Aller au contenu

Colas Breugnon/III

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 49-72).


III

LE CURÉ DE BRÈVES

Prime avril.

Aussitôt que les chemins furent débarrassés de ces visiteurs importuns, je résolus de m’en aller, sans plus tarder, voir mon Chamaille en son village. Je n’étais pas bien inquiet de ce qu’il était devenu. Le gaillard sait se défendre ! N’importe ! l’on est plus tranquille, lorsqu’on a vu avec ses yeux l’ami lointain… Et puis, il me fallait me dégourdir les jambes.

Je partis donc sans en rien dire, et je suivais en sifflotant le long du bord de la rivière, qui s’étire au pied des collines boisées. Sur les feuilles nouvelettes s’égrenaient les gouttelettes d’une petite pluie bénie, pleurs du printemps, qui se taisait quelques moments, puis reprenait tranquillement. Dans les futaies, un écureuil amoureux miaulait. Dans les prés, les oies jabotaient. Les merles s’en donnaient à gorge que veux-tu et la petite serrurière faisait son : « titiput »…

Sur le chemin, je décidai de m’arrêter, pour aller prendre à Dorceny mon autre ami, le notaire, maître Paillard : de même que les Grâces, nous ne sommes au complet qu’à trois. Je le trouvai dans son étude, qui griffonnait sur ses minutes le temps qu’il faisait, les rêves qu’il avait eus et ses vues sur la politique. Auprès de lui était ouvert, à côté du De Legibus, le livre des Prophéties de M. Nostradamus. Quand on est, toute sa vie, calfeutré dans son logis, l’esprit prend sa revanche et ne s’en va que mieux dans les plaines du rêve et les taillis du souvenir ; et, faute de pouvoir diriger la machine ronde, il lit dans l’avenir ce qu’il adviendra du monde. Tout est écrit, dit-on : je le crois, mais j’avoue que je n’ai jamais réussi à lire dans les Centuries l’avenir que lorsqu’il était accompli.

En me voyant, le bon Paillard s’épanouit ; et la maison, du haut en bas, retentit de nos éclats. Il me réjouit à regarder, le petit homme, bedonnant, face grêlée, de larges joues, nez coloré, les yeux plissés, vifs et rusés, l’air renfrogné, et bougonnant contre le temps, contre les gens, mais dans le fond très bon plaisant, toujours raillant, et beaucoup plus farceur que moi. C’est son bonheur de vous lâcher, d’un air sévère, une énorme calembredaine. Et grave, il est beau à voir, à table, avec la bouteille, invoquant Comus et Momus, et entonnant sa chansonnette. Tout content de m’avoir, il me tenait les mains dans ses mains grosses et gourdes, mais comme lui malignes, adroites diablement à tripoter les instruments, limer, rogner, relier, menuiser. Il a tout fait dans sa maison ; et le tout n’est pas beau, mais le tout est de lui ; et beau ou laid, c’est son portrait.

Pour n’en point perdre l’habitude, il se plaignit de ci de ça ; et moi, par contradiction, je trouvais bon et ça et ci. Il est, lui, le docteur Tant-Pis, et moi, Tant-Mieux : c’est notre jeu. Il grogna contre ses clients ; et sans doute il faut avouer qu’ils mettent peu d’empressement à le payer : car certaines de ses créances remontent à trente-cinq ans ; et bien qu’intéressé, il ne se hâte point de les faire rentrer. Les autres, s’ils s’acquittent, c’est par hasard, quand ils y pensent ; en nature : un panier d’œufs, une paire de poulets. C’est la coutume ; et l’on trouverait offensant qu’il réclamât son argent. Il grognait, mais il laissait faire ; et je crois qu’à leur place, il en eût fait autant.

Heureusement pour lui, son bien lui suffisait. Une fortune rondelette et qui faisait des œufs. Peu de besoins. Un vieux garçon ; ne chassant pas les cotillons ; et pour les plaisirs de la table, Nature y a pourvu chez nous, la table est mise dans nos champs. Nos vignes, nos vergers, nos viviers, nos clapiers sont d’abondants garde-manger. Sa plus grande dépense était pour ses bouquins, qu’il montrait, mais de loin (car l’animal n’est point prêteur), et pour une manie qu’il a de regarder la lune (polisson) avec ses lunettes qui sont nouvellement de Hollande venues. Il s’est dans son grenier, dessus son toit, parmi les cheminées, aménagé une plate-forme branlante, d’où il observe gravement le firmament tournant ; il s’efforce d’y déchiffrer, sans y trop rien comprendre, l’alphabet de nos destinées. Au reste, il n’y croit pas, mais il aime à y croire. En quoi je le comprends : on a plaisir, de sa fenêtre, à voir passer les feux du ciel, comme, en la rue, les demoiselles ; on leur prête des aventures, des intrigues, un roman ; et vrai ou non, c’est amusant.

Nous discutâmes longuement sur le prodige, sur l’épée de feu sanglant dans la nuit brandie le mercredi d’avant. Et chacun expliquait le signe, à sa façon ; bien entendu, chacun soutenait mordicus que seul son sens était le bon. Mais à la fin, nous découvrîmes que lui ni moi n’avions rien vu. Car ce soir-là, mon astrologue, justement, avait fait un somme devant son instrument. Du moment que l’on n’est plus seul à avoir été sot, on en prend son parti. Nous le prîmes joyeusement.

Et nous sortîmes, bien décidés à n’en rien confesser au curé. Nous allâmes à travers champs, examinant les jeunes pousses, les fuseaux roses des buissons, les oiseaux qui faisaient leurs nids, et sur la plaine un épervier, comme une roue, aux cieux tournant. Nous nous contions en riant la bonne farce que naguère à Chamaille nous avions faite. Pendant des mois, Paillard et moi, nous avions sué sang et eau afin d’apprendre à un gros merle mis en cage un chant huguenot. Après quoi, nous l’avions lâché dans le jardin de mon curé. S’y trouvant bien, il s’était fait le magister des autres merles du village. Et Chamaille, que leur choral venait troubler, quand il lisait son bréviaire, se signait, sacrait, croyait que le diable était lâché dans son jardin, l’exorcisait et, de rage, embusqué derrière son volet, arquebusait l’Esprit Malin. Il n’en était point dupe d’ailleurs tout à fait. Car lorsqu’il avait tué le diable, il le mangeait.

Tout en causant nous arrivâmes.

Brèves semblait dormir. Les maisons sur la route bâillaient, portes ouvertes, au soleil du printemps, et au nez des passants. Aucun visage humain, qu’au rebord d’un fossé le derrière d’un marmot, qui se donnait de l’air et qui faisait de l’eau. Mais à mesure que Paillard et moi, nous tenant par le bras, avancions en devisant vers le centre du bourg, par le chemin jonché de pailles et de bouses, montait un ronflement d’abeilles irritées. Et quand nous débouchâmes sur la place de l’église, nous la trouvâmes pleine de gens gesticulant, pérorant et piaillant. Au milieu, sur le seuil de la porte entrouverte du jardin de la cure, Chamaille, cramoisi de colère, braillait, en montrant les deux poings à tous ses paroissiens. Nous tâchions de comprendre ; mais nous n’entendions rien qu’un tumulte de voix :

« …Chenilles et chenillots… Hannetons et mulots… Cum spiritu tuo… »

Et Chamaille criait :

— Non ! non ! je n’irai pas !

Et la foule :

— Sacré nom ! Es-tu notre curé ? réponds-nous, oui ou non ? Si tu l’es (et tu l’es), c’est pour que tu nous serves.

Et Chamaille :

— Faquins ! Je sers Dieu, non pas vous…

Ce fut un beau tapage. Chamaille, pour en finir, plaqua l’huis au visage de ses administrés ; au travers de la grille, on vit encore ses deux mains s’agiter, dont l’une par habitude répandait sur son peuple onctueusement la pluie de la bénédiction et dont l’autre levait sur la terre le tonnerre de la malédiction. Une dernière fois, à la fenêtre de la maison, parut son ventre rond et sa face carrée, qui, ne pouvant se faire entendre au milieu des huées, répliqua rageusement avec un pied de nez. Là-dessus, volets clos et visage de bois. Les crieurs se lassèrent ; la place se vida ; et, nous glissant derrière les badauds clairsemés, nous pûmes enfin à l’huis de Chamaille frapper.

Nous frappâmes longtemps. L’animal entêté ne voulait pas ouvrir.

— Hé ! monsieur le curé !…

Nous avions beau héler (nous déguisions nos voix, afin de nous amuser) :

— Maître Chamaille, êtes-vous là ?

— Au diable ! Je n’y suis pas.

Et comme nous insistions :

— Voulez-vous lever le camp ! Si vous ne laissez ma porte, je vais, bougres de chiens, vous baptiser de belle sorte !

Il faillit sur nos dos verser son pot à eau. Nous criâmes :

— Chamaille, au moins verse du vin !

À ces mots, par miracle, l’orage s’apaisa. Rouge comme un soleil, la bonne figure réjouie de Chamaille se pencha :

— Nom d’un petit bonhomme ! Breugnon, Paillard, c’est vous ? J’allais en faire de belles ! Ah ! les sacrés farceurs ! que ne le disiez-vous ?

Notre homme quatre à quatre dégringole ses marches.

— Entrez ! Entrez ! Bénis ! Çà, que je vous embrasse ! Bonnes gens, que je suis aise de voir figure humaine après tous ces babouins ! Avez-vous assisté à la danse qu’ils faisaient ? Qu’ils dansent tant qu’il leur plaît, je ne bougerai pas. Montez, nous allons boire. Vous devez avoir chaud. Vouloir me faire sortir avec le Saint-Sacrement ! Il va pleuvoir tantôt : nous serions, le bon Dieu et moi, trempés comme des soupes. Sommes-nous à leur service ? Suis-je un valet de ferme ? Traiter l’homme de Dieu en manant ! Sacripants ! Je suis fait pour curer leurs âmes et non leurs champs.

— Ah ! çà, demandâmes-nous, qu’est-ce que tu nous chantes ? À qui diable en as-tu ?

— Montez, montez, dit-il. Là-haut, nous serons mieux. Mais d’abord, il faut boire. Je n’en puis plus, j’étouffe !… Que dites-vous de ce vin ? Certes il n’est point des pires. Croiriez-vous, mes amis, que ces animaux-là avaient la prétention de me faire, tous les jours, faire les Rogations, dès Pâques… Pourquoi pas depuis les Rois jusqu’à la Circoncision ? Et cela, pour des hannetons !

— Des hannetons ! dîmes-nous. Sûrement, quelques-uns te sont restés pour compte. Tu divagues, Chamaille.

— Je ne divague point, cria-t-il indigné. Ah ! cela, c’est trop fort ! C’est moi qui suis en butte à toutes leurs folies et c’est moi qui suis fou !

— Alors, explique-toi en homme pondéré.

— Vous me feriez damner, fit-il en s’épongeant de fureur ; il faudrait que je restasse calme, quand on nous tarabuste, moi et Dieu, Dieu et moi, toute la sainte journée, pour que nous nous prêtions à leurs billevesées !… Or, sachez (ouf ! j’étoufferai, c’est sûr) que ces païens qui se soucient comme d’une guigne de la vie éternelle, et ne lavent pas plus leur âme que leurs pieds, exigent de leur curé la pluie et le beau temps. Il faut que je commande au soleil, à la lune : « Un peu de chaud, de l’eau, assez, pas trop n’en faut, un petit soleil doux, moelleux, enveloppé, une brise légère, surtout pas de gelées, encore une arrosée, Seigneur, c’est pour ma vigne ; arrête, assez pissé ! À présent, il me faut un petit coup de feu… »

À entendre ces marauds, il semblerait que Dieu n’ait rien de mieux à faire, sous le fouet de la prière, que l’âne du jardinier, attaché à sa meule, qui fait monter de l’eau. Encore (c’est le plus beau ! ) ne s’entendent-ils pas entre eux : l’un veut la pluie, quand l’autre veut le soleil. Et les voilà qui lancent les saints à la rescousse ! Ils sont trente-sept, là-haut, qui font de l’eau. Marche en tête, lance en main, saint Médard, grand pissard. De l’autre part, ils ne sont que deux : saint Raymond et saint Dié, qui dissipent les nuées. Mais viennent en renfort saint Blaise chasse-vent, Christophe pare-grêle, Valérien avale-orage, Aurélien tranche-tonnerre, saint Clair fait le temps clair. La discorde est au ciel. Tous ces grands personnages se flanquent des horions. Et voici saintes Suzanne, Hélène et Scholastique qui se prennent au chignon. Le bon Dieu ne sait plus à quel saint se vouer. Et si Dieu n’en sait rien, que saura son curé ? Pauvre curé !… Enfin, ce n’est pas mon affaire. Je ne suis là que pour transmettre les prières. Et l’exécution regarde le patron. Aussi ne dirais-je rien (quoique cette idolâtrie, entre nous, me dégoûte… Mon doux Seigneur Jésus, êtes-vous mort en vain ? ) si du moins ces vauriens ne voulaient me mêler aux querelles du ciel. Mais (ils sont enragés ! ) ils prétendent se servir de moi et de la croix, comme d’un talisman, contre toutes les vermines qui dévorent leurs champs. Un jour c’est pour les rats qui rongent les grains des granges. Procession, exorcisme, prière à saint Nicaise. Jour glacé de décembre, de la neige jusqu’au dos : j’y pris un lumbago… Ensuite, pour les chenilles. Prières à sainte Gertrude, procession. C’est en mars : giboulées, neige fondue, pluie gelée : j’attrape un enrouement, je tousse depuis ce temps… Aujourd’hui, les hannetons. Encore une procession ! Il faudrait que je fisse le tour de leurs vergers (un gros soleil de plomb, des nuages pansus et bleu noir comme des mouches, un orage qui mitonne, je reviendrais avec un bon chaud refroidi) en chantant le verset : « Ibi ceciderunt fauteurs d’iniquité, atque expulsi sunt et n’ont pas pu stare… » Mais c’est moi qui serais proprement expulsé !… « Ibi cecidit Chamaille Baptiste, dit Dulcis, curé. » … Non, non, non, grand merci ! Je ne suis pas pressé. On se lasse, à la fin, des meilleures plaisanteries. Est-ce à moi, s’il vous plaît, d’écheniller leurs champs ? Si les hannetons les gênent, qu’ils se déshannetonnent eux-mêmes, ces feignants ! Aide-toi, et le Ciel t’aidera. Ce serait trop commode de se croiser les bras et de dire au curé : « fais ceci, fais cela ! » Je ferai ce qu’il plaît à Dieu, et moi : je bois. Je bois. Faites de même… Quant à eux, qu’ils m’assiègent, s’ils veulent ! Je n’en ai cure, compagnons, et je jure qu’ils lèveront plutôt le siège de ma maison, que je ne lèverai le mien de ce fauteuil. Buvons !

Il but, exténué par sa grande dépense de souffle et d’éloquence. Et nous, ainsi que lui, levâmes notre verre dessus notre goulet, regardant au travers le ciel et notre sort, qui nous paraissaient roses. Pendant quelques minutes, le silence régna. Seul, Paillard, qui claquait de la langue, et Chamaille, dans le gros cou de qui le vin faisait : glouglou. Il buvait d’un seul trait, Paillard, à petits coups. Chamaille, quand le flot tombait au fond du trou, faisait : « Han ! » en levant ses yeux au firmament. Paillard regardait son verre, par-dessus, par-dessous, à l’ombre et au soleil, le humait, reniflait, buvait du nez, de l’œil, autant que du palais. Pour moi, je savourais ensemble le breuvage et les buveurs ; ma joie s’augmentait de la leur, et de les observer : boire et voir font la paire ; c’est un morceau de roi. Je n’en fessais pas moins, prompt et preste, mon verre. Et tous trois, bien au pas ; point de retardataire !… Qui le croirait pourtant ? Quand nous fîmes le compte, celui qui arriva premier à la barrière, d’une bonne lampée, fut monsieur le notaire.

Après que la rosée de cave eut humecté doucement nos gésiers et rendu la souplesse aux esprits animaux, nos âmes s’épanouirent, et nos faces aussi. À la fenêtre ouverte, accoudés, attendris, nous regardions avec extase dans les champs le printemps nouveau, le gai soleil sur les fuseaux des peupliers qui se remplument, au creux du val l’Yonne cachée qui tourne et tourne dans les prés, comme un jeune chien qui se joue, et d’où montait à nous l’écho des battoirs et des laveuses et des canes cacardeuses. Et Chamaille, déridé, disait, en nous pinçant le bras :

— Qu’il fait bon vivre, en ce pays ! Que le Dieu du ciel soit béni, qui tous trois nous fit naître ici ! Se peut-il rien de plus mignon, de plus riant, de plus touchant, attendrissant, appétissant, gras, moelleux et gracieux ! On en a les larmes aux yeux. On voudrait le manger, le gueux !

Nous approuvions, du menton, lorsque soudain il repartit :

— Mais pourquoi diable eut-il l’idée, là-haut, de faire en ce pays pousser ces animaux-ci ? Il eut raison, c’est entendu. Il sait ce qu’il fait, il faut croire… mais je préférerais, je l’avoue, qu’il eût tort, et que mes paroissiens fussent au diable, où l’on voudra : chez les Incas ou le Grand Turc, je ne m’en soucie, pourvu qu’ils soient ailleurs qu’ici !

Nous lui dîmes :

— Chamaille, ils sont pourtant les mêmes. Autant ceux-ci que d’autres ! À quoi sert de changer ?

— C’est donc, reprit Chamaille, qu’ils ont été créés, non pour être sauvés par moi, mais se sauver, en me forçant à faire pénitence sur terre. Convenez, mes compères, convenez qu’il n’est guère métier plus misérable que celui d’un curé de campagne, qui sue à faire entrer les saintes vérités dans le crâne endurci de ces pauvres hébétés. On a beau les nourrir du suc de l’Évangile et faire à leurs bambins téter le catéchisme : le fait à peine entré leur ressort par le nez ; faut à ces grands gousiers plus grossière pâtée. Quand ils ont mâchonné quelque temps un ave, d’un coin de bouche à l’autre promené litanies, ou, pour s’entendre braire, chanté vêpres et complies, rien des sacrées paroles ne passe le parvis de leur gueule assoiffée. Le cœur ni l’estomac n’en reçoit quasi rien. Après comme devant, ils restent purs païens. En vain, depuis des siècles, nous extirpons des champs, des ruisseaux, des forêts, les génies et les fées ; vainement, nous soufflons, à en faire éclater nos joues et nos poumons, nous soufflons, ressoufflons ces flambeaux infernaux, afin que, dans la nuit plus noire de l’univers, la lumière du vrai Dieu seule se fasse voir, jamais on n’a pu tuer ces esprits de la terre, ces sales superstitions, cette âme de la matière. Les vieilles souches des chênes, les noires pierres-qui-virent, continuent d’abriter cette engeance satanique. Combien nous en avons pourtant brisées, taillées, pillées, brûlées, déracinées ! Il faudrait retourner chaque motte, chaque pierre, la terre tout entière de la Gaule, notre mère, pour finir d’arracher les diables qu’elle a au corps. On n’y arriverait même pas. Cette damnée nature nous glisse entre les mains : vous lui coupez les pattes, il repousse des ailes. Pour chaque dieu qu’on tue, il en renaît dix autres. Tout est dieu, tout est diable, pour ces abrutis-là. Ils croient aux loups-garous, au cheval blanc sans tête et à la poule noire, au grand serpent humain, au lutin Fouletot et aux canards sorciers… Mais dites-moi, je vous prie, la tête que doit faire, au milieu de ces monstres éclopés, échappés de l’Arche de Noé, le doux fils de Marie et du pieux charpentier !

Mons Paillard répondit :

— Compère, « œil un autre œil voit, et non soi ». Tes paroissiens sont fous, c’est certain. Mais toi, es-tu plus sain ? Curé, tu n’as rien à dire ; car tu fais tout comme eux. Tes saints valent-ils mieux que leurs lutins et leurs fées ?… Ce n’était pas assez d’avoir un Dieu en trois, ou trois qui en font un, et la déesse mère, il a fallu loger dans votre Panthéon un tas de petits dieux en chausses et en jupons, afin de remplacer ceux qui étaient brisés et de remplir les niches que vous aviez vidées. Mais ces dieux, non, vrai Dieu ! ne valent pas les vieux. On ne sait d’où ils viennent ; il en sort de partout, comme des limaçons, tous mal faits, gens de peu, pouacres, stropiats, mal lavés, couverts de plaies et bosses, et mangés de vermine : l’un exhibe un moignon qui saigne, ou sur sa cuisse un ulcère luisant ; l’autre coquettement porte sur son chignon enfoncé, un tranchoir ; celui-ci se promène la tête sous le bras ; celui-là, tout glorieux, entre ses doigts secoue sa peau, comme une chemise. Et, sans aller si loin, que dirons-nous, curé, de ton saint, de celui qui trône en ton église, le Stylite Simon, qui pendant quarante ans se tint sur une jambe, au sommet d’un pilier, à l’instar d’un héron ?

Chamaille sursauta et cria :

— Halte-là ! passe encore pour les autres saints ! Je ne suis pas chargé de les garder. Mais, païen, celui-là, c’est le mien, je suis chez lui. Mon ami, sois poli !

— Laissons donc (je suis ton hôte) sur sa patte ton échassier ; mais dis-moi ce que tu penses de l’abbé de Corbigny, qui prétend avoir en bouteille du lait de la Très Sainte-Vierge ; et dis-moi que te semble aussi M. de Sermizelles, qui, un jour, ayant la courante, s’administra de l’eau bénite et de la poudre de reliques, en tisane de lavement !

— Ce que j’en pense, dit Chamaille, c’est que toi-même, toi qui railles, si tu souffrais du fondement, tu en ferais peut-être autant. Quant à l’abbé de Corbigny, tous ces moines, pour nous prendre la pratique, tiendraient boutique, s’ils le pouvaient, de lait d’archanges, de crème d’anges, et de beurre de séraphins. Ne parle pas de ces gens-là ! Moine et curé, c’est chien et chat.

— Alors, curé, tu n’y crois pas, à ces reliques ?

— Non, pas aux leurs, je crois aux miennes. J’ai l’os acromion de sainte Diétrine, qui éclaircit l’urine et le teint des diétreux[1]. Et j’ai le bregmatis carré de saint Étoupe qui chasse les démons des ventres des moutons… Veux-tu bien ne pas rire ! Parpaillot, tu te gausses ? Tu ne crois donc à rien ? J’ai les titres ici (aveugles qui en doute ! je m’en vais les chercher), sur parchemin signés ; tu verras, tu verras leur authenticité.

— Reste assis, reste assis, et laisse tes papiers. Tu n’y crois pas non plus, Chamaille, ton nez bouge… Quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, un os sera toujours un os, et qui l’adore un idolâtre. Chaque chose en sa place : les morts au cimetière ! Moi, je crois aux vivants, je crois qu’il fait grand jour, que je bois et raisonne — et raisonne fort bien — que deux et deux font quatre, que la terre est un astre immobile et perdu dans l’espace tournant ; je crois en Guy Coquille, et puis te réciter, si tu veux, tout du long, le recueil des Coutumes de notre Nivernois ; je crois aussi aux livres où la science de l’homme et son expérience goutte à goutte se filtrent ; par-dessus tout, je crois en mon entendement. Et (cela va sans dire) je crois également en la sacrée Parole. Il n’est d’homme prudent et sage d’en douter. Es-tu content, curé ?

— Non, je ne le suis pas, s’écria mon Chamaille, tout de bon irrité. Es-tu calvinien, hérétique, huguenot, qui marmonne la Bible, en remontre à sa mère l’Église, et qui prétend (fausse couvée de vipères !) se passer de curé ?

À son tour, se fâcha mon Paillard, protestant qu’il ne permettait pas qu’on le dît protestant, qu’il était bon François, catholique de poids, mais homme de bon sens et qui n’est point manchot de l’esprit ni des poings, qui voit clair à midi sans mettre ses lunettes, qui nomme un sot un sot et Chamaille trois sots en un, ou un en trois (comme il voudra), et, pour honorer Dieu, honore sa raison, qui du grand luminaire est le plus beau rayon.


Là-dessus, ils se turent et burent, en grognant et boudant, accoudés sur la table tous deux, et se tournant le dos. Moi j’éclatai de rire. Alors, ils s’aperçurent que je n’avais rien dit, et je le remarquai, moi-même, à cet instant. Jusque-là, j’étais occupé à les voir, à les écouter, en m’amusant des arguments, en les mimant des yeux, du front, en répétant tout bas les mots, en remuant sans bruit la bouche, comme un lapin qui mâche un chou. Mais les deux enragés parleurs me sommèrent de déclarer pour lequel des deux j’étais. Je répondis :

— Pour tous les deux, et pour quelques autres encore. N’en est-il plus à discourir ? Plus on est de fous, plus on rit et plus on rit, plus on est sage… Mes compères, quand vous voulez savoir ce que vous possédez, vous commencez par aligner sur une page tous vos chiffres ; après, vous les additionnez. Pourquoi donc ne pas mettre au bout l’une de l’autre vos lubies ? Toutes ensemble font peut-être la vérité. La vérité vous fait la nique, quand vous voulez l’accaparer. Le monde, enfants, a plus d’une explication : car chacune n’explique qu’un côté de la question. Je suis pour tous vos dieux, les païens, les chrétiens, et pour le dieu raison, par-dessus le marché.

À ces mots, tous les deux s’unissant contre moi, courroucés, m’appelèrent pyrrhonien et athée.

— Athée ! que vous faut-il ? que voulez-vous de moi ? Votre Dieu ou vos dieux, votre loi ou vos lois veulent venir chez moi ? Qu’ils viennent ! Je les reçois. Je reçois tout le monde, je suis hospitalier. Le bon Dieu me plaît fort, et ses saints encore plus. Je les aime, les honore, et leur fais la risette ; et (ce sont bonnes gens) ils ne refusent pas de venir avec moi faire un bout de causette. Mais, pour vous parler franc, un seul Dieu, je l’avoue, je n’en ai pas assez. Qu’y faire ? je suis gourmand… on me met à la diète ! J’ai mes saints, j’ai mes saintes, mes fées et mes esprits, ceux de l’air, de la terre, des arbres et des eaux ; je crois à la raison ; je crois aussi aux fous, qui voient la vérité ; et je crois aux sorciers. J’aime bien à penser que la terre suspendue se balance dans les nues, et je voudrais toucher, démonter, remonter tous les beaux mécanismes de l’horloge du monde. Mais cela ne fait point que je n’aie du plaisir à écouter chanter les célestes grillons, les étoiles aux yeux ronds, et à épier l’homme au fagot dans la lune… Vous haussez les épaules ? Vous, vous êtes pour l’ordre. Eh ! l’ordre a bien son prix ! Mais il n’est pas pour rien, et il se fait payer. L’ordre, c’est ne pas faire ce qu’on veut, et c’est faire ce qu’on ne voudrait pas. C’est se crever un œil, pour mieux voir avec l’autre. C’est abattre les bois pour y faire passer les grandes routes droites. C’est commode, commode… Mais bon Dieu ! que c’est laid !  ! Je suis un vieux Gaulois : beaucoup de chefs, beaucoup de lois, tous frères, et chacun pour soi. Crois si tu veux, et laisse-moi, si je veux, ne pas croire ou croire. Honore la raison. Et surtout, mon ami, ne touche pas aux dieux ! Il en bout, il en pleut, d’en haut, d’en bas, dessus nos nez, dessous nos pieds ; le monde en est gonflé, comme laie en gésine. Je les estime tous. Et je vous autorise à m’en apporter d’autres. Mais je vous défie bien de m’en reprendre un seul, ni de me décider à lui donner congé ; à moins que le coquin n’ait par trop abusé de ma crédulité.

Me prenant en pitié, Paillard et le curé demandèrent comment je pouvais retrouver mon chemin, au milieu de ce tohu-bohu.

— Je l’y trouve fort bien, dis-je ; tous les sentiers me sont familiers, je m’y promène à l’aise. Quand je vais seul par la forêt, de Chamoux à Vézelay, croyez-vous donc que j’aie besoin de la grand-route ? Je vais, je viens, les yeux fermés, par les chemins des braconniers ; et si je suis peut-être arrivé le dernier, du moins j’apporte au gîte ma gibecière pleine. Tout y est à sa place, rangé, étiqueté : le bon Dieu à l’église, les saints dans leurs chapelles, les fées parmi les champs, la raison sous mon front. Ils s’entendent très bien : chacun a sa chacune, sa tâche et sa maison. Ils ne sont pas soumis à un roi despotique ; mais, tels messieurs de Berne et leurs confédérés, ils forment tous entre eux des cantons alliés. Il en est de plus faibles, il en est de plus forts. Ne t’y fie pas pourtant ! On a parfois besoin des faibles contre les forts. Et certes, le bon Dieu est plus fort que les fées. Tout de même, il lui faut aussi les ménager. Et le bon Dieu tout seul n’est pas plus fort que tous. Un fort trouve toujours un plus fort qui le croque. Croquant croqué. Oui-dà. On ne m’ôtera pas, voyez-vous, de l’idée, que le plus grand bon Dieu, nul ne l’a encore vu. Il est très loin, très haut, tout au fond, tout au haut. Comme notre sire roi. On connaît (trop) ses gens, intendants, lieutenants. Mais lui reste en son Louvre. Le bon Dieu d’aujourd’hui, celui que chacun prie, c’est comme qui dirait M. de Concini… Bon, ne me bourre point, Chamaille ! Je dirai, pour ne point te fâcher, que c’est notre bon duc, M. de Nivernois. Que le Ciel le bénisse ! Je l’honore et je l’aime. Mais devant le seigneur du Louvre, il se tient coi, et fait bien. Ainsi soit !

— Ainsi soit ! dit Paillard ; mais il n’est pas ainsi. Hélas ! il s’en faut bien ! « En l’absence du seigneur, se connaît le serviteur. » Depuis que notre Henri est mort, et le royaume en quenouille tombé, les princes jouent avec la quenouillette, la quenouilleuse… « Les jeux des princes plaisent à ceux-là qui les font… » Ces larrons vont pêcher dedans le grand vivier, et vider le trésor de l’or et des victoires futures endormies dans les coffres de l’Arsenal, que garde M. de Sully. Ah ! que le vengeur vienne, qui leur fera cracher la tête, avec l’or qu’ils ont mangé !

Là-dessus nous en dîmes plus qu’il n’est prudent de le noter : car sur ce chant donné, nous étions tous d’accord. Et nous fîmes aussi quelques variations sur les princes enjuponnés, sur les cafards empantouflés, les gras prélats, et sur les moines fainéants. Je dois dire que Chamaille improvisait sur ce sujet les plus beaux chants, les plus brillants. Et le trio continua de marcher en mesure, tous trois comme une voix, quand nous prîmes pour thème, après les mielleux, les fielleux, après les faux dévots ceux-là qui le sont trop, les fanatiques de tout poil, huguenots, cagots, nigauds, ces imbéciles qui prétendent, pour imposer l’amour de Dieu, le faire entrer à coup de trique, ou bien de dague dans la peau ! Le bon Dieu n’est pas un ânier, pour nous mener par le bâton. Qui veut se damner, qu’il se damne ! Faut-il encore le tourmenter, de son vivant, et le brûler ? Dieu merci, laissez-nous tranquilles ! Que chacun vive, en notre France, et laisse vivre son prochain ! Le plus impie est un chrétien : car Dieu est mort pour tous les hommes. Et puis, le pire et le meilleur, au bout du compte, ce sont deux pauvres animaux : orgueil ne sied ni dureté ; ils se ressemblent, comme deux gouttes d’eau.

Après quoi, fatigués de parler, nous chantâmes, entonnant à trois voix un cantique à Bacchus, le seul dieu sur lequel moi, Paillard, le curé, nous ne discutions pas. Chamaille proclamait bien haut qu’il préférait celui-là à ces autres, que tous ces sales moines de Luther et Calvin et les prêchi-prêcha débitent en sermons. Bacchus, lui, est un dieu que l’on peut reconnaître, et digne de respect, un dieu de bonne souche, bien française… que dis-je ? chrétienne, mes chers frères : car Jésus n’est-il pas, dans certains vieux portraits, parfois représenté en un Bacchus qui foule les grappes avec ses pieds ? Buvons donc, mes amis, à notre Rédempteur, notre Bacchus chrétien, notre Jésus riant dont le beau sang vermeil coule sous nos coteaux et parfume nos vignes, nos langues et nos âmes, et verse son esprit doux, humain, généreux et railleur gentiment, dans notre claire France, au bon sens, au bon sang !



À ce point du discours, et comme nous choquions nos verres, en l’honneur du gai bon sens français qui se rit de l’excès en tout (« Entre les deux s’assied le sage »… d’où vient qu’il sied souvent par terre), un grand bruit de portes fermées, de pas pesants dans l’escalier, de Jésus ! de Joseph ! d’ave, et de gros soupirs oppressés, nous annonça l’invasion de dame Héloïse Curé, comme on nommait la gouvernante, ou « la Curée ». Elle soufflait, en essuyant sa large face avec un coin de tablier, et s’exclama :

— Holà ! Holà ! Au secours, monsieur le curé !

— Eh ! grosse bête, qu’y a-t-il ? demanda l’autre, impatienté.

— Ils viennent ! Ils viennent ! Ce sont eux !

— Qui ? Ces chenilles, qui s’en vont par les champs, en procession ? Je te l’ai dit, ne parle plus de ces païens, mes paroissiens !

— Ils vous menacent !

— Je m’en moque. Et de quoi ? D’un procès devant l’official ? Allons-y ! Je suis prêt.

— Ah ! mon monsieur, si ce n’était qu’un bon procès !

— Qu’est-ce donc ? Parle !

— Ils sont là-bas, chez le grand Picq, qui font des signes cabalistiques, des ésorchixmes, comme on dit, et qui chantent : « Saillez, mulots et hannetons, saillez des champs, allez manger dans le verger et dans la cave du curé ! »

À ces mots, Chamaille bondit :

— Ah ! ces maudits ! Dans mon verger, leurs hannetons ! Et dans ma cave… Ils m’assassinent ! Ils ne savent plus qu’inventer ! Ah ! Seigneur, saint Simon, venez au secours de votre curé !

Nous tentâmes de le rassurer, nous riions bien !

— Riez ! riez ! nous cria-t-il. Si vous étiez à ma place, mes beaux esprits, nous ne ririez pas autant. Eh ! parbleu, je rirais aussi, en votre peau : c’est bien commode ! Mais je voudrais vous voir devant cette nouvelle, et préparant table, cellier, appartement, pour recevoir ces garnements !… Leurs hannetons ! c’est écœurant… Et leurs mulots !… Je n’en veux pas ! Mais c’est à se casser la tête !

— Eh ! quoi, lui dis-je, n’es-tu pas le curé ? Que crains-tu ? Désexorcise-toi ! N’en sais-tu pas vingt fois plus que tes paroissiens ? N’es-tu pas plus fort qu’eux ?

— Hé ! Hé ! je n’en sais rien. Le grand Picq est très malin. Ah ! mes amis ! Ah ! mes amis ! Quelle nouvelle ! Ah ! les bandits !… J’étais si bien, si confiant ! Ah ! rien n’est sûr ! Dieu seul est grand. Que puis-je faire ? Je suis pris. Ils me tiennent… Mon Héloïse, va, cours leur dire qu’ils s’arrêtent ! Je viens, je viens, il le faut bien ! Ah ! les gredins ! Quand, à mon tour, sur leur grabat, je les tiendrai… En attendant (Fiat voluntas…) c’est moi qui passe par leur trente-six volontés !… Allons, il faut boire la coupe. Je la boirai. J’en ai bu d’autres !…

Il se leva. Nous demandâmes :

— Où vas-tu donc ?

— À la croisade, répondit-il, des hannetons.



  1. Des dartreux.