Colas Breugnon/XIV

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Librairie Ollendorff (p. 301-323).


XIV

LE ROI BOIT

Saint-Martin (11 novembre).

Il faisait, ce matin, une douceur extrême. Elle cheminait dans l’air, tiède comme la caresse d’une peau satinée. Elle se frottait à vous comme un chat qui vous frôle. Elle coulait à la fenêtre, comme un muscat doré. Le ciel avait levé sa paupière de nuées, et de son œil bleu pâle, paisible, me regardait ; et sur mon toit je voyais un rayon de soleil blond.

Je me sentais alangui, vieille bête, et rêveur, tel un adolescent. (J’ai renoncé à vieillir, je remonte mes ans ; si cela continue, je serai marmot, bientôt.) Donc mon cœur était plein de chimérique attente, comme le bon Roger qui bée après Alcine. Je voyais toutes choses d’un regard attendri. Je n’aurais, ce jour-là, fait de mal à une mouche. Et j’avais vidé mon sac à malices.

Et comme je me croyais seul, soudain j’aperçus Martine, assise dans un coin. Je n’avais pas remarqué lorsqu’elle était entrée. Elle ne m’avait rien dit, contre son habitude ; elle s’était installée, un ouvrage à la main, et ne me regardait point. J’éprouvais le besoin de faire part à d’autres du bien-être où j’étais. Et je dis, au hasard (pour ouvrir l’entretien, tous les sujets sont bons) :

— Pourquoi donc le bourdon a sonné ce matin ? Elle haussa les épaules, et dit :

— Pour la Saint-Martin.

J’en tombai de mon haut. Dans les rêvasseries, quoi ! j’avais oublié le dieu de ma cité ! Je dis :

— C’est la Saint-Martin ?

Et je vis surgir aussitôt, dans la troupe des damoiseaux et des dames de Plutarque, parmi mes amis nouveaux l’ami vieil (il est de leur taille), surgir le cavalier qui taille, avec son sabre, son manteau.

— Eh ! Martinet, mon vieux compère, se peut-il que j’ai oublié que c’était ton anniversaire !

— Tu t’en étonnes ? dit Martine. Il est grand temps ! tu oublies tout, le bon Dieu, ta famille, les diables et les saints, Martinet et Martine, rien n’existe pour toi, hors tes sacrés bouquins.

Je ris ; j’avais déjà remarqué son œil mauvais, quand elle venait, chaque matin, et qu’elle voyait qu’avec Plutarque je couchais. Jamais femme n’aima les livres, d’un amour désintéressé ; elle voit en eux des rivales, ou des amants. Fille ou femme, quand elle lit, fait l’amour et trompe l’homme. De là que, quand elle nous voit lire, elle crie à la trahison.

— C’est la faute à Martin, dis-je, on ne le voit plus. Pourtant, il lui restait la moitié du manteau. Il la garde, ce n’est point beau. Ma bonne fille, que veux-tu ? Il ne faut se laisser oublier dans la vie. Qui se laisse oublier, on l’oublie. Retiens cette leçon.

— Je n’en ai pas besoin, dit-elle. Où que je sois, nul ne l’ignore.

— C’est vrai, on te voit bien, on t’entend mieux encore. Hors ce matin, que j’attendais ta querelle journalière. Pourquoi m’en as-tu privé ? Elle me manque. Viens me la faire.

Mais elle, sans tourner la tête, dit :

— Rien ne te fait. Et je me tais.

Je regardais sa figure obstinée, qui sa lèvre mordait, pour piquer son ourlet. Elle avait l’air triste et battue ; et ma victoire me pesait. Je dis :

— Viens m’embrasser, au moins. À défaut de Martin, je n’ai pas oublié Martine. C’est ta fête, allons, j’ai un cadeau pour toi. Viens le chercher.

Elle fronça le sourcil, et dit :

— Mauvais plaisant !

— Je ne plaisante pas, dis-je. Viens, viens donc, tu verras.

— Je n’ai pas le temps.

— Ô fille dénaturée, quoi, tu n’as pas le temps de venir m’embrasser ?

À regret, elle se leva ; méfiante, elle s’approcha :

— Quel tour de Villon, quelle farce vas-tu me faire encore ? Je lui tendis les bras.

— Allons, dis-je, baise-moi.

— Et le cadeau ? dit-elle.

— Tu l’as, tu l’as, c’est moi.

Joli cadeau ! Le bel oiseau !

— Vilain ou beau, tout ce que j’ai je te le donne, je me rends, sans conditions, à discrétion. Fais de moi ce que tu voudras.

— Tu consens à venir en bas ?

— Pieds et poings liés, je me livre.

— Et tu consens à m’obéir, à ce qu’on t’aime, à te laisser mener, gronder, choyer, soigner, humilier ?

— J’ai abdiqué ma volonté.

— Ah ! comme je vais me venger ! Ah ! mon cher vieux ! Méchant garçon ! Que tu es bon ! Vieil entêté ! M’as-tu fait assez enrager !

Elle m’embrassait, me secouait comme un paquet, et me serrait sur son giron, tel un poupon.

Elle ne voulut pas attendre une heure. On m’emballa. Et Florimond et les mitrons, casqués du bonnet de coton, m’enfournèrent par l’escalier étroit, les pieds devant, la tête après, en bas, dans un grand lit, en une pièce claire, où Martine et Glodie me bordèrent, narguèrent, répétèrent vingt fois :

— À présent, on te tient, on te tient, te tient bien, vagabond !…

Que c’est bon !

Et depuis, je suis pris, j’ai jeté ma fierté au panier ; à Martine, je me soumets, vieux marmouset… Et c’est moi, sans qu’il y paraisse, qui mène tout, dans la maison.

    • *

Martine désormais s’installe auprès de moi, souvent. Et nous causons. Nous nous ressouvenons d’une autre fois déjà, il y a bien longtemps, où nous étions assis l’un près de l’autre, ainsi. Mais c’était elle alors qui se trouvait liée par le pied, s’étant fait une entorse, en voulant, une nuit (ah ! la chatte amoureuse ! ), sauter par la fenêtre, pour courir après son galant. En dépit de l’entorse, eh ! je l’ai bien rossée. Elle en rit à présent, et dit que je n’ai pas encore assez cogné. Mais alors, j’avais beau cogner et veiller ; et pourtant, je suis assez malin ; elle l’était dix fois plus que moi, la rusée, et me filait entre les mains. Au bout du compte, elle n’était pas aussi bête que je la croyais. Elle sut bien garder sa tête, à défaut du reste ; et ce fut le galant sans doute qui la perdit, puisqu’il est aujourd’hui, puisqu’il est son mari.

Elle rit avec moi de ses folies et dit, avec un gros soupir, que c’est fini de rire, les lauriers sont coupés, nous n’irons plus au bois. Et nous parlons de son mari. En brave femme, elle le juge honnête, en somme suffisant, pas amusant. Le mariage n’est pas fait pour le divertissement…

— Chacun le sait, dit-elle, et toi mieux que personne. C’est ainsi. Il faut se faire une raison. Chercher l’amour dans un époux est aussi fou que puiser l’eau dans un cribleau. Je ne suis folle, je ne me cause de tracas, en pleurant sur ce que je n’ai pas. De ce que j’ai, je me contente ; ce qui est est bien, comme il est. Point de regrets… Tout de même, à présent, je vois combien est loin de ce qu’on veut ce que l’on peut, de ce qu’on rêve en sa jeunesse ce qu’on est bien content d’avoir quand on est vieux ou qu’on va l’être. Et c’est touchant, ou ridicule : on ne sait pas lequel des deux. Tous ces espoirs, ces désespoirs, et ces ardeurs et ces langueurs, et ces beaux vœux et ces beaux feux de cheminée, pour arriver à faire cuire la marmite et trouver bon le pot-au-feu !… Et il est bon, vraiment, il l’est assez pour nous : c’est tout ce que nous méritons… Mais si jadis on me l’eût dit !… Enfin, il nous reste en tout cas, pour donner du goût au repas, notre rire ; et c’est un fier assaisonnement, il ferait manger des pierres. Riche ressource, et qui ne m’a jamais manqué, non plus qu’à toi, de pouvoir se moquer de soi, quand on fut sot et qu’on le voit !

Nous ne nous en faisons pas faute— encore moins de nous moquer des autres. Parfois, nous nous taisons, rêvassant, ruminant, moi le nez sur mon livre, elle sur son ouvrage ; mais les langues tout bas continuent de marcher, ainsi que deux ruisseaux qui cheminent sous terre et ressortent soudain, au soleil, en sautant. Martine, au milieu du silence, repart d’un grand éclat de rire ; et les langues, de reprendre leur danse !

J’essayai de faire entrer Plutarque en notre compagnie. Je voulus faire goûter à Martine ses beaux récits et la manière pathétique dont je lis. Mais nous n’eûmes aucun succès. De la Grèce et de Rome elle se souciait autant qu’un poisson d’une pomme. Lors même qu’elle voulait, afin d’être polie, écouter, au bout d’un instant elle était loin et son esprit courait les champs ; ou plutôt, il faisait sa ronde, du haut en bas de son logis. À l’endroit le plus palpitant de mon récit, quand savamment je ménageais l’émotion et préparais, en chevrotant, l’effet de la conclusion, elle m’interrompait pour crier quelque chose à Glodie, ou bien à Florimond, à l’autre bout de la maison. J’étais vexé. Je renonçai. Il ne faut demander aux femmes de partager nos songes-creux. La femme est la moitié de l’homme. Oui-dà, mais quelle moitié ? Celle d’en haut ? Ou si c’est l’autre ? Ce n’est en tout cas le cerveau qui est commun : chacun des deux a le sien, sa boîte à folies. Ainsi que deux surgeons, sortis d’un même tronc, c’est par le cœur qu’on communie…

Je communie très bien. Bien que barbon fané, ruiné, et mutilé, je suis assez malin pour avoir, presque tous les jours, une garde du corps de jeunes et jolies commères d’alentour, qui, rangées autour de mon lit, me font joyeuse compagnie. Elles viennent, alléguant une nouvelle d’importance, ou un service à demander, un ustensile à emprunter. Tous les prétextes leur sont bons, à la condition de ne plus y songer, à peine entrées dans la maison. Une fois là, comme au marché, elles s’installent, Guillemie aux yeux gais, Huguette au nez joli, Jacquotte l’entendue, Margueron, Alizon, et Gillette, et Macette, autour du veau sous l’édredon ; et jai, jai, jai, nous bavardons, ma commère, ma commère, comme des battants de cloche, et nous rions, quel carillon ! Et je suis le gros bourdon. J’ai dans mon sac toujours quelques fines histoires, qui chatouillent au bon endroit : fait beau les voir pâmer ! De la rue, on entend leurs rires. Et Florimond, que mon succès dépite, me demande, en raillant, mon secret. Je réponds :

— Mon secret ? Je suis jeune, mon vieux.

— Et puis, dit-il piqué, c’est ton mauvais renom. Vieux coureurs font courir après eux les femelles.

— Sans doute, je réponds. N’a-t-on pas du respect, envers un vieux soldat ? On s’empresse à le voir, on se dit : « Il revient du pays de la gloire. « Et celles-ci se disent : » « Colas a fait campagne, au pays de l’amour. Il le connaît, il nous connaît… Et puis, qui sait ? Peut-être encore il combattra. »

— Vieux polisson ! s’écrie Martine, ardez-moi ça ! Va-t-il pas s’aviser d’être encore amoureux !

— Et pourquoi pas ? C’est une idée ! Puisqu’il en est ainsi, pour vous faire enrager, je m’en vais me remarier.

— Eh ! remarie-toi, mon garçon, grand bien te fasse ! Il faut bien que jeunesse passe !…

    • *

Saint-Nicolas (6 décembre).

Pour la Saint-Nicolas, hors de mon lit, dans un fauteuil on me roula, entre la table et la fenêtre. Sous mes pieds, une chaufferette. Devant, un pupitre de bois, avec un trou pour la chandelle.

Sur les dix heures, la confrérie des mariniers, « faiseurs de flot » et ouvriers, « compagnons de rivière », violons en tête, défila devant notre maison, bras dessous bras dessus, dansant derrière leur bâton. Avant de se rendre à l’église, ils faisaient le tour des bouchons. En me voyant, ils m’acclamèrent. Je me levai, je saluai mon patron, qui me le rendit. Par la fenêtre, je serrai leurs pattes noires, je versai dans l’entonnoir de leurs grands gousiers béants la goutte (autant verser vraiment une goutte dedans un champ ! ).

Sur le midi, mes quatre fils vinrent m’offrir leurs compliments. On a beau ne pas très bien s’entendre, il faut s’entendre une fois l’an ; la fête du père est sacrée : c’est le pivot autour duquel est accrochée la famille, comme un essaim ; en la fêtant, elle resserre son faisceau, et s’y contraint. Et moi, j’y tiens.

Donc, ce jour-là, mes quatre gars se trouvèrent réunis chez moi. Ils n’en avaient beaucoup de joie. Ils s’aiment peu, et je crois bien que je suis le seul lien entre eux. À notre époque, tout s’en va de ce qui faisait l’union entre les hommes : la maison, la famille et la religion ; chacun croit seul avoir raison, et l’on vit chacun pour soi. Je ne ferai le vieux qui s’indigne et rechigne, et qui croit que le monde avec lui finira. Le monde saura bien s’en tirer ; et je crois que les jeunes savent mieux ce qui leur convient que les vieux. Mais c’est un rôle ingrat que le rôle du vieux. Le monde autour de lui change ; et s’il ne change aussi, plus de place pour lui ! Or, moi, je n’entends pas de cette oreille-là. Je suis dans mon fauteuil. Holà, holà, j’y reste ! Et s’il faut, pour garder sa place, que l’on change d’esprit, je changerai, oui-dà, je saurai m’arranger pour changer, — en restant (bien entendu) le même. En attendant, de mon fauteuil je regarde changer le monde et disputer les jeunes gens ; je les admire et cependant, j’attends, discret, le bon moment pour les mener où je l’entends…

Mes gaillards se tenaient devant moi, autour de la table : Jean-François le bigot, à droite ; à gauche, Antoine le Huguenot, qui est établi à Lyon. Assis tous deux et sans se regarder, engoncés dans leur col, le cou raide et le croupion figé. Jean-François, florissant, les joues pleines, l’œil dur et le sourire aux lèvres, parlait de ses affaires intarissablement, se vantait, étalait son argent, ses succès, louait ses draps et Dieu qui les lui faisait vendre. Antoine, lèvres rasées, queue de barbe au menton, morose, droit et froid, parlait comme pour soi de son commerce de librairie, de ses voyages à Genève, de ses relations d’affaires et de foi, et louait aussi Dieu ; mais ce n’était le même. Chacun parlait à tour de rôle, sans écouter le chant de l’autre, et puis reprenait son refrain. Mais à la fin, tous deux, vexés, commencèrent à traiter des sujets qui pouvaient mettre hors des gonds le compagnon, celui-ci les progrès de la religion vraie, celui-là le succès de la vraie religion. Et cependant, ils s’obstinaient à s’ignorer ; et sans bouger, comme affligés tous les deux d’un torticolis, l’air furieux, d’une voix aigre, ils glapissaient leur mépris pour le Dieu de l’ennemi. Debout, entre eux, les regardant, haussant l’épaule et s’esclaffant, se tenait mon fils le sergent au régiment de Sacermore, Aimon-Michel le sacripant (ce n’est pas un mauvais enfant). Il ne pouvait tenir en place, et tournait comme un loup en cage, tambourinait sur les carreaux, ou fredonnait : tayaut, tayaut, s’arrêtait pour dévisager les deux aînés qui disputaient, leur éclatait de rire au nez, ou leur coupait brutalement la parole pour proclamer que deux moutons, qu’ils soient ou non marqués d’une croix rouge ou bleue, s’ils sont bien gras, sont toujours bons, et qu’on saura le leur montrer… « Nous en avons mangé bien d’autres !… »

Anisse, mon dernier garçon, le regardait, horrifié. Anisse, le très bien nommé, qui n’a pas la poudre inventé. Les discussions l’inquiètent. Rien au monde ne l’intéresse. Il n’a de bonheur qu’à pouvoir bâiller en paix et s’ennuyer, tout le long de la sainte journée. Aussi trouve-t-il diaboliques la politique et la religion, ces inventions pour troubler le bon sommeil des gens d’esprit, ou l’esprit des gens qui sommeillent…

« Que ce que j’ai soit mal ou bon, puisque je l’ai, pourquoi changer ? Le

lit où l’on a fait son trou est fait par nous, est fait pour nous. Je ne veux pas de nouveaux draps… » Mais qu’il le voulût ou non, on secouait son matelas. Et dans son indignation, afin d’assurer son repos, cet homme doux aurait livré tous les éveilleurs au bourreau. Pour le moment, l’air effaré, il écoutait parler les autres ; et dès que leur ton s’élevait, son cou rentrait dans ses épaules.

Moi, tout oreilles et tout yeux, je m’amusais à démêler en quoi ces quatre, devant moi, étaient de moi, étaient à moi. Ils sont pourtant mes fils ; pour cela j’en réponds. Mais s’ils viennent de moi, ils en sont bien sortis ; et morbleu, par où diable y étaient-ils entrés ? Je me tâte : comment ai-je bien pu porter dans ma bedaine ce prêcheur, ce papelard et ce mouton enragé ? (Passe encore pour l’aventurier ! )… Ô nature traîtresse ! Ils étaient donc en moi ! Oui, j’en avais les germes ; je reconnais certains des gestes, des façons de parler, et même des pensées ; je me retrouve en eux, masqué, le masque étonne, mais par-dessous, c’est le même homme. Le même, un et multiple. Chaque homme porte en lui vingt hommes différents, celui qui rit, celui qui pleure, celui qui est indifférent, comme une souche, et à la pluie et au beau temps, le loup, le chien, et la brebis, le bon enfant, le chenapan ; mais l’un des vingt est le plus fort et, s’arrogeant seul la parole, il clôt le bec aux dix-neuf autres. De là, vient que ceux-ci décampent, sitôt qu’ils voient la porte ouverte. Mes quatre fils ont décampé. Les pauvres gars ! Mea culpa. Si loin de moi, ils sont si près !… Eh ! ce sont toujours mes petits. Quand ils disent des sottises, j’ai envie de leur demander pardon de les avoir faits sots. Heureusement qu’ils sont contents et qu’ils se trouvent beaux !… Qu’ils s’admirent, j’en suis bien aise ; mais ce que je ne puis supporter, c’est qu’ils ne veuillent point tolérer que les autres soient laids, tout leur soûl, s’il leur plaît. Dressés sur leurs ergots, se menaçant de l’œil et du bec, tous les quatre, ils avaient l’air de coqs en colère, prêts à sauter. J’observais avec placidité, puis je dis :

— Bravo ! Bravo, mes agneaux, je vois qu’on ne vous tondrait pas la laine sur le dos. Le sang est bon (parbleu ! c’est le mien), et la voix est meilleure. À présent qu’on vous a entendus, à mon tour ! La langue me démange. Et vous, faites repos.

Mais ils n’étaient pas très pressés de m’obéir. Un mot avait fait éclater l’orage. Jean-François, se levant, empoignait une chaise. Aimon-Michel tirait sa longue épée, Antoine son couteau ; et Anisse (il est fort pour mugir comme un veau) criait : « Au feu ! À l’eau ! » Je vis venir l’instant où ces quatre animaux allaient s’entr’égorger. Je saisis un objet, le premier qui s’offrit à portée de mon poing (justement, ce fut par hasard l’aiguière aux deux pigeons, qui faisait mon désespoir et l’orgueil de Florimond) ; et sur la table, en trois morceaux, sans y penser, je la brisai. Cependant que Martine, accourue, brandissait un chaudron fumant et menaçait de les en arroser. Ils criaient comme un troupeau d’ânons ; mais quand je brais il n’est baudet qui ne baisse pavillon. Je dis :

— Je suis le maître, ici, j’ordonne. Taisez-vous. Ah ! çà, êtes-vous fous ? Sommes-nous réunis, afin de discuter le Credo de Nicée ? J’aime bien qu’on discute, oui-dà ; mais, s’il vous plaît, choisissez, mes amis, des sujets plus nouveaux. Je suis las de ceux-ci, j’en suis assassiné. Que diable, discutez, si pour votre santé il vous est ordonné, sur ce vin de Bourgogne ou sur ce cervelas, sur ce qu’on peut voir, ou boire, ou toucher, ou manger : nous mangerons, boirons afin de contrôler. Mais discuter sur Dieu, bon Dieu ! sur le Saint-Esprit, c’est montrer, mes amis, que d’esprit l’on n’a guère !… Je ne dis pas de mal de ceux qui croient : je crois, nous croyons, vous croyez… tout ce qu’il vous plaira. Mais parlons d’autre chose : n’en est-il pas, au monde ? Chacun de vous est sûr d’entrer au paradis. Fort bien, j’en suis ravi. On vous attend là-haut, la place est retenue pour chacun des élus ; les autres resteront à la porte ; c’est entendu… Eh ! laissez le bon Dieu loger comme il lui plaît ses hôtes : c’est son office, et ne vous mêlez pas de faire sa police. À chacun son royaume. Le ciel à Dieu, à nous la terre. La rendre, s’il se peut, plus habitable est notre affaire. On n’est pas trop de tous, pour en venir à bout. Croyez-vous qu’on pourrait se passer d’un de vous ? Vous êtes tous les quatre utiles au pays. Il a autant besoin de ta foi, Jean-François, en ce qui a été, que de la tienne, Antoine, en ce qui devrait être, de ton humeur aventureuse, Aimon-Michel, qu’Anisse, de ton immobilité. Vous êtes les quatre piliers. Qu’un seul fléchisse et la maison s’écroulera. Vous resteriez, ruine inutile. Est-ce là ce que vous voulez ? Bien raisonné, ma foi ! Que diriez-vous de quatre mariniers qui, sur les flots, par le gros temps, au lieu de faire la manœuvre, ne penseraient qu’à disputer ?… Je me souviens d’avoir ouï, au temps jadis, un entretien du roi Henry avec le duc de Nivernois. Ils gémissaient de la manie de leurs François, acharnés à s’entre-détruire. Le roi disait : « Ventre-saint-gris ! j’aurais envie, pour les calmer, qu’on me les cousît deux à deux, dans un sac, moine enragé et prédicant de l’Évangile frénétique, et qu’en la Loire, ainsi qu’une portée de chats, on les jetât. » Et Nivernois riant, disait :

« Pour moi, je me contenterais de les expédier, en ballots, dans cet

îlot, où, nous dit-on, Messieurs de Berne font déposer sur le rivage maris et femmes querelleurs, qu’un mois après, quand le bateau vient les reprendre, on retrouve, roucoulant d’amour tendre, comme des tourtereaux. » Vous auriez bien besoin d’une cure pareille ! Vous grognez, marmousets ? Vous vous tournez le dos ?… Eh ! regardez-vous donc, enfants ! Vous avez beau croire que vous êtes chacun pétri d’autre matière et bien mieux que vos frères ; vous êtes quatre moutures ejusdem farinæ, des Breugnons tout crachés, des Bourguignons salés. Ardez-moi ce grand nez insolent qui s’étale en travers du visage, cette bouche entaillée largement dans l’écorce, entonnoir à verser le boire, ces yeux embroussaillés qui voudraient bien avoir l’air méchants, et qui rient ! Mais vous êtes signés ! Voyez-vous pas qu’en vous nuisant, c’est vous-mêmes que vous détruisez ? Et feriez-vous pas mieux de vous donner la main ?… Vous ne pensez pas de même. La belle affaire ! Eh ! tant mieux ! Voudriez-vous cultiver tous le même champ ? Plus la famille aura de champs et de pensées, plus nous serons heureux et forts. Étendez-vous, multipliez, et embrassez tout ce que vous pourrez de la terre et de la pensée. Chacun la sienne, et tous unis (allons, mes fils, embrassons-nous ! ) afin que le grand nez Breugnon sur les champs allonge son ombre et renifle la beauté du monde !

Ils se taisaient, l’air rechigné, pinçant les lèvres ; mais on voyait qu’ils avaient peine à ne pas rire. Et soudain Aimon-Michel, partant d’un grand éclat bruyant, tendit la main à Jean-François, en lui disant :

« Allons, l’aîné des nez, bene ! Benêts, faisons la paix ! » Ils

s’embrassèrent.

— Martine, holà ! À nos santés !

Je remarquai, à ce moment, que tout à l’heure, en ma colère, en frappant avec l’aiguière, je m’étais coupé le poignet. Un peu de sang tachait la table. Antoine, toujours solennel, levant ma main, posa dessous son verre, y recueillit le jus de ma veine vermeil, et dit pompeusement :

— Pour sceller notre alliance, buvons tous quatre dans ce verre !

— Or çà, or çà, je dis, Antoine, gâter le vin de Dieu ! Pfui ! tu me dégoûtes ! Jette cette mixture. Qui veut boire mon sang tout pur, qu’il boive sec et pur son piot.

Là-dessus nous pintâmes, et sur le goût du vin point nous ne disputâmes.

Comme ils étaient partis, Martine, en me pansant la main, me dit :

— Vieux scélérat, tu en es donc venu à tes fins, cette fois ?

Quelles fins veux-tu dire ? À les mettre d’accord ?

— Je parle d’autre chose.

— Et de quoi donc, alors ?

Sur la table elle montra l’aiguière brisée.

— Tu me comprends fort bien. Ne fais pas l’innocent… Avoue… Tu avoueras… Allons, à mon oreille ! Il ne le saura pas…

Je jouais l’étonné, l’indigné, le niais, je niais ; mais je pouffai de rire… pfl… et je m’étranglai. Elle me répéta :

— Scélérat ! Scélérat !

Je dis :

— Elle était trop laide. Écoute, ma bonne fille : il fallait que d’elle ou de moi l’un disparût.

Martine dit :

— Celui qui reste n’est pas plus beau.

— Pour cet oiseau, qu’il soit laid, tant qu’il lui plaira ! Je m’en moque. Je ne le vois pas.

    • *

Veillée de Noël.

Sur ses gonds huilés l’année tourne. La porte se ferme et se rouvre. Telle une étoffe que l’on plie, les jours tombent enfouis dans le coffre moelleux des nuits. Ils entrent d’un côté et ressortent de l’autre, croissant déjà d’un saut de puce, à la Saint-Luce. Par une fente je vois briller le regard de l’an nouveau.

Assis sous le manteau de la grande cheminée, dans la nuit de Noël, je lorgne, comme du fond d’un puits, en haut le ciel étoilé, ses paupières qui clignotent, ses petits cœurs qui grelottent ; et j’entends venir les cloches, qui dans l’air lisse volent, volent, sonnant la messe de minuit. J’aime qu’il soit né, l’Enfant, à cette heure de la nuit, à cette heure la plus sombre, où le monde paraît finir. Sa petite voix chante : « Ô jour, tu reviendras ! Tu viens déjà. Année nouvelle, te voilà ! » Et l’Espoir, sous ses chaudes ailes, couvre la nuit d’hiver glacée, et l’attendrit.

Je suis tout seul à la maison ; mes enfants sont à l’église ; pour la première fois, je n’y vais point. Je reste, avec mon chien Citron et mon gris chaton Patapon. Nous rêvassons et regardons le feu lécher la cheminée. Je rumine ma soirée. Tout à l’heure, j’avais près de moi ma couvée ; je contais à Glodie, qui faisait les yeux ronds, des histoires de fées, et de Bout-de-Canard et de Poussin pelé, et du garçon qui fait fortune avec son coq, en le vendant aux gens qui vont dans leurs charrettes chercher le jour pour l’y charrier. Nous nous sommes bien amusés. Les autres écoutaient et riaient, et chacun ajoutait son trait. Et puis, l’on se taisait, par moments, épiant l’eau qui bout, les tisons, et sur la vitre les frissons des blancs flocons, et sous la cendre le grillon. Ah ! les bonnes nuits d’hiver, le silence, la tiédeur du petit troupeau serré, les rêveries de la veillée où l’esprit aime à divaguer, mais il le sait, et s’il délire, c’est pour rire…

À présent, je fais mon bilan du bout de l’an, et je constate qu’en six mois j’ai tout perdu : ma femme, ma maison, mon argent et mes jambes. Mais le plus amusant, c’est que lorsque à la fin, j’établis ma balance, je me trouve aussi riche qu’avant ! Je n’ai plus rien, dit-on ? Non, plus rien à porter. Eh ! je suis délesté. Jamais je ne me suis senti plus frais, plus libre et plus flottant, au courant de ma fantaisie… Qui m’eût dit, l’an passé, cependant, que je le prendrais aussi gaiement ! Avais-je assez juré que je voulais rester jusqu’à ma mort maître chez moi, maître de moi, indépendant, et ne devant qu’à moi mon gîte et ma pitance et le compte de mes extravagances ! L’homme propose… Finalement, les choses tournent tout autrement que l’on voulait ; et c’est juste ce qu’il fallait. Et puis, en somme, l’homme est un brave animal. Tout lui est bon. Il s’ajuste aussi bien au bonheur, à la peine, à la bombance, à la disette. Donnez-lui quatre jambes, ou prenez-lui ses deux, faites-le sourd, aveugle, muet, il trouvera moyen de s’en accommoder et, dans son aparte, de voir, d’entendre et de parler. Il est comme une cire qu’on étire et qu’on presse ; l’âme la pétrit, à son feu. Et c’est beau de sentir qu’on a cette souplesse dans l’esprit et dans les jarrets, que l’on peut aussi bien être poisson dans l’eau, oiseau dans l’air, dans le feu salamandre, et sur la terre un homme qui lutte joyeusement avec les quatre éléments. Ainsi, l’on est plus riche, plus on est dépourvu : car l’esprit crée ce qui lui manque : l’arbre touffu que l’on élague monte plus haut. Moins j’ai et plus je suis… Minuit. L’horloge tinte…

 Il est né le divin Enfant…

Je chante Noël…

 Jouez, hautbois, sonnez, musettes.
 Ah ! qu’il est beau, qu’il est charmant !…

Je m’assoupis, et fais un somme, bien calé, pour ne tomber dans le foyer…

 Il est né… Hautbois, jouez, sonnez, musettes amusées…
 Il est né, le petit Messie…

Mais si j’ai moins, eh plus je suis…

    • *

Épiphanie.

Je suis un bon farceur ! Car moins j’ai, et plus j’ai. Et je le sais très bien. J’ai trouvé le moyen d’être riche sans avoir rien, riche du bien des autres. J’ai le pouvoir sans charges. Que parle-t-on de ces vieux pères, qui lorsqu’ils se sont dépouillés, lorsqu’ils ont tout donné à leurs enfants ingrats, leur chemise et leurs chausses, sont délaissés, laissés et voient tous les regards les pousser à la fosse ? Ce sont de fichus maladroits. Je n’ai jamais été, ma foi, plus aimé, plus choyé que dans ma pauvreté. C’est que je ne suis pas si bête que de me dépouiller de tout, sans rien garder. N’est-il donc que sa bourse à donner ? Moi, quand j’ai tout donné, je garde le meilleur, je garde ma gaieté, ce que j’ai amassé en cinquante ans de promenade, en long, en large de la vie, de belle humeur et de malice, et de folle sagesse ou de sage folie. Et la provision n’est pas près de finir. Je l’ouvre à tous ; que tous y puisent ! N’est-ce donc rien ? Si je reçois de mes enfants, je donne aussi, nous sommes quittes. Et s’il advient que celui-ci donne un peu moins que celui-là, l’affection fournit l’appoint ; et du compte nul ne se plaint.

Qui veut voir un roi sans royaume, un Jean sans terre, un heureux coquin, qui veut voir un Breugnon de Gaule, qu’il me voie ce soir sur mon trône, présidant le bruyant festin ! C’est aujourd’hui l’Épiphanie. L’après-midi, on vit passer dans notre rue les trois rois mages, leur équipage, un blanc troupeau, six pastoureaux, six pastourelles qui chantaient ; et les chiens du quartier braillaient. Et ce soir, nous sommes à table, tous mes enfants et les enfants de mes enfants. Cela fait trente, en me comptant. Et tous les trente crient ensemble :

Le roi boit !

Le roi, c’est moi. J’ai la couronne, sur mon chef un moule à pâté. Et ma reine est Martine : comme dans les saints livres, j’ai épousé ma fille. Chaque fois que je porte à ma bouche mon verre, on m’acclame, je ris, j’avale de travers ; mais de travers ou non, j’avale et n’en perds rien. Ma reine boit aussi et, gorge nue, fait boire à son rouge téton son rouge nourrisson, mon dernier petit-fils, braillant, buvant, bavant, et étalant son cul. Et le chien sous la table jappe et lape la jatte. Et le chat, en grondant et faisant le gros dos, se sauve avec un os.

Et je pense (tout haut : je n’aime à penser bas) :

— La vie est bonne. Ô mes amis ! Son seul défaut est qu’elle est brève : on n’en a pas pour son argent. Vous me direz : « Tiens-toi content, ta part est bonne, et tu l’as eue. » Je ne dis non. J’en voudrais deux. Et qui sait ! Peut-être que j’aurai, en ne criant pas trop haut, un second morceau du gâteau… Mais le triste, c’est que si moi suis encore là, tant de bons gars que j’ai connus, où sont, hélas ? Dieu ! comme le temps passe, et les hommes aussi ! Où est le roi Henry et le bon duc Louis ?…

Et me voici parti, sur les chemins du temps jadis, à ramasser les fleurs fanées des souvenirs ; et je raconte mes histoires, je ne m’en lasse, et je rabâche. Mes enfants me laissent aller ; et lorsque en mon récit un mot me manque, ou je m’embrouille, ils me soufflent la fin du conte ; et je m’éveille de mon songe, devant leurs yeux malicieux.

— Eh ! vieux père, me disent-ils. Il faisait bon vivre, à vingt ans ! Les femmes avaient, en ce temps, la gorge plus belle et fournie ; et les hommes avaient le cœur au bon endroit, le reste aussi. Il fallait voir le roi Henry et son compain le duc Louis ! On n’en fait plus de ce bois-ci…

Je réponds :

— Malins, vous riez ? Vous faites bien, il fait bon rire. Parbleu, je ne suis pas si fou que de croire que chez nous y ait disette de vendange et de gaillards pour vendanger. Je sais bien que pour un qui part, il en vient trois, et que le bois dont on fabrique les lurons, les gars de Gaule, croît toujours dru, droit et serré. Mais ce ne sont plus les mêmes qu’on fabrique avec ce bois. Mille et mille aunes on tailleroit, jamais, jamais ne referoit Henry mon roi, ni mon Louis. Et c’était ceux-là que j’aimais… Allons, allons, mon Colas, ne nous attendrissons pas. Larme à l’œil ? eh ! grosse bête, est-ce que tu vas regretter de ne pouvoir, toute ta vie, remâcher la même bouchée ? Le vin n’est plus le même ? Il n’en est pas moins bon. Buvons ! Vive le roi qui boit ! Et vive aussi son peuple biberon !…

Et puis, pour être francs, entre nous, mes enfants, un bon roi est bien bon ; mais le meilleur, c’est encore moi. Soyons libres, gentils François, et nos maîtres envoyons paître ! Ma terre et moi nous nous aimons, nous suffisons. Qu’ai-je affaire d’un roi du ciel, ou de la terre ? Je n’ai besoin d’un trône, ici-bas, ni là-haut. À chacun sa place au soleil, et son ombre ! À chacun son lopin du sol, et ses bras pour le retourner ! Nous ne demandons rien d’autre. Et si le roi venait chez moi, je lui dirais :

— « Tu es mon hôte. À ta santé ! Assieds-toi là. Cousin, un roi en vaut un autre. Chaque François est roi. Et bonhomme est maître chez soi. »

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