Clémentine (Reybaud, RDDM)/04

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Clémentine (Reybaud, RDDM)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 1003-1025).
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LES ANCIENS


COUVENS DE PARIS.




TROISIEME RECIT. CLÉMENTINE.




DERNIÈRE PARTIE.[1]
VIII.

L’aube commençait à poindre et répandait un faible crépuscule à travers les nuages qu’un vent impétueux chassait sur Paris ; le silence qui succède pour un moment aux bruits nocturnes de la grande ville n’avait pas encore cessé, et c’était à peine si quelques rumeurs matinales s’élevaient au loin du côté des halles Tout était tranquille dans le quartier du Marais, alors habité par le beau monde. Le guet avait depuis passé depuis long-temps ; les ivrognes attardes ne battaient plus les murailles en cherchant leur logis, et les bonnes femmes n’étaient pas encore debout pour courir à la première messe. Pourtant une sorte de rumeur, qui semblait s’élever du fond d’une maison située à l’angle de la rue Saint-Claude et de la grande rue Saint-Louis, troublait par intervalles le repos universel et faisait aboyer avec fureur les chiens endormis derrière les portes cochères ; on eût dit les clameurs d’une troupe de gens ivres enfermés dans un souterrain, ou bien la triste gaieté, les sinistres éclats de rire qui retentissent parfois dans les cabanons des pauvres insensés. La maison d’où sortait ce sourd tapage était plus coquettement badigeonnée qu’une honnête maison bourgeoise, le balcon du premier étage était orné de caisses où croissaient des arbres verts comme on en voit à l’entrée des guinguettes, et au-dessus de la porte ceintrée une main de fer sortant de la façade brandissait jusqu’au mi lieu de la rue une grande enseigne qui représentait les rois niâmes guidés par la belle étoile. Ce logis banal était assidûment fréquente par les désœuvrés, les chevaliers d’industrie et les joueurs de brelan, qui passaient leur vie sur la Place-Royale, se pavanant au soleil quand il faisait beau, et vaguant sous les arcades lorsque le. ciel inclément distillait le brouillard et la pluie. Quelques voyageurs hantaient aussi cette hôtellerie, bien connue dans un certain monde, et où soupait chaque soir grande compagnie.

Apparemment les convives étaient restés plus long-temps attables cette nuit-là, et les choses s’étaient fort échauffées après qu’on avait levé la nappe, car à la pointe du jour le lansquenet allait encore, et une trentaine de joueurs s’acharnaient à tenter la fortune autour du fatal tapis. Si le diable malin qu’évoquait don Cléophas eût cheminé dans les airs à cette heure matinale, il se serait certainement arrêté, les mains croisées sur sa béquille, pour considérer ce qui se passait en ce moment dans la rue Saint-Claude. Les clameurs redoublaient dans l’hôtellerie, jet l’on n’entendait plus distinctement les voix qui s’élevaient du fond d’une salle basse située par-delà l’espace étroit et planté de maigres charmilles qu’on appelait le jardin. Cette pièce était fort éclairée, et la porte toute grande ouverte laissait apercevoir à travers une épaisse atmosphère les joueurs réunis en désordre autour d’une longue table où roulaient, avec les cartes, des poignées d’écus et de louis d’or. Tous ces hommes avaient l’œil ardent, les traits contractés, et ils parlaient tous ensemble d’une voix rauque. Une jeune femme fort belle et fort parée était assise au milieu de ces sombres visages ; elle s’accoudait sur la table, vaincue par la fatigue, et suivait d’un regard indifférent, quoique attentif, les chances diverses des joueurs ; c’était la maîtresse du logis qui présidait à la partie et aidait son mari à surveiller les commensaux de la Belle-Etoile.

Après un coup qui excita beaucoup de tumulte dans cette honorable assemblée, deux d’entre les joueurs sortirent de la salle basse, l’un proférant entre ses dents d’effroyables malédictions, l’autre triomphant et animé d’une sordide joie. Ils gagnèrent ensemble une des chambres du premier étage, et, s’avançant sur le balcon par un mouvement machinal, ils tournèrent leur visage enflammé du côté où soufflait le vent humide et frais de l’orage. Tous deux restèrent un moment immobiles et comme haletans, le premier son feutre gris avancé sur les yeux, tes bras croisés sur la poitrine, l’autre la tête découverte et les mains plongées dans ses goussets remplis de pièces d’or.

— Sang de Dieu s’écria tout à coup l’homme au feutre gris avec une espèce d’éclat de rire et en frappant du poing sur le balcon, ne te semble-t-il pas, vicomte, que j’ai magnifiquement payé ma bienvenue dans cette bonne ville de Paris? Six cents pistoles sans compter ce que je te dois!

— Ne t’inquiète pas répondit tranquillement le vicomte. Ne m’as-tu pas dit ce matin à ton arrivée que tu venais toucher à Paris quelques deux mille écus ?...

— Sans doute ; est-ce que la chose te paraît maintenant suspecte ? dit avec hauteur l’homme au feutre gris.

— Nullement. J’ai risqué sans balancer mon argent contre cette créance, mais je confesse que je serai fort aise de savoir quel est ton débiteur.

— C’est juste tu veux prendre tes sûretés, répliqua l’homme au feutre gris avec un courroux contenu et en tirant à demi de sa poche un parchemin roulé ; voici le contrat sur lequel maître Bouchardeau, notaire, doit me remettre la somme.

— Donne! je le prends pour argent comptant, s’écria le vicomte.

— S’il avait quelque valeur tel que le voilà, crois-tu que je l’aurai encore dans ma poche! fit l’autre gentilhomme d’un air de suprême dédain ; on ne aurait toucher là-dessus un rouge liard sans la signature d’une personne que j’irai trouver ce matin même.

— Nous irons ensemble, s’il te plaît, dit froidement le vicomte. Où demeure-t-elle, cette personne?

— Là ! répondit laconiquement l’homme au feutre gris en montrant du doigt un long mur de façade percé de fenêtres grillées, lequel s’étendait sur la rue Saint-Claude, vis-à-vis le logis de la Belle-Etoile.

— Chez les dames du Saint-Sacrement! s’écria le vicomte d’un air incrédule. Il se trouve parmi ces bonnes filles des personnes qui possèdent des contrats de rente et qui ont osé te les confier ?

— Vraiment oui, répliqua le joueur dépouillé, ma fille unique est pensionnaire dans cette maison ; sa mère est morte ; je suis son tuteur, et depuis quelque jours elle est majeure. Comprends-tu, maintenant?

— A merveille ! s’écria le vicomte, à merveille Champguérin, veux-tu risquer encore quelques louis? Je les tiens sur parole. — Soit ! fit-il en quittant précipitamment le balcon ; aussi bien je ne saurais dormir dans ce lit d’auberge avec le son de cette cloche qui carrillonne là-haut sur ma tête.

En effet, depuis un moment la cloche du couvent tintait à intervalles égaux et jetait dans l’espace des notes graves qui se confondaient avec le bruit croissant de l’orage. Cependant tout reposait encore dans l’intérieur de la sainte maison, tout y était sombre et silencieux, hormis l’église et le sanctuaire où, selon l’idée fondamentale de l’institution des sacramentines, il devait y avoir nuit et jour une religieuse en adoration devant le tabernacle.

Les cierges allumés sur le maître-auteul, où le saint-sacrement était exposé, rayonnaient dans le sanctuaire paré de riches tentures et orné d’une profusion de fleurs;. mais une demi-obscurité régnait dans les autres parties de l’église, et le chœur était à peine éclairé par une lampe suspendue devant la statue de la Vierge. Comme dans tous les monastères, le chœur des religieuses était séparé de l’abside par une double grille à travers laquelle les regards profanes ne pouvaient pénétrer. Les lambris de cette enceinte sacrée étaient couverts de ces vieilles toiles qu’on retrouvait sur les murs de tous les couvens, et qui représentaient ordinairement les traits les plus frappans, les scènes les plus lugubres du martyrologe. Heureusement le temps et l’humidité avaient fort altéré ces noires peintures ; les instrumens de torture, les hideux détails des supplices, étaient confondus dans des tons uniformes d’un noir bistre, et les figures rayonnantes des martyrs ressortaient seules au milieu de ce sombre chaos. Au centre du chœur, non loin de la grille et en face du maître-autel, s’élevait un poteau planté dans le sol ; une grosse corde était enroulée à ce bois grossier, au pied duquel gisait une torche renversée. C’était à cette place qu’avait lieu chaque jour l’espèce de cérémonie qu’on appelait la réparation ; c’était devant ce poteau que chaque matin, à l’issue de la messe conventuelle, une religieuse venait faire amende honorable la corde au cou, la torche à la main, pour apaiser la majesté divine outragée par les hérétiques blasphémateurs des saints mystères.

La religieuse qui achevait en ce moment son heure d’adoration était seule dans le chœur ; prosternée sur les dalles, une main appuyée au poteau, elle avait laissé tomber son formulaire, et, les yeux levés au ciel, elle ne priait pas, elle rêvait en écoutant les formidables voix de l’orage qui commençaient à gronder de toutes parts. Son visage encadré dans une guimpe de toile et à demi caché sous un épais voile noir, était pâle et légèrement effilé ; elle avait le teint uni et reposé particulier aux personnes dont la vie est tout-à-fait sédentaire et cette blancheur de marbre donnait à ses traits réguliers et purs une sorte d’éclat plus frappant que celui de la fraîche jeunesse. Le temps avait respecté les lignes correctes de ce beau visage, l’ombre du cloître avait garanti cette noble tête et après dix-huit années, personne n’aurait hésité à reconnaître, sous le voile de la mère Saint-Anastase, prieure du couvent des sacramentines, la charmante petite-nièce du marquis de Farnoux, la jeune fille qui s’appelait jadis dans le monde Mlle de l’Hubac. Comme toutes les femmes qu’une fervente vocation n’entraîne pas dans le cloître, et qui se vouent à l’état religieux en emportant au fond du cœur sanglante blessure des passions humaines, la mère Saint-Anastase n’était point entrée dans les voies mystiques de l’amour divin. Un souvenir profane remplissait encore toute son ame ; il était l’aliment de sa vie intérieure et la douloureuse consolation de son éternel sacrifice. Depuis le jour de sa profession ; elle avait été d’ailleurs un exemple d’humilité, de douceur, de parfaite soumission aux austères devoirs imposés par la règle ; et les suffrages de la communauté l’avaient élevée récemment au priarat cette dignité de prieure conférait, d’après les constitutions de l’ordre, une souveraineté absolue.

En ce moment, la mère Saint-Anastase était plongée dans une rêverie profonde ; sa pensée avait franchi l’espace ; elle retournait à la Roche-Farnoux, dans la salle verte, sur le balcon où par un temps d’orage, M. de Champguérin avait pris sa mnain tremblante les yeux levés vers les fenêtres du chœur, où brillaient de rapides éclairs, elle se rappelait les longues raies de feu qui sillonnaient les nuages, tandis qu’elle tournait son visage au souffle de la tempête qu’elle écoutait, le cœur enivré d’amour, celui dont elle n’osait soutenir le brûlant regard. — Oh! murmura-t-elle, que le ciel était beau ce soir-là !... qu’il était doux, l’air tout trempé de pluie et de parfums qui soufflait des montagnes!

Laudetur sanctum sacramentum ! dit une religieuse en paraissant à l’entrée du chœur.

Amen ! répondit la mère Saint-Anastase, que cette voix rappela tout à coup des parages lointains où errait sa pensée. Ensuite elle se retira lentement, salua l’autel d’une dernière génuflexion et se retira, laissant à sa place la religieuse qui venait à son tour faire ses actes d’adoration.

Aucune marque extérieure aucune prérogative apparente ne distinguait la prieure des sacramentines. Elle portait, comme ses fille en Jésus-Christ, une coule de serge noire avec un long scapulaire de même couleur, sur le devant duquel était brodé l’écusson de l’ordre, et sa cellule n’était ni plus grande ni plus ornée que celles des autres religieuses. Cette pièces, dont la porte s’ouvrait sur un vaste corridor qu’on appelait le dortoir des dames, était arrangée avec une extrême simplicité ; la couchette en bois de noyer, abritée sous un tendelet blanc, faisait face à la fenêtre, devant laquelle s’étendait un rideau de toile claire. Les murs étaient littéralement tapissés d’images représentant des figures e saints et de mystiques symboles ; cette collection, formée par les recluses qui avaient successivement habité ce réduit, était comme un legs pieux fait aux sœurs inconnues qui devaient les remplacer. Une table, une seule chaise, étaient rangées contre la muraille des deux côtés de la porte et près de la fenêtre ; en vue d’un magnifique jardin planté de marronniers et de tilleuls, il y avait un prie-Dieu paré comme un petit autel d’agnus, de reliquaires et de bouquets. C’était la simplicité évangélique des religieuses réformées de l’ordre de Saint-Benoît et non le sombre dénûment des austères cohortes de l’ordre séraphique.

La mère Saint-Anastase ouvrit. la fenêtre de sa cellule et regarda dehors. Déjà l’orage était passé, une douce pluie d’été bruissait dans le feuillage et le soleil se levait derrière les nuages transparens comme une gaze mouillée. Au-delà de cette enceinte tranquille, Paris s’éveillait, et les cloches de toutes les églises carrillonnaient gaiement à travers les rumeurs confuses des carrefours. À ce moment, l’horloge du couvent sonna la demie après quatre heures. Aussitôt une sorte de bourdonnement s’éleva dans le dortoir, dont toutes les portes, excepté celle de la prieure, s’entr’ouvrirent à la fois ; on-eût dit-une troupe d’oiseaux qui gazouillaient dans leur cage et saluaient le jour : c’étaient les religieuses qui se levaient pour dire les matines.

La mère Saint-Anastase consulta du regard le sablier posé sur sa table, et, voyant qu’elle avait encore un quart d’heure avant de redescendre au cœur, elle ouvrit le tiroir et en tira un petit volume dans lequel il y avait en guise de marque une lettre dont la suscription était toute barbouillée de marques rouges et d’estampilles, comme ces papiers qui sont allés d’un bout du monde à l’autre par les mains de vingt messagers différens. Cette lettre venait de loin en effet ; elle avait été écrite par Antonin sur les bords de la mer Pacifique, à quelques lieues de Lima, la ville des Incas. Le baron de Barjavel et l’abbé Gilette avaient poursuivi le cours de leurs voyages aventureux, et presque chaque année la mère Saint-Anastase recevait ainsi quelque lettre dont la date était vieille déjà et qui renfermait des choses qui la faisaient pleurer d’attendrissement d’inquiétude, d’impatience et de joie. C’était du reste la seule correspondance qu’elle eût avec les personnes qu’elle avait laissées dans le monde. Le livre était un voyage dans le Pérou, qui contenait une carte de géographie et une description du royaume de Lima. La mère Saint-Anastase relut lentement cette lettre, qui avait un an de date, et dans laquelle Antonin lui annonçait son retour en France. Le voyageur, las enfin de sa vie errante, disait qu’il n’aspirait plus qu’au bonheur de revoir la compagne de son enfance, celle qui fut toujours son amie et sa sœur, et, après avoir de nouveau déploré son entrée en religion, il lui disait qu’il se fixerait à Paris, dans le voisinage du couvent, afin de la voir du moins chaque jour à la grille. Après avoir réfléchi sur tous les paragraphes de cette lettre, la mère Saint-Anastase déploya la carte géographique et chercha le lointain pays que le baron de Barjavel avait dû quitter depuis plusieurs mois ; ensuite elle essaya naïvement de supputer le nombre de lieues qui séparent les côtes du Pérou des bords de la vieille Europe. D’après son calcul, elle pouvait concevoir l’espérance de revoir Antonin avant la fin de l’année. Tandis qu’elle traçait ainsi du bout du doigt l’itinéraire du voyageur, on frappa légèrement à sa porte, et une jeune voix dit doucement à travers la serrure : — Me permettez-vous d’entrer un moment, ma chère mère?

— Oui, ma chère fille, répondit-elle affectueusement, votre présence ne saurait jamais m’être importune.

Une jeune fille svelte, blanche et gracieuse, parut alors à l’entrée de la cellule ; quoiqu’elle eût dépassé l’âge de l’adolescence, elle portait encore le costume des pensionnaires de la maison, lequel, n’ayant pas varié depuis un demi-siècle, était, en l’an de grace 1720, une mode fort surannée. Une cornette blanche à bords plissés laissait à découvert une partie de son épaisse chevelure d’un blond doré et d’une finesse–incomparable. Elle portait un long corps de jupe en camelot noir, et un étroit tablier cachait le devant de sa robe d’étamine à la ceinture de laquelle étaient suspendus, en manière de châtelaine, un épinglier et une paire de ciseaux. Ce vêtement austère relevait singulièrement la délicate fraîcheur de son teint et l’élégance de sa taille ; elle avait un port de tête si noble, un maintien si fier et si modeste, qu’on eût dit une de ces filles du sang royal qui pendant leur première jeunesse portaient l’humble habit des maisons religieuses où elles étaient élevées. Cette charmante personne était Mlle de Champguérin.

La mère d’Antonin avait tenu l’espèce de promesse faite en son nom par la petite Alice lorsque celle-ci vint faire ses adieux à Mlle de l’Hubac sur le chemin près de la Grotte-aux-Lavandières. Un jour, une femme se présenta à la grille en demandant la sœur Saint-Anastase ; c’était cette étrangère qui avait élevé Alice dès le berceau, et elle tenait lieu de la mère qu’elle avait perdue en naissant ; elle remit à la religieuse une lettre de Mme de Champguérin, laquelle, sans préambule sans explication, disait à sa nièce qu’elle lui envoyait l’orpheline, la suppliant d’en prendre soin et de lui donner une éducation digne d’une enfant qui descendait par sa mère d’une des plus illustres maisons de l’Ecosse. La petite fille, alors âgée de cinq ans, fut aussitôt admise chez les sacramentines, et la sœur Saint-Anastase s’obligea avec joie à acquitter le prix de sa pension sur la rente viagère de six cents écus que lui avait léguée le marquis de Farnoux. Depuis cette époque, Alice avait été tout-à-fait abandonnée aux soins des bonnes filles du Saint-Sacrement chaque année elle écrivait à son père et à sa belle-mère pour leur rendre ses devoirs ; cette dernière lui répondait quelques lignes dans les formules des lettres de pure convenance, l’assurant de son amitié et de la satisfaction que ses bons sentimens et sa sagesse causaient à son père. Tout se bornait là ; mais ni Mme de Champguérin ni la mère Saint-Anastase ne s’en étonnaient, la chose n’ayant rien en soi d’extraordinaire. À cette époque, il était généralement d’usage que les filles nobles fussent élevées dans ces pieuses retraites, où leurs parens les oubliaient en quelque sorte jusqu’au jour de leur établissement. Les corporations religieuses, dont le vaste réseau font le royaume de France, se partageaient cette tâche, mettant dès-lors en pratique cette grande question sociale de l’éducation hors de la famille, et devançant ainsi, sans s’en douter, les théories les plus extraordinaires, les idées les plus hardies de notre temps.

— Ma chère mère, dit Alice en tirant un papier de sa poche, voici une lettre qui a été remise au guichet hier soir ; notre chère sœur tourière vient de me la donner ; voulez-vous prendre la peine de la lire?

— C’est sans doute quelqu’une de vos bonnes amies récemment sortie du couvent qui vous écrit ce qu’elle commence à voir dans le monde, répondit la mère Saint-Anastase en souriant ; ouvrez vous-même cette lettre, ma chère fille ; je suis certaine qu’il ne peut rien sortir de la plume d’une personne élevée dans cette maison qui ne soit très excellent et très digne d’être mis sous vos yeux.

— Alice rompit le cachet et s’écria aussitôt avec un grand étonnement C’est mon père qui m’écrit!

— Est-il possible! cela n’était jamais arrivé, murmura la mère Saint-Anastase saisie d’une inexprimable émotion et en étendant la main sans oser prendre la lettre. Puis, frappée du trouble, de la joie qui éclataient tout à coup sur le visage de Mlle de Champguérin, elle ajouta : Vous venez donc de recevoir une heureuse nouvelle, ma chère fille ?

— Oh oui! répondit-elle en joignant les mains comme pour rendre grâce au ciel ; mon père est à Paris, je le verrai aujourd’hui même.

— Il vous écrit cela ! fit la mère Saint-Anastase en prenant la lettre et en la parcourant d’un regard éperdue.

— Voyez, voyez, ma chère mère, répondit Alice en lui indiquant le post-scriptum, il se présentera à la grille sur les onze heures.

— Chère enfant, il hésitera à vous reconnaître, dit la mère Saint-Anastase.

— En effet, ma chère mère, j’ai bien grandi depuis que je suis au couvent répondit Alice-avec gaieté ; mon père me trouvera bien changée, mais moi je suis sûre de le reconnaître au premier abord. Il me semble le voir encore quand il revenait de la chasse tout triomphant et bien fatigué, avec les piqueurs et la meute qui aboyait dans la cour. J’accourais au-devant de lui en jetant des cris de joie et de frayeur ; alors il m’enlevait dans ses bras, afin que je n’eusse plus peur de tout ce vacarme et que je fusse hors de l’atteinte des lévriers qui sautaient autour de nous pour me lécher les mains. Puis il m’emportait dans la salle et me gardait long-temps sur ses genoux.

— Et Mme de Champguérin? elle était là? demanda la mère Saint–Anastase.

— Toujours elle filait, assise près de la fenêtre, sans parler et sans lever les yeux, répondit Alice ; j’en avais une grande crainte et je n’osais entrer dans la salle quand elle y était seule, tant je lui trouvais un visage sévère ; à présent il me semble que je me trompais, et qu’elle avait plutôt la physionomie d’une personne mélancolique et malade.

— Elle n’était pas ainsi quand je l’ai connue, murmura en soupirant la mère Saint-Anastase.

— Ah! je n’avais pas lu toute la lettre, s’écria Alice en s’apercevant que le post-scriptum continuait à la seconde page ; écoutez, ma chère mère, c’est à vous que ceci s’adresse. Mon père ose espérer, dit-il ; que vous lui ferez la faveur de descendre au parloir avec moi : vous y consentirez, n’est-ce pas?

La mère Saint-Anastase hésita un moment, et répondit ensuite d’une voix faible : — Oui, ma fille.

Le dernier coup de matines venait de sonner ; on entendait les religieuses qui sortaient de leurs cellules en répétant à haute voix la formule par laquelle commençaient tous les actes, et qui était écrite en mille endroits sur les murs du couvent : Laudetur sanctum sacramentum !

— Descendons au chœur, ma chère fille, dit la prieure en abaissant son voile devant sa figure émue et pâle.

— Je vous suis, ma chère mère, répondit Mme de Champguérin en se rangeant pour lui donner le pas à la porte de la cellule.

— La mère saint-Anatase assista l’esprit distrait et le cœur troublé aux offices du matin. Cette entrevue avec M. de Champguérin la jetait d’avance dans des émotions qu’elle essayait vainement de dominer. Effrayée de ce qui se passait en elle-même, saisie de crainte et de remords, elle voyait approcher avec angoisse l’heure où elle serait appelée à la grille, et redoutait presque la présence de cet homme dont le souvenir n’avait jamais cessé de remplir son ame. Pourtant, lorsqu’une sœur tourière vint lui annoncer discrètement qu’on demandait Mlle de Champguérin au parloir, elle se leva sans hésiter et dit en se tournant vers Alice : Venez, ma chère fille.

Le parloir des sacramentines était une grande salle divisée dans sa largeur par une grille dont les barreaux peu serrés n’arrêtaient pas les regards. Deux fenêtres percées à une grande hauteur répandaient un jour clair dans la partie où se tenaient les personnes séculières, tandis que le côté réservé aux religieuses était presque sombre. L’ameublement, de la plus grande simplicité, était d’une propreté qui donnait des tons brillans aux boiseries noircies par l’action du temps ; les murailles étaient nues, mais il y avait à chaque encoignure des statues de saints au pied desquelles étaient placés des bouquets dont la bonne odeur se répandait dans tout le parloir.

La mère Saint-Anastase entra en tremblant et s’avança à la grille sans oser lever les yeux. Alice, qui la suivait, s’approcha vivement, passa la main entre les barreaux comme pour manifester sa présence, et demeura muette en apercevant devant elle deux hommes dont les traits lui étaient tout-à fait inconnus. L’un de ces étrangers était grand, fort gros, haut en couleurs ; il avait les joues pendantes, les paupières gonflées, l’œil terne et saillant, le front coupé de rides grossières ; l’autre était, au contraire, d’une maigreur maladive, laid, chétif, le teint plombé, la taille voûtée ; tous deux avaient dépassé la maturité de l’âge, mais leurs traits ravagés n’avaient pas la calme sérénité de la vieillesse ; on retrouvait plutôt sur leur visage l’empreinte des longs excès d’une existence désordonnée.

— On dirait que ma fille ne me. reconnaît pas s’écria le gros homme en se rapprochant de la grille je suis donc bien changé!

— Ah! monsieur, pardonnez! balbutia Alice ; c’est le trouble, la joie où me jette votre présence.

— Bien, bien, je conçois, vous n’avez pas besoin de vous excuser, interrompit M. de Champguérin ; vous aussi, chère mignonne, vous êtes fort changée, autant que j’en puis juger à travers ce grillage ; comme vous voilà grande et belle !... — Puis, se tournant vers la mère Saint-Anastase, il ajouta en la saluant : — Madame, j’ai pris la libère de vous faire demander à la grille, parce que j’avais fort à cœur de vous remercier de vos bontés pour Mlle de Champguérin, — et, comme elle ne répondait pas, il ajouta avec un sourire contraint : — Il me semble, madame, que vous hésitez aussi à me reconnaître. Moi, j’ai meilleure mémoire, et je remets parfaitement sous votre voile le visage de cette belle personne qui s’appelait dans le monde Mlle de l’Hubac.

La mère Saint-Anastase s’inclina machinalement ; sa vue était trouble, et sa langue embarrassée ne pouvait articuler un mot. Elle éprouvait en ce moment une de ces commotions intérieures qui paralysent toutes les facultés ; l’image qui était restée au fond de son cœur fière, élégante, toujours jeune, venait de se briser tout à coup, et elle considérait avec un sentiment de douleur et d’effroi ce vieillard qui ne lui représentait pas même le fantôme du beau gentilhomme qu’elle avait tant aimé. Se remettant enfin de ce trouble inexprimable, elle s’assit près d’Alice en invitant M. de Champguérin et l’étranger qu’il avait amené à prendre place sur les sièges alignes de l’autre côté de la grille. Avant de s’asseoir, M. de Champguérin dit de l’air d’un homme qui accomplit forcément un devoir de politesse : — Madame, je vous présente M. le vicomte de Rubelles, mon ami… Ensuite il s’installa dans sa chaise à bras, rejeta la tête en arrière, et reprit d’un ton dégagé : — Je suis arrivé hier matin, et je venais vous voir, au lieu de vous écrire, ma chère Alice, lorsque j’ai trouvé sur mon chemin une légion de diables cachés sous la forme d’une foule de mes anciens amis, lesquels m’ont entraîné en leur compagnie, ce dont vous me voyez fort marri maintenant, je vous le jure…

— Et ce n’est pas sans sujet, ajouta vivement le vicomte ; serait-il possible qu’un père eût différé sans remords, d’un seul instant, le bonheur de revoir une aussi charmante fille !

— J’espère, monsieur, que vous m’apportez de bonnes nouvelles de madame ma belle-mère, dit timidement Alice: l’avez-vous laissée en bonne-santé?

— Eh mon Dieu non, répondit froidement M. de Champguérin ; elle est fort languissante ; je ne saurais d’ailleurs vous dire comment elle se trouve actuellement, attendu que, depuis plusieurs mois, je ne l’ai point vue.

— Est-ce qu’elle a quitté Campguérin demanda Alice un peu étonnée.

— Point du tout, ma fille ; c’est moi qui me suis en allé, trouvant ce séjour fort maussade, surtout durant la saison d’hiver ; Mme de Champguérin est restée seule au coin de son feu, à filer et à me tricoter des bas en attendant mon retour.

— Pauvre femme! murmura la mère Saint-Anastase avec une sorte d’indignation.

— Mme de Champguérin est une personne exemplaire, continua-t-il, je ne lui connais qu’un défaut, c’est d’avoir trop de vertus, mais celui-là ma parait le pire de tous : on a toujours des torts aux yeux de ces femmes parfaites. Mais laissons ce sujet et dites-moi ma chère Alice, qu’avez-vous pensé en apprenant que j’étais arrivé, que je viendrais vous voir aujourd’hui même ?

— Ah! monsieur, j’en ai éprouvé une joie extrême et ensuite beaucoup d’inquiétude. répondit-elle avec sincérité ; le bonheur de vous revoir est tout ce qui m’a frappée d’abord ; puis j’ai réfléchi et j’ai craint, j’ai craint que vous ne fussiez venu pour m’emmener…

— Vous vous trouvez donc parfaitement heureuse au couvent ?

— Si heureuse, que mon seul désir est d’y passer toute ma vie, répondit vivement Alice. — Ah tant mieux ! fit M. de Champguérin avec un soupir de satisfaction.

— Oui, mon père, cette maison est comme un paradis et j’y suis comme au milieu des anges, reprit Alice avec quelque exaltation ; où donc pourrais-je me trouver mieux!

— Vous ne connaissez pas le monde, mademoiselle, ne vous pressez pas de choisir! dit le vicomte avec vivacité.

— Il est vrai, répondit-elle ; mais je suis certaine que dans le monde tous les cœurs ne sont pas calmes et contens comme ici. Puis, se tournant vers son père, elle ajouta : Je voudrais, monsieur, que vos regards puissent traverser les murailles et pénétrer jusqu’au jardin où les pensionnaires prennent en ce moment leur récréation ; vous verriez nos petites filles et nos grandes demoiselles, vous verriez comme elles sont gaies ; pas une ne songe à ce qui se passe hors de l’enceinte du couvent. Tantôt vous les retrouveriez en classe, tranquilles sous les yeux de nos chères mères et leur obéissant d’un cœur content. C’est ainsi que j’ai passé mon heureuse enfance, et maintenant je ne pourrais me séparer y sans une mortelle douleur de toutes les personnes qui m’ont élevée avec tant d’amour et de charité, que je respecte et que j’aime de toute mon ame !

— Bien, ma fille! j’approuve ces sentimens, dit M. de Champguérin ; soyez assurée que je ne vous contraindrai pas à rentrer dans le monde, et que, lorsque vous voudrez prendre le voile, vous obtiendrez aussitôt mon consentement.

— Ne précipitons-rien monsieur ! s’écria la mère Saint-Anastase ; votre fille n’est pas suffisamment éclairée encore sur sa vocation.

— Parlons d’autre chose alors, dit froidement M. de Champguérin, de la Roche-Farnoux, par exemple. Je puis, madame, vous donner des nouvelles d’une personne que vous y avez laissée…

— De ma tante de Saint-Elphège ! s’écria la prieure ; vous l’avez vue, monsieur ?...

––M’en préserve le ciel répliqua-t-il dédaigneusement ; je n’affronterais pas volontiers sa présence, car on dit qu’elle est mille fois plus acariâtre, plus fantasque et plus rechignée qu’autrefois. On assure qu’elle ressemble trait pour trait à feu M. le marquis son oncle tant elle est ridée. Jamais elle ne sort de son vieux château, où elle mené tout le monde haut la main et au fond duquel elle amasse des trésors. Les gens du pays sont convaincus qu’elle vivra ainsi plus d’un siècle et qu’à sa mort on trouvera la tour du donjon toute pleine d’or et d’argent.

— Pauvre fille murmura la prieure contristée.

— Ne la plaignez point, madame! s’écria M. de Champguérin avec amertume, que l’héritage dont elle nous a dépouillés lui soit funeste ! puisse-t-elle languir et se consumer au milieu des richesses dont elle nous a frustrés!

— J’ai laissé à la Roche-Farnoux une autre personne qui m’était bien affectionnée, reprit la mère Saint-Anastase d’un air mélancolique ; elle n’existe plus sans doute…

— M. de La Graponnière? Il vit encore, répondit M. de Champguérin. Bonté divine c’est un prodige il a près de cent ans.

— Des gens qui l’ont vu m’ont affirmé qu’il n’était pas beaucoup plus décrépit que Mlle de Saint-Elphège ; quel tableau que celui de ces deux rares figures aux coins de la cheminée, dans la salle verte !

— Mon Dieu ! fit Alice à demi-voix, comme on doit être triste dans ce château tout peuplé de vieilles gens!

M. de Champguérin se leva, et avant de prendre congé, il dit négligemment à sa fille, en tirant un papier de sa poche.

— Tenez, ma chère Alice ; j’ai besoin de votre signature. au bas de ce grimoire. Voulez-vous mettre là votre nom?.

— Volontiers, mon père, répondit-elle, donnez, je vous prie

Elle alla vers un petit pupitre dressé dans le parloir, et signa sans lire.

— Bien, ma fille, je vous remercie, dit M. de Champguérin en reprenant le papier bientôt je reviendrai pour savoir de vos chères nouvelles et présenter mon respect à madame la prieure.

— Au sortir du couvent, le vicomte dit à M. de Champguérin d’un air enthousiasmé :

— Ta fille est un ange! quelle douceur ! quelle modestie quel air sage et retenu… on ne trouve pas de pareils visages dans le monde, il faut les venir chercher derrière les grilles d’un couvent! — J’en conviens, fit M. de Champguérin avec distraction et en relisant le contrat de rente ; maintenant il me semble que maître Bouchardeau ne peut contester le remboursement ; il devra me compter là-dessus deux mille écus en espèces sonnantes.

— Et que restera-t-il à Mlle de Champguérin quand tu auras touché cette somme ? demanda le vicomte.

— Rien du tout, répondit M. de Champguérin avec une franchise cynique ; elle est maintenant aussi pauvre que moi !

— Pauvre agneau! comme elle s’est laissé dépouiller docilement! fit le vicomte d’un air touché.

— C’était son devoir, dit M. de Champguérin d’un ton convaincu. J’avoue cependant que je maudis ma mauvaise fortune de m’avoir réduit cette extrémité. Je suis né sous une funeste étoile, vicomte jamais rien ne m’a réussi ; j’ai débuté dans le monde comme tout jeune gentilhomme gros d’ambition, léger d’argent. Pour me soutenir dans la bonne compagnie, j’ai fait grand fracas et beaucoup de dettes ; puis, afin de rétablir ma fortune, j’ai successivement épousé deux héritières : or l’une m’a laissé pour tous biens un enfant et les deux mille écus que voici, l’autre m’a enrichi de quelques centaines de pistoles en bagues et joyaux, dont je me suis défait dès la première année de notre mariage. Après tant de revers, j’étais en droit d’espérer quelque belle chance ; point du tout, il ne s’en est présenté aucune. J’étais venu à Paris pour tâcher de rétablir mes affaires et d’obtenir quelque emploi, mais, mordieu ! le lansquenet y a mis bon ordre cette nuit ; il ne me reste pas même quelques écus pour acheter un habit qui me permette de me présenter décemment dans le monde.

— Écoute, Champguérin interrompit tout-à-coup le vicomte en l’arrêtant et en le regardant en face ; tu as une fille charmante, laquelle peut assurément prétendre à se marier sans dot ; je ne suis pas fort pressé d’argent et je ne demande pas mieux que de te rendre service.

— Oh ! eh ! je te remercie, répondit M. de Champguérin en ouvrant de grands yeux ; tout cela n’est pas de refus ; j’accepte l’argent ; quant à ce qui concerne ma fille, nous en reparlerons.

La mère Saint-Anastase revint difficilement de l’impression douloureuse que lui avait causée la vue de M. de Champguérin ; elle était dans la situation d’une ame pieuse qui verrait s’écrouler le sanctuaire et chercherait tout éperdue ce qu’est devenu son Dieu. Elle ne regrettait pas son sacrifice mais elle pleura l’idole détruite qu’elle ne pourrait remplacer Son cœur, si long-temps absorbé dans un amour terrestre, essayai en vain de se tourner vers l’époux mystique et tombait graduellement dans une sombre indifférence. Mlle avait gardé aussi une pénible impression de la visite de son père ; elle était triste, agitée, et semblait frappée de quelque fatal pressentiment. Parfois, se rapprochant vivement de la mère Saint-Anastase, elle lui disait avec effusion, en baisant le bout de son voile

— Oh ! ma chère mère, je ne veux pas quitter la maison du Seigneur : vous me garderez toujours à l’abri de ces saintes murailles !

— Oui, toujours, ma chère Alice, répondait la prieure avec un sourire mélancolique ; soyez assurée, d’ailleurs, que personne ne s’oppose à votre vocation ; monsieur votre père l’a déclaré en ma présence, et je ne doute pas qu’il le répète encore à sa première visite.

Mais M. de Champguérin ne reparut plus à la grille, il n’écrivit pas non plus, et, au bout d’un mois, sa fille dut croire que quelque circonstance fortuite l’avait forcé de quitter Paris sans la revoir.

Les jours se succédaient cependant, emportés par le courant monotone de la vie monastique ; on était à la fin de l’été, et la mère Saint-Anastase se complaisait déjà dans l’espérance éloignée que lui avait fait concevoir la dernière lettre du baron de Barjavel.

Un matin, Mlle de Champguérin descendit de bonne heure au parloir avec une religieuse pour parer les images des saints, renouveler les fleurs devant les oratoires et ranger une collection de ces petits ouvrages bénits qu’il était d’usage d’offrir en cadeau aux personnes séculières qui venaient visiter les dames du Saint-Sacrement. Une sœur converse avait déposé au milieu du parloir une brassée de reines-marguerites, de roses trémières et de pieds d’alouette, et Alice, agenouillée devant ce monceau de fleurs, en formait de gigantesques bouquets.

— Mon doux Jésus! on sonne là dehors! dit la vieille religieuse en relevant la tête, avez-vous-entendu, ma chère fille ?

— Oui, ma très chère mère, répondit Alice sans se déranger ; mais je ne pense pas que l’on demande l’entrée du parloir.

Comme elle achevait ces mots, deux étrangers parurent à la porte.

La vénérable mère baissa aussitôt son voile et se plaça à la hâte devant Mlle de Champguérin, laquelle se releva toute confuse, en éparpillant les fleurs qu’elle avait dans les mains, et se retira précipitamment.

Un moment après, la mère Saint-Anastase entra dans le parloir sans savoir quelles étaient les personnes qui l’avaient fait demander. A l’aspect des deux étrangers, elle leva les mains au ciel et s’écria avec un transport de joie : — Antonin mon cher Antonin !...

— Oh! ma bonne Clémentine, me voici enfin… hélas! après une trop longue absence!... Il n’acheva pas et baisa, en les mouillant de ses larmes les mains qu’elle lui tendait à travers la grille ; son cœur se brisait à la vue de cet habit de bure, de ce sombre voile sous lequel il retrouvait la compagne de son enfance, la belle jeune fille qu’il nommait jadis son amie et sa sœur. Tous deux restèrent un moment debout, se serrant les mains en se regardant avec des larmes muettes ; puis Antonin dit en souriant : — Si j’osais adresser un compliment frivole à Mme la prieure du Saint-Sacrement, je l’assurerais qu’elle a encore sous le voile noir tous les traits de cette belle personne qui m’appelait jadis son petit cousin.

Elle secoua la tête d’un air mélancolique et dit en le considérant :

— Moi, je vous trouve changé, au contraire mon cher Antonin ; mais cela vous sied fort.

— Le baron de Barjavel n’était plus en effet l’adolescent aux traits délicats, frais et blanc comme une jeune fille ; sa taille avait pris d’autres proportions et son visage, bruni par le soleil, était d’une beauté virile.

— Ma chère Clémentine, reprit-il en se souvenant qu’il n’était pas venu tout seul au parloir, voici le fidèle compagnon de mes ourses à travers le monde qui brûle de vous saluer.

L’abbé Gilette s’avança alors pour faire ses complimens. Le digne homme n’était pas rajeuni comme le prétendait le baron dans toutes s’lettres ; mais sa figure couronnée de cheveux blancs annonçait une saine et robuste vieillesse. La mère Saint-Anastase se rappela tout à coup le temps où, sa soutane retroussée dans les poches et la taille pliée, il cherchait si laborieusement la chardonnerette jaune sur les sommets arides de la Roche-Farnoux, et elle lui dit avec un sourire : — A présent, monsieur l’abbé, votre collection de chardons doit être la plus complète qu’il y ait dans le monde entier?

— J’ai la satisfaction de le croire, répondit-il avec un naïf orgueil je rapporte de mes voyages beaucoup d’espèces inconnues, et je me suis permis de donner le nom de certaines personnes à celles qui m’ont semblé les plus remarquables : ainsi, j’ai cueilli au pied de la grande Cordillère un grand panicaut du plus bel incarnadin que j’ai appela Mlle de l’Hubac.

— Cette nomenclature ne finit pas là, tant s’en faut, ajouta Antonin; M. l’abbé, ayant découvert dans les mêmes parages un effroyable chardon jaunâtre, armé de pointes aiguës, il l’a nommé Mlle de Saint-Elphège, vu la ressemblance. De mon côté, j’ai baptisé nombre d’insectes du nom de toutes les personnes qui vivaient à la Roche-Farnoux.

— Ainsi, vous ne les avez jamais oubliées au milieu de cette vie errante, dit la mère Saint-Anastase avec attendrissement ; j’en étais certaine, mon cher Antonin, et bien souvent ma pensée s’en allait vers vous à travers cet espace immense, sûre de se rencontrer avec la vôtre et s’y unissant toujours. Hélas! c’est ainsi que nous aurons pleuré ensemble les malheurs arrivés dans notre famille.

— Le mariage de ma mère ! dit sourdement le baron de Barjavel.

— Ce fût un jour bien funeste que celui où M. de Champguérin entra pour la première fois à la Roche-Farnoux murmura la prieure avec un accent profond.

— J’ai un grand désir de revoir ma mère, poursuivit le baron ; je serais déjà auprès d’elle, si ses lettres ne m’en eussent empêché ; sans m’interdire absolument de revenir, elle semble redouter ma présence: je lui ai écrit ce matin même mon arrivée, et j’attends ici ses ordres. Ah! ma bonne cousine, je crois qu’elle a été bien malheureuse!

— Hélas! murmura la mère Saint-Anatase, elle a eu un pire sort que ma tante de Saint-Elphège !

— Vous ne l’avez pas revue, ma chère Clémentine?

— Jamais depuis le jour où elle a quitté la Roche-Farnoux. Et elle demeure toujours à Champguérin?

— Toujours, et j’ai tout lieu de croire qu’elle y est seule ce moment.

— Cet homme l’a donc abandonnée ?

— Depuis quelques mois il a quitté Champguérin, et il n’y a pas long-temps qu’il était à Paris.

— Vous l’avez vu s’écria le baron.

— Oui, mon cher Antonin, répondit-elle tristement. Elle raconta alors comment il était venu la demander au parloir et toute son entrevue avec sa fille. Cette visite était intéressée, dit-elle en finissant ; après y avoir réfléchi, j’ai jugé qu’il’ n’était venu que pour obtenir d’Alice qu’elle apposât son nom au bas de certains papiers.

— Pauvre innocente fille, sans qu’elle s’en doutât, il lui aura fait signer ainsi sa ruine! s’écria le baron de Barjavel. Je me la rappelle maintenant cette demoiselle de Champguérin à la bavette, comme disait notre grand-oncle, elle était tout-à-fait mignonne et jolie comme un ange.

— Vous l’avez entrevue tantôt, répondit la prieure en souriant ; quand je suis venue, elle sortait du parloir.

— Une jeune demoiselle blonde, mince et blanche comme un cygne! Oui, sans. doute, je l’ai vue, elle était agenouillée devant ce tas de fleurs ; à notre aspect, elle a jeté là ses bouquets et s’est enfuie tout effarouchée.

— Ne trouvez-vous pas, mon cousin, qu’elle n’a aucun des traits de son père? dit la prieure.

— Non, par bonheur pour elle, répondit Antonin ; M. de Champguérin avait autrefois un beau visage et une grande tournure, mais je lui trouvais dans la physionomie quelque chose de violent qui me causait une certaine répulsion. Hélas! comment ma mère ne l’a-t-elle pas jugé ainsi! comment s’est-elle déterminée à ce fatal mariage?

— Elle était aveuglée ! murmura la mère Saint- Anastase soupirant profondément.

L’abbé Gilette, qui , durant cet entretien, s’était tenu discrètement à l’écart, se rapprocha alors de la grille en ouvrant une petite boîte d’écaille ornée de fines incrustations

— Madame, dit-il à la prieure, permettez-moi de vous offrir une chose unique dans son genre : c’est une pierre précieuse qui se forme, assure-t-on, dans le fruit du cocotier ; celle-ci est la plus grosse qu’on ait jamais rencontrée.

La mère Saint-Anastase reçut avec de grands remerciemens le don du vieux naturaliste ; c’était une espèce de caillou noir et blanc, gros comme une aveline et qui ressemblait à tous les cailloux du monde.

— Nous avons rapporté bien d’autres raretés de nos voyages, dit le baron en souriant du sérieux avec lequel le digne abbé avait offert cette petite pierre, je vous avais promis, ma bonne Clémentine, de vous rapporter de magnifiques collections ’histoire naturelle, et ai tenu parole.

— Je verrai tout cela à travers la grille, répondit-elle avec une joie mélancolique ; à présent vous ne voyagerez plus, mon cher Antonin, je jouirai chaque jour de votre chère présence ; que béni soit le Seigneur qui m’a envoyé cette consolation!

Lorsque la mère Saint-Anastase quitta le parloir, elle trouva Mlle de Champguérin qui l’attendait dans sa cellule, une lettre à la main. — Oh ! ma chère mère, j’ai reconnu l’écriture, lui dit-elle toute tremblante ; lisez, je vous en supplie.

— Une lettre de M. de Champguérin s’écria la prieure avec quelque inquiétude, et, rompant le cachet, elle lut d’abord àa voix basse


« MA CHÈRE FILLE,

« Quoique les événemens qui ont renversé ma fortune m’eussent presque ravi l’espoir de vous établir dans le monde d’une manière conforme à votre rang, je n’ai jamais cessé de m’occuper de vous avec tout l’intérêt et toute la sollicitude que méritent votre sagesse, votre bonne conduite et votre absolue soumission. La Providence a comblé mes vœux : M. le vicomte de Rubelles, mon ami et le plus galant homme que je connaisse ; m’a fait l’honneur de me demander votre main, et je la lui ai accordée, ne doutant pas de votre obéissance Aujourd’hui même je me présenterai à la grille pour recevoir l’assurance de votre consentement et vous faire savoir ce que j’ai décidé d’ailleurs avec le vicomte, lequel se met à vos pieds et vous présente ses respects.

«Votre affectionné père,

« H. DE CHAMPGUERIN. »

La mère Saint-Anastase relut tout haut cette lettre, ensuite elle dit à Mlle de Champguérin, qui l’écoutait pâle et atterrée ! — Votre cœur répugne à ce mariage, mon enfant?

La pauvre fille ne put répondre d’abord, le saisissement la rendait muette, enfin elle s’écria avec désespoir… — Oh ma chère mère! c’est aujourd’hui même… il va venir… je suis perdue si vous ne me protégez!...

— Hélas ! ma pauvre enfant, vous n’oseriez résister! dit la mère Saint-Anastase profondément touchée et se souvenant de ce qu’elle avait ressenti elle-même dans une situation semblable ; prenez courage ; vous ne paraîtrez pas au parloir ; c’est moi qui vais répondre à cette lettre.

— Alors elle prit la plume et écrivit en se conformant aux formules mystiques en usage dans l’ordre des sacramentines.

Laudetur sanctum sacramentum.


« MONSIEUR ET TRES CHER FRERE EN J.-C.,

« Ayant ouvert votre lettre et pris connaissance de vos volontés, j’en ai fait part aussitôt à Mlle de Champguérin, laquelle m’a déclaré que sa vocation était d’entrer en religion, s’excusant avec tout le respect imaginable de vous désobéir et vous suppliant de retirer la parole que vous avez donnée à M. le vicomte de Rubelles. Aucun motif humain n’aurait pu la déterminer à encourir votre colère par un tel refus ; mais elle s’y résigne en vue du but élevé qu’elle se propose. Considérez, monsieur, l’incertitude des choses de ce monde, les vicissitudes de la fortune, le néant de tous les biens d’ici-bas, et vous demeurerez convaincu que mademoiselle votre fille a choisi la meilleure part. Comme sa supérieure et sa mère spirituelle, je la soutiendrai dans cette voie, vous conjurant, monsieur, de ne point vous y opposer, et vous priant de me croire votre humble servante et sœur en J. -C.

« SOEUR SAINT-ANASTASE. »

Lorsque M. de Champguérin se présenta à la porte du parloir, la tourière s’avança les yeux baissés, fit une génuflexion et lui remit la lettre de la prieure. A peine y eut-il jeté les yeux, qu’il entra dans une grande colère et se retira en fulminant des menaces. L’événement n’eut pas d’autres suites.

Le baron de Barjavel revint le soir même, et dès-lors il retourna tous les jours au parloir des sacramentines. Ordinairement la mère Saint-Anastase venait le recevoir, puis elle faisait appeler quelqu’une de ses religieuses, ainsi que Mlle de Champguérin, pour leur donner le plaisir de voir avec elle les dessins et les collections d’insectes qu’Antonin lui apportait successivement. Parfois on faisait collation à la grille, et ces innocentes récréations se prolongeaient jusqu’au soir. La mère Saint–Anastase jugea bientôt qu’elle pouvait sans danger admettre ainsi son cousin au milieu de son mystique troupeau ; c’était toujours le même cœur affectueux et paisible, le même esprit curieux et naïf ; la science avait préservé son adepte des passions qui troublent et dévorent les plus belles années de la vie humaine. Cette calme intimité charmait la mère Saint-Anastase et rassérénait en quelque sorte son âme ; la présence Antonin lui donnait un bonheur calme qui se reflétait dans toute son existence. Parfois il lui semblait qu’elle redevenait la jeune fille d’autrefois, et, entraînée par cette réminiscence, elle appelait encore le baron son petit cousin et lui disait en riant : Te rappelles-tu, Antonin, nos veillées dans la bibliothèque et toute la peine que tu te donnais pour cacher tes chenilles?... Comme je t’aidais de bon cœur à faire l’éducation de toutes ces petites bêtes!... Que nous étions enfans, Mon Dieu ! que nous étions heureux alors!...

— Maintenant aussi, je suis heureux, répondait Antonin ; je suis heureux depuis que je suis près de toi, ma bonne Clémentine.

Quelques semaines s’écoulèrent ainsi. Un jour, bien avant l’heure où Antonin avait coutume de venir, la tourière annonça à la mère Saint-Anastase que M. de Champguérin était au parloir et demandait instamment à l’entretenir un moment. Elle s’y rendit aussitôt et demeura toute saisie à l’aspect du vieux gentilhomme. Il était amaigri, et ses habits délabrés annonçaient une situation peu prospère. Après avoir salué la prieure, il lui dit en soupirant : — Je viens, madame, vous annoncer une funeste nouvelle ; nous avons eu le malheur de perdre Mme de Champguérin…

— Ma tante est morte! s’écria-t-elle.

— Voici la lettre qui m’apprend ce triste événement, continua M. de Champguérin en tirant un papier de sa poche.

Le mère Saint-Anastase le prit en pleurant et lut les tristes détails qu’un pauvre prêtre qui avait assisté aux derniers momens de la malheureuse femme transmettait à M. de Champguérin. Elle était morte presque subitement, au moment où elle venait de recevoir la dernière lettre de son fils. Après cette lecture la prieure garda long-temps un morne silence ; elle pensait à la douleur d’Antonin. M. de Champguérin, debout en face d’elle, se taisait aussi et semblait attendre que ce premier mouvement d’étonnement et de douleur fut passé.

— Et maintenant, monsieur, qu’avez-vous à me dire encore? lui dit tout à coup la mère Saint-Anastase avec amertume.

— Pas grand’chose, madame, répondit-il froidement ; je veux seulement vous demander l’aumône que vous pouvez faire à un pauvre gentilhomme nécessiteux qui n’a pas le sou dans sa poche, et auquel il faudrait un habit de deuil, plus quelques écus pour subsister.

— La communauté vous les donnera, répondit la prieure consternée d’un tel abaissement, et, se levant aussitôt, elle alla prendre elle-même dans la caisse du couvent soixante écus de six livres dont elle fit des rouleaux. M. de Champguérin tendit les eux mains pour recevoir cette somme, et, quand elle fut dans ses poches il s’écria avec un accent indicible d’espoir et de triomphe : — A présent, que la fortune me soit en aide j’e vais tenter une dernière chance.

— Le ciel vous punira, monsieur! dit la mère Saint-Anastase en frémissant à ce dernier trait.

— Vous ne savez pas, madame, la partie que je vais jouer! fit-il en haussant les épaules ; priez le ciel que je gagne, et vous verrez quelle dote je ferai à Mlle de Champguérin. Ce n’est pas à ce vieux pendard de vicomte que je la marierai alors!

Il sortit précipitamment à ces mots, laissant la mère Saint-Anastase stupéfaite de tant de bassesse et d’audace.

Le baron de Barjavel ressentit une grande douleur en apprenant la mort de sa mère, et durant plusieurs jours on fut bien triste au parloir des sacramentines ; puis les choses reprirent leur cours ordinaire ; on commença à se distraire, et bientôt on se récréa doucement comme par le passé. La mère Saint-Anastase avait caché à son cousin, ainsi qu’à Alice, la détresse de M. de Champguérin, et tous deux ignoraient qu’elle lui avait fait l’aumône. Depuis le jour où il lui avait annoncé qu’il allait tenter une nouvelle chance, elle ne savait ce qu’il était devenu, et elle de figurait parfois avec inquiétude les extrémités auxquelles il était peut-être réduit.

Une après-midi, à l’heure où Antonin était au parloir, la tourière entra discrètement et remit à la mère Saint-Anastase une lettre timbrée dont la suscription lui parut d’une main connue. Alice, qui était auprès d’elle, devint pâle à cette vue elle avait aussi reconnu l’écriture de M. de Champguérin. La prieure se leva pour ouvrir cette missive, et lut d’un coup d’œil stupéfait :

Champguérin, ce 1er novembre 1720.

« MADAME,

« L’argent que vous m’avez donné m’a porter bonheur ; il m’a servi à courir la dernière chance qui me restât de rétablir ma fortune. Ayant pu m’acheter un habit décent et retourner en Provence, je me suis présenté devant Mlle de Saint-Elphège, laquelle, touchée de ma constance à poursuivre les espérances qu’elle m’avait permis de concevoir autrefois, a daigné m’accorder sa main. Notre mariage sera célébré prochainement, et cette fois enfin l’on peut dire qu’on verra de belles noces à la Roche-Farnoux

« Je vous prie, madame d’annoncer cette heureuse nouvelle à Mlle de Champguérin et de lui faire part en même temps de ce que je veux faire pour elle ; mon dessein est de la retirer du couvent et de la marier en lui donnant cent mille écus de dot.

« Je vous supplie, madame, d’agréer l’hommage du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être votre plus humble et dévoué serviteur.

« H. DE CHAMPGUÉRIN. »

— Quel homme ! murmura la prieure confondue Et, laissant Antonin au parloir, elle emmena aussitôt Mlle de Champguérin dans sa cellule pour lui faire part de cette nouvelle inouie.

Alice l’écouta avec tranquillité ensuite elle lui dit simplement : — Cecin ne change rien à ma vocation, et loin d’être tentée par les biens de ce monde, je ressens un vif désir d’embrasser la vie religieuse… Cette fois encore vous viendrez à mon secours, ma chère mère vous me garderez dans la maison de Dieu ; c’est un asile inviolable dont votre volonté seule peut me faire sortir !

— Vous y resterez, ma fille, s’écria la mère Saint-Anastase, me préserve le ciel de vous envoyer à la Roche-Farnoux !

Antonin fut saisi d’indignation en apprenant le mariage de M. de Champguérin avec cette vieille fille dont on lui avait refusé la main quelque quarante ans auparavant, et l’abbé Gilette dit d’un ton tranquille : — Quel coup de dé !… Le surlendemain, une seconde lettre arriva. Cette fois, la mère Saint-Anastase l’ouvrit en présence de tout le monde, pensant qu’elle annonçait le jour de la cérémonie ; elle ne contenait que ces mots :

«J’ai perdu la partie. Mlle de Saint-Elphège est morte ce matin sans avoir eu le temps de faire ses dernières dispositions, c’est M. le baron de Barjavel qui hérite de l’universalité de ses biens. »

— Et vous, ma cousine? s’écria le baron en se tournant vers la prieure.

— Moi! répondit-elle j’ai fait vœu de pauvreté ; je ne puis hériter, pas même d’une de nos sœurs qui me léguerait son dernier habit, sa cotte morte, comme on dit ici ! Oui, grace au ciel, cher Antonin, vous réunissez en vos mains tous les biens de la maison de Farnoux !

— C’est beaucoup plus qu’il n’en fallait à mon ambition, fit le baron en regardant l’abbé Gilette ; qu’allons-nous faire de ces richesses?...

— Pas grand chose! répondit philosophiquement le bonhomme. Le baron de Barjavel laissa à ses gens d’affaires le soin de prendre possession de ce grand héritage ; il continua de vivre dans le petit hôtel où ils s’était logé en arrivant à Paris, et de venir tous les jours au couvent des dames du Saint-Sacrement. Souvent la mère Saint-Anastase lui-disait : — A mon cher Antonin, j’ai craint un moment, je le confesse, que votre nouvelle situation ne vous éloignât de nous…Vous ne viendriez plus visiter les pauvres filles du Saint-Sacrement, si vous viviez dans les mêmes splendeurs que feu notre grand-oncle ; mais, véritablement, je suis rassurée, tant vous songez peu à jouir de votre richesse ! J’’aurai sans fin le bonheur de vous voir chaque jour.

L’hiver e passa ainsi. Un matin, c’était dans les premiers jours d’avril, Antonin vint au parloir un peu plus tôt que de coutume. Mlle de Champguérin y était avec une religieuse ; elle arrangeait devant ses saints des bouquets de narcisses et de primevères ; cette fois, elle ne prit pas la fuite, mais, faisant au baron une timide révérence, elle courut avertir la mère Saint-Anastase de son arrivée.

Lorsque la prieure entra dans le parloir, elle trouva Antonin accoudé contre la grille et regardant d’un air rêveur les bouquets que venait d’arranger Alice.

— Que je suis aise le vous voir aujourd’hui d’aussi bonne heure lui dit-elle gaiement ; d’où me vient ce bonheur, cher Antonin?

C’est que j’ai à te parler d’une chose très sérieuse, répondit-il en souriant ; oh! ma bonne Clémentine, depuis quelque temps j’ai conçu un espoir qui me ravit et me tourmente tout à la fois, j’ai formé un dessein auquel je me suis attaché de toutes les forces de mon ame.

— Parle, parle donc! dit la mère Saint-Anastase avec émotion.

— Je veux me marier, reprit-il en baissant la voix, je veux me marier, si Mlle de Champguérin accepte l’offre de ma main. La mère Saint-Anastase demeura un moment muette: elle avait ressenti à ces paroles comme un coup au plus profond de son cœur, et, surprise de cette souffrance, elle considérait ce qui se passait en elle-même avec une sorte de stupeur ; mais, surmontant presque aussitôt cette douleur mortelle, elle dit d’une voix ferme : — Je crois pouvoir répondre du consentement d’Alice, quant à celui de M. de Champguérin, il n’est point douteux.


— Le ciel alors m’aura donné tout le bonheur que je puis avoir sur cette terre! s’écria le baron. Oh! ma bonne Clémentine, c’est fini maintenant ; je ne partirai plus, et tous les jours je reviendrai te voir à cette grille…

— Non, mon cher Antonin, répondit-elle en secouant la tête, cela ne sera plus possible quand tu auras épousé cet ange dont le regard n’a jamais dépassé cette enceinte ; il faut que tu l’emmènes dans le monde, il faut qu’Alice t’accompagne dans de nouveaux voyages. Je te donne une enfant ignorante et simple d’esprit, tu me ramèneras dans quelques années une femme accomplie.

— Je suis convaincu que ce sera aussi le sentiment de M. l’abbé, dit Antonin ; le digne homme est triste depuis quelques jours ; les rues de Paris l’ennuient, il est comme ces oiseaux voyageurs qui, aux approches du printemps, heurtent de l’aile les barreaux de leur cage.

Quinze jours plus tard, le baron de Barjavel épousa Mlle de Champguérin au grand autel de l’église des sacramentines. Cette cérémonie fit grand bruit dans le quartier du Marais, et attira beaucoup de monde, parce que la mariée sortit vêtue de blanc par la porte de clôture, jusqu’au seuil de laquelle l’accompagnaient toutes les religieuses en habit de chœur. Après avoir franchi ce passage, elle se retourna en faisant un signe d’adieu, et chercha un instant derrière la grille le pâle visage de la mère Sainte-Anastase. Après la bénédiction nuptiale, le baron emmena sa jeune femme à travers la nef, et bientôt l’on entendit dans l’intérieur du couvent rouler bruyamment les carrosses stationnes devant l’église puis, la foule s’étant dispersée, il se fit un grand silence dans le chœur.

La mère Saint-Anastase était demeurée en adoration devant l’autel ; se prosternant alors à côté du poteau, elle appuya son visage baigné de larmes contre ce bois grossier, et, l’entourant de ses bras, elle tourna ses regards vers le ciel en murmurant : — A présent, Seigneur, daignez prendre mon âme !... Ne me repoussez pas ; je ne suis plus qu’à voux !...


Mme CHARLES REYBAUD.

  1. Voyez les livraisons des 1er, 15 février et 1er mars.