Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 06

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 146-149).


LETTRE VI.


CLAIRE À ÉLISE.


Ce matin, comme nous déjeûnions, Frédéric est accouru tout essoufflé. Il venait de jouer avec mon fils ; mais, prenant tout à coup un air grave, il a prié mon mari de vouloir bien, dès aujourd’hui, lui donner les premières instructions relatives à l’emploi qu’il lui destine dans sa manufacture. Ce passage subit de l’enfance à la raison m’a paru si plaisant, que je me suis mise à rire immodérément. Frédéric m’a regardée avec surprise. « Ma cousine, m’a-t-il dit, si j’ai tort, reprenez-moi ; mais il est mal de se moquer. — Frédéric a raison, a repris mon mari ; vous êtes trop bonne pour être moqueuse, Claire ; mais vos ris inattendus, qui contrastent avec votre caractère habituel, vous en donnent souvent l’air. C’est là votre seul défaut ; et ce défaut est grave, parce qu’il fait autant de mal aux autres que s’ils étaient réellement les objets de votre raillerie. » Ce reproche m’a touchée. J’ai tendrement embrassé mon mari, en l’assurant qu’il ne me reprocherait pas deux fois un tort qui l’afflige. Il m’a serrée dans ses bras. J’ai vu des larmes dans les yeux de Frédéric : cela m’a émue. Je lui ai tendu la main en lui demandant pardon ; il l’a saisie avec vivacité, il l’a baisée, j’ai senti ses pleurs… En vérité, Élise, ce n’était pas là un mouvement de politesse. M. d’Albe a souri. « Pauvre enfant, m’a-t-il dit, comment se défendre de l’aimer, si naïf et si caressant ! Allons, ma Claire, pour cimenter votre paix, menez-le promener vers ces forêts qui dominent la Loire. Il retrouvera là un site de son pays. D’ailleurs, il faut bien qu’il connaisse le séjour qu’il doit habiter. Pour aujourd’hui j’ai des lettres à écrire. Nous travaillerons demain, jeune homme. »

Je suis partie avec mes enfans. Frédéric portait ma fille, quoiqu’elle sentît le lait aigre. Arrivés dans la forêt, nous avons causé. Causé n’est pas le mot, car il a parlé seul. Le lieu qu’il voyait, en lui rappelant sa patrie, lui a inspiré une sorte d’enthousiasme. J’ai été surprise que les grandes idées lui fussent aussi familières, et de l’éloquence avec laquelle il les exprimait. Il semblait s’élever avec elles. Je n’avais point vu encore autant de feu dans son regard. Ensuite, revenant à d’autres sujets, j’ai reconnu qu’il avait une instruction solide, et une aptitude singulière à toutes les sciences. Je crains que l’état qu’on lui destine ne lui plaise ni ne lui convienne. Une chose purement mécanique, une surveillance exacte, des calculs arides, doivent nécessairement lui devenir insupportables ou éteindre son imagination, et cela serait bien dommage. Je crois, Élise, que je m’accoutumerai à la société de Frédéric. C’est un caractère neuf, qui n’a point été émoussé encore par le frottement des usages. Aussi présente-t-il toute la piquante originalité de la nature. On y retrouve ces touches larges et vigoureuses dont l’homme dut être formé en sortant des mains de la Divinité ; on y pressent ces nobles et grandes passions qui peuvent égarer sans doute, mais qui, seules, élèvent à la gloire et à la vertu. Loin de lui ces petits caractères sans vie et sans couleur, qui ne savent agir et penser que comme les autres, dont les yeux délicats sont blessés par un contraste, et qui, dans la petite sphère où ils se remuent, ne sont pas même capables d’une grande faute.