Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 34

La bibliothèque libre.
Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 280-288).


LETTRE XXXIV.


ÉLISE À M. D’ALBE.


Mon amie, en s’unissant à vous, m’ôta le droit de disposer d’elle. Je puis vous donner des avis ; mais je dois respecter vos volontés : vous m’ordonnez donc de lui taire l’état de Frédéric : j’obéirai. Cependant, mon cousin, s’il y a des inconvéniens à la vérité, il y en a plus encore à la dissimulation ; l’exemple de Claire en est la preuve : il nous apprend que celui qui se sert du mal, même pour arriver au bien, en est tôt ou tard la victime. Si dès le premier instant elle vous eût fait l’aveu de l’amour de Frédéric, cet infortuné aurait pu être arraché à sa destinée ; ma vertueuse amie serait pure de toute faiblesse, et vous-même n’auriez pas été déchiré par l’angoisse d’un doute ; et pourtant où fut-il jamais des motifs plus plausibles, plus délicats, plus forts que les siens pour se taire ? Le bonheur de votre vie entière lui semblait compromis par cet aveu : quel autre intérêt au monde était capable de lui faire sacrifier la vérité ? Qui saura jamais apprécier ce qu’il lui en a coûté pour vous tromper ? Ah ! pour user de dissimulation, il lui a fallu toute l’intrépidité de la vertu.

Moi-même, lorsqu’elle me confia ses raisons, je les approuvai ; je crus qu’elle aurait le temps et la force d’éloigner Frédéric avant que vous eussiez soupçonné les feux dont il brûlait. J’espérais encore que le vœu unique et permanent de Claire, ce vœu de n’avoir été pour vous pendant sa vie qu’une source de bonheur, pouvait être rempli… Un instant a tout détruit : ces mots échappés à mon amie dans le délire de la fièvre, éveillèrent vos soupçons, l’état de Frédéric les confirma. Vous fûtes même plus malheureux que vous ne deviez l’être, puisque vous crûtes voir dans l’excessive douleur de Claire la preuve de son ignominie. Ses caresses vous rassurèrent bientôt, vous connaissiez trop votre femme pour douter qu’elle n’eût repoussé les bras de son époux, si elle n’avait pas été digne de s’y jeter. J’ai approuvé la délicatesse qui vous a dicté de ne point l’aider dans le sacrifice qu’elle voulait faire, afin qu’en ayant seule le mérite, il pût la raccommoder avec elle-même. Mais je suis loin de redouter comme vous le désespoir de Claire ; cet état demande des forces, et tant qu’elle en aura, elles tourneront toutes au profit de la vertu. En lui peignant Frédéric tel qu’il est, je donnerai sans doute plus d’énergie à sa douleur ; mais, dans les âmes comme la sienne, il faut de grands mouvemens pour soutenir de grandes résolutions ; au lieu que si, fidèle à votre plan, je lui laisse entrevoir qu’elle a mal connu Frédéric ; que non-seulement il peut l’oublier, mais qu’une autre est prête à la remplacer ; si je lui montre léger et sans foi ce qu’elle a vu noble et grand ; enfin si j’éveille sa défiance sur un point où elle a mis tout son cœur, la vérité, l’honneur même ne seront plus pour elle qu’un problème. Si vous lui faites douter de Frédéric, craignez qu’elle ne doute de tout, et qu’en lui persuadant que son amour ne fut qu’une erreur, elle ne se demande si la vertu aussi n’en est pas une.

Mon ami, il est des âmes privilégiées qui reçurent de la nature une idée plus exquise et plus délicate du beau moral ; elles n’ont besoin ni de raison, ni de principes pour faire le bien, elles sont nées pour l’aimer, comme l’eau pour suivre son cours, et nulle cause ne peut arrêter leur marche, à moins qu’on ne dessèche leur source ; mais si, remontant pour ainsi dire vers le point visuel de leur existence, vous parvenez, en l’effaçant entièrement, à ébranler l’autel qu’elles se sont créé, vous les précipitez dans un vague où elles se perdent pour jamais : car, après l’appui qu’elles ont perdu, elles ne peuvent plus en trouver d’autre : elles aimeront toujours le bien ; mais ne croyant plus à sa réalité, elles n’auront plus de forces pour le faire ; et cependant comme cet aliment seul était digne de les nourrir, et qu’après lui l’univers ne peut rien offrir qui leur convienne, elles languissent dans un dégoût universel, jusqu’à l’instant où le Créateur les réunit à leur essence.

Mon cousin, je ne risque rien à vous montrer Claire telle qu’elle est ; dans aucun moment elle ne perdra à se laisser voir en entier, et il n’est point de faiblesse que ses angéliques vertus ne rachètent. J’oserai donc tout vous dire : le mépris qu’elle concevra pour Frédéric pourra lui arracher la vie ; mais le devoir seul peut lui ôter son amour. Fiez-vous à elle pour y travailler, personne ne le veut davantage ; si elle n’y réussit pas, nul n’aurait réussi : et du moins si tous les moyens échouent, réservez-vous la consolation de n’en avoir employé que de dignes d’elle.

Je ne lui écris point aujourd’hui ; j’attends votre réponse pour lui parler de Frédéric.

Je le connais donc enfin cet étonnant jeune homme : jamais Claire ne me l’a peint comme il m’a paru : c’est la tête d’Antinoüs sur le corps de l’Apollon, et le charme de sa figure n’est pas même effacé par le sombre désespoir empreint dans tous ses traits. Il ne parle point, il répond à peine ; enfin, jusqu’au nom de Claire, rien ne l’arrache à son morne silence : les grandes blessures de l’âme et du corps ne saignent point au moment qu’elles sont faites, elles n’impriment pas si tôt leurs plus vives douleurs, et dans les violentes commotions, c’est le contre-coup qui tue.

La seule excuse de ce jeune homme, mon cousin, est dans l’excès même de sa passion : s’il n’en était pas tyrannisé au point de n’avoir pas une idée qui ne fût pour elle, si les desirs que Claire lui inspire n’étouffaient pas jusqu’au sentiment de ce qu’il vous doit, s’il pouvait, en l’aimant, se ressouvenir de vous, ce ne serait plus un malheureux insensé, mais un monstre. Vous avez tort, je crois, de ne point permettre que Claire lui écrive ; dans ce moment il ne peut entendre qu’elle ; elle seule l’a fait partir, seule elle peut pénétrer dans son âme, lui rappeler ses devoirs et le faire rougir des torts affreux dont il s’est rendu coupable. Mon ami, je ne crains point de le dire, en interceptant toute communication entre ces deux êtres, vous les isolez sur la terre ; aucune voix ne pourra ni les sauver ni les guérir, car nulle autre n’arrivera jusqu’à eux. Croyez-moi, pour un sentiment comme celui-là il faut d’autres moyens que ceux qui réussissent à tout le monde ; laissez-les déifier leur amour, en le rendant la base de toutes les vertus, peu à peu la vérité saura briser l’idole et se substituer à sa place.

Frédéric est arrivé hier ; j’avais du monde chez moi, je me suis esquivée pour l’aller recevoir ; je voulais qu’il ne parût point, qu’il restât dans son appartement, parce que je sais que, dans les passions extrêmes, l’instinct dicte des cris, des mouvemens et des gestes qui donnent un cours aux esprits, et font diversion à la douleur ; mais il s’est refusé à tous ces ménagements. « Non, m’a-t-il dit, au milieu du monde, comme ici, partout je suis seul ; elle n’y est plus. » Il est descendu avec moi ; son regard avait quelque chose de si sinistre, que je n’ai pu m’empêcher de frémir en lui voyant manier des pistolets qu’il sortait de la voiture. Il a deviné ma pensée : « Ne craignez rien, m’a-t-il dit avec un sourire affreux, je lui ai promis de n’en pas faire usage. » Le reste de la soirée il a paru assez tranquille ; cependant je ne le perdais pas de vue : tout à coup je me suis aperçue qu’il pâlissait, sa tête a fléchi, et en un instant il a été couvert de sang ; des artères, comprimées par la violence de la douleur, s’étaient brisées dans sa poitrine. J’ai fait appeler des secours, et, d’après ce qu’on m’a dit, il est possible que cette crise de la nature, en l’affaiblissant beaucoup, contribue à le sauver : je réponds de lui si je peux l’amener à l’attendrissement ; mais comment l’espérer, si un mot de Claire ne vient lui demander des larmes ? Car il ne peut plus en verser que pour elle.

Mon ami, en vous ouvrant tout mon cœur sur ce sujet, je vous ai donné la plus haute preuve d’estime qu’il soit possible de recevoir : de pareilles vérités ne pouvaient être entendues que par un homme assez grand pour se mettre au-dessus de ses propres passions, afin de juger celles des autres ; assez juste pour que ce qu’il y a de plus vif dans l’intérêt personnel ne dénature pas son jugement ; assez bon pour que le mal dont il souffre n’endurcisse pas son cœur contre ceux qui le lui causent, et il n’appartenait qu’à l’époux de Claire d’être cet homme-là.