Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 07

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 149-155).


LETTRE VII.


CLAIRE À ÉLISE.


J’aurais été bien surprise si l’éloge très-mérité que j’ai fait de Frédéric ne m’eût attiré le reproche d’enthousiasme de la part de ma très-judicieuse amie ; car je ne puis dire les choses telles que je les vois, ni les exprimer comme je les sens, que sa censure ne vienne aussitôt mettre le véto sur mes jugemens. Il se peut, mon Élise, que je n’aie vu encore que le côté favorable du caractère de Frédéric ; et, pour ne lui avoir pas trouvé de défauts, je ne prétends pas affirmer qu’il en soit exempt ; mais je veux, par le récit suivant, te prouver qu’il n’y a du moins aucun intérêt personnel dans ma manière de le juger.

Hier, nous nous promenions ensemble assez loin de la maison. Tout à coup Adolphe lui demande étourdiment : « Mon cousin, qui aimes-tu mieux, mon papa ou maman ? » Je t’assure que c’est sans hésiter qu’il a donné la préférence à mon mari. Adolphe a voulu en savoir la raison. « Ta maman est beaucoup plus aimable, a-t-il répondu ; mais je crois ton papa meilleur, et, à mes yeux, un simple mouvement de bonté l’emporte sur toutes les grâces de l’esprit. — Eh bien ! mon cousin, tu dis comme maman ; elle ne m’embrasse qu’une fois quand j’ai bien étudié, et me caresse long-temps quand j’ai fait plaisir à quelqu’un, parce qu’elle dit que je ressemblerai à mon papa… » Frédéric m’a regardée d’un air que je ne saurais trop définir, puis, mettant la main sur son cœur : « C’est singulier, a-t-il dit à part soi, cela m’a porté là. » Alors, sans ajouter un mot, ni me faire une excuse, il m’a quittée, et s’en est allé tout seul à la maison. À dîner, je l’ai plaisanté sur son peu de civilité, et j’ai prié M. d’Albe de le gronder de me laisser ainsi seule sur les grands chemins. « Auriez-vous eu peur ? a interrompu Frédéric : il fallait me le dire, je serais resté ; mais je croyais que vous aviez l’habitude de vous promener seule. — Il est vrai, ai-je répondu ; mais votre procédé doit me faire croire que je vous ennuie, et voilà ce qu’il ne fallait pas me laisser voir. — Vous auriez tort de le penser : j’éprouvais, au contraire, en vous écoutant, une sensation agréable, mais qui me faisait mal ; c’est pourquoi je vous ai quittée. » M. d’Albe a souri. « Vous aimez donc beaucoup ma femme, Frédéric ? lui a-t-il dit. — Beaucoup ? non. — La quitteriez-vous sans regret ? — Elle me plaît : mais je crois qu’au bout de peu de jours je n’y penserais plus. — Et moi, mon ami ? — Vous ! s’est-il écrié en se levant, et courant se jeter dans ses bras, je ne m’en consolerais jamais. — C’est bien, c’est bien, mon Frédéric, lui a dit M. d’Albe tout ému ; mais je veux pourtant qu’on aime ma Claire comme moi-même. — Non, mon père, a repris l’autre en me regardant, je ne le pourrais pas. »

Tu vois, Élise, que je suis un objet très secondaire dans les affections de Frédéric. Cela doit être : je ne lui pardonnerais pas d’aimer un autre à l’égal de son bienfaiteur. Je crains de t’ennuyer en te parlant sans cesse de ce jeune homme. Cependant il me semble que c’est un sujet aussi neuf qu’intéressant. Je l’étudie avec cette curiosité qu’on porte à tout ce qui sort des mains de la nature. Sa conversation n’est point brillante d’un esprit d’emprunt ; elle est riche de son propre fonds. Elle a surtout le mérite, inconnu de nos jours, de sortir de ses lèvres telle que la pensée la conçoit. La vérité n’est pas au fond du puits, mon Élise : elle est dans le cœur de Frédéric.

Cette après-midi nous étions seuls, je tenais ma fille sur mes genoux, et je cherchais à lui faire répéter mon nom. Ce titre de mère m’a rappelé ce qui s’était dit la veille, et j’ai demandé à Frédéric pourquoi il donnait le nom de père à M. d’Albe. « Parce que j’ai perdu le mien, a-t-il répondu, et que sa bonté m’en tient lieu. — Mais votre mère est morte aussi, il faut que je devienne la vôtre. — Vous ? Oh ! non. — Pourquoi donc ? — Je me souviens de ma mère, et ce que je sentais pour elle ne ressemblait en rien à ce que vous m’inspirez. — Vous l’aimiez bien davantage ? — Je l’aimais tout autrement ; j’étais parfaitement libre avec elle : au lieu que votre regard m’embarrasse quelquefois. Je l’embrassais sans cesse… — Vous ne m’embrasseriez donc pas ? — Non : vous êtes beaucoup trop jolie. — Est-ce une raison ? — C’est au moins une différence. J’embrassais ma mère sans penser à sa figure ; mais auprès de vous je ne verrais que cela. » Peut-être me blâmeras-tu, Élise, de badiner ainsi avec lui ; mais je ne puis m’en empêcher : sa conversation me divertit, et m’inspire une gaieté qui ne m’est pas naturelle ; d’ailleurs mes plaisanteries amusent M. d’Albe, et souvent il les excite. Cependant, ne crois pas pour cela que j’aie mis de côté mes fonctions moraliste ; je donne souvent des avis à Frédéric, qu’il écoute avec docilité et dont il profite ; et je sens qu’outre le plaisir qu’éprouve M. d’Albe à me voir occupée de son élève, j’en trouverai moi-même un bien réel à éclairer son esprit sans nuire à son naturel, et à le guider dans le monde en lui conservant sa franchise.

Non, mon Élise, je n’irai point passer l’hiver à Paris. Si tu y étais, peut-être aurais-je hésité, et j’aurais eu tort ; car mon mari, tout entier aux soins de son établissement, ferait un bien grand sacrifice en s’en éloignant. Frédéric nous sera d’une grande ressource pour les longues soirées ; il a une très-jolie voix, il ne manque que de méthode. Je fais venir plusieurs partitions italiennes. Quel dommage que tu ne sois pas ici ! Avec trois voix il n’y a guère de morceaux qu’on ne puisse exécuter, et nous aurions mis notre bon vieux ami dans l’Élysée.