Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 36

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 295-298).


LETTRE XXXVI.


CLAIRE À ÉLISE.


L’univers entier me l’eût dit, j’aurais démenti l’univers ! mais toi, Élise, tu ne me tromperais pas, et quelque changée que je sois, je n’ai pas appris encore à douter de mon amie… Frédéric n’est point ce qu’il me paraissait être ; ardent et impétueux dans ses sensations, il est léger et changeant dans ses sentimens : on peut captiver son imagination, émouvoir ses sens, et non pénétrer son cœur. C’est ainsi que tu l’as jugé, c’est ainsi que tu l’as vu ; c’est Élise qui le dit, et c’est de Frédéric qu’elle parle ! Ô mortelle angoisse ! si ce sentiment profond, indestructible, qui me crie qu’il est toujours vertueux et fidèle, qu’on me trompe et qu’on le calomnie ; si ce sentiment, qui est devenu l’unique substance de mon âme, est réel, c’est donc toi qui me trahis ? Toi, Élise ! quel horrible blasphème ! toi, ma sœur, ma compagne, mon amie, tu aurais cessé d’être vraie avec moi ? Non, non ; en vain je m’efforce à le penser, en vain je voudrais justifier Frédéric aux dépens de l’amitié même ; la vertu outragée étouffe la voix de mon cœur, et m’empêche de douter d’Élise : ce mot terrible que tu as dit a retenti dans tout mon être, chaque partie de moi-même est en proie à la douleur, et semble se multiplier pour souffrir ; je ne sais où porter mes pas, ni où reposer ma tête ; ce mot terrible me poursuit, il est partout, il a séché mon âme et renversé toutes mes espérances.

Hélas ! depuis quelques jours ma passion ne m’effrayait plus ; pour sauver Frédéric, je me sentais le courage d’en guérir. Déjà, dans un lointain avenir, j’entrevoyais le calme succéder à l’orage : déjà je formais des plans secrets pour une union qui, en le rendant heureux, lui aurait permis de se réunir à nous ; notre pure amitié embellissait la vie de mon époux, et nos tendres soins effaçaient la peine passagère que nous lui avions causée. Combien j’avais de courage pour un pareil but ! nul effort ne m’eût coûté pour l’atteindre, chacun devait me rapprocher de Frédéric ! Mais quand il a cessé d’aimer, quand Frédéric est faux et frivole, qu’ai-je besoin de me surmonter ? ma tendresse n’est-elle pas évanouie avec l’erreur qui l’avait fait naître ? et que doit-il me rester d’elle, qu’un profond et douloureux repentir de l’avoir éprouvée ? Ô mon Élise, tu ne peux savoir combien il est affreux d’être un objet de mépris pour soi-même ? Quand je voyais dans Frédéric la plus parfaite des créatures, je pouvais estimer encore une âme qui n’avait failli que pour lui ; mais quand je considère pour qui je fus coupable, pour qui j’offensais mon époux, je me sens à un tel degré de bassesse, que j’ai cessé d’espérer de pouvoir remonter à la vertu.

Élise, je renonce à Frédéric, à toi, au monde entier ; ne m’écris plus, je ne me sens plus digne de communiquer avec toi ; je ne veux plus faire rougir ton front de ce nom d’amie que je te donne ici pour la dernière fois ; laisse-moi seule ; l’univers et tout ce qui l’habite n’est plus rien pour moi : pleure ta Claire, elle a cessé d’exister.