Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 23

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 235-238).


LETTRE XXIII.


CLAIRE À ÉLISE.


Ce matin, pour la première fois, je me suis présentée au déjeûner ; j’étais pâle et abattue. Frédéric était là, il lisait auprès de la cheminée : en me voyant entrer, il a changé de couleur, il a posé son livre et s’est approché de moi ; je n’ai point osé le regarder ; mon mari a avancé un fauteuil ; en le retournant, mes yeux se sont fixés sur la glace : j’ai rencontré ceux de Frédéric, et, n’en pouvant soutenir l’expression, je suis tombée sans force sur mon siége. Frédéric s’est avancé avec effroi. M. d’Albe, aussi effrayé que lui, m’a remise entre ses bras, pendant qu’il allait chercher des sels dans ma chambre. Le bras de Frédéric était passé autour de mon corps ; je sentais sa main sur mon cœur, tout mon sang s’y est porté : il le sentait battre avec violence. « Claire, m’a-t-il dit à demi-voix, et moi aussi, ce n’est plus que là qu’est le mouvement et la vie… Dis-moi, a-t-il ajouté en penchant son visage vers le mien, dis-moi, je t’en conjure, que ce n’est pas la haine qui le fait palpiter ainsi. » Élise, je respirais son souffle, j’en étais embrasée, je sentais ma tête s’égarer… Dans mon effroi, j’ai repoussé sa main, je me suis relevée : « Laissez-moi, lui ai-je dit, au nom du ciel, laissez-moi, vous ne savez pas le mal que vous me faites. » Mon mari est rentré, ses soins m’ont ranimée ; quand j’ai été un peu remise, il m’a exprimé toute l’inquiétude que mon état lui cause. « Je ne vous ai jamais vue si étrangement souffrante. Ma Claire, m’a-t-il dit, je crains que la cause de ce changement ne soit une révolution de lait ; laissez-moi, je vous en conjure, faire appeler quelque médecin éclairé. » Élise, mon cœur s’est brisé, il ne peut soutenir le pesant fardeau d’une dissimulation continuelle ; en voyant l’erreur où je plongeais mon mari, en sentant près de moi le complice trop aimé de ma faute, j’aurais voulu que la terre nous engloutît tous deux. J’ai pressé les mains de M. d’Albe sur mon front : « Mon ami, lui ai-je répondu, je me sens en effet bien malade ; mais ne me refusez pas vos soins, guérissez-moi, sauvez-moi, remettez-moi en état de consacrer mes jours à votre bonheur ; quels qu’en soient les moyens, soyez sûr de ma reconnaissance. » Il a paru surpris : j’ai frémi d’en avoir trop dit ; alors, tâchant de lui donner le change, j’ai attribué au bruit et au grand jour la faiblesse de ma tête, et j’ai demandé à rentrer chez moi. Il a prié Frédéric de lui aider à me soutenir. Je n’aurais pu refuser son bras sans éveiller des soupçons qu’il ne faut peut-être qu’un mot pour faire naître ; mais, Élise, te le dirai-je ? en levant les yeux sur Frédéric, j’ai cru y voir quelque chose de moins triste que d’attendri ; j’ai même cru y démêler un léger mouvement de plaisir… Ah ! je n’en doute plus ! ma faiblesse lui aura révélé mon secret. Mon trouble devant M. d’Albe ne lui aura point échappé ; il aura vu mes combats ; ils lui auront appris qu’il est aimé, et peut-être jouissait-il d’un désordre qui lui marquait son pouvoir… Élise, cette idée me rend à la fierté et au courage. Crois-moi, je saurai me vaincre et le désabuser ; il est temps que ce tourment finisse : ta lettre m’a dicté mon devoir, et du moins suis-je digne encore de t’entendre ! Je vais lui écrire ; oui, ma tendre amie, j’y suis résolue ; il partira : qu’il se distraie, qu’il m’oublie, le ciel m’est témoin que ce vœu est sincère ; et moi, pour retrouver des forces contre lui, je vais relire cette lettre où tu me peins les devoirs d’épouse et de mère sous des couleurs qu’il n’appartenait qu’à ma digne amie de savoir trouver. Adieu.