Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 16

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 191-193).


LETTRE XVI.


CLAIRE À ÉLISE.


Adèle a voulu aller au bal ce soir, Frédéric lui donne la main, et mon mari leur sert de Mentor. Mes deux amis desiraient bien rester avec moi, Frédéric surtout a insisté auprès d’Adèle pour l’empêcher de me quitter. Il a voulu lui faire sentir que, ne me portant pas bien, il était peu délicat à elle de me laisser seule ; mais l’amour de la danse a prévalu sur toutes ses raisons, et elle a déclaré que le bal étant son unique passion, rien ne pouvait l’empêcher d’y aller : d’ailleurs, a-t-elle ajouté avec un souris moqueur, vous savez que madame d’Albe n’aime pas qu’on se gêne ; et puis, comment craindrions-nous qu’elle s’ennuie, ne la laissons-nous pas avec ses enfans ? Elle a appuyé sur ce dernier mot avec une sorte d’ironie. Frédéric l’a regardée tristement. « Il est vrai, a-t-il répondu, c’est là son plus doux plaisir, et je vois qu’il n’appartient pas à tout le monde de savoir l’apprécier. Vous avez raison, Mademoiselle, il faut que chacun prenne la place qui lui convient : celle de madame d’Albe est d’être adorée en remplissant tous ses devoirs ; la vôtre est d’éblouir, et le bal doit être votre triomphe. » Adèle n’a vu qu’un éloge de sa beauté dans cette phrase ; j’y ai démêlé autre chose. Je vois trop que malgré les charmes séduisans d’Adèle, si son âme ne répond pas à sa figure, elle ne fixera pas Frédéric. Cependant, que ne peut-on pas espérer à son âge ! Élise, je veux mettre tous mes soins à cacher des défauts que le temps peut corriger. Nous sommes invitées dans trois jours à un autre bal ; si je n’y vais pas, Adèle me quittera encore, et Frédéric ne le lui pardonnera pas. Je suis donc décidée à l’accompagner ; d’ailleurs il est possible que la danse et le monde me distraient d’une mélancolie qui me poursuit et me domine de plus en plus. J’éprouve une langueur, une sorte de dégoût qui décolore toutes les actions de la vie. Il me semble qu’elle ne vaut pas la peine que l’on se donne pour la conserver. L’ennui d’agir est partout, le plaisir d’avoir agi nulle part. Je sais que le bien qu’on fait aux autres est une jouissance ; mais je le dis plus que je ne le sens, et si je n’étais souvent agitée d’émotions subites, je croirais mon âme prête à s’éteindre. Je n’ai plus assez de vie pour cette solitude absolue où il faut se suffire à soi-même. Pour la première fois je sens le besoin d’un peu de société, et je regrette de n’avoir point été au bal. Adieu, la plume me tombe des mains.