Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 14

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 183-187).


LETTRE XIV.


CLAIRE À ÉLISE.


Si mes deux dernières lettres ont ranimé tes doutes, cousine, j’espère que celle-ci les détruira tout-à-fait. Adèle de Raincy est arrivée depuis trois jours, et déjà elle a fait une assez vive impression sur Frédéric. Je voulais lui laisser ignorer qu’elle dût venir, afin de le surprendre, et j’ai réussi. Aussitôt qu’Adèle fut arrivée, je la conduisis dans le pavillon que baigne la rivière, et je fis appeler Frédéric ; il accourut, mais, voyant Adèle près de moi, un cri lui échappe, et la plus vive rougeur couvre son visage ; il s’approche pourtant, mais avec embarras, et son regard craintif et curieux semblait lui dire : Êtes-vous celle que j’attends ? Adèle, par un souris malin, allait achever de le déconcerter, lorsque j’ai dit en souriant : « Vous êtes surpris, Frédéric, de me trouver avec une pareille compagne ? — Oui, m’a-t-il répondu en la regardant, j’ignorais qu’on pût être aussi belle. » Ce compliment flatteur, et qui, dans la bouche de Frédéric, avait si peu l’air d’en être un, a changé aussitôt les dispositions d’Adèle ; elle lui a jeté un coup d’œil obligeant, en lui faisant signe de s’asseoir auprès d’elle ; il a obéi avec vivacité, et a commencé une conversation qui ne ressemble guère, ou je suis bien trompée, à celle que cette jeune personne entend tous les jours ; aussi répondait-elle fort peu ; mais son silence même enchantait Frédéric : il lui a paru une preuve de modestie et de timidité, et c’est ce qui lui plaît par-dessus tout dans une jeune personne. Adèle, de son côté, me paraît très-disposée en sa faveur. L’admiration qu’elle lui inspire la flatte, l’agrément de ses discours l’attire, et le feu de son imagination l’amuse. D’ailleurs la figure de Frédéric est charmante ; s’il n’a pas ce qu’on appelle de la tournure, il a de la grâce, de l’adresse et de l’agilité : tout cela peut bien faire impression sur un cœur de seize ans. Depuis un an que je n’avais vu Adèle, elle est singulièrement embellie ; ses yeux sont noirs, vifs et brillans ; sa brune chevelure tombe en anneaux sur un cou éblouissant ; je n’ai point vu de plus belles dents ni des lèvres si vermeilles, et, sans être amant ni poète, je dirai que la rose humide des larmes de l’aurore n’a ni la fraîcheur ni l’éclat de ses joues ; son teint est une fleur, son ensemble est une Grâce. Il est impossible, en la voyant, de ne pas être frappé d’admiration ; aussi Frédéric la quitte-t-il le moins qu’il peut. Vient-il dans le salon, c’est toujours elle qu’il regarde, c’est toujours à elle qu’il s’adresse. Il a laissé bien loin toutes mes leçons de politesse, et le sentiment qui l’inspire lui en a plus appris en une heure que tous mes conseils depuis trois mois. À la promenade, il est toujours empressé d’offrir son bras à Adèle, de la soutenir si elle saute un ruisseau, de ramasser un gant quand il tombe, car c’est un moyen de toucher sa main, et cette main est si blanche et si douce ! Je ne sais si je me trompe, Élise, mais il me semble que ce gant tombe bien souvent.

Ce matin, Adèle examinait un portrait de Zeuxis qui est dans le salon : « Cela est singulier, a-t-elle dit, de quelque côté que je me mette, je vois toujours les yeux de Zeuxis qui me regardent. — Je le crois bien, a vivement répondu Frédéric, ne cherchent-ils pas la plus belle ? » Tu vois, mon amie, comment le plus léger mouvement de préférence forme promptement un jeune homme, et j’espère que désormais tu ne seras plus inquiète de son amitié pour moi. Ce mot amitié est même trop fort pour ce que je lui inspire ; car, dans mes idées, l’amour même ne devrait pas faire négliger l’amitié, et je ne puis me dissimuler que je suis tout-à-fait oubliée. Un seul mot d’Adèle, oui, un seul mot, j’en suis sûre, ferait bientôt enfreindre cette promesse, jurée si solennellement, de ne jamais nous quitter. En vérité, Élise, je me blâme de la disposition que j’avais à m’attacher à Frédéric. Quand une fois le sort est fixé comme le mien, aucune circonstance ne pouvant changer les sentimens qu’on éprouve, ils restent toujours les mêmes ; mais lui, dans l’âge des passions, pouvant être entraîné, subjugué par elles, peut-on compter de sa part sur un sentiment durable ! Non, l’amitié serait bientôt sacrifiée, et j’en ferais seule tous les frais. Malheur à moi, alors ! car, nous le savons, mon Élise, ce sentiment exige tout ce qu’il donne. Puissé-je voir Frédéric heureux ! Mais tranquillise-toi, cousine, il n’a pas besoin de moi pour l’être. Adieu.