Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 32

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 267-270).


LETTRE XXXII.


CLAIRE À ÉLISE.


Élise, il me quitte demain, et c’est chez toi que je l’envoie ; en le remettant dans tes bras, je tiens encore à lui, et, près de mon amie, il ne m’aura pas perdue tout-à-fait. Soulage sa douleur ; conserve-lui la vie, et, s’il est possible, fais plus encore, arrache-moi de son cœur. Élise, Élise, que l’objet de ma tendresse ne soit pas celui de ton inimitié ! Pourquoi le mépriserais-tu, puisque tu m’estimes encore ? pourquoi le haïr, quand tu m’aimes toujours ? pourquoi ton injustice l’accuse-t-elle plus que moi ? s’il a troublé ma paix, n’ai-je pas empoisonné son cœur, ne sommes-nous pas également coupables ? Que dis-je ? ne le suis-je pas bien plus ? son amour l’emporte-t-il sur le mien ? ne suis-je pas dévorée en secret des mêmes desirs que lui ? Il voulait que Claire lui appartînt : eh ! ne s’est-elle pas donnée mille fois à lui dans son cœur ! Enfin, que peux-tu lui reprocher dont je sois innocente ? Nos torts sont égaux, Élise, et nos devoirs ne l’étaient pas : j’étais épouse et mère ; il était sans liens : je connaissais le monde ; il n’avait aucune expérience : mon sort était fixé et mon cœur rempli ; lui, à l’aurore de sa vie, dans l’effervescence des passions, on le jette, à dix-neuf ans, dans une solitude délicieuse, près d’une femme qui lui prodigue la plus tendre amitié, près d’une femme jeune et sensible, et qui l’a peut-être devancé dans un coupable amour. J’étais épouse et mère, Élise, et ni ce que je devais à mon époux, à mes enfans, ni respect humain, ni devoirs sacrés, rien ne m’a retenue ; j’ai vu Frédéric, et j’ai été séduite. Quand les titres les plus saints n’ont pu me préserver de l’erreur, tu lui ferais un crime d’y être tombé ! Quand tu me crois plus malheureuse que coupable, l’infortuné qui fut appelé ici comme une victime, et qui s’en arrache par un effort dont je n’aurais pas été capable peut-être, ne deviendrait pas l’objet de ta plus tendre indulgence et de ton ardente pitié ! Ô mon Élise ! recueille-le dans ton sein ; que ta main essuie ses larmes. Songe qu’à dix-neuf ans il n’a connu des passions que les douleurs qu’elles causent et le vide qu’elles laissent ; qu’anéanti par ce coup, il aurait terminé ses jours, s’il n’avait craint pour les miens. Songe, Élise, que tu lui dois ma vie… Tu lui dois plus peut-être ; il m’a respectée quand je ne me respectais plus moi-même ; il a su contenir ses transports, quand je ne rougissais pas d’exhaler les miens ; enfin, s’il n’était pas le plus noble des hommes, ton amie serait peut-être à présent la plus vile des créatures.