanglots. Sa tante s’s’assit à côté d’elle, lui prit la main, et lui dit simplement : — Pleurez, mon enfant, si vous le pouvez, cela soulagera votre cœur.

Mlle de l’Hubac passa la main sur ses paupières sèches et brûlantes. puis elle soupira convulsivement et se détournant en fermant les yeux : — Hélas ! mon Dieu ! je ne croyais pas que le mal fût si grand, murmura la vieille fille.

Le soir approchait cependant ; Josette et les deux filles de service de Mlle de Saint-Elphège vinrent arranger la chambre afin que l’on pût y coucher ; elles mirent Clémentine au lit et disposèrent toutes choses pour que sa tante pût dormir auprès d’elle.

Sur le tard. La Graponnière se présenta discrètement : — Mademoiselle, dit-il, je viens vous rendre compte des dispositions que j’ai fait faire ; les hommes de la seigneurie sont tous convoqués ; plusieurs bourgs considérables relèvent de la Roche Farnoux ; ils enverront leur clergé et leurs confréries de pénitens ; les pauvres des paroisses voisines ne manqueront pas d’accourir aussi. Assurément, le cortège funèbre sera des plus beaux et surtout des plus nombreux.

— C’est bien, monsieur, répondit Mlle de Saint-Elphège ; pour tout ce qui regarde l’ordre du convoi funèbre, il faudra suivre le cérémonial de point en point. Vous n’avez pas présent à la mémoire peut-être que le corps doit être présenté à Notre-Dame-des-Templiers ?

— Je n’ai garde de l’oublier, répondit vivement La Graponnière ; et, pour que M. de Champguérin ne prétexte cause d’ignorance, je lui ai dépêché un avis de se trouver devant la chapelle afin de recevoir feu M. le marquis et de l’accompagner en habits de deuil et la tête découverte jusqu’à la limite de ses domaines.

— C’est très bien, je vous remercie, monsieur, dit la vieille demoiselle en le congédiant du geste ; souvenez-vous aussi que, durant les funérailles, vous devez avoir toujours la main ouverte et faire l’aumône sans compter.

Mlle de l’Hubac passa toute la nuit dans un grand accablement de corps et d’esprit de temps en temps elle soupirait et s’agitait mais sans proférer une parole. Mlle de Saint-Elphège veilla long-temps à son chevet, tantôt l’observant avec inquiétude, tantôt faisant un retour sur ses propres chagrins et rêvant avec des transports de douleur, de jalousie et de colère, au mariage de M. de Champguérin. Le cœur gonflé de regrets et de ressentiment, elle repassait dans sa mémoire ses anciennes amours avec cet infidèle, les sermons par lesquels il l’avait abusée et les larmes qu’elle avait versées pour lui. Elle se rappelait avec une sorte courroux contre elle-même la constance avec laquelle elle l’avait aimé malgré ses arrogances, ses dédains, ses perfidies ; puis, songeant à cette union secrète, qui avait mis le comble à ses trahisons, elle sentait son amour se changer en haine ; il lui semblait que le testament du marquis ne l’avait pas suffisamment vengée, et elle tremblait que M. de Champguérin ne se résignât à être heureux dans la pauvreté, avec une femme belle, sage et pleine de vertus .

— Vers le matin, Mlle de l’Hubac tomba par degrés dans un profond assoupissement ; elle cessa de soupirer ; ses bras retombèrent mollement le long de son corps, et un souffle plus lent s’exhala de sa bouche entr’ouverte. Alors la vieille fille se mit au lit elle-même et tâcha de s’endormir aussi, mais d’abord le sommeil n’engourdit, que ses sens, sa pensée veillait à demi, et de vagues images passaient devant ses paupières fermées ; elle revoyait, pour ainsi dire, les événemens de sa vie, et, à mesure qu’elle retournait dans le passé, les tableaux se succédaient plus frappans. Au milieu de ce songe, elle rouvrit machinalement les yeux et aperçut à la lueur de la lampe de nuit le grand lit à quenouilles, la tenture de cuir gauffré et la table dans le tiroir de laquelle elle avait trouvé jadis un lé de tapisserie commencé par la vieille demoiselle de Farnoux. Alors son rêve continua plus lucide ; il lui sembla que le temps rétrogradait, qu’elle s’en revenait rapidement vers son printemps, qu’elle était jeune, qu’elle avait seize ans, qu’elle était redevenue la belle Joséphine. À cet immense bonheur, son cœur tressaillit : elle leva les mains au ciel avec un cri d’allégresse et de triomphe, mais au même instant la joie la réveilla.

Une des suivantes, couchée en travers de la porte, se releva et accourut tout effrayée : Sainte Vierge qu’ y a-t-il ? fit-elle mademoiselle a jeté un cri ; j’ai cru qu’elle m’appelait.

— Non, répondit la vieille fille avec un profond soupir, et en regardant autour d’elle pour rappeler ses esprits ; je me serai écriée en rêvant : recouche-toi, ma pauvre Finette, et me laisse dormir.

À ces mots elle se retourna sur l’oreiller, et, pour échapper aux tristes réflexions qui l’obsédaient, elle se mit à calculer les grands biens que lui laissait le marquis de Farnoux quand le sommeil la gagna enfin, elle avait compté déjà qu’elle était dame de quatorze villes, villages, bourgs, forteresses, châteaux, châtellenies et terres seigneuriales.

Lorsque Mlle de Saint-Elphège s’éveilla le lendemain, il faisait grand jour depuis long-temps ; un clair rayon de soleil pénétrait à traversa les volet et faisait pâlir les flammes d’un feu de ramures allume dans la cheminée. Les suivantes, agenouillées autour de l’âtre, devisaient à voix basse, et le silence de la chambre laissait entendre distinctement les rumeurs qui s’élevaient par-delà les cours intérieures. — Josette ! s’écria Mme de Saint-Elphège en se relevant en sursaut, d’où vient ce tumulte ? on dirait qu’il y a là dehors une grande foule. — Bonté divine ! il faut voir ! répondit la suivante ; c’est comme un champ de foire. M. de La Graponnière ayant fait publier que mademoiselle donner un petit écu à toutes les bonnes gens qui accompagneraient avec dévotion feu M. le marquis, il arrive du monde de toutes les paroisses, les pauvres accourent de trois lieues à la ronde, et l’on dit que la file sera si longue derrière le corps qu’elle tiendra d’ici à Champguérin.

Mlle de Saint-Elphège se fit habiller. Un moment après le bourdon de la chapelle et la cloche de l’église du bourg commencèrent à tinter lentement. Ces sons funèbres réveillèrent Mlle de l’Hubac ; elle se releva tout à coup en écoutant et en regardant autour d’elle comme une personne qui cherche à rallier ses souvenirs et ses idées. La vieille demoiselle s’approcha d’elle alors, et, la serrant dans ses bras, elle lui dit : — Ma chère Clémentine, votre grand-oncle est mort, vous le savez ; on sonne pour ses funérailles.

— Oui ! je me souviens !… je me souviens !… s’écria Mlle de l’Hubac avec un sourd gémissement ; il faut prier Dieu !…

À ces mots, elle se jeta à genoux sur le carreau en fondant en larmes et commença les lugubres versets du de profondis.

— Elle pleure ; cela va mieux dit la vieille demoiselle en se tournant vers Josette ; jette-lui un manteau de nuit sur les épaules et laisse-la sangloter et soupirer jusqu’à ce que cette affliction s’apaise d’elle-même.

Les suivantes, qui un moment auparavant riaient autour du foyer, se prosternèrent aussi, les mains jointes et les yeux en pleurs. Ces bonnes filles n’avaient pas grand chagrin au fond de l’ame ; mais l’exemple de Clémentine les gagnait, et elles étaient sensiblement touchées. Ce furent du reste, les seules larmes qu’on répandit aux obsèques du sire de Farnoux. Les pauvres gens qui vivaient sur ses domaines ne le connaissaient pas ; il ne les avait jamais opprimés, mais il n’avait jamais non plus pris part à leur misère, et personne ne pleurait autour de son cercueil. Tandis quel les deux dames et leurs femmes priaient dans cet appartement reculé, il régnait autour du château une agitation qui n’avait rien de lugubre ; de mémoire d’homme, on n’avait vu tant de monde à la Roche-Farnoux : on eût dit un jour de réjouissance ; les villageois arrivaient de toutes parts, en habits de fête, tandis que les marchands de complaintes, les porte-balles, les buvetiers ambulans, et jusqu’aux bateleurs, s’échelonnaient sur la route, comme s’il s’agissait d’une foire franche. Vers le midi, il se fit un grand mouvement dans le château, dont les portes étaient constamment restées fermées à la multitude, et, un moment après, on abaissa la bannière noire hissée depuis la veille au faîte du donjon ce signal annonçait que le convoi se mettait en marche.

Mlle de Saint-Elphège s’était approchée de la fenêtre, et, cachée derrière le rideau entr’ ouvert, elle regardait au dehors. De cette place, on n’avait qu’une échappée de vue sur le chemin qui passait au-delà du rempart. Lorsque le funèbre cortège déboucha à l’endroit même où s’élevait l’oratoire de Saint-Roch, la vieille demoiselle adressa mentalement le dernier adieu à son oncle et suivit le cercueil d’un œil sec jusqu’à ce qu’il eût disparu derrière les rochers de la Grotte-aux-Lavandières


VII.

Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis les obsèques du marquis, son héritière était entrée en possession des grands biens qu’il avait laissés ; mais la Roche-Farnoux ne présentait pas un aspect riant et plus animé que durant la vie du vieux seigneur. Mlle de Saint-Elphège était occupée à signer les paperasses que ne cessaient de lui envoyer ses gens d’affaires. La Graponnière n’ayant plus personne à servir, vaguait tout le jour dans le château comme un chien qui a perdu son maître, et Mlle de l’Hubac ne sortait guère de sa chambre que pour paraître à table, et pour faire le soir compagnie à sa tante. La pauvre fille était tombée dans une noire mélancolie ; sa beauté pâlissait, sa physionomie exprimait une douloureuse langueur, et il était facile de s’apercevoir qu’elle pleurait souvent en secret. Mme de Saint-Elphège la laissait à elle-même, jugeant qu’il fallait attendre que ce grand chagrin s’apaisât par l’effet de sa propre violence ; pourtant, un jour que sa nièce lui sembla plus abattue et plus dolente, elle lui dit avec une certaine aigreur : — Ma chère Clémentine, vous ne vous consolez pas ! Mais par quelles paroles menteuses vous a-t-il donc séduite, ce traître ! par quels faux sermens est-il parvenu à vous abuser ?

— Il ne m’a point trompée, répondit vivement la jeune fille ; jamais il ne m’a parlé de ses sentimens.

— Pourtant, vous êtes persuadée qu’il vous aime, s’écria la vieille demoiselle.

— Oui, pour son malheur et pour le mien ! murmura Mlle de l’Hubac avec une sourde exaltation.

— C’est exactement ce que je pensais moi-même autrefois ! Murmura sa tante Joséphine en haussant les épaules.

Un soir, les deux dames veillaient tristement dans la salle verte ; assises au coin de la cheminée, leur broderie à la main, elles travaillaient en silence et laissaient parfois aller l’aiguille en relevant la tête pour écouter les mugissemens furieux du vent qui ébranlait les croisées et s’engouffrait bruyamment dans les longs corridors du château Un peu plus loin, La Graponnière, penché sur le tapis vert jouait tout seul aux tarots et regrettait au fond de son ame la partie d’hombre.

— Jésus qui donc sonne si tard et par un temps pareil à la grande porte ? s’écria Mlle de Saint-Elphège en prêtant l’oreille. Avez-vous entendu, Clémentine ?

— Oui, ma tante, j’ai entendu la cloche, répondit-elle d’un ton apathique ; on n’attend personne ici ; c’est peut-être un de ces coups de vent terribles qui aura fait tinter le battant.

— Pourtant on ouvre la grande porte, interrompit la vieille demoiselle en posant son ouvrage sur le guéridon ; monsieur de La Graponnière ?

— J’y vais mademoiselle, s’écria le bonhomme en se levant ; je vais voir quel est le personnage qui s’est risqué à gravir la Roche-Farnoux par un vent qui emporte bêtes et gens.

— C’est surprenant, continua Mlle de Saint-Elphège avec agitation, on parle dans l’antichambre, et je crois reconnaître cette voix…

Clémentine, pâle et oppressée, s’était retournée déjà du côté de la porte et écoutait en frissonnant. Presque au même instant, les battans s’ouvrirent, et La Graponnière reparut, précédant M. de Champguérin, lequel entra sans se faire annoncer. À son aspect les deux femmes se levèrent par un mouvement machinal et demeurèrent immobiles. Clémentine tremblante et les yeux baissés, s’appuyait d’une main au dossier de son siège. Mlle de Saint-Elphège redressait sa taille grêle et semblait attendre dans un silence hautain que le hardi gentilhomme lui expliquât le motif de sa visite ; mais M. de Champguérin se contenta de la saluer avec un froid-respect, et, s’avançant vers Clémentine, il lui présenta une lettre, en disant d’un accent ému Mademoiselle, voici des nouvelles de votre jeune cousin ; j’ai pensé qu’il vous serait agréable de recevoir ce soir même cette lettre, et, ne me fiant à personne pour une chose de cette importance, je suis venu.

— Je vous remercie, monsieur, répondit Clémentine d’une voix à peine intelligible et en avançant la main ; mais Mlle de Saint-Elphège coupa ce geste, et s’emparant elle-même de la missive elle dit sèchement. — C’est à moi que doivent être remises d’abord les lettres adressées à ma nièce. — Ensuite elle se retourna et demeura debout à côté de son fauteuil congédiant par son attitude et son silence M. de Champguérin. Celui-ci arrêta sur Clémentine un regard navré et lui dit avec une expression fort passionnée :

— Croyez, mademoiselle, que vous n’avez pas au monde de serviteur plus dévoué que moi. Je m’estime le plus heureux des hommes, puisque j’ai pu vous revoir un instant et m’assurer par moi-même que votre précieuse santé n’avait pas souffert au milieu de tant de troubles et d’afflictions. Quoi qu’il arrive, soyez assurée que votre souvenir sera toujours présent à mon âme, et que je donnerais avec joie ma vie pour votre service.

Là-dessus il s’inclina aux pieds de Clémentine en faisant un geste de lui baiser le bas de la robe, salua Mlle de Saint-Elphège, qui l’avait écouté stupéfaite, et sortit fièrement de la salle verte.

— Quelle audace inouie ! s’écria la vieille demoiselle suffoquée d’étonnement et d’indignation.

— C’est un procédé inconcevable ! fit La Graponnière en roulant ses gros yeux.

Clémentine se rassit au coin de la cheminée sans proférer un mot et essaya de reprendre son ouvrage, mais sa main tremblante ne pouvait tenir l’aiguille : elle avait la vue troublée, et une vive rougeur éclatait sur ses joues brûlantes. Mlle de Saint-Elphège la considéra un moment en silence ; puis, sans entamer aucune conversation sur la démarche de M. de Champguérin, sans paraître s’en occuper davantage, elle prit la missive qu’elle avait posée sur le guéridon, et la présenta à sa nièce en lui disant : — Voici la lettre de votre cousin. Est-ce que vous ne vous souciez pas de la lire ?

— Mon pauvre Antonin ! murmura Clémentine avec une sorte de remords.

— Que Dieu le comble de ses prospérités ! dit le bon La Graponnière du fond de l’ame ; c’est un jeune gentilhomme accompli.

— Il a un grand tort à mes yeux, nt entre ses dents Mlle de Saint-Elphège, c’est d’être le fils de sa mère.

— Ce tort-là me paraît tout-à-fait involontaire, répliqua courageusement La Graponnière en retournant à ses tarots. Mlle de l’Hubac avait ouvert la lettre cependant, et elle lisait des eux avec émotion


« Civita-Vecchia, ce 1er  novembre 17…

« MA BONNE CLÉMENTINE,

« Je n’ai pas manqué de t’écrire, ainsi que je te l’avais promis en quittant la Roche-Farnoux ; mais une lettre de ma mère, la seule qui me soit parvenue depuis mon départ, me donne lieu de croire que, jusqu’à présent, vous n’avez, ni l’une ni l’autre, reçu de mes nouvelles. C’est que, dans le pays que je viens de parcourir, les choses ne sont pas si bien ordonnées qu’en France, où il ne faut guère que quinze jours pour qu’une lettre aille sûrement à son adresse d’un bout à l’autre du royaume en terre papale, rien ne se fait avec tant de diligence et de facilité. Durant le séjour que nous venons de faire dans les Apennins, j’ai été obligé de confier mes dépêches à des montagnards qui, de loin en loin, descendent dans les villes ; mais, bien que je les eusse grassement payés, je soupçonne qu’ils se seront dispensés de mettre mes lettres et mes paquets à la poste en les jetant au fond de quelque précipice. Ce que je regrette surtout, c’est une petite boîte dans laquelle j’avais soigneusement piqué un jasius qui t’était destiné figure-toi un grand papillon avec des ailes couleur minime, vermicellées jaune et blanc par-dessous et de longues antennes durées à leurs extrêmités. Mais console-toi ; je te promets de réparer cette perte et de t’envoyer d’ici à quelques mois une collection de lépidoptères la plus belle qu’il soit possible d’imaginer.

« Ainsi que je viens de te le dire, ma chère Clémentine, passé les derniers mois de la belle saison dans la contrée la plus sauvage et déserte de l’état ecclésiastique. Notre dessein avait été d’abord de visiter les principales villes d’Italie ; mais, nous étant un peu détournées de notre chemin pour aller voir la cascade de Terni, nous sommes arrêtés dans ces grandes montagnes où il y a une infinité d’animaux et de plantes rares, entre autres le lacerta occhiata, qui est un lézard de toute beauté, et un ilex dont la feuille nourrit des familles de colimaçons fort intéressantes. M. l’abbé y a fort augmenté sa collection de chardons, laquelle doit être actuellement une des plus belles et des plus complètes qui soient au monde. Quant à moi, j’ai découvert plusieurs espèces d’insectes, entre autres un beau cérambix écarlate auquel j’ai donné ton nom. Le hasard nous a fait rencontrer dans ces solitudes un bon religieux dominicain qui a long-temps voyagé et qui s’occupe beaucoup d’histoire naturelle. Ce savant homme dessine et peint en perfection les papillons et les fleurs. Il s’est offert à me donner des leçons, et M. l’abbé assure que j’ai fait, en peu de temps, des progrès extraordinaires ; pour que tu puisses en juger, j’enferme dans cette lettre un petit carré de vélin sur lequel j’ai peint d’après nature un argus violet et jaune lequel est un joli papillon qui ressemble tout-à-fait à une fleur de pensée vivante. Je t’envoie ce souvenir, espérant que tu lui donneras une place dans le coffret où tu gardes les choses qui ont le plus de prix à tes yeux.

« Ce bon père dominicain qui m’enseigne la peinture a parcouru presque toute l’Amérique du Sud, et c’est un plaisir de l’entendre raconter toutes les merveilles qu’il a vues dans ses voyages. Lorsqu’il nous avait parlé à la veillée des plantes et des insectes du Nouveau Monde, M. l’abbé ni moi ne pouvions dormir de la nuit, tant ses récits nous enflammaient l’imagination.

« Te rappelles-tu, ma bonne Clémentine, qu’au moment de me séparer de toi pour bien long-temps, hélas ! je te dis, comme par badinage, qu’une fois parti je ferais peut-être le tour du monde ? Eh bien ! je prophétisais ainsi, sans m’en douter, les événemens de ma vie. Depuis quelque temps, M. l’abbé avait l’esprit travaillé de certaines idées ; j’en étais fort tourmenté aussi, et le jour où nous nous en sommes enfin ouverts l’un à l’autre, tout a été décidé ainsi que notre docte ami le religieux dominicain, nous voulons visiter une partie des Indes occidentales. Ne va pas te figurer, ma bonne petite cousine, que nous partons pour des pays inconnus, habités par des sauvages, et qu’il y a risque de la vie à aller chasser aux papillons dans ces grandes forêts qui recèlent tant d’insectes précieux. Nous nous bornerons à parcourir la Guyane, qui est une des plus belles contrées de la terre, et j’ajouterai, pour te tranquilliser, que deux femmes, deux dames hollandaises, vouées à l’étude de l’histoire naturelle, Mlle de Mérian et sa fille, nous ont déjà donné l’exemple et montré le chemin. Ces savantes personnes sont retournées en Europe avec des collections qui font l’admiration et l’envie de tous les naturalistes ; nous allons glaner sur leurs traces et tâcher de compléter leurs travaux. Notre dessein est d’aller d’abord à Cadix, où il nous sera facile de nous embarquer immédiatement l’Amérique, car il y a toujours dans ce port des vaisseaux en partant pour toutes les contrées du globe. Nos préparatifs de voyage sont terminés, et c’est demain que nous quittons Civita-Vecchia pour passer en Espagne sur un joli brigantin de cette nation.

« M. l’abbé t’offre ses très humbles services et te renouvelle ses respects. Le digne homme s’était desséché durant les vingt années qu’il a vécu autour de notre grand-oncle ; maintenant qu’il change de place à son plaisir et qu’il va herborisant tout le jour de côté et d’autre, il engraisse jet rajeunit à vue d’œil.

« Je viens de me mettre un moment à ma fenêtre qui donne sur le port ; la mer est belle, le vent favorable, et sans doute notre brigantin sarpera au point du jour. Ces lignes sont donc le dernier adieu que je t’envoie. Oh ! ma chère petite sœur, ma bonne Clémentine, j’éprouve un chagrin extrême en écrivant ces mots ; il me semble que je me sépare encore une fois de toi. Va, malgré ma passion pour les voyages, je suis triste en ce moment, et je regrette la Roche-Farnoux ! La soirée est avancée ; voici l’heure où nous montions à la bibliothèque. À présent que tu es seule, tu n’y vas plus… Toutes ces pensées me font venir les larmes aux yeux.

« Je ne te prie point de me garder une place dans ton souvenir et dans ton cœur, car je sais que tu m’aimes et que tu ne m’oublieras pas. Adieu, ma bonne Clémentine, ma mignonne petite sœur ; je t’embrasse de toute mon âme, et suis avec les sentimens d’une parfaite amitié tout à toi pour la vie.

« ANTONIN DE BARJAVEL. »

« Lorsque cette lettre te parviendra, je serai peut-être déjà sur le grand Océan, voguant vers l’Amérique. Adresse-moi ta réponse à Paramaribo, dans la Guyane hollandaise. »

Après cette lecture, Mlle de l’Hubac laissa tomber la lettre d’Antonin sur ses genoux, et demeura la tête baissée, le regard fixe, la bouche entr’ouverte et muette ; il y avait dans ce silence et cette immobile une telle expression, que La Graponnière se rapprocha inquiet, et que la vieille fille s’écria : — Vous avez reçu de mauvaises nouvelles de votre cousin ?

Clémentine ne répondit pas et lui tendit la lettre.

— Bonté divine ! est-ce qu’il serait arrivé malheur à M. le baron ? demanda La Graponnière avec anxiété.

— Non, grâces au ciel lui dit Mlle de l’Hubac d’une voix faible ; mais nous ne le reverrons peut-être jamais. Il est parti pour l’Amérique. — Pour l’Amérique ! répété le bonhomme consterné ; c’est un mauvais pays ; on y rencontre beaucoup de serpens, et un de mes oncles y est mort.

La vieille fille lut la lettre en haussant les épaules, ensuite elle s’écria d’un ton sardonique M. l’abbé a fait là un beau chef-d’œuvre d’éducation, et voilà un jeune gentilhomme qui promet de s’illustrer comme un de sa race ! Quel honneur pour lui s’il parvient à découvrir quelque nouvelle espèce de lézard ou de grenouille ! Quelle gloire quand il possédera une collection, unique dans son genre, d’insectes venimeux et puans que personne n’oserait toucher du bout de l’ongle ! La vérité, s’il revient de ses voyages chargé d’un tel butin, le roi devra lui octroyer la permission de mettre une chenille à côté du lion d’argent que la maison de Barjavel porte dans ses armes

Mlle de l’Hubac ne répondit pas à ces sarcasmes ; elle retira la lettre des mains de sa tante avec un geste timide, et dit seulement d’un air navré : — Mon pauvre Antonin !… je ne le verrai plus !…

— C’est possible ! répliqua froidement Mme de Saint-Elphège ; assurément, il ne s’empressera pas de revenir quand il saura les dispositions testamentaires de son grand-oncle et le mariage de sa mère. Qu’il se doutait peu de la vérité, ce cher petit baron ! qu’il était loin de soupçonner que, depuis près d’une année, il avait l’honneur d’être le beau-fils de M. de Champguérin !…

Ces paroles, que la vieille demoiselle proférait avec une amertume concentrée, produisirent un effet terrible sur Clémentine ; elle frissonna et pâlit comme si l’on eût touché à vif la blessure qui ne cessait de saigner au fond de son cœur ; une sueur froide se répandit sur son visage, et elle se détourna en fermant les yeux afin de cacher ses larmes.

Apparemment cette douleur résignée et muette toucha subitement de Saint-Elphège, car elle se rapprocha de sa nièce et lui dit d’un air radouci : — Votre pauvre cœur n’en peut plus, ma chère enfant. J’essaierais volontiers de vous consoler ; mais, en ce moment, vous n’êtes guère en état de m’entendre. Il faudrait reprendre courage cependant, et vous persuader d’abord que la peine que vous souffrez n’est pas sans remède, tant s’en faut…

À ces mots, elle serra dans ses mains la main froide et tremblante de Mlle de l’Hubac, et la forçant doucement à se retourner, elle ajouta : — Allons, charmante demoiselle, dites-moi sincèrement ce qui pourrait vous distraite et vous consoler ; je m’y prêterai, n’en doutez pas… Vous êtes loin de savoir tout ce que je veux faire pour vous…

La pauvre fille soupira, hésita un moment, et répondit d’une voix entrecoupée : — Je suis pénétrée de vos bontés, ma chère tante….. Puisque vous me parlez ce soir avec tant de bienveillance, j’oserai vous ouvrir mon ame… Hélas ! il dépend de vous que je retrouve quelque tranquillité et quelque contentement…

— Parlez, ma chère Clémentine qu’avez-vous à me demander interrompit Mlle de Saint-Elphège, s’attendant à quelque fantasque désir de jeune fille.

— Je vous demande comme une grace insigne la permission de rentrer au couvent, répondit-elle avec un accent tout à la fois suppliant et ferme ; oh ! ma chère tante, souffrez que je retourne pour toujours dans la sainte maison où j’ai été élevée et où j’ai résolu de prendre le voile…

— C’est donc là tout ce que je puis pour votre consolation et pour votre bonheur s’écria Mlle de Saint-Elphège en changeant de visage. — Et comme Clémentine baissait la tête avec un geste affirmatif, elle ajouta laconiquement : — Eh bien ! je vous l’accorde.

M. le marquis n’aurait pas souffert qu’elle fit ainsi sa volonté ! murmura le bon La Graponnière, désolé de la facilité inconcevable avec laquelle la vieille demoiselle venait de céder aux vœux de sa nièce et prêt à risquer tout haut quelque observation directe ; mais Mlle de Saint-Elphège avait un air froidement irrité qui l’interdit et lui coupa la parole. Il se retourna vers Clémentine et lui dit précipitamment en baissant la voix : — Au nom du ciel, mademoiselle, ne vous décida pas ainsi, considérez votre extrême jeunesse et tous les avantages dont elle est accompagnée. Il s’agit pour vous d’un engagement éternel, et vous ne sauriez trop long-temps y réfléchir. Si vous voulez absolument entrer au couvent, attendez du moins quelques années.

— Dans quelques années, je serais morte de douleur si je restais ici, répondit sourdement Mlle de l’Hubac.

— Voilà, certes, une vocation bien déterminée, dit la vieille demoiselle d’un ton bref. Je confesse que j’étais loin de m’y attendre ; il ne reste plus qu’à prendre les moyens de vous faire faire avec toute sûreté ce long voyage : c’est à quoi M. de La Graponnière avisera quand vous voudrez.

— Ce sera bientôt, fit en soupirant Mlle de l’Hubac.

— Vous fixerez vous-même le jour de votre départ, répondit Mlle de Saint-Elphège, toujours du même air de froide condescendance ; demain M. de La Graponnière ira vous le demander.

À ces mots, elle reprit tranquillement son ouvrage ; Clémentine se rapprocha du guéridon pour continuer sa broderie, et La Graponnière se rassit devant la table de jeu ; mais, au lieu de relever ses tarots, il les éparpilla d’une main distraite et se dit mentalement en regardant la place de son défunt maître Tout allait mieux du temps de M. le marquis.

Un peu avant l’heure du souper, Mlle de l’Hubac demanda la permission de monter dans sa chambre, au lieu de passer à table. Dès qu’elle eut quitté la salle, la vieille demoiselle se tourna vers La Graponnière, et sa colère, débordant tour à coup, elle s’écria : — L’ingrate ! Savez-vous, monsieur, ce que je voulais faire pour elle ? je voulais la rendre la plus heureuse personne du monde ! Mon dessein était de la marier et de lui donner en dot tout mon héritage. C’est alors qu’il y aurait eu de belles noces à la Roche-Farnoux ! J’aurais voulu qu’on entendît le bruit de toutes ces réjouissances jusque chez les Champguérin. Ah ! quelle satisfaction et quelle vengeance ! Comme il aurait été puni ce fourbe, cet audacieux, cet infâme séducteur ! Mais ma nièce n’était pas capable d’entrer dans mes vues. Elle aime mieux se sacrifier à cette chimère. Je l’ai connue ce soir quand elle m’a parlé. Sa douceur masque une volonté obstinée ; elle a le cœur opiniâtre comme toutes les femmes de notre famille. C’en est fait, rien ne la retiendra ; elle ira pleurer toute sa vie dans un couvent le mariage de sa belle-tante avec M. de champguérin.

— C’était donc une inclination cachée qui la portait à refuser la main de M, le baron ? s’écria La Graponnière, tout saisi de cette espèce de confidence ; c’est un désespoir d’amour qui la pousse maintenant à prendre le voile ! Qui l’aurait pensé, grand Dieu !

— Oui, certes, il faut qu’elle parte continua Mlle de Saint-Elphège avec emportement ; c’est résolu ; vous la renverrez de la même manière qu’on l’a amenée ici, pour son malheur, il y a un an. Je lui prédis son sort quand elle arriva. J’avais le pressentiment que le séjour de la Roche-Farnoux lui serait fatal aussi… Je ne m’étais pas trompée.

La Graponnière n’essaya pas de lui répondre ; mais il se mit à chercher dans sa tête quelque moyen indirect de l’apaiser. Malheureusement le digne homme n’avait qu’un gros bon sens incapable de sonder les replis d’un cœur de vieille fille haineuse, fantasque, jalouse, ennuyée et désespérée ; il ne trouva rien de mieux pour la consoler que de lui mettre sous les yeux les grands avantages dont elle était pourvue selon lui.

— Mademoiselle dit-il sentencieusement puisque vous me faites l’honneur de me parler ainsi, je prendrai la liberté de vous répondre qu’à votre place je ne prendrais pas tant à cœur les peines d’autrui. Considérez votre situation, les grands biens que vous possédez et l’entière liberté où vous êtes d’en disposer et d’en jouir. La vie que vous menez ici depuis fort long-temps est un peu monotone, il n’y a presque avec plus personne autour de vous ;î eh bien quittez la Roche-Farnoux, partez avec Mlle de l’Hubac, retournez à Paris.

— Moi ! interrompit la veille demoiselle avec une sombre douleur, dans le monde maintenant ? Personne ne m’y reconnaîtrait. J’ai recueilli tout entier ce funeste héritage auquel j’ai été sacrifiée ; mon oncle m’a laissé toute sa fortune, mais il n’a pu rendre ma beauté, ma jeunesse, ces biens inestimables auprès desquels tous les autres biens valent si peu… Non, non, je n’essaierai pas de recommencer une vie usée déjà dans l’ennui et la douleur ; celle qu’on appelait la belle Joséphine n’existe plus, et Mlle de Saint-Elphège mourra à la Roche-Farnoux !

— Sans alliance ! murmura La Graponnière en songeant involontairement à la vieille-demoiselle mentionnée si souvent dans les discours de son défunt maître.

Mlle de l’Hubac ne chancela pas dans sa résolution ; elle commença les préparatifs de son départ avec beaucoup de tranquillité, et, la veille du jour où elle devait quitter la Roche-Farnoux, elle fit des dispositions comme une personne qui se retire pour toujours du monde. Après avoir distribué autour d’elle ses robes, ses dentelles et la meilleure partie de ses bijoux, elle mit en réserve une croix de pierreries qu’elle portait habituellement, et, la montrant à sa tante, laquelle assistait à ces arrangemens avec des alternatives d’attendrissement et de colère concentrée, elle lui dit en baissant les yeux : — Ceci est un souvenir que je destine à la petite Alice ; me permettez-vous de le lui envoyer !

— Faites à votre volonté, lui répondit Mlle de Saint-Elphège.

Elle prit la plume, après avoir arrangé la croix dans un écrin de basane, et écrivit rapidement à la mère d’Antonin.


« MADAME ET CHÈRE TANTE,

« Je croirais manquer à mon devoir, si, avant de m’éloigner d’ici, je ne vous assurais une dernière fois de mes respects. Demain, je quitte la Roche-Farnoux pour retourner au couvent. Ayant une grande vocation pour la retraite et la vie cachée, j’ai résolu, avec la permisse ma tante de Saint-Elphège, d’entrer en religion et de prendre le voile dans la maison où j’ai été élevée. Au moment de me séparer du monde, je veux réparer, autant qu’il est en moi, mes fautes envers les personnes que j’y laisse. Je vous supplie donc, ma chère tante, de me pardonner les torts involontaires que je pourrais avoir eu à votre égard et les peines que je vous ai peut-être occasionnées sans le savoir. Vos bontés ne sortiront jamais de ma mémoire, et tous les jours de ma vie je prierai Dieu pour votre bonheur et pour celui de mon cher cousin Antonin.

« Je vous prie de suspendre cette croix au cou de la petite Alice, afin qu’elle se souvienne de moi quelquefois en la regardant.

« Agréez encore, madame et chère tante, toutes mes soumissions et les respects avec lesquels je suis votre nièce et très humble servante.

« CLEMENTINE DE L’HUBAC. »

Au moment où Clémentine allait fermer cette lettre, Mlle de Saint-Elphège étendit la main et lui dit laconiquement : Voyons !

La vieille fille lut lentement des yeux en se pénétrant de chaque expression et, quand elle eut fini, elle murmura avec une espèce de sourire ! — C’est bien !… Allez !… Vos scrupules de conscience remédieront beaucoup aux afflictions de votre belle-tante !…

Le lendemain matin, Mlle de l’Hubac descendit pour la dernière fois dans la salle verte, afin de faire ses adieux à sa tante. La vieille demoiselle l’embrassa silencieusement ; elle avait les yeux secs et les traits contractés par une expression pénible. La Graponnière se tenait à l’écart et essuyait furtivement ses larmes qui roulaient sa moustache grise. Avant de sortir, Clémentine se tourna de son côté, et lui tendit la main en disant avec un sourire affectueux et triste :

— Adieu monsieur de La Graponnière ; je vous remercie de la bonne volonté que vous m’avez toujours témoignée, et vous prie de songer à moi quelquefois…

— Tous les jours de ma vie, mademoiselle ! balbutia le bonhomme en s’inclinant sur la main qu’elle étendait vers lui et en touchant des lèvres son gant de soie.

Les gens de la maison étaient rassemblés dans la grande cour comme le jour des funérailles du marquis ; mais ils avaient une autre attitude. Chacun savait que Mlle de l’Hubac s’en allait pour entrer en religion, et on l’entourait avec des manifestations muettes de regret et de douleur. Cet évènement frappait davantage les esprit que la mort du vieux seigneur, et tous ceux qui avaient suivi le cercueil avec un visage indifférent étaient maintenant pénétrés d’une sensible affliction. Le respect contenait à peine les marques de cette vive sympathie, et, lorsque la noble demoiselle fit un geste, de la main comme pour saluer les anciens serviteurs de la maison de Farnoux plusieurs éclatèrent en sanglots. Josette se jeta à ses pieds en protestant qu’elle voulait la suivre ; mais Mlle de l’Hubac la releva doucement, et lui dit à voix basse : — Non, ma pauvre Josette ; tu es née dans ce château ; ma tante m’a promis de te continuer ses bontés, reste auprès d’elle…

Les valets chargés d’escorter Mlle de l’Hubac attendaient ses ordres, et l’espèce de duègne qui devait voyager à ses côtés s’était rangée près du marchepied comme pour l’inviter à prendre place. Clémentine entra dans la litière en faisant un dernier signe d’adieu et en jetant un dernier regard vers les fenêtre de la salle verte. En ce moment, le souvenir du petit baron occupait sa pensée ; mais presque aussitôt une autre image passa dans son cœur : ses yeux s’arrêtèrent sur le balcon où elle s’était trouvée seule un soir avec M. de Champguérin, et elle murmura avec un accent indicible d’exaltation, de douleur et d’amour :

— Adieu tout ce que j’aurai aimé sur la terre !… Puis elle se rejeta brusquement au fond de la litière et donna l’ordre de partir.

La journée était d’une sérénité radieuse ; il faisait un de ces clairs soleils de novembre qui raniment un moment la nature frappée déjà des rudes atteintes de l’hiver. Quelques papillons aux ailes nacrées voltigeaient encore dans l’atmosphère radoucie et butinaient sur les pâles fleurettes que le dernier souffle de l’automne avait fait éclore entre les rochers. Mlle de l’Hubac avait entr’ouvert le rideau de cuir de la litière et de temps en temps elle jetait un long regard sur les pentes rapides où elle avait vu si souvent Antonin et le bon abbé travailler avec tant d’ardeur à leurs collections d’histoire naturelle. Tout à coup la litière s’arrêta, et le valet qui montait le mulet de devant se retourna en disant à la duègne : — Avertissez mademoiselle que quelqu’un s’avance pour lui parler.

Au même instant, Clémentine aperçut au bord du chemin, près de la Grotte-aux-Lavandières, Alice qui l’attendait, conduite par sa nourrice. La petite fille tendit les mains vers elle et lui cria dans son langage enfantin qu’elle venait lui dire adieu. Clémentine se pencha à la portière toute pâle et tremblante, prit la fille de M. de Champguérin dans ses bras et la serra sur son cœur avec une émotion inexprimable. Alors l’enfant dit en lui montrant la croix de pierreries attachée à son cou : — C’est madame ma mère qui m’a dit de venir. et de vous remercier… et puis encore qu’elle vous assurait de son amitié.

— Bien, ma chère le répondit Mlle de l’Hubac d’un ton pénétré ; vous lui direz que j’en suis reconnaissante et que je m’en vais satisfaite, puisqu’elle vous a envoyée ici.

— Vous ne reviendrez plus ? demanda naïvement Alice.

— Jamais plus ! lui répondit Mlle de l’Hubac en baisant ses cheveux blonds.   — Madame ma mère m’a dit que j’irai vous trouver quand je serai grande, ajouta la petite fille comme frappée d’un souvenir subit.

— Est-ce vrai ? s’écria Clémentine en regardant la nourrice. Celle-ci fit un geste affirmatif…

— Ah ! chère, chère enfant murmura Mlle de l’Hubac en serrant Alice dans ses bras avec transport, on te donnera à moi !… va j’ t’aimerai. adieu, mon doux ange, adieu, je vais t’attendre !


Mme CHARLES REYBAUD.

  1. Voyez les livraisons des 1er  et 15 février.