Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 22

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 231-234).


LETTRE XXII.


CLAIRE À ÉLISE.


Ah ! qu’as-tu dit, ma tendre amie ? de quelle horrible lumière viens-tu frapper mes yeux ? Qui ! moi ! j’aimerais ? Tu le penses, et tu me parles encore ? et tu ne rougis pas de ce nom d’amie que j’ose te donner ? Quoi ! sous les yeux du plus respectable des hommes, mon époux, parjure à mes sermens, j’aimerais le fils de son adoption ? le fils que sa bonté a appelé ici, et que sa confiance a remis entre mes mains ? Au lieu des vertueux conseils dont j’avais promis de pénétrer son cœur, je lui inspirerais une passion criminelle ? Au lieu du modèle que je devais lui offrir, je la partagerais !… Ô honte ! chaque mot que je trace est un crime, et j’en détourne la vue en frémissant. Dis, Élise, dis-moi, que faut-il faire ? Si tu m’estimes encore assez pour me guider, soutiens-moi dans cet abîme dont tu viens de me découvrir toute l’horreur ; je suis prête à tout, il n’est point de sacrifice que je ne fasse. Faut-il cesser de le voir, le chasser, percer son cœur et le mien ? je m’y résoudrai, la vertu m’est plus chère que ma vie, que la sienne… L’infortuné ! dans quel état il est ! Il se tait, il se consume en silence, et pour prix d’un pareil effort, je lui dirai : « Sors d’ici, va expirer de misère et de désespoir ; tu ne voulais que me voir, ce seul bien te consolait de tout, eh bien ! je te le refuse… » Élise, il me semble le voir les yeux attachés sur les miens ; leur muette expression me dit tout ce qu’il éprouve, et tu m’ordonnerais d’y résister ! Quoi ! ne peut-on chérir l’honnêteté sans être barbare et dénaturée, et la vertu demanda-t-elle jamais des victimes humaines ? Laisse, laisse-moi prendre des moyens plus doux ; pourquoi déchirer les plaies au lieu de les guérir ? Sans doute je veux qu’il s’éloigne ; mais il faut que mon amitié l’y prépare ; il faut trouver un prétexte ; le goût des voyages en est un : c’est une curiosité louable à son âge, et je ne doute pas que M. d’Albe ne consente à la satisfaire. Repose-toi sur moi, Élise, du soin de me séparer de Frédéric. Ah ! j’y suis trop intéressée pour n’y pas réussir !

Comment t’exprimer ce que je souffre ? Adèle est partie hier, et depuis ce moment mon mari, inquiet sur ma santé, me quitte le moins qu’il peut ; il faut que je dévore mes larmes : je tremble qu’il n’en voie la trace et qu’il n’en devine la cause ; il s’étonne de ce que j’interdis ma chambre à tout le monde. « Ma bonne amie, me disait-il tout à l’heure, pourquoi n’admettre que moi et vos enfans auprès de vous ? Est-ce que mon Frédéric vous déplaît ? » Cette question si simple m’a fait tressaillir ; j’ai cru qu’il m’avait devinée et qu’il voulait me sonder. Ô tourmens d’une conscience agitée ! c’est ainsi que je soupçonne dans le plus vrai, le meilleur des hommes, une dissimulation dont je suis seule coupable ; et je vois trop que la première peine du méchant est de croire que les autres lui ressemblent.