Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 20

La bibliothèque libre.
Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 217-230).


LETTRE XX.


FRÉDÉRIC À CLAIRE.


Dans l’abîme de misère où je suis descendu, s’il est un lien qui puisse me rattacher à la vie, je le trouve dans l’espoir de regagner votre estime ; en vous montrant mon cœur tel qu’il fut, tel qu’il est animé par vous, peut-être ne rougirez-vous pas de l’autel où vous serez adorée jusqu’à mon dernier jour.

Vous le savez, Claire, je fus élevé par une mère qui s’était mariée malgré le vœu de toute sa famille ; l’amour seul avait rempli sa vie, et elle me fit passer son âme avec son lait. Sans cesse elle me parlait de mon père, du bonheur d’un attachement mutuel : je fus témoin du charme de leur union, et de l’excessive douleur de ma mère lors de la mort de son mari, douleur qui, la consumant peu à peu, la fit périr elle-même quelques années après.

Toutes ces images me disposèrent de bonne heure à la tendresse, j’y fus encore excité par l’habitation des montagnes. C’est dans ces pays sauvages et sublimes que l’imagination s’exalte et allume dans le cœur un feu qui finit par le dévorer ; c’est là que je me créai un fantôme auquel je me plaisais à rendre une sorte de culte : souvent, après avoir gravi une de ces hauteurs imposantes où la vue plane sur l’immensité. Elle est là, m’écriai-je, dans une douce extase, celle que le ciel destine à faire la félicité de ma vie ! Peut-être mes yeux sont-ils tournés vers le lieu où elle embellit pour mon bonheur ; peut-être que, dans ce même instant où je l’appelle, elle songe à celui qu’elle doit aimer : alors je lui donnais des traits ; je la douais de toutes les vertus ; je réunissais sur un seul être toutes les qualités, tous les agrémens dont la société et les livres m’avaient offert l’idée ; enfin, épuisant sur lui tout ce que la nature a d’aimable, et tout ce que mon cœur pouvait aimer, j’imaginai Claire !… Mais non, ce regard, le plus puissant de tes charmes, ce regard que rien ne peut peindre ni définir, il n’appartenait qu’à toi de le posséder : l’imagination même ne pouvait aller jusque-là.

Ma mère avait gravé dans mon âme les plus saints préceptes de morale et le plus profond respect pour les nœuds sacrés du mariage : aussi, en arrivant ici, combien j’étais loin de penser qu’une femme mariée, que la femme de mon bienfaiteur, pût être un objet dangereux pour moi ! J’étais d’autant moins sur mes gardes, que, quoique votre premier regard eût fait évanouir toutes mes préventions, et que je vous eusse trouvée charmante, un souris fin, j’ai presque dit malin, qui effleure souvent vos lèvres, me faisait douter de l’excellence de votre cœur. Aussi n’avez-vous pas oublié peut-être que dans ce temps-là j’osai vous dire plus d’une fois que votre mari m’était plus cher que vous, ce n’est pas que je n’éprouvasse dès lors une sorte de contradiction entre ma raison et mon cœur, et dont je m’étonnais moi-même, parce qu’elle m’avait toujours été étrangère. Je ne m’expliquais point comment, aimant votre mari davantage, je me sentais plus attiré vers vous ; mais à force de m’interroger à cet égard, je finis par me dire, que, comme vous étiez plus aimable, il était tout simple que je préférasse votre conversation à la sienne, quoiqu’au fond je lui fusse plus réellement attaché. Peu à peu je découvris en vous, non pas plus de bonté que dans M. d’Albe, nul être ne peut aller plus loin que lui sur ce point, mais une âme plus élevée, plus tendre et plus délicate ; je vous vis alternativement douce, sublime, touchante, irrésistible ; tout ce qu’il y a de beau et de grand vous est si naturel, qu’il faut vous voir de près pour vous apprécier, et la simplicité avec laquelle vous exercez les vertus les plus difficiles, les ferait paraître des qualités ordinaires aux yeux d’un observateur peu attentif. Dès lors je ne cessai plus de vous contempler ; je m’enorgueillissais de mon admiration ; je la regardais comme le premier des devoirs, puisque c’était la vertu qui me l’inspirait ; et, tandis que je croyais n’aimer qu’elle en vous, je m’enivrais de tous les poisons de l’amour. Claire, je l’avoue, dans ce temps-là je sentis plusieurs fois près de vous des impressions si vives, qu’elles auraient pu m’éclairer ; mais vous ignorez sans doute combien on est habile à se tromper soi-même, quand on pressent que la vérité nous arrachera à ce qui nous plaît ; un instinct incompréhensible donne une subtilité à notre esprit qu’il avait ignorée jusqu’alors : à l’aide des sophismes les plus adroits, il éblouit la raison et subjugue la conscience. Cependant la mienne me parlait encore ; j’éprouvais un mécontentement intérieur, un malaise confus, dont je ne voulais pas voir la véritable cause : ce fut sans doute le motif secret de la joie que je sentis à l’arrivée de mademoiselle de Raincy ; en la voyant brillante de tous vos charmes, je lui prêtai toutes vos vertus, et je me crus sauvé. Je fus plusieurs jours séduit par sa figure ; elle est plus régulièrement belle que vous ; j’osai vous comparer… Ah ! Claire, si la terre n’a rien de plus beau qu’Adèle, le ciel seul peut m’offrir votre modèle !

Vous m’estimez assez, j’espère, pour penser qu’il ne me fallut pas long-temps pour mesurer la distance qui sépare vos caractères ; je me rappelle qu’un jour où vous me fîtes son éloge, en me laissant entrevoir le dessein de nous unir, je fus humilié que vous pussiez penser qu’après vous avoir connue je pusse me contenter d’Adèle, et que vous m’estimassiez assez peu pour croire que si la beauté pouvait m’émouvoir, il ne me fallût pas autre chose pour me fixer. Ô Claire ! m’écriai-je souvent, en m’adressant à votre image, si vous voulez qu’on puisse aimer une autre femme que vous, cessez d’être le parfait modèle qu’elles devraient toutes imiter : ne nous montrez plus qu’elles peuvent unir l’esprit à la franchise, l’activité à la douceur, et remplir avec dignité tous les petits devoirs auxquels leur sexe et leur sort les assujettissent… Claire, je ne m’avouais point encore que je vous aimais ; mais souvent, lorsqu’attiré vers vous par mon cœur, encouragé par la touchante expression de votre amitié, je me sentais prêt à vous serrer dans mes bras, par un mouvement dont je ne me rendais pas compte, je m’éloignais avec effort, je n’osais ni vous regarder, ni toucher votre main, je repoussais même jusqu’à l’impression de votre vêtement ; enfin, je faisais par instinct ce que j’aurais dû faire par raison. Cependant un jour… Claire, oserai-je vous le dire ? un jour vous me priâtes de dénouer les rubans de votre voile ; en y travaillant, mes yeux fixèrent vos charmes, un mouvement plus prompt que la pensée m’attira, j’osai porter mes lèvres sur votre cou : je tenais Adolphe entre mes bras, vous crûtes que c’était lui, je ne vous détrompai pas, mais j’emportai un trouble dévorant, une agitation tumultueuse ; j’entrevis la vérité, et j’eus horreur de moi-même.

Enfin ce jour, ce jour fatal où ma lâche faiblesse vous a appris ce que vous n’auriez jamais dû entendre, combien j’étais éloigné de penser qu’il dût finir ainsi ! Dès le matin j’avais été parcourir la campagne, et, m’élevant avec une piété sincère vers l’auteur de mon être, je l’avais conjuré de me garantir d’une séduction dont la cause était si belle et l’effet si funeste. Ces élans religieux me rendirent la paix ; il me sembla que Dieu venait de se placer entre nous deux, et j’osai me rapprocher de vous.

De même qu’un calme parfait est souvent le précurseur des plus violentes tempêtes, un repos qui m’était inconnu depuis long-temps avait rempli ma journée. J’acceptai avec empressement la promenade proposée par M. d’Albe, afin de revoir cette nature, dont la bienfaisante influence m’avait été si salutaire le matin : mais je la revis avec vous, et elle ne fut plus la même : la terre ne m’offrait que l’empreinte de vos pas ; le ciel, que l’air que vous respiriez ; un voile d’amour répandu sur toute la nature m’enveloppait délicieusement, et me montrait votre image dans tous les objets que je fixais. Enfin, Claire, à cet instant où je vous vis prête à sacrifier vos jours pour votre fils, et où je craignis pour votre vie, alors seulement je sentis tout ce que vous étiez pour moi. Témoin de la sensibilité courageuse qui vous fit étancher une horrible blessure, de cette inépuisable bonté qui vous indiquait tous les moyens de consoler des malheureux, je me dis que le plus méprisable des êtres serait celui qui pourrait vous voir sans vous adorer, si ce n’était celui qui oserait vous le dire.

Ce fut dans ces dispositions, Claire, que je sortis de cette chaumière où vous aviez paru comme une déité bienfaisante : la faible lueur de la lune jetait sur l’univers quelque chose de mélancolique et de tendre ; l’air doux et embaumé était imprégné de volupté ; le calme qui régnait autour de nous n’était interrompu que par le chant plaintif du rossignol ; nous étions seuls au monde… Je devinai le danger, et j’eus la force de m’éloigner de vous ; ce fut alors que vous vous approchâtes, je vous sentis et je fus perdu ; la vérité, renfermée avec effort, s’échappa brûlante de mon sein, et vous me vîtes aussi coupable, aussi malheureux qu’il est donné à un mortel de l’être. Dans ce moment où je venais de me livrer avec frénésie à tout l’excès de ma passion, dans ce moment où vous me rappeliez combien elle outrageait mon bienfaiteur, où l’image de mon ingratitude, toute horrible qu’elle était, ne combattait que faiblement la puissance qui m’attirait vers vous, je vois mon père… Égaré, éperdu, je veux fuir ; vous m’ordonnez de rentrer et de feindre. Feindre, moi ! je crus qu’il était plus facile de mourir que d’obéir, je me trompai ; l’impossible n’est plus quand c’est Claire qui le commande ; son pouvoir sur moi est semblable à celui de Dieu même ; il ne s’arrête que là où commence mon amour.

Claire, je ne veux pas vous tromper : si dans vos projets sur moi vous faites entrer l’espoir de me guérir un jour, vous nourrissez une erreur ; je ne puis ni ne veux cesser de vous aimer ; non, je ne le veux point : il n’est aucune portion de moi-même qui combatte l’adoration que je te porte. Je veux t’aimer, parce que tu es ce qu’il y a de meilleur au monde, et que ma passion ne nuit à personne ; je veux t’aimer enfin, parce que tu me l’ordonnes : ne m’as-tu pas dit de vivre ?

Écoutez, Claire, j’ai examiné mon cœur, et je crois ne point offenser mon père en vous aimant. De quel droit voudrait-il qu’on vous connût sans vous apprécier, et qu’est-ce que mon amour lui ôte ? Ai-je jamais conçu l’espoir, ai-je même le desir que vous répondiez à ma tendresse ? Ah ! gardez-vous de le croire ! j’en suis si loin, que ce serait pour moi le plus grand des malheurs ; car ce serait le seul, l’unique moyen de m’arracher mon amour ; Claire méprisable n’en serait plus digne ; Claire méprisable ne serait plus vous : cessez d’être parfaite, cessez d’être vous-même, et de ce moment je ne vous crains plus.

D’après cette déclaration, étonnante peut-être, mais vraie, mais sincère, que risquez-vous en vous laissant aimer ? Permettez-moi de toujours adorer la vertu, et de lui prêter vos traits pour m’encourager à la suivre ; alors il n’y a rien dont elle ne me rende capable. Ma raison, mon âme, ma conscience, ne sont plus qu’une émanation de vous ; c’est à vous qu’appartient le soin de ma conduite future. Je vous remets mon existence entière, et vous rends responsable de la manière dont elle sera remplie ; si votre cruauté me repousse, s’il m’est défendu de vous approcher, tous les ressorts de mon être se détendent, je tombe dans le néant. Éloigné de vous, je me perds dans un vague immense, où je ne distingue plus la vertu, l’humanité ni l’honneur. Ô céleste Claire ! laisse-moi te voir, t’entendre, t’adorer ! je serai grand, vertueux, magnanime ; un amour chaste comme le mien ne peut offenser personne, c’est un enfant du ciel à qui Dieu permet d’habiter la terre.

Je ne quitterai point ce séjour, j’y veux employer chaque instant de ma vie à vous imiter, en faisant le bonheur de mon père. Ce digne homme se plaît avec moi, il m’a prié de diriger les études de son fils ; Claire, je m’attache à votre maison, à votre sort, à vos enfans, je veux devenir une partie de vous-même, en dépit de vous-même : c’est là mon destin, je n’en aurai point d’autre ; ne me parlez plus de liens, de mariage, tout est fini pour moi, et ma vie est fixée.

Je vous promets de révérer en silence l’objet sacré de mon culte : dévoré d’amour et de desirs, ni mes paroles, ni mes regards ne vous dévoileront mon trouble ; vous finirez par oublier ce que j’ai osé vous dire, et je vous jure de ne jamais vous rappeler ce souvenir. Claire, si ma situation vous paraissait pénible, si votre tendre cœur était ému de compassion, ne me plaignez point ; il est dans votre dernier billet un mot !… Source d’une illusion ravissante, il m’a fait goûter un moment tout ce que l’humanité peut attendre de félicité ! Ô Claire ! Ne m’ôte point mon erreur ! qu’y gagnerais-tu ? Je sais que c’en est une ; mais elle m’enchante, me console ; c’est elle qui doit essuyer toutes mes larmes, laisse-moi ce bien précieux : ce n’était pas ta volonté de me le donner ; je l’ai saisi afin de pouvoir t’obéir quand tu m’as commandé de vivre : aurais-tu la barbarie de me l’arracher ?