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Claude Monet (Figaro)

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Claude Monet (Figaro)
Combats esthétiques (p. 1-8).


CLAUDE MONET


M. Claude Monet expose, chez MM. Boussod et Valadon, une série de toiles incomparables. Je n’ai pas à rendre compte ici de cette Exposition, et je le regrette, car elle offre un tout à fait exceptionnel intérêt d’art par l’étonnante diversité et la nouveauté hardie des sensations exprimées en ces œuvres — paysages, marines et figures — sensations qu’aucun peintre, à aucune époque, n’exprima, je crois, avec cette passion de la vie, avec cette force d’éloquence et ce charme de sensibilité, avec, surtout, cette supérieure intelligence des grandes harmonies de la nature. Je veux seulement, à cette occasion, parler du très rare, du très puissant artiste qu’est M. Claude Monet, si toutefois, en ces temps d’agitations imbéciles, il est permis de s’occuper encore de quelque chose de noble, où la boueuse politique n’a rien à voir.

En peinture, tout le monde est le maître ou l’élève de quelqu’un, suivant qu’on est vieux ou jeune, et plus ou moins décoré. Lorsqu’on n’a point de génie, on le professe pour le compte d’autrui ; on devient cette chose impudente et burlesque : professeur d’art. Transmettre de génération en génération, théoriquement, mécaniquement, des lois fixes du beau ; enseigner l’art d’être ému, d’une façon correcte et semblable, devant un morceau de nature, comme on apprend à métrer des pièces de soie ou à confectionner des bottes, cela semble, au premier abord, un extravagant métier. Cependant, il n’en est pas de plus honoré et qui rapporte davantage. Le maître met son amour-propre à posséder le plus d’élèves possible, l’élève à copier le plus fidèlement qu’il peut la manière du maître, lequel copia son maître qui, lui-même, copia le sien. Et cela remonte, de la sorte, d’élèves en maîtres, jusqu’aux siècles les plus lointains de nous. Cette suite ininterrompue de gens se copiant les uns les autres, à travers les âges, nous l’appelons la tradition. Elle est infiniment respectée. Les gouvernements, aidés des critiques d’art et des amateurs, veillent à ce qu’elle soit officiellement continuée et qu’aucun accident fâcheux n’en vienne briser la chaîne ; ils lui donnent des ministères, des écoles, des instituts, et ils la protègent contre les personnalités géniales qui, de temps à autre, tentent de la rompre.

Avec M. Claude Monet, nous sommes loin de la tradition. Une de ses grandes originalités, ce qu’on ne peut vraiment lui pardonner, c’est qu’il n’a été l’élève de personne. Il se trouve dans cette situation rare et bienheureuse de n’avoir pas d’état civil artistique. Aucun Cabanel ne le baptisa, aucun Bouguereau. Dans les livrets d’exposition et les catalogues de vente, il figure avec son nom seul, sans accolade d’aucun maître. Très jeune, il est vrai, il entra à l’atelier du père Gleyre, mais quand il eut compris et vérifié l’étrange cuisine qu’on faisait là, il s’empressa de fuir, sans avoir déplié son carton ni ouvert sa boîte de couleurs. Il eut alors une idée de génie, mais fort irrévérencieuse, et par quoi, certainement, il vaut d’être devenu l’admirable peintre qu’il est : il ne copia aucun tableau du Louvre. Même il découvrit qu’il y avait dans la nature des personnages, des arbres, des fleurs, de l’eau, de la lumière, et que cela vivait, et que cela était beau, d’une beauté souveraine, sans cesse renouvelée, d’une toujours claire, fraîche et saine jeunesse, et que cela valait tous les maîtres s’écaillant tristement, en leurs cadres dédorés, sous les successives couches de vernis et de poussière dont ils sont affligés. Non point qu’il fût réfractaire aux mérites d’un Giotto, d’un Holbein, d’un Velasquez, d’un Delacroix, d’un Daumier et d’un Ho-Kusaï. Nul plus que lui n’avait l’âme pour les sentir et pour les aimer ; mais il se dit, avec raison, que chacun doit faire son œuvre, c’est-à-dire exprimer sa propre émotion, et non point recommencer celle des autres. Il partait de ce principe que la loi du monde est le mouvement, que l’art, comme la littérature, comme la musique, la science et la philosophie, est continuellement en marche vers des recherches nouvelles et de nouvelles conquêtes ; que les découvertes de demain succèdent aux découvertes d’hier, et qu’il n’y a point d’époques définitives comme le croit M. Renan, ni d’hommes sacrés en qui se soit à jamais fixé le dernier effort de l’esprit humain.

M. Claude Monet admira ces gloires du passé et ne s’y attarda pas, de même qu’il ne s’était pas attardé dans les ateliers des professeurs contemporains. Il regarda la nature où dort encore le trésor du génie que le souffle de l’homme n’a pas réveillé, il vécut en elle, ébloui par l’inépuisable magie de ses formes changeantes, de ses musiques inentendues, et il laissa courir, vagabonder son rêve sur le léger, le féerique rêve de lumière qui enveloppe toutes les choses vivantes, et qui fait vivre toutes les choses mortes de la vie charmante des couleurs. Il ne voulut point d’autre maître qu’elle.

Si bien doué que l’on se sente, si peu porté que l’on soit à l’imitation, un jeune homme, dans sa hâte de produire, aux prises avec les tâtonnements du début, avec les difficultés d’une technique rebelle et d’une éducation de l’œil si lente à se faire, est fatalement destiné à subir l’influence de ses premières admirations et de ses premiers enthousiasmes. En ses premières toiles, si pleines d’effort, de volonté, de qualités personnelles, où déjà se devine la maîtrise future de l’artiste, on sent néanmoins l’influence de Courbet et de sa manière noire, puis celle de Manet, et de ce grand peintre méconnu, M. Camille Pissarro. Il s’en rendit compte, car personne ne fut plus sévère pour ses œuvres que M. Monet, et il mit toute son énergie, par une communication encore plus intime et plus abstraite avec la nature, à se défaire de ces quelques souvenirs extérieurs qui nuisaient au développement complet de sa personnalité.

Bientôt, à force d’isolement, de concentration en soi, à force d’oubli esthétique de tout ce qui n’était pas le motif de l’heure présente, son œil se forma au jeu capricieux, au frisson des plus subtiles lumières, sa main s’affermit et s’assouplit en même temps à l’imprévu, parfois déroutant, de la ligne aérienne ; sa palette s’éclaircit. Il divisa son travail, sur un plan méthodique, rationnel, d’une inflexible rigueur, en quelque sorte mathématique. En quelques années, il arriva à se débarrasser des conventions, des réminiscences, à n’avoir plus qu’un parti pris, celui de la sincérité, qu’une passion, celle de la vie. Et c’est la vie, en effet, qui emplit ces toiles d’un art tout nouveau et qui étonne, la vie de l’air, la vie de l’eau, la vie si compliquée des lumières, synthétisée en d’admirables hardiesses. La clameur est grande ; l’insulte est prête à saluer ce grand effort, le rire montre les dents et lance sa bave. Qu’importe ? Un peintre est né, qui nous apporte enfin des harmonies neuves. Et son œuvre déjà est immense.

Je ne puis malheureusement, en ce court article, suivre M. Claude Monet dans sa vie artiste et dans son œuvre. À l’étude d’un pareil homme et d’une pareille œuvre, il faudrait l’espace d’un volume. Je ne puis non plus raconter ses luttes, les scandaleux refus au Salon de ses toiles superbes, ses expositions avec les impressionnistes, ses découragements vite surmontés et aussitôt suivis de travaux acharnés, car il avait un but et il y marchait, droit devant lui, à peine arrêté de temps à autre par les misères d’une existence où il sentait à chaque pas l’hostilité embusquée. Aujourd’hui M. Claude Monet a vaincu la haine, il a forcé l’outrage à se taire. Il est ce qu’on appelle arrivé. Si quelques obstinés pour qui l’art n’est que la résurrection des formes glacées et des formules mortes discutent encore les tendances de son talent, ils ne discutent plus ce talent qui s’est imposé de lui-même par sa propre force et son charme si intense, qui pénètre au plus profond des sensations de l’homme. Des amateurs qui riaient autrefois s’honorent de posséder des tableaux de lui ; des peintres, les plus acharnés à se moquer jadis, s’acharnent à l’imiter. Et lui-même vit dans la plus belle, dans la plus inaltérable sérénité d’art où un artiste puisse se réfugier.

Ce qui distingue ce talent de M. Claude Monet, c’est sa grandiose et savante simplicité ; c’est son implacable harmonie. Il a tout exprimé, même les plus fugitifs effets de lumière ; même l’insaisissable, même l’inexprimable, c’est-à-dire le mouvement des choses inertes ou invisibles, comme la vie des météores ; et rien n’est livré au hasard de l’inspiration, même heureuse, à la fantaisie du coup de pinceau, même génial. Tout est combiné, tout s’accorde avec les lois atmosphériques, avec la marche régulière et précise des phénomènes terrestres ou célestes. C’est pourquoi il nous donne l’illusion complète de la vie. La vie chante dans la sonorité de ses lointains, elle fleurit, parfumée, avec ses gerbes de fleurs, elle éclate en nappes chaudes de soleil, se voile dans l’effacement mystérieux des brumes, s’attriste sur la nudité sauvage des rochers, modelée ainsi que des visages de vieillards. Les grands drames de la nature, il les saisit, les rend, en leur expression la plus suggestive.


Claude Monet, Belle-Ile
Aussi, nous respirons vraiment dans sa toile les senteurs de la terre ; des souffles de brises marines nous apportent aux oreilles ces orchestres hurlants du large ou la chanson apaisée des criques ; nous voyons les terres se soulever sous l’amoureux travail des sèves bouillonnantes, le soleil décroître ou monter le long des troncs d’arbres, l’ombre envahir progressivement les verdures ou les nappes d’eau qui s’endorment dans la gloire pourprée des soirs, ou se réveillent dans la fraîche virginité des matins. Tout s’anime, bruit, se colore ou se décolore, suivant l’heure qu’il nous représente et suivant la lente ascension et le lent décours des astres, distributeurs de clartés. Et il nous arrive cette impression que bien des fois j’ai ressentie en regardant les tableaux de M. Claude Monet : c’est que l’art disparaît, s’efface, et que nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante complètement conquise et domptée par ce miraculeux peintre. Devant ses mers farouches de Belle-Isle ou ses mers souriantes d’Antibes et de Bordighera, souvent j’ai oublié qu’elles étaient faites sur un morceau de toile avec de la pâte, et il me semblait que j’étais couché sur les grèves, et que je suivais d’un œil charmé le vivant rêve qui monte de l’eau brillante et se perd, à travers l’infini, par delà la ligne d’horizon confondue avec le ciel.

Aucun n’aura mené une existence plus belle que M. Claude Monet, car il a incarné l’art dans sa propre chair, et il ne vit qu’en lui et par lui, d’une vie de travail incessante et rude. Admirable et curieuse folie qui est la sagesse suprême, car il aura connu des joies suprêmes que bien peu connaissent. Paris ne pouvait convenir, avec sa fièvre, ses hâtes, ses vaines intrigues, à un contemplateur obstiné, à un passionné de la vie des choses, comme l’est M. Claude Monet. Il habite la campagne dans un superbe paysage, en constante compagnie de ses modèles ; et le plein air est son unique atelier. Aucun n’est plus orné de richesse que celui-là. On peut le voir, installé dès l’aube, qu’il neige, qu’il vente, que le soleil monte sur la terre, en nappe de feu, cherchant des nouveaux horizons, impatient de découvrir quelque chose de mieux, de voir un dessin qu’il n’ait pas vu encore, de saisir un ton qu’il n’ait pas encore saisi. Aujourd’hui, il s’est remis aux figures. Et comme il inventa pour la vie des choses une poésie nouvelle, il découvrit, pour la vie des êtres, un art qui n’avait pas encore été tenté jusqu’ici. En attendant, il ignore qu’il y a un Salon, des Académies, qu’on décore les artistes, et il poursuit loin des coteries, des intrigues, la plus belle et la plus considérable parmi les œuvres de ce temps.

Le Figaro, 10 mars 1889.