Cobden et la ligue/Discours 16

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Meeting à Londres, 28 février 1844
Cobden et la ligueGuillauminŒuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome 3 (p. 275-281).
Séance du 28 février 1844.


M. Ashworth : Ce n’est pas une chose ordinaire que de voir un manufacturier du Nord abandonner ses foyers et ses occupations pour se montrer devant une telle assemblée. Un manufacturier a autre chose à faire, et il est peu enclin à recourir à ses concitoyens alors même qu’il se sent lésé. Il répugne naturellement à l’agitation ; et absorbé par l’étude pratique des sciences et des arts qui se lient à l’accomplissement de son œuvre, il aimerait à ne pas s’éloigner de ses intérêts domestiques, s’il n’y était forcé par des lois pernicieuses. Messieurs, c’est avec une pleine confiance que j’en appelle à vous, comme manufacturier, parce que j’ai la conviction que j’appartiens à une classe d’hommes qui ne réclame que ses droits. (Applaudissements.) On les a accusés d’être difficiles dans leurs marchés ; ils ont cela de commun avec tous les hommes prudents, et vous comme les autres, sans doute. (Rires.) Mais on ne peut au moins leur imputer d’avoir une grande maison commerciale, sous le nom de Parlement, de s’en servir pour circonvenir les intérêts de la communauté, et fixer eux-mêmes le prix de leur marchandise. Messieurs, les manufacturiers ne jouissent d’aucune protection ; ils n’en demandent pas ; ils repoussent le système protecteur tout entier, et tout ce qu’ils réclament, c’est que tous les sujets de S. M. soient placés à cet égard, ainsi qu’eux-mêmes, sur le pied de l’égalité. (Écoutez ! écoutez !) Est-ce là une exigence déraisonnable ? (Bien.) Les landlords vous disent qu’ils ont besoin de protection ; qu’ils ont droit à être protégés par certaines considérations. Je ne vous dirai pas quelles sont ces considérations. Je laisse ce soin à lord Mountcashel et

sir Edward Knatchbull. Ils ne vous l’ont pas laissé ignoré[1].

(Rires et applaudissements.) Ils disent encore qu’ils ont besoin de protection pour lutter contre l’étranger. Pour ce qui me regarde, je ne sais pas sous quels rapports le peuple anglais est inférieur aux autres peuples. Je suis convaincu que les fermiers anglais, et notamment les ouvriers des campagnes, sont capables d’autant de travail que toute autre classe de la communauté ; et il n’en est pas qui soient plus en mesure de soutenir la concurrence étrangère, pourvu que les landlords leur permettent de se procurer les aliments à un prix naturel. (Applaudissements.) Les manufacturiers sont bien exposés à cette concurrence. Pourquoi les landlords en seraient-ils affranchis ? (Très-bien.) Je le répète, les manufacturiers ne jouissent d’aucuns privilèges ; ils n’en veulent pas. Ils n’ont, sous le rapport des machines, aucun avantage qui ne soit commun au monde entier. (Écoutez ! écoutez !) Nous empruntons aux autres peuples leurs inventions et leurs perfectionnements ; nous les appliquons à nos machines et en augmentons ainsi la puissance ; et si l’exportation de ces machines perfectionnées fut autrefois prohibée, elle est libre aujourd’hui, et il n’est aucun peuple qui ne puisse se les procurer à aussi bon marché que nous-mêmes. La loi prohibitive de l’exportation des machines a été abrogée, il y a un an ou deux ; et quoique à cette époque notre industrie fût dans une situation déplorable, — quoiqu’il ne manquât pas de bons esprits qui regardaient la libre exportation de nos belles machines, comme une mesure hasardeuse pour le maintien de notre supériorité manufacturière, — cependant, nous ne fîmes aucune opposition à cette mesure, et nous la laissâmes s’accomplir sans hésiter, sans incidenter, en esprit de justice et de loyauté. (Acclamations.) Ainsi, après avoir conféré à l’étranger tous les avantages que nous pouvions retirer de la supériorité de nos machines, nous demandons à être affranchis de toutes restrictions, et nous posons en principe que, puisque les manufacturiers sont abandonnés à l’universelle concurrence, ils ont le droit de dire qu’il leur est fait injustice si une autre classe — et notamment l’opulente classe des landlords — jouit d’avantages exclusifs, d’avantages qui ne soient pas communs à toutes les autres.

On a dit que le marché intérieur était le plus important pour l’industrie manufacturière. — Je suis en mesure d’évaluer l’importance du marché intérieur en ce qui concerne ma propre industrie, l’industrie cotonnière. Elle s’alimente principalement par l’exportation. On voit dans l’ouvrage de Brom, qu’une balle seulement de coton sur sept est mise en œuvre pour la consommation du pays, et, par conséquent, cette consommation ne paie qu’un septième de la main-d’œuvre britannique qui est consacrée à cette branche, ou environ un jour par semaine. (Écoutez ! écoutez !) Ne perdez pas de vue que c’est là la totalité de la consommation du pays. Ainsi, cette clientèle de l’aristocratie terrienne, qu’on nous dépeint en termes si pompeux, se réduit, quand nous venons à l’examiner de près, à payer une fraction d’un jour pour une semaine de travail ; et quant aux débouchés que nous offrent les autres classes, — car les landlords ne sont pas nos seuls acheteurs, — je me bornerai à dire que cette métropole seule consomme plus que toute l’Irlande ; et la ville de Manchester, plus que le comté de Buckingham. (Écoutez ! écoutez !) — Venons aux exportations. — Je viens de vous dire qu’elles s’élèvent aux six septièmes de ce que nous fabriquons. Il en résulte que nous dépendons de l’étranger pour les six septièmes de notre travail, et comme nous n’avons aucun empire sur la législation étrangère, nous sommes incapables de recevoir aucune protection, dans cette mesure, alors qu’elle nous serait offerte. — Considérons maintenant l’intérêt agricole. La fabrication des aliments n’est pas, dans ce pays, une industrie d’exportation. Elle possède, dans le pays même, le meilleur marché du monde, et jouit encore de la protection. Il fut un temps où les produits agricoles de l’Angleterre étaient exportés, où les landlords vendaient leurs céréales au dehors. Ce temps n’est plus. Aujourd’hui notre population consomme tous les grains que le pays peut produire, et ses besoins en réclameraient bien davantage, s’il lui était permis d’en recevoir. (Écoutez ! écoutez !) Ainsi, les propriétaires, voyant que notre population manufacturière consomme tous leurs produits, ont cessé de les exporter, car ils ont l’avantage de vendre cet insuffisant produit sur un marché où l’offre est constamment inférieure à la demande. Ce n’est point là, comme je viens de le démontrer, la situation de l’industrie manufacturière. Les six septièmes de ses produits sont exportés. Arrêtez un moment votre attention aux conséquences de cet état de choses, les aliments sont la matière première du travail, précisément comme le coton est la matière première de l’étoffe. Il s’ensuit que les balles de produits fabriqués que nous exportons contiennent virtuellement du froment et autres produits agricoles aussi bien que du coton. (Écoutez ! écoutez !) C’est ainsi que les propriétaires du sol, tout en cessant de vendre directement au dehors, se sont déchargés de ce soin sur les manufacturiers, et se sont mis en possession d’un moyen indirect d’exportation beaucoup plus commode et surtout plus profitable. Ils se sont épargné les embarras de convertir leurs denrées en argent sur les marchés étrangers, et les manufacturiers, par la circulation que je viens de décrire, ont pris cette peine à leur charge. (Écoutez ! écoutez !) Ainsi le manufacturier anglais, qui accomplit ses opérations sous l’influence des lois-céréales, est d’abord contraint de payer un prix législativement artificiel pour ses aliments et ceux de ses ouvriers ; ensuite, puisque ses produits sont destinés à l’exportation, et puisqu’ils sont une sorte d’incarnation de denrées agricoles anglaises, combinées, sous forme de travail, avec le coton et autres matières premières, il devient l’intermédiaire malheureux de la revente de ces mêmes aliments, livré à la concurrence du monde entier, sur des marchés lointains, où les produits similaires se vendent peut-être pour la moitié du prix qu’ils lui ont coûté dans la Grande-Bretagne. (Applaudissements.) Ainsi, nous sommes devenus les instruments du propriétaire pour la défaite de ses denrées, et, ce qu’il y a de pire, l’opération nous constitue en perte pour la moitié de leur valeur. (Écoutez ! écoutez !) Comme manufacturier travaillant pour l’exportation, je m’arrêterai encore un moment sur cette partie de mon sujet. Vous n’aurez pas de. peine à comprendre cet axiome général : Les importateurs sont des acheteurs. Donc, le critérium de la prospérité d’un pays ce n’est pas ses exportations, mais ses importations. Je le répète, les importateurs sont des acheteurs. Permettez-moi d’éclairer ceci par un exemple. Le navire qui aborde nos rivages chargé de marchandises, n’importe la provenance, est la personnification d’un marchand étranger à la bourse bien garnie ; car le chargement est bientôt converti en argent, et cet argent est à la disposition du consignataire pour être de nouveau converti en marchandises d’exportation. Plus donc il nous arrive de ces navires, plus il nous arrive d’acheteurs. — Au sujet de nos impôts, je vous ferai observer que les marchandises qui nous viennent du dehors ne passent pas directement du rivage au magasin du négociant. Elles s’arrêtent d’abord à la douane, et là, elles payent un droit fiscal. Comme free-traders nous n’avons pas d’objection contre un tel droit. Il est juste et convenable d’asseoir une partie des recettes publiques sur les marchandises étrangères. Mais ici nous distinguons et nous disons : S’il est juste que nous payions un droit pour le revenu public, il ne l’est pas que nous en payions un autre pour des avantages personnels, et notamment pour grossir les rentes des propriétaires du sol. Messieurs, nos importations devraient être libres. Dans un pays éclairé, elles seraient libres comme les vents qui les poussent vers nos rivages. (Applaudissements.) Supposez-vous transportés par la pensée dans un autre pays, — car je ne veux pas vous offenser inutilement en citant votre propre patrie, — supposez que vous voyez sur les côtes des hommes en uniforme, allant et venant, un mousquet d’une main et une lunette de l’autre. Si l’on vous disait qu’il s’agit d’un service préventif, d’un service destiné par le gouvernement à empêcher l’arrivage des navires, et, par suite, l’introduction des produits étrangers, ne déclareriez-vous pas que c’est là pour ce pays, l’indice d’une ignorance qui va jusqu’au suicide ? et ne jugeriez-vous pas que ses lois commerciales remontent aux siècles les plus barbares ? C’est pourtant l’esprit, je regrette de le dire, qui caractérise notre législation. Nos lois admettent les objets de luxe, les vins, les soieries, les rubans à l’usage des grands et des riches ; elles laissent librement entrer ces choses moyennant un droit fiscal, et elles prohibent l’importation des aliments, c’est-à-dire de ce qui affecte le plus les classes pauvres et laborieuses. De telles lois sont le fruit de l’injustice, et nous nous élevons contre leur partialité. Les seigneurs disent que c’est là une question manufacturière. S’ils l’ont ainsi stigmatisée, c’est qu’ils ont surtout trouvé les manufacturiers prompts et persévérants à combattre leurs priviléges. Mais nous repoussons leur imputation. Non, ce n’est pas la cause des manufacturiers ; c’est votre cause; c’est la mienne, c’est la cause de tous. Ce n’est pas une question individuelle, c’est une question générale, qui intéresse toute la communauté ! Le manufacturier voit son industrie lésée, ses ouvriers affamés, et dès lors il lui appartient, il appartient à tout homme dans cette situation, de se plaindre. — Cette vaine clameur des landlords est suivie d’une autre. C’est la sur-production[2], disent-ils, qui fait tout le mal. On les entend crier : « Ces manufacturiers prétendent vêtir l’univers entier. » Peut-être feraient-ils mieux de nous laisser d’abord vêtir l’univers, et si, par là, nous portions le trouble et la misère dans le pays, ils seraient à temps de gémir. (Rires et approbations.) Cependant examinons la question de plus près. Supposez que nous parvinssions à habiller l’univers entiers, nous n’avons pas encore trouvé le secret de faire des calicots éternels (rires), ils s’usent, et dès lors ceux que nous avons accoutumés à en porter en réclameront d’autres. Voilà donc une source permanente de travail. (Écoutez !) ne serait-ce point une chose plaisante de voir venir à cette tribune un manufacturier du Lancastre, pleurant comme Alexandre, de ce qu’il ne lui reste point un autre monde, non à conquérir, mais à habiller ? (Éclats de rire.) En tout cas, au milieu de son chagrin, il aurait au moins cette consolation, fondement d’une espérance légitime, que s’il parvient à vêtir l’univers, c’est bien le moins qu’il ait le droit d’être nourri. (Acclamations.) Je n’ai encore entendu personne se plaindre qu’il avait trop de vêtements. (Une voix dans les galeries : Je suis sans. Rire universel.) Quel que soit leur bas prix, nul ne se fâche de les avoir à trop bon marché. Les landlords se réunissent de temps à autre, et on les entend se flatter d’être de bons patriotes, parce qu’ils font deux coupes de foin là où ils n’en faisaient qu’une autrefois. Gentlemen, à ce compte, je puis aussi, comme manufacturier, réclamer le titre de patriote, car je fais maintenant deux chemises pour moins qu’une seule ne me coûtait il y a quelques années. (Rires). Mais je n’accepte ni pour les landlords ni pour moi-même la qualification de patriote ou de philanthrope à ce titre. La même cause, la même impulsion nous fait agir, et c’est notre intérêt éclairé. (Écoutez ! écoutez !) Mais voici une autre clameur de l’aristocratie. Elle s’en prend aux machines.


Ici l’orateur combat l’erreur qui fait considérer les machines comme nuisibles à l’emploi du travail humain. Il établit, par des faits nombreux, qu’il y a dans tous les comtés où les machines ne sont pas employées, une tendance à émigrer vers ceux où elles sont le plus multipliées. Ce sujet ayant déjà été traité par d’autres orateurs, et notamment par M. Cobden, nous supprimons, quoiqu’à regret, cette partie du remarquable discours de M. Ashworth.

  1. Allusion à l’aveu fait par ces deux personnages que la protection leur était nécessaire pour payer leurs dettes, dégager leurs domaines et doter leurs filles.
  2. Sur-production, autre néologisme pour traduire le mot over-production, excès de production. Ici au moins je puis m’étayer de l’autorité de M. de Sismondi.