Collectiviste et Anarchiste - Dialogue sur le Socialisme et l’Individualisme

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Collectiviste et Anarchiste - Dialogue sur le Socialisme et l’Individualisme
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 721-762).
COLLECTIVISTE ET ANACHISTE

DIALOGUE
SUR LE
SOCIALISME ET L’INDIVIDUALISME


A la dernière fête du 14 juillet, sur la terrasse d’une guinguette des Buttes-Chaumont, se trouvaient attablés, à l’heure des apéritifs, buvant côte à côte, à l’ombre d’un faisceau de drapeaux, deux hommes d’aspects différens. L’un gras, replet, proprement vêtu, l’air d’un bourgeois aisé, fumait une pipe devant un bock de bière : c’était un typographe, devenu prote dans l’imprimerie d’un petit journal socialiste. L’autre grand, maigre, sec, les cheveux drus et grisonnans, la taille serrée dans une redingote râpée, fumait, lentement, une cigarette, le regard vague et comme perdu dans le lointain. Il eût été difficile de dire quelle était sa profession, tant il en avait souvent changé. Ancien boursier d’un collège de l’Etat, bachelier ès sciences et licencié ès lettres, il avait essayé de tous les métiers où les déclassés cherchent un refuge, tour à tour écrivain, journaliste, répétiteur, comptable, agent électoral. Pour le moment, il était sans place, et il humait, mélancoliquement, à petites gorgées, un verre d’absinthe. Ces deux hommes ne se connaissaient point ; mais, entre voisins de table, au cabaret, il n’est pas besoin de présentation et le café ou l’alcool ont vite fait de délier les langues.

— Tel que vous me voyez, dit le prote, en posant sa chope de bière, vous pensez bien que je ne suis pas des nigauds qui célèbrent la fête nationale et la prise de la Bastille. La prise de la Bastille, c’est de l’histoire ancienne. Au lieu de fêter les révolutions du passé, j’aime mieux songer à celles de l’avenir. La grande révolution n’est pas derrière nous, comme l’imaginent les bourgeois, elle est devant nous. Ce qui serait digne d’une république, ce serait d’avoir une fête en l’honneur des révolutions futures. A quand la prochaine ? A quand la chute de la Bastille capitaliste, l’avènement de la Sociale et l’inauguration du Collectivisme ? Si ce n’est pas pour demain, ce sera, toujours, pour le XXe siècle. Le XXe siècle sera le grand siècle libérateur, celui de l’émancipation définitive, celui où l’humanité sera, enfin, majeure.

— Je l’espère, ou je le souhaite, comme vous, répondit, dédaigneusement, le buveur d’absinthe ; mais s’il ne nous apporte pas autre chose que le collectivisme, le XXe siècle ne vaudra pas mieux que ses aînés. Tout comme ce misérable XIXe siècle expirant, dont trois ou quatre générations ont, en vain, attendu le renouvellement du monde, il trompera les espérances mises sur lui par l’incurable naïveté des peuples.

— Puisque vous faites fi du collectivisme, qu’êtes-vous donc ? demanda le prote d’un ton dépité ; anarchiste peut-être ?

— Anarchiste, précisément ; je ne reconnais aucun maître ; je ne jure sur aucune Bible ; je ne me laisse enrôler dans aucun régiment. Je ne crois pas plus aux dogmes du collectivisme qu’aux mystères des vieilles religions. Anarchiste et libertaire, voilà ma profession de foi. Et sur cette déclaration, l’homme à la redingote lança dans l’air une bouffée de tabac orgueilleuse.

LE COLLECTIVISTE. — Anarchiste ! il n’y a pas de quoi être fier. L’anarchie, nous en avons assez comme cela. Ne voyez-vous pas que c’est, justement, le mal des sociétés contemporaines ? Si elle n’a pas envahi la politique — et encore, est-ce bien sûr ? — l’anarchie ne règne que trop dans tout le reste. Anarchie morale et intellectuelle, anarchie des idées et des esprits qui n’ont plus de centre commun vers lequel les intelligences ou les volontés convergent. Anarchie économique, anarchie du travail et de la production qui sont abandonnés aux hasards de la compétition universelle et aux luttes homicides de la concurrence. Double anarchie, à la fois matérielle et spirituelle, issue d’une fausse conception de la liberté et fille du laissez-faire et du laissez-passer des économistes et des philosophes. Monde des idées ou monde du travail, la société moderne est chaotique ; au lieu d’accroître la confusion, il faut débrouiller ce chaos pour en faire sortir une société ordonnée et rationnelle. Telle est la grande tâche de l’avenir, et telle doit être l’œuvre prochaine du collectivisme. Rénovation économique par la nationalisation des instrumens de production, rénovation morale par l’idée de solidarité, voilà la double tâche qui s’impose à nous. Et pour l’accomplir, loin de proclamer l’anarchie, il faut mettre la main sur le gouvernement, le transférer du bourgeois au prolétaire, afin de faire du pouvoir l’instrument de la reconstruction sociale.

L’ANARCHISTE. — Votre reconstruction sociale, il y a beau jour que je n’y crois plus.

LE COLLECTIVISTE. — Si l’on ne peut reconstruire, à quoi bon jeter bas ce qui existe ? Encore faut-il savoir ce qu’on veut élever sur les ruines du passé. On ne supprime que ce qu’on remplace. Or, que voulez-vous mettre à la place de la société bourgeoise ? le savez-vous seulement ?

L’ANARCHISTE. — Ce que je veux mettre à la place ? — Rien ! — Rien, du moins, d’arrêté à l’avance, rien d’artificiel ou de préconçu. Je veux affranchir l’homme de toute servitude sociale et de tout joug gouvernemental ; je veux restituer, à la nature humaine et à l’énergie individuelle, leur pleine liberté. Autrement, à quoi bon détruire l’État, à quoi bon renverser la société actuelle pour refaire, laborieusement, une société qui ne vaudrait peut-être guère mieux, et un État qui ne serait pas moins oppressif ?

LE COLLECTIVISTE. — L’anarchie n’est qu’un songe de malade, une rêverie de névropathe en délire. Une société ne peut se passer d’organisation ; il lui faut une armature solide qui en soutienne et en rattache les différentes parties. Cette armature, le collectivisme la lui donnera.

L’ANARCHISTE. — Le collectivisme n’est qu’un rêve de simples d’esprit, prêts à croire à tous les charlatans et voués à toutes les servitudes. Une société n’est pas une bâtisse qu’on démolit et reconstruit à volonté. Une société ne ressemble pas à ces palais d’exposition, en fer et en verre, dont on met le plan au concours, et qu’après jugement d’un jury, plus ou moins compétent, on vous bâtit, par adjudication, en quelques mois.

LE COLLECTIVISTE. — Votre anarchie n’est qu’une utopie enfantine de cerveaux troubles qui raisonnent dans le vide. Comment imaginer qu’une fois l’État détruit et tout gouvernement supprimé, la société se refera d’elle-même ; que les choses iront toutes seules ; que les machines des ateliers marcheront spontanément ; que les magasins et les marchés se rempliront d’eux-mêmes ; que les hommes s’élèveront, s’instruiront, s’administreront sans lois et sans autorité ? Mais c’est de la fantasmagorie ! Vous vous figurez que les hommes seront assez intelligens et assez bons pour travailler d’accord sans direction, pour se distribuer les professions, se répartir l’ouvrage, se partager les produits sans injustices, sans querelles, sans guerre civile ! Ce sera, déjà, bien assez compliqué de faire faire tout cela par l’autorité sociale, dans la République collectiviste. Il y faudra une organisation savante, et pour l’établir, les plus fortes têtes ne seront pas de trop.

L’ANARCHISTE. — Pour cela, je vous crois ; ce sera si compliqué que je vous défie d’y réussir. Voyez-vous l’autorité sociale, comme vous dites, entretenant, quotidiennement, tout un peuple, distribuant, chaque matin, à chacun sa tâche, nourrissant, habillant, logeant, chauffant, éclairant quarante millions d’individus ? Quelle cervelle humaine ou quelle machine gouvernementale suffirait à semblable besogne ? S’il faut en passer par-là, gare la faim et gare la soif ! Où trouver une administration assez habile, assez honnête, assez impartiale pour effectuer une tâche pareille, à la satisfaction de tous, sans conflit, sans trouble ni révolte ? Jamais théâtre n’a représenté féerie plus invraisemblable. C’est un conte d’enfans comme les fables où coulent des fleuves de vin et des rivières de limonade. En vérité, n’est-ce pas un miracle de ce genre que vous promettez au peuple, quand vous vous engagez à faire couler partout l’abondance, d’un coup de votre baguette socialiste ? Mais pour faire marcher votre machine collectiviste, seulement un an, un mois, une semaine, sans laisser périr de faim la moitié des Français, il vous faudrait instituer un pouvoir, plus vexatoire et plus tyrannique que tous les despotismes de l’Orient.

LE COLLECTIVISTE. — A l’organisation vous préférez le chaos. Mais pourquoi voulez-vous qu’une société organisée rationnellement, suivant toutes les données de la science, ait plus de peine à garantir la vie et le bonheur qu’une société chaotique où, comme aujourd’hui, tout est abandonné au hasard et à la violence ?

L’ANARCHISTE. — Pourquoi ? parce que j’ai moins de confiance dans l’Etat et dans les administrations publiques que dans la liberté et dans l’action individuelle.

LE COLLECTIVISTE. — Vous ramenez tout à l’individu, et en ramenant tout à l’individu, vous nous feriez revenir, tout droit, ù, l’état sauvage.

L’ANARCHISTE. — Vous ramenez tout à la collectivité et, par-là, vous êtes condamné à rêver d’une société artificielle et d’une cité chimérique. Vous vous croyez des hommes positifs, des esprits pratiques ; et vous ne voyez pas que, sous votre apparent réalisme, vous n’êtes que des rêveurs, en proie à une sorte de mysticisme social. Car, en somme, qu’est-ce que cette collectivité à laquelle vous voulez tout asservir ? C’est une abstraction, ce n’est pas un être réel. La collectivité, où avez-vous vu ça ? Est-ce la collectivité qui mange, qui boit, qui digère ? Est-ce elle qui peine au travail, elle qui se repose, elle qui dort ? Est-ce elle qui est jeune et qui est vieille, qui grandit, qui fait l’amour, qui a des enfans ? A vous entendre parler de la collectivité, de l’humanité, on croirait, parfois, qu’il s’agit d’un être réel, pourvu d’une vie distincte, d’une sorte de géant aux cent têtes et aux mille bras, dont les individus ne seraient que les parties ou les membres. Un tel fantôme n’a d’existence que dans votre imagination. Ce n’est pas la collectivité dont le bonheur importe au monde ; ce n’est pas elle qui est heureuse ou malheureuse, mais bien l’individu, l’être en chair et en os qui vit, qui pense, qui sent, qui souffre. C’est pour lui qu’il faut faire la révolution, c’est lui que nous voulons émanciper de toute servitude, tandis que vous ne craignez pas de le mettre sous le joug.

LE COLLECTIVISTE. — Vous êtes des égoïstes qui sacrifiez la collectivité à l’individu.

L’ANARCHISTE. — Vous êtes des idéologues qui immolez l’homme réel à un fantôme.

LE COLLECTIVISTE. — Votre individualisme est destructif de toute société. L’homme ne peut vivre seul, c’est un être social. Chacun a besoin de tous. L’individualisme est immoral autant qu’antisocial. Nierez-vous que la partie est inférieure au tout ? Il n’y a pas de droit des membres contre le corps.

L’ANARCHISTE. — Je tiens pour l’individu, pour l’homme réel et vivant.

LE COLLECTIVISTE. — Je tiens pour la collectivité, qui embrasse dans son sein tous les individus. Mais faut-il, vraiment, opter entre les deux ? Nullement. C’est pour assurer le bonheur de chacun, dans celui de tous, que nous subordonnons l’individu à la collectivité. S’il nous faut restreindre les droits individuels, c’est dans l’intérêt même de l’individu, comme c’est dans son intérêt que nous devons abolir la propriété privée. L’homme ne sera pleinement émancipé que dans la collectivité.

L’ANARCHISTE. — Vous l’affranchissez en le faisant esclave.

LE COLLECTIVISTE. — Pour organiser la liberté, il faut bien la réglementer.

L’ANARCHISTE. — Vous l’organisez en la supprimant.

LE COLLECTIVISTE. — On ne peut asseoir une société sur l’individu et sur le droit individuel. Les hommes ne sont pas comme les molécules d’un minéral qui s’associent d’elles-mêmes en cristaux à formes symétriques. Pour fonder une société, il faut une autorité sociale, des cadres sociaux, des liens sociaux. En vérité, malgré votre penchant pour les bombes, vous êtes des candides, vous autres anarchistes. Vous vous imaginez que, une fois la société bourgeoise détruite, une fois l’Etat capitaliste lancé aux quatre vents, il n’y aura, pour établir un ordre de choses meilleur, qu’à laisser les hommes à eux-mêmes, qu’à les abandonner à leurs bons sentimens naturels. C’est ne pas connaître l’homme et l’humanité. Vous vous figurez, bonnement, que dans notre pauvre espèce humaine, comme chez l’abeille ou la fourmi, l’instinct social, tout-puissant, suffirait à tout. Quelle étrange méprise ! L’homme, avec toute sa raison, est, à cet égard, lamentablement inférieur à nombre d’animaux ; et je me demande parfois si une brave ouvrière de fourmi, sans sexe et sans passion, ne vaut pas toute notre orgueilleuse humanité. Les hommes ne sont pas les petits agneaux, les êtres doux, aimans, patiens, spontanément dévoués à autrui que vous rêvez. L’homme réel est brutal, intéressé, affamé de jouissances, toujours enclin à empiéter sur autrui. Cet animal égoïste entre tous, par quel miracle le changerez-vous en un ange de dévouement, toujours porté au sacrifice ? Et comment ne comprenez-vous pas que, pour établir, parmi ces êtres jaloux, avides, violons, le règne de la justice et de l’égalité, il faut une organisation sociale, il faut des lois inflexibles qui les plient, de gré ou de force, à la solidarité future ?

L’ANARCHISTE. — Vous m’amusez, avec ce beau raisonnement ; vous feriez mieux de le laisser aux défenseurs de la société actuelle. Tout cela peut être bon sur les lèvres d’un bourgeois ; dans la bouche d’un collectiviste, ce n’est qu’un contre-sens. Car, enfin, ce miracle que vous nous reprochez d’espérer, vous vous flattez d’en opérer un pareil. Sans vous en rendre compte, ou sans vouloir l’avouer, vous prétendez, vous aussi, changer l’homme et, en quelque sorte, retourner la nature humaine. Toute votre doctrine se heurte aux tendances profondes et aux habitudes héréditaires de l’humanité. Pour établir ou pour maintenir votre société collectiviste, vous êtes obligés de faire violence aux penchans innés ou invétérés de l’esprit humain. Il vous faut modifier, de fond en comble, tous les sentimens et tous les mobiles d’action de l’homme vivant. Le citoyen de votre république sociale n’est qu’un être chimérique. Jusqu’ici, force vous est de le reconnaître, l’homme civilisé, comme l’homme sauvage, n’a vécu que pour lui-même, ne songeant qu’à soi ou aux siens. Certes, vous avez grandement raison, l’homme n’est pas, comme l’abeille ou la fourmi, un animal communiste ou collectiviste, vivant, uniquement, pour sa fourmilière ou pour sa ruche. Le bipède humain est, sinon un solitaire, du moins un individualiste ; ou, si vous aimez mieux, c’est un animal familial, uniquement épris, en dehors de soi-même, de sa femelle et de ses petits. Quand il venait à sortir de son égoïsme personnel, ou de son égoïsme de famille, c’était qu’il se trouvait transporté, un instant, au-dessus de lui-même, par deux vieilles choses que nous sommes en train de supprimer, par la foi religieuse, ou par l’amour de la patrie. Voilà ce qu’a été l’homme, dans tous les temps, dans tous les pays. Et quand vous venez nous promettre, avec votre collectivisme, de substituer, partout, le sentiment de la solidarité aux penchans égoïstes et les mobiles sociaux aux mobiles personnels, vous ne vous apercevez pas que vous ne rêvez rien moins que de transformer l’homme, d’opérer, en lui, une métamorphose morale, comparable à celle de la chenille en papillon. Le collectivisme ! mais toute la nature humaine y répugne, ses bons comme ses mauvais instincts : et le goût de la liberté, et l’amour de l’indépendance, et la fierté du caractère qui est la première qualité de tout homme digne de ce nom. L’homme a une personnalité qu’il n’a pas le droit d’abdiquer ; l’homme n’est pas fait, comme les ruminans, pour la vie en troupeau ; il ne peut laisser absorber son individualité dans la collectivité ; il tient, avant tout, à l’autonomie de sa personne ; et si, avec tous ses vices et toutes ses petitesses, l’homme vaut quelque chose, c’est par-là. Retranchez-lui cela, et vous faites, de lui, le plus grossier et le plus malheureux des habitans de la planète. Mais, grâce à Dieu, ou grâce au diable, vous n’y réussirez point. Vous n’avez ni le droit ni le moyen de déformer ainsi la nature humaine ; elle ne vous laissera pas mutiler sa personnalité. Tout ce qu’il y a de bon et tout ce qu’il y a de mauvais dans l’homme se révolterait, également, contre le joug que vous prétendez lui imposer. En vain seriez-vous, un instant, les maîtres ; l’humanité, qui a su briser tant de despotismes, ne sera jamais assez vile, ou assez niaise, pour se laisser domestiquer par les pontifes du collectivisme.

LE COLLECTIVISTE. — Vous vous emportez à tort ; nous ne sommes ni aussi noirs, ni aussi naïfs que vous le supposez. Nous n’ignorons ni les défauts de l’homme, ni les vices de la nature humaine. Il se peut que, pour transformer la société, il faille transformer l’homme ; mais pourquoi en désespérer ? L’homme n’est-il pas perfectible ? n’est-ce pas, par-là, précisément, qu’il se distingue de la plupart des animaux ? Si l’homme ne peut être perfectionné, si la société contemporaine est le produit de la nature humaine, nous sommes des fous, l’un et l’autre, de nous insurger contre la société. Mais de quel droit regarder l’homme d’aujourd’hui, l’homme dominé par l’intérêt personnel, comme l’homme normal ? Ce bipède égoïste, que vous nous dépeignez, est le produit de la société et de la civilisation individualistes. Pour le transformer, il n’y a qu’à modifier le monde où il vit, à purifier l’atmosphère sociale qu’il respire. En refaisant la société, nous referons l’homme.

L’ANARCHISTE. — J’en doute ; je croirais, ma foi, plutôt au procédé inverse ; c’est en réformant l’homme qu’on pourrait refaire la société. N’est-ce pas avec les pierres qu’on construit l’édifice ? La solidité, la durée, souvent même la forme du monument dépendent du choix et de la qualité des matériaux.

LE COLLECTIVISTE. — C’est aux maçons ou aux architectes de savoir tailler les pierres et mettre en place les moellons.

L’ANARCHISTE. — Vous oubliez, toujours, que l’homme n’est pas une matière brute, une pierre inerte qu’on peut tailler avec la scie ou le marteau. L’homme est pensée et volonté ; il ne peut être travaillé et sculpté du dehors, à coups de ciseau ; toute transformation doit commencer, en lui, par le dedans, par sa conscience, par sa volonté.

LE COLLECTIVISTE. — Vous oubliez, à votre tour, que l’homme est un être social, et un être plastique, qui subit toutes les influences du milieu et de l’atmosphère ambiante, si bien qu’on a pu dire que chaque homme est le produit de son pays et de son époque. Il n’y a peut-être rien, en lui, qui ne vienne du dehors. L’hérédité elle-même ne représente guère que des influences anciennes accumulées ; — jusqu’au génie qui n’est, sans doute, que la brusque explosion de qualités patiemment amassées dans la race. Pour changer l’homme, il n’y a qu’à changer le milieu social. Aussi, je le maintiens, en refaisant la société, nous refaisons l’homme. Nous modifierons ses instincts ; nous corrigerons ses hérédités ; nous redresserons ses penchans. Deux ou trois générations, quatre ou cinq, au plus, y suffiront.

L’ANARCHISTE. — Nous y voilà ; vous recréez l’homme à neuf ; vous changez de place ses organes ; vous mettez le cœur à droite. Vous faites, avec l’homme vivant, ce que les alchimistes prétendaient faire avec les métaux ; vous transmuez le cuivre ou le plomb en or. Grand bien vous fasse ! Mais comment opérerez-vous cette transmutation ? Par quelle mystérieuse recette transformerez-vous, à la fois, l’un par l’autre, l’homme et la société ?

LE COLLECTIVISTE. — Eh bien ! par l’Etat, par la loi, par toute l’organisation gouvernementale et sociale. Je ne vois pas, en vérité, ce qu’il y a là de ridicule ou de chimérique.

L’ANARCHISTE. — C’est bien cela, vous emploierez les vieux procédés et les vieux moules, l’Etat, l’autorité, la contrainte, la loi. Pour refaire l’homme et la société à votre image, vous ferez comme les gouvernans et les despotes de tous les âges, vous jouerez de la machine à légiférer. Vous avez beau vous donner pour de grands novateurs, vous n’êtes que des plagiaires, vous empruntez, simplement, la méthode des anciens réformateurs politiques ou religieux. Vous en êtes, toujours, à l’incorrigible erreur des législateurs antiques et des révolutionnaires modernes ; vous croyez à l’omnipotence de l’Etat, à l’efficacité créatrice de la législation. Vos petits Lycurgue collectivistes se flattent de couler l’homme et la société à neuf, dans le vieux moule de la loi, leur donnant telle forme qu’ils voudront, comme un pâtissier façonne un gâteau de Savoie. Erreur ! la nature humaine n’est ni une pâte molle qui se laisse pétrir à volonté, ni un métal inerte qui se laisse fondre au gré de l’artiste. La nature humaine fera éclater tous vos moules législatifs. Vous aurez beau déclarer vos lois intangibles et proclamer votre collectivisme éternel, vos lois auront le sort des législations antiques, votre société collectiviste périra, comme toute œuvre artificielle. Eussiez-vous, un jour, dans vos mains, la France et le monde, vous échouerez contre la révolte des instincts de l’humanité ; vous serez vaincus par la nature. Quand vous auriez à vos ordres toute la puissance de l’Etat, vous éprouverez qu’il y a, dans l’homme, des forces et des penchans incompressibles. Vous apprendrez, à vos dépens, qu’on ne fabrique pas une société, comme un dictateur ou comme une convention forgent un empire ou une république, à coups de décrets. Vous comprendrez, trop tard, que les lois se moulent sur les sociétés, et non les sociétés sur les lois.

LE COLLECTIVISTE. — Vous nous faites trop ingénus ou trop brutaux. Nous ne comptons pas, seulement, sur la force coercitive de l’Etat et sur le pouvoir de contrainte de la loi ; nous comptons sur l’éducation, sur l’école, sur la formation morale des générations futures auxquelles nous saurons inculquer de nouvelles aspirations, avec un nouvel idéal.

L’ANARCHISTE. — Fort bien ; mais c’est toujours la vieille méthode, celle des gouvernemens anciens et des anciennes Eglises. Comme les vieux théocrates, vous ferez main basse sur les intelligences, vous vous emparerez de ce que les dévots appellent l’âme humaine. La tâche, heureusement, est malaisée. De plus grands que vous y ont échoué. Si, encore, vous aviez, comme les catholiques, comme les jésuites du Paraguay, ou comme je ne sais quels sectaires russes ou américains, un moule spirituel, où fondre l’intelligence des peuples enfans ; si vous aviez à votre disposition, comme ordonnateur et comme surveillant, un Dieu invisible ; si vous pouviez promulguer vos décrets, du haut d’un Sinaï ou d’un Calvaire, au nom d’une autorité céleste reconnue de tous, vous réussiriez, peut-être, à dresser, en quelque oasis écartée, une cité théocrato-collectiviste, capable de durer un ou deux siècles. Moquez-vous de moi, si vous voulez ; les socialistes catholiques sont les seuls qui puissent faire vivre une société plus ou moins communiste. Pour mater les révoltes de la nature humaine, ils ont, eux, au moins, autre chose que la force ou la loi. Ils ont un frein moral ; ils ont une doctrine qu’ils tiennent pour divine ; ils ont une autorité qu’ils croient infaillible, toutes choses qui vous font défaut. Ils ont même, dans l’Evangile, un principe de fraternité qui leur fournit un lien social, souple et puissant tout ensemble. Heureusement pour lui, le monde a perdu la foi ancienne ; car, si les socialistes chrétiens venaient à le prendre dans leur filet, je ne sais trop comment il pourrait s’en dégager. Mais vous, collectivistes, vous n’avez ni autorité infaillible, ni foi divine qui enchaîne et relie entre elles les intelligences.

LE COLLECTIVISTE. — Pardon, nous avons une loi et une autorité qu’aucune intelligence ne peut récuser. Nous avons foi en l’autorité de la Raison qui, seule, peut réunir tous les hommes et qui, seule, doit régner sur le monde.

L’ANARCHISTE. — La Raison ! C’est une autorité que chacun fait parler à sa manière. Elle n’a pas d’organe pour rendre ses oracles. Aussi n’a-t-on, jamais, rien fondé sur la pure Raison. La Raison ! c’est la grande anarchiste. Elle s’entend mieux à démolir qu’à construire. Elle n’est jamais contente de son œuvre ; elle la défait sans cesse, pour la recommencer toujours. La Raison ! c’est en son nom qu’ont été accomplies toutes les révolutions et toutes les réactions. Les hommes de 1793 se donnaient bien pour ses prophètes ; ils l’avaient divinisée ; ils se flattaient, comme vous, d’établir son règne. Ils croyaient n’avoir qu’à proclamer son avènement, pour changer la face du monde. Leur illusion fut courte ; tous leurs appels à la Raison ne les dispensèrent pas de recourir à la contrainte, à la terreur, à la guillotine. Il en serait de même de vous. Vous parleriez, au nom de la Raison, et vous régneriez de par la Force ; et comme tous ceux qui ont prétendu refaire l’homme et l’humanité par la contrainte, vous seriez vaincus. Chimère pour chimère, mieux vaut encore se fier à la nature et à la liberté, et puisque vous croyez à la Raison, au progrès de la Raison. S’il doit jamais se former, sur notre misérable planète, une société vraiment fraternelle et vraiment solidaire, ce ne sera point par la force de l’Etat et par la contrainte de la loi ; car la solidarité et la fraternité ne se commandent ni ne s’imposent. Votre solidarité collectiviste implique contradiction. Vous vous vantez de faire, de tous les hommes, des frères et des êtres libres ; et, pour y parvenir, vous commencez par les enchaîner ensemble. Vous redressez la société en la serrant dans un corset de fer, comme un enfant mal conformé. Permettez-moi de me défier de votre orthopédie sociale. En somme, vous en êtes, toujours, aux méthodes et aux illusions des Jacobins bourgeois et des révolutionnaires de la vieille école. Comme eux, vous voulez construire une cité soi-disant rationnelle, pour un homme abstrait, fait à votre image ; et comme eux, vous comptez, pour cette belle œuvre, sur la loi et sur la force. Vous rééditez, avec d’autres formules, la grande erreur de la Révolution. La fraternité ou la mort, voilà, aussi, votre devise. Croyez-moi, pour inaugurer le règne de la fraternité et de l’égalité, il ne suffit pas des décrets d’une Convention ou du couteau de la guillotine. Si vous êtes jamais les maîtres, vous aurez le sort de vos aînés de 1793.

LE COLLECTIVISTE. — Comment osez-vous nous comparer à ces faux grands hommes de 1793, avortons plutôt que géans de la Révolution, qui n’ont su que restaurer la propriété en la transférant des nobles aux bourgeois, que fortifier l’Etat en faisant passer le pouvoir du roi aux assemblées, tandis que, en supprimant la propriété, nous comptons abolir l’Etat, en tant qu’État, et substituer, pour jamais, au règne d’une classe le règne de la collectivité.

L’ANARCHISTE. — Prenez garde de faire comme les révolutionnaires du tiers-état. Au lieu d’abolir la propriété, il se pourrait que vous n’aboutissiez, vous aussi, qu’à la faire passer d’une classe à une autre. La plupart de vos adhérens n’en demanderaient pas davantage. Prenez garde de n’opérer, vous aussi, qu’un transfert de richesse et de pouvoir. Quant à supprimer l’État, votre principe, au contraire, vous condamne à tout absorber dans l’Etat. Vous pourrez bien le baptiser d’un autre nom, l’appeler collectivité ou pouvoir social ; le nom ne fait rien à la chose. Bon gré, mal gré, il vous faudra étendre à l’infini l’action de l’État, faire pénétrer sa main partout, dans la vie privée non moins que dans la vie publique, car ce qui est, aujourd’hui, du domaine privé sera du domaine public. De quelque titre que vous le décoriez, votre république collectiviste enfantera le plus despotique des gouvernemens, parce qu’étant le plus absorbant, il sera le plus absolu. Votre démocratie collectiviste sera, par définition, un souverain omnipotent qui possédera tout et qui réglementera tout. Vis-à-vis de cette autorité publique illimitée, que deviendront les droits des citoyens ? Le joug social sera plus pesant que jamais. Savez-vous à quoi votre collectivisme aboutirait ? A une bureaucratie et à la plus vexatoire des bureaucraties. Avec la production universelle aux mains de l’État, il vous faudra ériger des ministères du travail, des bureaux d’agriculture, des divisions et sous-divisions d’industrie, des inspecteurs, des contrôleurs, des surveillans de toute sorte, tout un fonctionnarisme innombrable et omnipotent. Et que m’importent, à moi, le nom ou l’uniforme de vos fonctionnaires ? En quoi me sentirai-je plus libre parce que vous les appellerez délégués ou préposés, au lieu de les nommer ministres ou directeurs ? Quand on devrait les tutoyer et leur parler le chapeau sur la tête, comment respirer, librement, dans une société et, du haut jusqu’en bas, tout sera réglé par décret ? En vérité, je suffoque rien que d’y penser. Vous avez beau vous en défendre, vous n’êtes que des étatistes et les pires des étatistes, puisque vous ne pouvez appliquer vos doctrines qu’en absorbant tout, hommes et choses, dans l’État.

LE COLLECTIVISTE. — Vous attachez trop de prix à la liberté. Elle semble être tout pour vous ; c’est une idole à laquelle vous seriez prêt à immoler le bonheur même des hommes. C’est là une superstition d’aristocrate ou de bourgeois. Ç’a été la grande erreur du XIXe siècle, celle qui a rendu toutes ses révolutions stériles. Si précieuse qu’elle puisse sembler, la liberté ne sera jamais qu’un instrument, non un but ; et si, pour assurer à la société plus de justice ou plus de bien-être, il fallait abandonner une part de ma liberté, j’en ferais le sacrifice volontiers.

L’ANARCHISTE. — Je le sais, et je ne vous le pardonne pas. Nombre des vôtres donneraient toutes les libertés du monde pour un plat de lentilles, ou pour une tranche de roastbeef. Je ne suis pas de ceux-là ; j’aime mieux être libre que d’avoir le ventre plein. Pour moi, la liberté est quelque chose de plus qu’un outil, quoique ce soit peut-être encore le moyen le plus sûr de procurer aux hommes aisance et bien-être ; pour moi, c’est chose sacrée, parce que c’est la condition première de la dignité humaine. Aussi, je plains ceux qui en font fi ; elle est indispensable au développement moral comme à l’épanouissement intellectuel de l’homme. Elle seule peut mettre en valeur toutes ses facultés : par-là même, elle n’est pas moins nécessaire à la société qu’à l’individu.

LE COLLECTIVISTE. — Fort bien ; je ne veux pas choquer vos préjugés. Admettons que la liberté ait tout le prix que vous lui prêtez ; vous oubliez que la société collectiviste différera, du tout au tout, de la société actuelle. Comment le pouvoir social pourrait-il être oppressif, puisqu’il représentera la collectivité, et non plus une dynastie, ou une classe gouvernante ? Vous redoutez l’omnipotence de l’État ; mais l’État, ce sera nous. Le pouvoir ne sera qu’une émanation du peuple. Le peuple sera le seul maître et le seul souverain. Comment voulez-vous qu’il se tyrannise lui-même ?

L’ANARCHISTE. — Belle affaire, en vérité ! La souveraineté collective ressemble beaucoup à la propriété collective ; l’une n’est guère plus une souveraineté que l’autre n’est une propriété. Est-ce que, chez nous, en France, le peuple n’a pas été proclamé souverain ? Est-ce que le gouvernement n’est pas électif ? Est-ce que, directement ou indirectement, tous les pouvoirs ne sont pas conférés par le suffrage universel ? Admettons que toutes les fonctions soient au suffrage direct, est-ce une garantie contre toute tyrannie ? N’a-t-on pas vu des peuples déléguer leur souveraineté à un despote ? Mettons qu’on ne verra plus rien de pareil, que tous les électeurs seront éclairés, que tous les élus seront sages et honnêtes ; une république collectiviste n’en serait pas moins une immense machine impersonnelle, où l’individu se trouverait pris dans un engrenage sans fin, dont il ne pourrait tenter de se dégager sans se faire broyer. L’Etat collectiviste serait plus tyrannique encore que l’Etat bourgeois, parce qu’il aurait des attributions autrement étendues, et que rien, dans la société, ne lui ferait contrepoids.

LE COLLECTIVISTE. — Pourquoi donc ? L’autorité sociale pourrait être fractionnée ; chaque ville, chaque localité, chaque corps de métier pourrait garder son autonomie. Nous aurions une fédération de communes et de syndicats. La conciliation de la liberté et du collectivisme, le fédéralisme nous la donnerait.

L’ANARCHISTE. — Vous n’y pensez pas ; vous inclinez donc à l’anarchie ! Le collectivisme, pour s’établir et pour se maintenir, serait contraint à une centralisation absolue et absolutiste. Autrement, les diverses régions, les diverses communes, les diverses industries entreraient en conflit les unes avec les autres ; les rivalités locales rétabliraient la concurrence et peut-être la propriété privée ou corporative ; ce serait la guerre universelle, ou si vous aimez mieux, ce serait l’anarchie. Avec le collectivisme, il ne peut y avoir qu’une autorité, comme il ne peut y avoir qu’une propriété, celle de la nation, autrement dit celle de l’État. Il vous faut nationaliser les biens des communes ou la caisse des syndicats, non moins que les propriétés privées. Vous trompez le peuple, ou vous vous trompez vous-même, quand vous lancez des formules comme la Mine aux mineurs, la Terre aux paysans, l’Usine aux ouvriers ! Mensonge ou équivoque. Mines, terres, usines, tout sera nationalisé ; le collectivisme ne souffre pas plus de propriété corporative que de propriété individuelle. Tous les instrumens de travail devant être à la nation, ni mineurs, ni paysans, ni ouvriers ne posséderont rien en propre. Le vigneron ne sera pas plus propriétaire de sa vigne que le tisserand de son métier. Ouvriers et paysans ne seront que des employés de la terre ou de l’usine ; et, au rebours de vos promesses, ce seront tous des salariés, payés pour la besogne qui leur sera assignée, administrativement ; car il faut toujours en revenir là, tout se fera par ordre, par décret, par règlement, comme dans un couvent ou dans une caserne.

LE COLLECTIVISTE. — Sans doute, il faudra bien, dans l’usine ou sur le chantier, une discipline du travail ; mais alors, ce que vous oubliez, l’ouvrier ne peinera plus pour un maître étranger ; s’il ne travaille pas, uniquement, pour lui-même, il ne travaillera que pour la communauté. Plus de capitalistes, plus de parasites pour lui enlever la meilleure part du produit de son labeur ; il sera sûr de toucher, intégralement, le fruit de son travail.

L’ANARCHISTE. — Encore une illusion. Pour que l’ouvrier perçût, intégralement, la valeur de son travail, il faudrait qu’il n’eût à entretenir ni gouvernement ni État. Cela ne se peut qu’avec l’anarchie. Comment serait-ce possible dans une république collectiviste qui aura toute une armée d’administrateurs, d’inspecteurs, de surveillans, toutes gens ne pouvant vivre que sur le travail et sur la sueur de l’ouvrier ? Autant de parasites qui dévoreront la communauté ; et ils risquent fort, ces parasites, d’être autrement nombreux qu’aujourd’hui, car les administrations et les services d’une république collectiviste seraient singulièrement plus compliqués que ceux des États modernes. Pour une fonction que vous supprimeriez, vous seriez obligés d’en créer trois nouvelles. Puis, vous comptez bien mettre les enfans, les vieillards, les infirmes, les femmes peut-être, à la charge de la communauté, et avec quoi subviendrez-vous aux besoins des nourriceries, des écoles, des hospices, des maternités, des maisons de retraite des invalides du travail ? Calculez que de millions de têtes à nourrir aux dépens des ouvriers actifs. Comment donc voulez-vous que l’ouvrier touche le montant intégral de son travail ? Loin d’accroître sa part, le prélèvement personnel du travailleur serait moindre qu’aujourd’hui. La grande différence, c’est que le surplus serait encaissé, au nom de l’Etat, sous forme d’impôt sur les salaires, ou de retenue sur les heures de travail.

LE COLLECTIVISTE. — Quand l’ouvrier ne pourrait recevoir la valeur intégrale de son travail, il aurait, toujours, l’avantage de ne travailler que pour la collectivité, et non plus pour un patron ou pour un exploiteur bourgeois. Tous pour chacun, chacun pour tous, c’est la devise du collectivisme. Plus de distinction entre maître et ouvrier, plus d’autre patron que la collectivité.

L’ANARCHISTE. — Oui, pas d’autre patron que la collectivité, c’est-à-dire, en bon français, pas d’autre patron que l’Etat. Cela sonne bien à vos oreilles, l’Etat patron ? Pour moi, cela me donne la chair de poule. L’État patron universel, désignant à chacun sa place dans la hiérarchie industrielle, lui assignant sa garnison de travail, lui imposant son métier et sa caserne ouvrière, sans qu’on puisse, seulement, quitter son poste, ou s’évader d’un métier dans un autre ; je ne sais si l’humanité aura, jamais, connu esclavage pareil. Aujourd’hui, sous ce maudit régime capitaliste, quand votre patron vous déplaît, vous pouvez le quitter ; quand une compagnie moleste, par trop, ses ouvriers, ils peuvent faire grève ; faute de mieux, les syndicats peuvent discuter avec les patrons, les forcer à compter avec l’ouvrier. Avec l’Etat, patron universel, rien de pareil ; défense de quitter son métier, sans autorisation, interdiction des coalitions et des grèves, ordre, à tout travailleur, de se soumettre aux règlemens et d’obéir aux chefs. Tout acte d’insubordination dans la fabrique devient un acte de rébellion contre l’Etat. L’ouvrier qui refuse le travail est un insurgé ; l’ouvrier qui abandonne l’usine est un déserteur ; et, forcément, pour l’exemple, pour que la discipline se maintienne dans l’immense armée industrielle, les réfractaires seraient punis en rebelles et en déserteurs. Votre code du travail sera calqué sur le code militaire. L’ouvrier en service sera traité, par les sergens de l’usine, comme un soldat sous les armes. Toute infraction à la consigne sera punie, non plus seulement d’amende ou de retenue, mais de la salle de police ou de la prison. Et ce régime ne durera pas trois ans, mais toute la vie. Voilà une existence qui sera gaie et libre ! Plus de paresseux et d’inutiles, direz-vous, plus de fainéans ; le travail organisé pour tous les citoyens. Oui, le travail contraint pour tous ; — les travaux forcés à perpétuité, tel est le dernier mot du collectivisme.

LE COLLECTIVISTE. — Vous êtes sévère pour l’Etat patron et pour la mise en commun de l’industrie ; aimez-vous donc mieux les grandes Compagnies et la féodalité industrielle ?

L’ANARCHISTE. — Les grandes Compagnies, je les exècre ; mais ne voyez-vous pas que l’Etat patron serait la plus puissante et la plus tyrannique de toutes les grandes compagnies, puisqu’il serait la seule et l’unique ? Vous protestez contre les monopoles, et vous érigez toutes les industries en monopole, aux mains de l’État. C’est alors que l’ouvrier ne sera plus qu’une pièce de la machine, un rouage du mécanisme universel. À ce que vous appelez la féodalité industrielle, qui, par la rivalité de ses chefs, laissait encore quelque fissure à la liberté, vous aurez substitué une autocratie industrielle, ou si vous aimez mieux, une bureaucratie ou une police manufacturière qui gouvernera, administrativement, le travail et les travailleurs ; car l’État collectiviste serait, forcément, un État policier, aussi bien qu’un État bureaucratique. Comme il faudrait toute une bureaucratie pour répartir les citoyens entre les divers métiers et les diverses localités, il faudrait toute une police et toute une gendarmerie pour les y maintenir. Laisser à chacun le choix de sa profession ou de sa résidence, ce serait, bien vite, tomber dans l’anarchie qui vous fait peur. Vous vous intitulez, aujourd’hui, les serfs de la grande industrie ; avec le régime collectiviste, ce sera bien autre chose ; l’ouvrier sera, de par la loi, enchaîné à sa tâche. Je vous mets au défi de recruter, autrement, le personnel des diverses professions. Prenons les paysans ; après leur avoir enlevé leur champ et leur maison, comment les retiendrez-vous au village ? Toute la campagne se précipitera vers les grandes villes. Vous n’aurez qu’un moyen d’arrêter cet exode, attacher les paysans à la terre. Ce serait tout de même curieux, le servage rétabli par le collectivisme ! Eh bien ! je ne donne pas, à votre république sociale, dix ans de durée avant qu’elle n’ait décrété le servage universel, servage de l’usine pour l’ouvrier de fabrique, servage de la glèbe pour le paysan.

LE COLLECTIVISTE. — Vous retombez, toujours, dans le même sophisme ; vous parlez comme si, dans notre république sociale, il y avait un maître différent de la nation. Vous oubliez que le peuple sera le seul souverain, que le peuple seul légiférera, commandera, réglementera. Comment appeler serfs des hommes qui auront chacun leur part de souveraineté ? S’ils sont mécontens des préposés à l’industrie ou à l’agriculture, ils n’auront qu’à les changer. Le pouvoir et le peuple ne faisant qu’un, rien de plus aisé.

L’ANARCHISTE. — Vous en êtes, toujours, à la même illusion. Votre souveraineté et votre liberté collectivistes ne sont guère qu’une apparence. Savez-vous à quoi, dans votre république, ressemblerait le peuple souverain ? A un troupeau de moutons attachés les uns aux autres qui ne pourraient se mouvoir que tous ensemble ; pour être sans berger, diriez-vous qu’ils sont libres ? La liberté de l’individu est la seule effective, et elle est inconciliable avec le collectivisme. Vous ne sauriez même assurer, à chacun, le droit d’aller et de venir librement. Vous parlez de souveraineté ; mais qu’est-ce qu’un souverain qui aura abdiqué au profit de la collectivité ? vous parlez de liberté ; mais, publiques ou privées, quelles libertés peut garantir un État qui tiendra tous les citoyens dans une étroite dépendance ? Vous dites aux bourgeois que leurs libertés, politiques ou civiles, sont menteuses, que, sans indépendance économique, il ne saurait y avoir de vraie liberté. Ce raisonnement se retourne contre vous. L’État collectiviste tenant tous les particuliers dans la sujétion économique, quelle liberté leur restera-t-il en face de l’État ? Heureux seront-ils, si l’administration leur laisse le droit de se plaindre, car, dans votre terre promise du collectivisme, la liberté de penser, au moins celle de parler ou d’écrire serait à la merci du bon plaisir gouvernemental. Vous êtes typographe, vous savez comment se répandent les idées et les opinions, par le journal, par le livre, par l’image. Or, qu’en sera-t-il, de tout cela, sous le régime collectiviste, quand l’État, seul maître des instrumens de production, aura, dans sa main, toutes les imprimeries et les librairies ; quand, du prote aux brocheuses et au colleur d’affiches, tous les ouvriers seront choisis et rémunérés par le pouvoir ? Que deviendront, avec ce monopole d’État, la liberté de la presse et la liberté des élections ! Voyez-vous le parti au pouvoir, car, tant qu’il y aura des hommes, il y aura des partis, prêtant ses presses ou ses feuilles à ses adversaires ? Le monopole de la production entraîne le monopole de la presse ; s’il vous reste des journaux, ce seront des journaux du gouvernement. Rien que des moniteurs officiels enregistrant les volontés des gouvernans, telle sera la libre presse collectiviste. C’est cela qui sera distrayant ! Et ainsi, encore une fois, de toutes les libertés, des plus hautes comme des plus terre à terre, de la liberté de penser à la liberté de circuler. Prenez-les une aune, toutes s’évanouissent. Ce n’est pas seulement la liberté du travail, que vous jetez par-dessus bord, si allègrement ; avec elle, en disparaissent d’autres dont tout le monde ne fait pas fi, la liberté de la profession, celle de la résidence, celle même de travailler, de manger, de dormir, de flâner à ses heures. Croyez-moi, collectivisme et liberté sont deux choses qui s’excluent, comme l’eau et le feu : je ne sais si l’on fera bonne chère, si l’on sera bien logé, bien vêtu, bien chauffé dans votre phalanstère collectiviste, — ce sera l’affaire de vos bureaux et de votre intendance ; mais ce que je sais, c’est qu’on n’y sera guère plus libre que des bêtes de somme à l’étable ou à l’écurie. Le râtelier sera-t-il bien garni, l’avoine abondante, le foin odorant ? j’en doute, ayant peu de confiance dans l’habileté ou dans la prévoyance des administrations publiques ; mais, ce dont je suis certain, c’est que les quarante millions d’animaux de travail, mâles ou femelles, enfermés dans les parcs collectivistes, auront tous des entraves aux pieds et la longe au cou.

LE COLLECTIVISTE. — Vous êtes un pessimiste et un sceptique endurci. Vous ne croyez donc pas à l’avènement prochain du règne de la Justice ? Vous doutez que les hommes soient capables de fonder une société rationnelle sur des bases scientifiques ? Vous n’avez donc pas foi au Progrès ? Vous ignorez ce qu’est l’évolution des sociétés humaines. Vous ne nierez pas, cependant, que nous sommes à la veille d’une grande transformation ; les temps sont proches annoncés par les penseurs. L’humanité est pleine d’une vaste espérance qui ne saurait la tromper. Elle sent un monde nouveau s’agiter dans son sein. L’humanité a été, jusqu’ici, dans l’enfance ; la voilà, enfin, arrivée à l’âge adulte. Elle est mûre pour la grande mue sociale ; il est temps qu’elle fasse peau neuve. La société ancienne, avec ses inégalités et ses injustices, ne peut durer. Elle choque tous nos sentimens. Il nous faut lui en substituer une autre ; et le collectivisme nous offre le seul système satisfaisant pour la Raison, le seul conforme à la Science. En dehors de lui, je ne vois que brouillard et ténèbres. Tous les esprits droits y viendront ; et vous des premiers. La théorie est complète, elle a été étudiée jusqu’en ses détails ; il n’y a plus qu’à l’appliquer. Et on y parviendra, sauf, au début, à tâtonner un peu. Autrement, ce serait à désespérer de la Raison et du Progrès ; et la Raison doit l’emporter ; le Progrès doit s’effectuer, malgré tout, puisqu’il est le Progrès.

L’ANARCHISTE. — Voilà bien votre meilleur argument, un argument de croyant qui prend un article de foi pour une preuve. Cela doit se faire, parce que cela est conforme à votre idée du Progrès et de la Science, deux divinités dont il vous paraît impie de douter. Illusion et superstition ! Vos docteurs ont sans cosse à la bouche la Science, la Raison, le Progrès, l’Evolution, autant de grands mots qui éblouissent les simples, et sur lesquels il serait bon de s’entendre. Y a-t-il, seulement, une science sociale, ou, comme disent les pédans, une sociologie, ainsi qu’il y a une physique, une chimie, une physiologie ? Y en aura-t-il jamais une ? Avons-nous là les élémens d’une science véritable ? Je n’en sais rien. En tout cas, si elle est née, cette science sociale, elle est dans l’enfance. Nos sociologues ne sont même pas d’accord sur la définition et sur la nature des sociétés humaines. Pour les uns, c’est un organisme, analogue aux êtres vivans ; pour les autres, non. En attendant que les savans s’entendent, votre collectivisme n’a de scientifique que les prétentions et les ambitieuses formules. Loin d’être conforme à la science, il est contraire à toute méthode scientifique ; car toute science est fondée sur l’observation des faits ; et le collectivisme est un système de cabinet, combiné à loisir par des théoriciens qui prétendent plier l’homme et la nature humaine à leurs doctrines, au lieu de modeler leurs doctrines sur l’homme et sur la nature humaine.

LE COLLECTIVISTE. — Ainsi vous niez le Progrès et l’Evolution.

L’ANARCHISTE. — Pas du tout ; c’est vous plutôt qui niez le Progrès et l’Evolution ; c’est vous qui prétendez enchaîner l’humanité et l’arrêter dans sa marche en avant. Progrès et Collectivisme, ou si vous aimez mieux, Evolution et Collectivisme sont deux termes difficiles à concilier. Le collectivisme serait une camisole de force qui paralyserait tout libre développement des sociétés. Votre prétention n’est-elle pas de couler l’humanité dans un moule dont elle doit garder à jamais la forme ? Et vous ne sentez pas que cela est contraire à toute idée d’évolution ? Si nous parlions en philosophes, je vous dirais que l’évolution implique le relatif, et que vous rêvez d’absolu, ce qui est contraire à toutes les données de la science. Vous vous flattez de fabriquer, de toutes pièces, sur un modèle imaginaire, une société parfaite, définitive, qui dure autant que l’humanité. Faut-il vous prouver que pareil songe se heurte à la notion même du progrès et de l’évolution, à la notion moderne du devenir universel, comme disent les philosophes, à la notion même de la vie ? Votre République collectiviste serait, à jamais, figée en des formules invariables, enserrée en des cadres rigides. Une société pétrifiée ou momifiée, une sorte de Chine socialiste, avec des lois inflexibles, des coutumes immuables et une oligarchie de mandarins, tel serait, en moins d’un siècle, l’État collectiviste. Tout mouvement, parlant tout progrès, serait suspendu. Sous prétexte de refaire la société sur un plan rationnel, vous prétendez enchaîner le cours de l’histoire et dire à l’humanité : Tu n’iras pas plus loin. Vous arrêtez la grande horloge, pour la contraindre à marquer, éternellement, la même heure.

LE COLLECTIVISTE. — C’est peut-être l’anarchie, qui représente la Science et le Progrès, comme s’il pouvait rien se fonder de durable sur la négation ! On ne construit pas sur le vide.

L’ANARCHISTE. — Nous sommes, en tout cas, moins présomptueux que vous. Nous nous contentons de détruire ce qui nous gêne, sans avoir l’infatuation d’édifier, à la place, un ordre de choses fixe et définitif. Nous renversons le passé sans enchaîner le présent, ni engager l’avenir. Au lieu de couler la société en un moule artificiel aux contours rigides, nous voulons la maintenir à l’état fluide, de façon qu’elle puisse prendre, librement, toutes les formes. Au lieu de refouler ou d’étouffer, comme vous, toutes les puissances latentes de l’homme, nous les mettons en liberté ; nous déchaînons, audacieusement, toutes les forces de la nature humaine ; nous débridons les énergies individuelles. Et, par-là, nous renforçons le grand ressort de toute civilisation, le grand moteur de tout progrès, tandis que votre collectivisme le briserait net. Ne faites pas de signe de dénégation ; vous n’avez qu’à regarder autour de vous ; tout progrès, dans la société comme dans l’atelier, se fait par l’initiative individuelle, par la méditation individuelle, par les découvertes individuelles. Voilà les vrais facteurs du progrès ; insensés les peuples qui l’oublient ! Quand a-t-on vu la collectivité rien inventer ? La foule, partout, est femelle ; elle a besoin d’être fécondée par le mâle, et le mâle, c’est le génie individuel. Dès que les énergies de l’individu sont paralysées, l’esprit d’invention périt, le progrès s’arrête. Une société collectiviste serait, par-là seul, condamnée à la stagnation. Quand nous défendons, contre vous, la libre énergie et la liberté individuelle, vous croyez que c’est, uniquement, dans l’intérêt, égoïste de l’individu. Détrompez-vous, c’est autant dans l’intérêt de la communauté ; car l’énergie individuelle est la grande promotrice de tout progrès. Malheur à qui tente de la briser ! Savez-vous à quoi je comparerais votre société collectiviste ? à une mare croupissante, aux eaux verdâtres et nauséabondes, faute de source vive pour les renouveler.

LE COLLECTIVISTE. — Qu’importe, après tout, l’immobilité, une fois la société reconstruite sur un plan rationnel ? Je ferais, quant à moi, peu de cas du progrès, si l’anarchie et l’individualisme, si la concurrence et l’inégalité en étaient les conditions nécessaires. Mais êtes-vous bien sûr que l’individu soit l’unique ou le principal agent de tout progrès ? Etes-vous certain que l’évolution des sociétés n’ait d’autre ressort que l’initiative ou le génie individuel ? Les foules ne sont-elles jamais traversées par de grands courans qui les soulèvent tout entières ? N’y a-t-il pas une action réciproque de la multitude sur les penseurs et des penseurs sur les multitudes ? Les grands hommes eux-mêmes n’ont-ils pas été regardés comme le produit de leur temps et de leur race ? et le génie ne plonge-t-il point, par ses racines, au cœur même des peuples ? Les nations n’ont-elles pas leurs aspirations et leur génie national auxquels le poète, l’artiste, l’orateur viennent, seulement, prêter une voix, si bien que les plus grands n’ont peut-être fait qu’exprimer les sentimens obscurs des masses ? Ne se forme-t-il pas, chez les foules, comme une âme collective qui les anime, à certaines heures, d’un même enthousiasme et d’une même passion ? Or, tel est bien le spectacle que nous présente le monde contemporain. Les masses prolétariennes sont pleines d’une immense espérance qui tend, tout entière, à la mise en commun, c’est-à-dire au collectivisme. Admettons, pour un instant, que ce grand rêve ne puisse être réalisé soudainement et intégralement. Admettons même, pour vous faire la partie belle, qu’une société entièrement rationnelle et strictement égalitaire ne soit qu’un idéal, d’une réalisation impossible ou lointaine, comment ne pas reconnaître que l’évolution des sociétés contemporaines se fait dans le sens de cette prétendue utopie ? Vous êtes donc aveugle ; vous ne voyez pas que le monde est en marche ; vous ne distinguez pas les grands courans qui emportent l’humanité ? Mais, de grâce, ouvrez donc les yeux. Vous ne sentez pas les forces nouvelles, trop longtemps latentes, qui soulèvent autour de nous les masses profondes ? C’est elles qui changeront la face de l’univers. Le peuple, la masse, la collectivité, jadis sans vie comme sans voix propre, prend, partout, conscience de sa puissance et de sa volonté. Il fait beau, à la veille du XXe siècle, nous vanter le progrès par l’action individuelle ! Ce qui a pu être vrai des Ages passés ne l’est, déjà, plus du nôtre. Si le XIXe siècle a encore été le siècle des individus, — des grands hommes et plus souvent des petits, — le XXe siècle sera le siècle des masses. A l’action individuelle tend, partout, à se substituer l’action collective. Et cela, alors que les forces nouvelles, les forces populaires s’ignorent encore elles-mêmes, ou qu’elles sont à peine en voie d’organisation. Que sera-ce, dans un quart ou un tiers de siècle, quand ces énergies collectives, pareilles aux élémens et aux forces de la nature, se déploieront dans toute leur puissance ? Croyez-moi, le temps des grands hommes, le temps des héros est passé. Plus de place, pour eux, dans la société future. La collectivité émancipée n’aura que faire du génie. Le culte des héros sera, bientôt, la plus surannée des religions. Quand les dieux tombent de l’autel, il convient que les demi-dieux se résignent à descendre de leur piédestal. Si, dans la république égalitaire de l’avenir, il ne surgit plus de ces géans qui dominent la foule, de la taille ou de la tête, tant mieux pour la foule. Nous en avons assez des grands hommes ; ce sont des monstres, le plus souvent dangereux, témoin les Napoléon ou les Bismarck. Le grand homme est le fléau des démocraties. Plus d’apothéose ; plus de culte de l’homme à l’homme. S’il faut encore, à cet incorrigible enfant, un semblant de religion, il adorera l’Humanité, c’est-à-dire la collectivité totale. La démocratie mettra fin, en toutes choses, au règne des individus. L’histoire future sera impersonnelle. Le génie individuel doit abdiquer son pouvoir usurpé. Arrière les individus : place aux masses ! Telle sera la devise de la révolution prochaine. Nous verrons la fin de la dernière aristocratie, celle des individus. Ce qu’on appelle, emphatiquement, la scène de l’histoire a été, trop longtemps, occupée par des personnages encombrans, souverains ou conquérans, ministres ou tribuns, grands hommes ou grands faiseurs ; elle sera désormais remplie par les obscurs comparses du passé, par le peuple, par les masses. Le drame nouveau de l’humanité demande de nouveaux acteurs ; les grands rôles vont passer des individus aux foules. L’histoire se videra de noms propres pour se faire anonyme. Elle a grandi, elle est devenue adulte, cette pauvre humanité, si longtemps docile et servile. Elle s’est éclairée ; la Raison et la Science commencent à rayonner jusqu’au fond de ses couches naguère les plus obscures. C’est au profit des masses que se fait toute l’évolution scientifique, politique, économique. La tyrannique royauté de l’individu doit prendre fin. La souveraineté du peuple, en vain proclamée par des constitutions menteuses, tend à devenir une vérité. Nous assistons à l’avènement des masses. Le monde va entrer dans l’âge des collectivités.

L’ANARCHISTE. — Tant pis pour l’humanité I et tant pis pour le progrès ! mais, à votre tour, êtes-vous bien sûr de tout cela ? Ne faites-vous pas quelque confusion ? Oui, il est vrai, les masses tendent à jouer, dans les affaires humaines, un rôle sans cesse grandissant. Elles se poussent, peu à peu, au premier plan. C’est bien le grand phénomène social de notre époque. Ces masses, si longtemps inertes, sans idées et sans volonté, elles passent, en quelque sorte, à l’état conscient, de même qu’un corps passe de l’état liquide à l’état solide. Vous avez raison, c’est un événement d’une portée immense que cette éclosion de la conscience, de la volonté, de l’énergie dans les couches profondes de l’humanité. C’est à la fois le signe et la cause de la plus grande révolution de l’histoire. Mais comment s’opère cette transformation ? Est-ce bien par une diminution de l’individu, par un affaiblissement de la personnalité ? N’est-ce pas, tout au rebours, par l’éveil de la personnalité humaine, en des êtres assoupis par la servitude, qui, jusqu’alors, n’étaient qu’un bétail conduit, aveuglément, par le chien du berger ? Des millions d’hommes, jusque-là dépourvus de toute individualité, s’élèvent peu à peu à la pensée libre, à la réflexion personnelle, en même temps qu’à la dignité humaine. Comment cette émancipation du joug de la tradition impliquerait-elle une baisse du sentiment de la personnalité ? Tout relèvement du niveau, intellectuel ou moral des humains entraîne, au contraire, un accroissement de leur individualité ; le moi va se diversifiant et se compliquant, à mesure que la pensée s’affranchit. La liberté conduit à la personnalité ; elles s’enfantent, toutes deux, l’une l’autre. L’être impersonnel, c’est l’esclave ; en ce sens, au moins, la liberté est individualiste, la servitude collectiviste.

LE COLLECTIVISTE. — Mais alors comment expliquer cette ascension collective des masses, cet effort commun et conscient vers une vie meilleure et un idéal nouveau ?

L’ANARCHISTE. — Cette sorte de conscience sociale commune, dont vous saluez l’apparition au fond des peuples, est faite, en réalité, de millions de consciences individuelles qui surgissent simultanément à la lumière, se pénètrent et se renforcent mutuellement et revendiquent, toutes ensemble, leur part de vie, de pouvoir, de richesse. C’est, encore une fois, que le peuple, que le bipède humain, trop longtemps courbé sous le joug ou sous le fouet, n’est plus, comme jadis, le mouton sans personnalité, l’animal stupide qui se serrait, docilement, autour de ses bergers, princes ou prêtres. En ce sens, vous avez raison, l’âge des héros est passé, c’est-à-dire l’âge des maîtres et des esclaves, l’âge de ceux qui se sentent faits pour commander et de ceux qui se reconnaissent faits pour obéir. La pensée libre, l’action indépendante ne doivent plus être le monopole de quelques privilégiés. Tout homme se sent un homme, et aspire à être pleinement un homme. Par suite, plus de place pour les conquérans ou les grands dominateurs, qui régnaient par l’épée ou par la parole, faisant de leurs semblables le piédestal de leur fortune. L’homme émancipé n’admet pas de supérieur. Plus de dieux, dans le ciel, au-dessus de nos têtes ; plus de demi-dieux, parmi nous, sur la terre libre. Oui, l’âge des héros est passé, mais pourquoi ? est-ce que les énergies créatrices se seraient énervées dans l’homme moderne ? est-ce que notre sang épuisé n’aurait plus rien des mâles fermens et de la sève divine des anciens jours ? Non, certes ; c’est, tout au contraire, que ce qui était le lot des privilégiés de la nature ou de la naissance, ce qui faisait les héros et les demi-dieux doit devenir la part de tous : il faut que l’énergie virile et la fierté humaine se généralisent, se vulgarisent ; que les fruits de la liberté, de la science et du génie, aussi bien que de la richesse, s’abaissent à la portée de toutes les mains. Il faut que tous les hommes puissent grandir, librement, au soleil de la vie ; que chacun puisse déployer toute sa taille ; que les possibilités de développement intellectuel et matériel soient, également, assurées à tout être humain. Vous réclamez l’instruction intégrale ; je demande plus ; je revendique, pour tous, la vie intégrale, la vie complète. Je veux que les hommes s’estiment comme des demi-dieux ; ce n’est pas assez, je veux qu’ils se regardent eux-mêmes comme des dieux terrestres. Je ne dirai pas avec vous : l’humanité, voilà, désormais, le seul Dieu. Je n’admets pas plus de divinité collective que de royauté collective ; cela est vide. Je veux que l’homme soit dieu, comme il doit être roi. Je veux, pour lui, une divinité, comme une souveraineté, personnelle. L’humanité, c’est un fantôme sans substance, une abstraction, et je n’adore pas les abstractions. L’humanité, ce n’est, comme les divinités anciennes, qu’une personnification sans vie et sans réalité ; c’est encore une idole, et une assez vilaine idole, trop souvent pareille aux dieux obscènes et cruels des sauvages. Je me défie de cette déesse imaginaire, à laquelle plus d’un fanatique immolerait volontiers l’homme réel, l’être de chair et de sang. Comme la science, autre grand fétiche moderne, elle pourrait, un beau jour, avoir ses autodafés. Votre religion de l’humanité, elle a, déjà, ses superstitions, comme elle a ses dévots et ses hypocrites, qui m’en dégoûteraient, presque également. Vous seriez capables de lui dresser des autels, de lui consacrer des fêtes, d’instituer, pour elle, tout un culte et un rituel, comme avaient fait, pour la déesse Raison, les déraisonnables révolutionnaires de 1793. Je ne veux ni culte, ni idolâtrie. Je suis iconoclaste, je casse la tête aux dieux que se fabrique la crédulité des hommes.

LE COLLECTIVISTE. — Le culte de l’Humanité, le seul être immortel, de l’espèce humaine, embrassée dans son ensemble, n’est pas une idolâtrie. C’est la seule religion rationnelle.

L’ANARCHISTE. — Je me refuse à diviniser l’espèce. Ce n’est pas l’humanité qui doit passer dieu, c’est l’homme. L’homme, voilà désormais le seul dieu, l’homme, ou mieux le moi, car un dieu ne peut adorer que soi-même. On disait, naguère, en croyant beaucoup dire : C’est nous qui sommes les princes ; nos fils diront : C’est nous qui sommes les dieux. L’homme est le vrai dieu vivant. L’homme est le seul dieu personnel. L’évolution de l’humanité ne sera complète que lorsque l’homme aura pleinement conscience de sa divinité, et que cette divinité encore latente, chacun des humains sera parvenu à la réaliser en soi-même. Vous voyez que nous avons encore du chemin devant nous. Un poète a dit : L’homme est un dieu tombé ; il se trompait, le vieux barde ; l’homme est un dieu enfant, un dieu en voie de croissance, le dieu de la terre ; — le ciel nous importe peu ; nous nous contentons de notre planète. Un dieu terrestre servi, à défaut d’anges invisibles, par des esclaves d’acier et par des agens physiques, dociles à son génie, un dieu qui trouve sa règle en soi, s’interdisant, par un légitime orgueil, tout ce qui est vil et pourrait souiller sa nature divine, telle est la vocation de l’homme moderne. Nous devons nous faire une âme divine, nous estimer et nous traiter nous-mêmes en dieux. Nous sommes des candidats à la divinité. Une société de dieux vivans, animés d’un respect mutuel, tel doit être le (rêve ultime, sinon la destinée dernière de l’humanité. Car, pour qui réfléchit, être pleinement homme et être dieu, cela revient au même. Pauvre divinité ! direz-vous, qui passe, qui vieillit, qui meurt ; mais nous est-il permis d’en concevoir une autre ? Puis, qui sait ? peut-être quelque Pasteur supprimera-t-il, un jour, les misères et les laideurs de la vieillesse ; peut-être saura-t-on rendre la vie saine et la mort douce. Des dieux mortels, pourquoi pas, après tout ? Qui peut poser pour un dieu, en notre âge scientifique, si ce n’est l’être autonome, libre de tout joug, qui porte en soi-même sa règle et sa loi.

LE COLLECTIVISTE. — A la bonne heure ; comme vous y allez, une fois lancé ! Quand je vous disais que vous étiez un mystique. Un mystique, et aussi un aristocrate, car tout individualiste recèle un aristocrate, convaincu ou inconscient. Tous rois et tous dieux ! vous n’êtes pas dégoûté. Je comprends que notre démocratie collectiviste, avec ses vulgaires appétits, avec ses modestes et pratiques ambitions, vous paraisse plate et terre à terre.

L’ANARCHISTE. — Ne raillez pas ; je sais que je m’emballe ; mais quand on s’avise de refaire l’homme et l’humanité, la cigarette aux lèvres et le verre en main, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de son rêve ? Après tout, vos ambitions collectivistes ne sont ni aussi modestes, ni aussi pratiques qu’il vous plaît de le dire. Est-ce que vous ne prétendez pas nous ouvrir, sur la terre, un paradis de votre façon ? paradis dont je ne réclamerai pas ma part, qui, pour moi, serait pire que l’enfer capitaliste, mais dont le mirage menteur enchante, de loin, la crédulité des pauvres diables. Raillez, si vous voulez ; je maintiens que l’homme moderne doit être le héros de son propre drame, le roi de sa propre existence, le dieu de sa propre pensée. L’homme est un souverain qui ne doit rien abdiquer de sa souveraineté. L’homme fort, l’intelligence affranchie se met au-dessus des lois et des conventions de la société. A défaut d’indépendance matérielle, il lui faut l’indépendance de l’esprit et de la conscience. Tels sont les nouveaux droits de l’homme. Ne protestez pas ; sans qu’ils s’en rendent compte, c’est l’idéal secret de la plupart de vos amis. Tous ne bornent pas leur ambition à une bonne pitance et à un gîte assuré ; beaucoup visent plus haut. Ils attendent du socialisme l’émancipation de leur personnalité ; ils comptent, sur lui, pour le plein développement de leurs facultés et, par suite, de leur individualité, car les deux choses vont ensemble. Ils ont, au fond, les mêmes aspirations que nous ; ils se trompent, seulement, sur le moyen de les réaliser. En ce sens, grattez le socialiste, vous trouverez, le plus souvent, un anarchiste qui s’ignore. Jusque chez vos partisans, couve un individualisme latent, qui s’insurgerait contre vous. Plus l’homme prendra conscience de sa personnalité, moins il sera enclin à tendre le col au licou collectiviste. Croyez-moi ; ce que je disais des socialistes, on peut le dire de l’élite de nos contemporains ; tout homme moderne porte en soi un anarchiste qui sommeille. Le collectivisme le réveillerait.

LE COLLECTIVISTE. — Nous en revenons toujours à notre point de départ, l’individu et la collectivité. C’est bien là, en effet, le nœud de la question ; tout le reste est secondaire. S’il y a un problème social, il se résume à concilier les intérêts ou les droits de l’individu avec les droits et les intérêts de la société.

L’ANARCHISTE. — Belle découverte vraiment ! La difficulté n’est pas de poser le problème, mais de le résoudre. Laissons là les intérêts qui ne peuvent primer le droit. Comment concilier, sans les sacrifier l’un à l’autre, ces deux droits opposés ? Vous résolvez le problème en le supprimant, en immolant le droit de l’individu, autrement dit le droit primordial et imprescriptible de la personnalité vivante. C’est aller contre le courant de l’histoire ; aussi vous n’y réussirez pas. Vous vous êtes donné une tâche impossible ; vous êtes acculé à une contradiction. Pour recruter vos soldats et stimuler l’ardeur de vos troupes, il vous faut leur montrer, dans le collectivisme, l’affranchissement de toutes les servitudes, la délivrance de tous les liens. Vous êtes contraints de vous adresser aux penchans d’indépendance et à l’appétit de liberté qu’il vous faudra, ensuite, comprimer. Vous exaltez l’orgueil populaire, vous grisez les foules d’une liqueur plus excitante que l’alcool, vous irritez leurs ambitions, vous leur rendez tout joug odieux et toute tutelle insupportable, vous déchaînez en elles les instincts d’insubordination et de révolte, vous imaginant qu’il vous sera facile de les brider, à votre gré. Erreur ! erreur qui vous sera fatale, tout comme à vos ancêtres bourgeois de la Révolution. C’est comme si vous lâchiez des étalons en liberté, et comme si, après les avoir rendus impatiens de tout frein et de toute entrave, après les avoir laissés piaffer au soleil, vous veniez, tout à coup, leur passer un mors et les mettre sous le harnais. Toute votre propagande repose sur une équivoque. Vous appelez, avec de belliqueuses fanfares, les masses à la conquête de l’indépendance, et une fois la bataille gagnée, vous comptez, pour prix de la victoire, désarmer vos troupes triomphantes et les astreindre, en paix, à la rigoureuse consigne collectiviste. On voit bien que vous n’êtes pas psychologue. A l’heure même où vous allez les envelopper dans un filet aux mailles étroites, vous persuadez, à vos adeptes, que vous leur apportez le libre épanouissement de leur personnalité. Et vous ne sentez pas la contradiction ! C’est avec l’appât de l’indépendance, autant que de l’égalité, que vous entraînez les peuples vers votre geôle collectiviste. Une fois arrivés et à peine entrés, ils découvriront l’erreur ; ils s’apercevront que votre terre promise n’est qu’un bagne de galériens, et ils s’insurgeront contre la chiourme. Je vous plains, si vous avez la malchance de jamais l’emporter. Il vous arriverait la même aventure qu’à tous les révolutionnaires qui, au lendemain de la révolution, ont eu la témérité de prétendre organiser la révolution ; vous seriez dévorés, et ce serait justice.

LE COLLECTIVISTE. — La contradiction que vous nous reprochez, elle n’est pas de notre fait, mais bien du fait de la société et de la civilisation contemporaine. Elle est au fond même de l’homme moderne qui est en proie à des aspirations contraires, qui s’abandonne au délire de l’orgueil individualiste, rejetant toute loi et tout frein, et qui rêve aux douceurs de l’humaine fraternité et aux délices de la solidarité universelle. La contradiction, elle est le fait d’une société désemparée et déséquilibrée, qui a perdu sa foi et sa règle ancienne sans en avoir trouvé une nouvelle ; d’une société qui a quitté une rive sans avoir encore atteint l’autre, et qui jette, vers les deux bords opposés, des regards hésitans et inquiets. La contradiction, elle provient de l’anarchie des idées et des intelligences, du choc des doctrines qui s’entre-heurtent dans les mêmes cervelles, du conflit des esprits entre eux et avec eux-mêmes, du désarroi, en un mot, de la pensée moderne qui oscille sans cesse d’un pôle à l’autre. Trop d’esprits ressemblent à une bascule qui monte et qui descend sans fin, incapable de trouver son assiette. L’équilibre entre l’instinct individuel et l’instinct social est rompu ; il ne peut être rétabli que par une nouvelle éducation, une nouvelle morale, une nouvelle organisation sociale qui rendent l’harmonie à la pensée humaine, en même temps que la paix à la société.

L’ANARCHISTE. — L’équilibre, vous le rétablissez en sacrifiant l’individu, en mutilant l’homme, en l’amputant de ce qu’il a de plus précieux, sa personnalité. Et vous ne vous apercevez pas qu’au lieu d’être les pionniers du progrès, vous lui tournez le dos ! L’humanité marche à l’affranchissement de l’individu, par suite, en sens inverse de votre collectivisme.

LE COLLECTIVISTE. — Confusion des idées et chaos des esprits ! Peut-on discuter dans quel sens se fait l’évolution des sociétés ! Il n’y a pourtant, semble-t-il, qu’à ouvrir les yeux ! L’humanité est en marche vers la solidarité, vers la mise en commun des forces et des efforts, par suite vers le collectivisme.

L’ANARCHISTE. — Tout au rebours, l’humanité tend à l’émancipation de l’individu, à l’autonomie de la personnalité humaine, par suite, au fractionnement, à l’émiettement de la souveraineté, c’est-à-dire à l’anarchie. Si le mot vous choque, prenez-le dans le sens philosophique ; considérez l’anarchie comme un idéal vers lequel le monde est orienté ; un idéal qui tend à se réaliser, peu à peu, autant que l’idéal jamais se réalise. Alors même que nos contemporains ne seraient pas encore mûrs pour l’émancipation suprême, comment contester que, depuis des générations, l’homme va s’affranchissant, graduellement, dans tous les domaines ? On a fait grand bruit, au cours du siècle, de l’affranchissement des nationalités ; ce n’est pas là, lors même qu’elle serait achevée, la grande œuvre moderne. L’œuvre capitale des temps modernes, c’est l’émancipation de l’individu. Partout, dans le monde civilisé, s’est élargi le cercle où l’individu peut se mouvoir librement. Et voici des téméraires qui veulent étendre, indéfiniment, l’action de l’Etat aux dépens de la liberté individuelle. Ne dites pas que vous pouvez agrandir la sphère d’action de l’Etat, sans restreindre celle de l’individu ; ce ne serait pas sérieux. N’ai-je pas, après cela, le droit d’affirmer que vous faites fausse route, que loin d’ouvrir au monde, comme vous vous en glorifiez, la voie du Progrès, vous marchez, obstinément, dans le sens opposé à révolution de l’humanité et à tout le cours de l’histoire ?

LE COLLECTIVISTE. — Voilà, encore une fois, ce que je n’admets pas. Je maintiens, contre vous, que l’évolution sociale contemporaine se fait, partout, dans le sens de la collectivité. Peu m’importe l’histoire, je l’ignore volontiers ; je m’en tiens au présent, et le présent est contre vous. Encore, si j’ai quelques notions du passé, quelle décadence de l’individu et de l’individualité, depuis les héros des temps antiques, depuis les chevaliers du moyen âge, depuis les brigands de princes ou d’artistes de la Renaissance ! Voyez le monde économique, voyez le monde politique. Comment méconnaître, dans l’un et dans l’autre, la tendance à l’union des forces et à la concentration des efforts ? Laissons la politique, les grandes agglomérations nationales, la centralisation administrative ; prenons la production et le monde du travail. Capitalistes ou prolétaires, patrons ou travailleurs, les individus sont obligés de se coaliser, de se confédérer, sous peine d’être broyés. L’individu devient impuissant ; l’individu se meurt ; il ne sera bientôt plus qu’une pièce inerte, un rouage animé des énormes machines qui dominent la vie contemporaine. Le mécanisme universel tue l’individu et l’individualité. Industrie, commerce, finances, travail et production, sous toutes leurs formes, les hommes, comme les capitaux, sont contraints de s’unir, de se syndiquer. La société anonyme n’est-elle pas, déjà, le grand instrument de production ? L’association, longtemps proscrite par la révolution, renaît partout à la fois. Dans toutes les sphères, dans tous les camps, chacun a le sentiment que le monde appartient aux corporations, aux syndicats, à la coopération, en un mot au groupement des forces. Malheur aux isolés ! comme à la guerre, ils sont voués à la mort ou à la défaite. L’individu se fait de plus en plus petit, il se ratatine, il s’amaigrit tous les jours. Il fut un temps où il était géant, et il n’est plus guère qu’un nain. Gouvernement, Eglise, Armée, il n’y a plus, dans le monde, que des puissances collectives. Du pape de Rome au dernier commis du Bon Marché, personne ne l’ignore. Vous faut-il des exemples ? Vous n’avez qu’à regarder les grands établissemens de crédit, les grandes compagnies industrielles, les grandes concentrations de capitaux et, en face, les vastes coopératives, les colossales Trade-Unions, les syndicats aux membres innombrables. Tout cela ne vous annonce-t-il pas l’approche d’une ère nouvelle ? Pour moi, tous ces groupemens, patronaux ou ouvriers, qui agglomèrent les hommes et les capitaux en des groupes d’une ampleur croissante sont la préface de la révolution prochaine. Le collectivisme qui doit se substituer à toutes les grandes compagnies et englober, producteurs et consommateurs, en une immense coopérative de production et de consommation, le collectivisme sera le terme fatal, l’aboutissement rationnel de toute l’évolution économique contemporaine.

L’ANARCHISTE. — Je connais cette chanson ; j’en ai les oreilles rebattues ; c’est un de vos refrains habituels. Ainsi donc, par ses grandes compagnies, le capitalisme conduit au collectivisme. Permettez-moi d’en douter. Vous vous payez d’apparences ; vous jouez sur les mots ; vous confondez des choses différentes, pour ne pas dire opposées. Comment assimiler une société par actions où chacun garde sa part individuelle, proportionnelle à ses apports, à votre société collectiviste où il n’y aura plus de part individuelle ? Ce sont deux conceptions et deux types opposés. L’un ne mènera jamais à l’autre. Association libre et collectivisme obligatoire restent deux termes irréductibles ; au lieu de frayer la route au collectivisme, l’association pourrait bien lui barrer le chemin. Ce que ne peut faire l’individu isolé, pourquoi les individus associés ne pourraient-ils l’effectuer ? A quoi bon, alors, le collectivisme ? Si le problème est de concilier les droits de l’individu avec les besoins de la société, pourquoi ne pas chercher à les concilier par le groupement volontaire et libre ? Pourquoi ne serait-ce pas là le terme naturel de l’évolution sociale contemporaine ?

LE COLLECTIVISTE. — La rénovation de la société par l’association libre ! mais c’est l’utopie des bourgeois qui se croient ou se disent progressistes. L’association privée sera toujours impuissante ou tyrannique, impuissante si elle est faible, tyrannique si elle est forte. Pour le prolétariat, ce ne peut être qu’une arme de combat, comme les Trade-Unions anglaises ou nos syndicats ouvriers. L’association privée, les coopératives même marquent, seulement, une phase transitoire de l’évolution sociale ; ce n’est qu’une étape entre l’émiettement individualiste d’hier et le collectivisme de demain. Associations d’hommes ou de capitaux, les sociétés ont leurs intérêts, leur politique, leurs ambitions qui s’accordent mal avec les intérêts ou les besoins de la communauté. Elles ne peuvent donner au monde ni l’ordre ni la paix. Elles sont en lutte entre elles ; elles se combattent et se dévorent les unes les autres. Leur égoïsme égale et parfois dépasse celui des individus. Que serait le triomphe des associations privées ? Ce serait, tout bonnement, une anarchie, peut-être pire encore que l’anarchie individualiste, anarchie et guerre perpétuelle, guerre par grandes masses et grandes armées. N’est-ce pas le spectacle que nous offrent, déjà, nos syndicats ouvriers et les grandes compagnies industrielles ? Financières ou religieuses, capitalistes ou prolétaires, les grandes associations qui se disputent l’empire font régner la guerre et non la paix.

L’ANARCHISTE. — C’est peut-être que la guerre est l’état naturel de l’homme ; que la paix absolue, la paix des intérêts et des idées, est une utopie qui ne peut être réalisée que dans la servitude. La lutte est le produit de la vie et la condition du progrès.

LE COLLECTIVISTE. — La paix, avec l’ordre, ne peut se trouver que dans l’unité. Les associations privées ne peuvent assurer ni l’un ni l’autre ; il y faut un groupement universel, embrassant tous les groupes particuliers. Et c’est bien dans ce sens que tend à évoluer la société contemporaine. Les grandes associations, les grandes corporations, anciennes ou récentes, sont suspectes à l’État. L’État moderne dit, déjà, comme le collectivisme futur : pas d’État dans l’État. La république bourgeoise, comme jadis la royauté, s’inquiète des grandes associations autonomes : Eglises, congrégations, associations politiques, compagnies financières, elle tend à les supprimer, ou à les subordonner, parfois même, à les annexer à l’État. N’est-ce pas ce qui commence à se faire, partout, pour les grandes compagnies de transport, par exemple ? L’État s’empare des chemins de fer ; les villes étendent la main sur les tramways, les omnibus, le gaz, l’électricité. Conversion des entreprises privées en services publics, nationalisation ou municipalisation, qu’est cela, si ce n’est la mise en train du collectivisme, par le bourgeois imbécile, qui ne voit même pas sur quelle route il s’engage ? Après les chemins de fer, après les compagnies de transport et d’éclairage, viendront les mines et les banques, puis les distilleries avec le monopole de l’alcool, puis les raffineries, puis la métallurgie ou les filatures. Tout y passera. C’est peut-être ainsi, graduellement, sans secousse et presque sans s’en douter, avec la coopération des bourgeois à courte vue, et non par révolution brusque, que la France et le monde entreront dans le collectivisme. De toute manière, la sphère d’action de l’État, loin de se rétrécir au profit de l’action de l’individu, ira en s’élargissant, jusqu’à ce qu’elle englobe toute la vie économique. Au lieu d’activités individuelles ou de groupes privés en lutte, il n’y aura plus, dans le monde, que des cercles d’action concentriques, de plus en plus étendus, qui finiront par embrasser l’humanité entière, dans une unité vivante.

L’ANARCHISTE. — Belle perspective, ma foi ; enserrer le globe dans un filet qui tiendra l’humanité captive ! Mais est-ce bien là le terme logique de l’évolution sociale ? Qu’est-ce qui distingue l’époque contemporaine, si ce n’est la tendance à substituer des groupemens spontanés, des groupemens libres et volontaires, aux groupemens obligatoires, héréditaires ou traditionnels, des sociétés anciennes ? Prenez l’homme, depuis l’antiquité, depuis la Féodalité, depuis la Révolution, vous rencontrerez, partout, la même tendance, dans la vie privée comme dans la vie publique. Tribu, clan, caste, cité, famille, corporation, communauté, tout ce qui, autrefois, enfermait l’homme en des cadres fixes aux contours rigides, tout ce qui absorbait l’individu dans un groupe collectif a été brisé ou démantelé. L’histoire a marché, de siècle en siècle, vers l’émancipation de l’individu. L’homme, autrefois, n’était qu’une unité dans un groupe ; il compte, aujourd’hui, il vaut pour lui-même. Il s’est dégagé, peu à peu, des groupes religieux, familiaux, politiques ou professionnels, où il était jadis emprisonné, de la naissance à la mort. Longtemps tenu en tutelle par la communauté, ou par la famille, l’individu a, enfin, atteint sa majorité. La grande œuvre de la Révolution a été de le faire émerger en dehors des cadres sociaux et des groupemens collectifs où il était confiné. Je ne sais ce qui en est de l’Asie et de l’Afrique, des jaunes ou des noirs, mais la civilisation de notre race blanche est, essentiellement, individualiste ; et si elle venait à cesser de l’être, nous pourrions parier que l’hégémonie du globe passerait, bien vite, à d’autres. Loin de tendre à l’absorption collectiviste, toute l’évolution des races supérieures tend à l’affranchissement de la personne humaine, autant dire à la libération de l’individu. Vous avez beau vous en défendre ; vos doctrines vont à l’encontre de l’évolution des sociétés occidentales. Vous ne visez à rien moins qu’à retourner le monde ; vous ordonnez à l’histoire de refluer vers le passé, vous ne craignez pas d’enjoindre à l’humanité de rebrousser chemin. Autant commander au soleil de se lever à l’Occident. Vous voulez nous faire revenir aux sociétés primitives, pour ne pas dire aux sociétés animales. Vous n’y réussirez pas. Certes, il peut se rencontrer dans l’histoire, des périodes de rétrogression ; l’humanité n’avance pas sans reculs et sans chutes. Peut-être le collectivisme aura-t-il son heure. Je me dis parfois que les masses, séduites par vos promesses, voudront essayer de votre panacée. Mais alors même que vous viendriez à vous emparer de la France et de l’Europe, votre victoire serait courte. Tous les instincts d’indépendance qui bouillonnent dans les cervelles contemporaines s’insurgeraient contre votre joug. Les libres énergies, imprudemment comprimées, feraient sauter votre société collectiviste, comme la vapeur sans issue fait éclater une chaudière. Croyez-moi ; les libres aspirations de l’homme moderne seront, pour vous, un gaz incompressible.

LE COLLECTIVISTE. — Soyez tranquille ; nous saurons leur laisser une soupape de sûreté. Le temps approche où cet homme moderne, las des excès et des mécomptes de l’individualisme, désabusé de ses rêves d’orgueilleuse indépendance, fera bon marché de ses libertés anarchiques et cherchera un refuge dans le collectivisme. En attendant, appelez-nous, si bon vous semble, rétrogrades. C’est entendu, nous sommes les ennemis du progrès. Il est heureux que les anarchistes soient là pour empêcher l’humanité de faire fausse route.

L’ANARCHISTE. — Ne raillez pas, il vous sied mal de dauber l’anarchie ; car, en dépit de vos doctrines, vous êtes, d’habitude, nos alliés dans l’œuvre d’émancipation de l’individu ; vous nous aidez, malgré vous, à préparer le règne de l’anarchie. En vous efforçant de briser tout ce qui rattache entre elles les générations, tout ce qui relie entre eux les hommes vivans, ne travail lez-vous pas à la désagrégation de la société, par suite au triomphe de l’individualisme ? Ne protestez point : toute société est fondée sur des préjugés héréditaires, et en ruinant ces antiques préjugés pour renverser la vieille société, vous faites œuvre d’anarchiste. Vous vous attaquez, comme nous, à toutes les croyances, à toutes les traditions, à toutes les idées qui servaient de base ou de support aux sociétés. Des institutions qui ont, jusqu’ici, maintenu la cohésion des sociétés humaines, la famille, la religion, la patrie, aucune ne trouve grâce à vos yeux. Et vous êtes leurs ennemis, de par votre principe ; car, pour renverser la propriété, il vous faut abattre tout ce qui peut lui servir d’état et de soutien. La religion, la foi en un Dieu vengeur et rémunérateur, sorte de croquemitaine céleste à l’usage des petits et des grands enfans, vous la rejetez, avec mépris, sans voir qu’avec le sentiment religieux, vous supprimez le plus subtil des liens qui rattachent les hommes entre eux et le plus solide des freins qui puissent brider l’orgueil de l’individu. Un homme sans foi ni Dieu est bien près d’être un anarchiste. Restait la patrie, l’idée nationale, autre religion, toute humaine et terrestre, autre lien, spirituel à la fois et matériel ; vous ne l’épargnez pas davantage, vous arrachez le patriotisme du cœur de l’homme, coupant le dernier nœud qui tenait les peuples en société. Avec l’internationalisme, l’individu surnage, isolé, sur l’océan de l’humanité. Et la famille, qu’en faites-vous ? la famille, qui a été la cellule de toute société. Vous la détruisez, moralement, par la suppression du mariage ; vous la détruisez, matériellement, par l’abolition de l’héritage, en même temps que de la propriété. Supprimer la famille, n’est-ce pas faire acte d’individualiste endurci ? Vous isolez l’homme, vous isolez la femme, vous isolez l’enfant ; vous rompez tout lien permanent entre les époux d’un côté, entre les parens et leur progéniture de l’autre, Comment donc appelez-vous cela ? Au mariage, vous substituez l’union libre ; — ça me va ; mais qu’est-ce que l’union libre, si ce n’est l’émancipation du caprice, la glorification de la passion, par suite » le déchaînement d’un individualisme sans frein ? Vous proclamez le droit au changement, le droit à l’inconstance. Vous dites, à la femme, aussi bien qu’à l’homme : N’aliène pas ta liberté ; tu n’en as pas le droit ; nous ne tolérons pas plus de vœux de fidélité que de vœux de chasteté ou d’obéissance. Les promesses et engagemens des époux doivent rejoindre, dans le passé, les vœux des moines ou des nonnes. Autant de superstitions, autant de servitudes, dont l’être humain doit s’affranchir. — Très bien ; je dis bravo ; mais ne voyez-vous pas les conséquences ? L’amour libre, l’union libre, c’est, tout bonnement, l’anarchie dans le ménage, l’anarchie domestique, en attendant l’anarchie politique. Plus de famille, plus de couple permanent, joint par des liens légaux ; plus que des mâles et des femelles isolés, sans obligations ni devoirs réciproques, qui abandonnent leurs petits aux soins de la Providence de l’État. Quand je vous disais que vous n’êtes au fond que des anarchistes inconsciens ou inconséquens. Vous vous déclarez partisans de l’émancipation de la femme ; vous applaudissez les apôtres en jupons du féminisme ; mais qu’est-ce que le féminisme, si ce n’est le fils naturel et comme le dernier né de l’individualisme ? Voilà une moitié du genre humain, la plus belle peut-être, la plus frivole en tous cas, qui découvre qu’elle n’est pas libre. Elle veut s’affranchir du joug séculaire de l’homme et du joug, plus lourd encore, des conventions et des préjugés sociaux, qui ne sont autre chose que le code antique des lois et coutumes par où la société prétend asservir l’individu. La femme, cet être passif par excellence, l’éternelle vassale et l’éternelle résignée, qui se faisait gloire de se fondre dans autrui ; celle qui, fille, mère ou femme, mettait son bonheur, ou son honneur, à se sacrifier, la voilà qui s’insurge, qui revendique ses droits. Les droits de l’homme ne suffisent plus ; il nous faut les droits de la femme. Madame prétend porter culotte ; mademoiselle se pique de penser, de vouloir, d’agir par elle-même. Quelle révolution ! C’est le commencement de la fin ; c’est le triomphe prochain de l’individualisme intransigeant. Abolition du mariage, abolition de la famille, suppression de la femme devenue un homme imberbe ; plus de sexe, plus de mâles, plus de femelles, rien que des individus isolés, ayant tous mêmes droits et mêmes prétentions ; telle est la société à l’avènement de laquelle vous travaillez. La cité collectiviste de vos rêves, la Jérusalem socialiste dont vous faites miroiter les splendeurs aux yeux des simples, sur quels fondemens comptez-vous donc la bâtir ? Sur une poussière mobile d’atomes humains. En vérité, c’est de l’aberration.

LE COLLECTIVISTE. — Quelle inconséquence voyez-vous là ? la décomposition du présent est la condition du renouvellement prochain. Il est vrai, nous sommes des démolisseurs ; mais sur quoi portent nos coups ? sur des institutions surannées qui encombrent, inutilement, le sol de leurs débris. Contesterez-vous que la société bourgeoise est en train de se désagréger ? Les racines mêmes du vieil arbre sont rongées par un phylloxéra qui est, peut-être bien, l’individualisme anarchique. La société ancienne se meurt ; elle n’est, déjà, plus guère qu’un corps sans vie ; les idées, les croyances qui en étaient comme l’âme, ou le principe vital, s’évaporent, une à une. Elle ressemble à un cadavre dont les élémens se dissolvent. De là, le triomphe apparent de l’individualisme. Ce n’est que le signe de la dissolution sociale. Que faire, devant cette société, déjà en putréfaction, qui se décompose avant même d’avoir achevé de mourir ? Faire durer le présent, prolonger l’agonie de ce monde qui expire ? Cela ne peut entrer que dans la cervelle des poltrons de bourgeois qui redoutent la crise suprême, craignant de périr, eux et leur fortune, avec ce qu’ils appellent l’ordre social. Faire revivre le passé, rendre, à cette société usée et décrépite, la vie et la santé, en la ramenant à ses principes anciens ? la retremper dans la foi et dans les croyances qui ont fait sa force autrefois ? C’est le rêve des vieilles Eglises et des bonnes âmes qui croient en Dieu et aux miracles. Laissons-leur cette pieuse illusion. On ne fait pas plus revivre le passé qu’on ne ressuscite les morts, et nous ne sommes pas de ceux qui ont peur des revenans. Reste un seul parti : préparer, virilement, l’avenir ; rejeter ce qui est caduc ; aider la gestation de la vie en travail. C’est ce que font les socialistes. Sans eux, vous avez raison, la société actuelle aurait pour héritière l’anarchie. La décomposition serait sans arrêt et sans remède. Heureusement que le collectivisme est là pour refaire une société. Nous opérons à la façon des chimistes qui dissolvent un corps pour en reformer un autre, selon la loi des affinités naturelles. Aux institutions que nous sommes en train de détruire, nous en substituons de meilleures ; les liens sociaux que nous ne craignons pas de trancher, nous les remplaçons par de plus légers et de plus solides à la fois. C’est ainsi qu’au sentiment suranné de la patrie et au patriotisme, aveugle de naissance, nous substituons le sentiment de classe ; à la solidarité nationale, la solidarité prolétarienne, autrement large et autrement féconde. Les liens de famille céderont la place aux liens corporatifs. La religion, l’enfantine croyance à un Dieu et à un paradis invisible s’effacera devant le dogme de la fraternité humaine et la foi en l’humanité. Et ainsi, partout, nous ne supprimons les anciens groupes et les antiques liens sociaux que pour en établir de nouveaux, à la fois plus forts et plus rationnels.

L’ANARCHISTE. — Ils seront artificiels vos liens et vos groupemens nouveaux, artificiels et tyranniques ; ils n’auront ni la spontanéité, ni la force, ni la douceur des liens nationaux ou des liens du sang. Entraves pour entraves et chaînes pour chaînes, autant valaient les anciennes.

LE COLLECTIVISTE. — On ne verse pas de vin nouveau dans de vieilles outres. A société nouvelle et à nouvel idéal, il faut des institutions et des cadres nouveaux. Vous n’irez pas nier qu’il s’est levé, sur le monde, un nouvel idéal. Il resplendit partout, autour de nous, il éclaire les esprits, il réchauffe les cœurs de nos contemporains. Et quel est-il, cet idéal des jeunes et des forts ? C’est, avant tout, un idéal social. Regardez autour de vous, interrogez les hommes ; partout, même dans les cercles les mieux calfeutrés contre le collectivisme, l’idée sociale pénètre, peu à peu, et se substitue à l’étroit point de vue individuel. Des eunuques du dilettantisme aux apôtres de l’action, c’est grâce à elle que nos contemporains retrouvent un sens à la vie. Jusqu’à ces égoïstes de bourgeois, qui proclament, hypocritement, ce qu’ils nomment, avec emphase, le devoir social. Jusqu’au Pape et aux vieilles Eglises qui, à la clarté du socialisme, découvrent, dans leurs bibles, des vérités qu’ils y avaient laissées dormir durant des siècles. Et ainsi, nous avons le christianisme social, et je ne sais quel socialisme bourgeois, ou quel socialisme d’Etat, autant de contrefaçons du socialisme, qui témoignent de la puissance de l’idée sociale. C’est que l’humanité, dans tous les rangs, dans tous les camps, prend conscience de devoirs longtemps méconnus. Au contact des idées nouvelles, la vieille morale s’effrite ; et comme une société ne peut guère plus se passer de règle idéale qu’un être vivant d’air respirable, à la place de l’ancienne morale religieuse, en surgit une autre, plus virile et plus humaine, qui repose, tout entière, sur le sentiment de la solidarité. Une morale, peut-être jugez-vous cela tyrannique ; peut-être n’est-ce, à vos yeux, qu’une de ces chaînes dont la société avait chargé l’individu, et dont il a le droit de s’affranchir ? Ou bien, au contraire, reconnaissant que l’homme, réuni en société, ne peut se passer d’une règle commune, prétendez-vous asseoir une morale nouvelle sur l’individualisme ? Mais comment plier, au joug d’une règle commune, l’homme adorateur de sa personnalité, l’individu que vous exaltez jusqu’à le déifier ? Un dieu n’a de devoirs qu’envers soi ; et quels devoirs se reconnaîtra l’homme de vos rêves, si ce n’est envers son orgueil ? Le premier, l’unique devoir de chacun des humains n’est-il pas, pour vous, de vivre sa propre vie ? Cette morale, nous la connaissons, c’est celle des prétendus grands hommes et des grands oppresseurs de tous les temps. L’individualisme n’en peut fournir une autre. L’individualisme ne peut enfanter de morale ; ce qui lui en tient lieu, c’est ce que les pédans appellent la lutte pour la vie, doctrine inhumaine qui rabaisse l’humanité au rang de la brute, doctrine antisociale qui, sous des apparences philosophiques, ne fait que proclamer la légitimité de la force. La morale de l’avenir ne sortira pas de l’individualisme ; la morale de l’avenir sera sociale, ou elle ne sera pas. Elle visera la collectivité par-dessus l’individu. Déjà, dans les aspirations de l’homme moderne, le salut social prend la place du salut individuel. Son cœur s’est élargi ; les destinées de l’humanité priment, pour lui, sa personnalité éphémère. Cela est si vrai que, pour garder ou ressaisir une prise sur les peuples, les doctrines du passé, les vieilles religions sont contraintes de leur tenir un langage nouveau, de laisser dans l’ombre les félicités égoïstes des paradis supraterrestres pour leur parler de rédemption sociale. La rédemption sociale, voilà après quoi soupirent les peuples, et cette rédemption terrestre, vainement promise par d’autres, le collectivisme seul peut l’effectuer. Il est le dernier terme de l’évolution morale contemporaine. Il doit apporter au monde, avec la réalisation de l’idéal nouveau, la pleine application de la nouvelle morale.

L’ANARCHISTE. — Vous ne vous gênez pas pour tirer la couverture à vous. Si l’homme ne sait pas encore se faire sa loi à lui-même ; s’il lui faut un autre principe d’action que le respect de sa dignité humaine ; si les peuples ont encore besoin de ce que vous appelez une morale, ils peuvent en trouver une, sans avoir recours à vous. Cette morale sociale, dont vous prophétisez l’avènement, croyez-vous donc en apporter la révélation ? En êtes-vous les premiers apôtres ou les seuls dispensateurs ? Elle n’est, ni aussi jeune, ni aussi originale que vous l’imaginez. En vérité, ce n’est guère que l’ancienne morale remise à neuf. Elle se rencontre dans les vieux évangiles et dans les vieilles bibles. Elle ne vous appartient pas en propre et n’a pas besoin de vous pour triompher. Une morale, après tout, peut être sociale sans être collectiviste ni socialiste. Bien mieux, vous qui prétendez la réaliser dans sa plénitude, vous la détruiriez dans son principe ; le collectivisme l’annihilerait en prétendant l’imposer. Rendre la morale légalement obligatoire, la convertir en lois et en articles du code, c’est lui enlever son caractère de morale. Une morale n’a de vie, elle n’a de prix qu’en tant qu’idéal librement conçu et librement accepté. Allez-vous décréter la vertu ? enjoindre la fraternité par ukase ou par ordonnance de police ? La contrainte légale est mortelle à la morale. Et pourquoi n’y aurait-il pas de fraternité, pourquoi pas de solidarité, en dehors de la coercition légale, ou de la réglementation collectiviste ? Fraternité et liberté sont-ils donc des termes qui s’excluent ? Ne sont-ce pas, au contraire, deux termes connexes, et qu’est-ce qu’une fraternité obligatoire ? Qui dit fraternité dit amour. Vous prétendez nous acculer au règne de la force et ne nous laisser de refuge que dans la lutte pour la vie. La lutte pour la vie, vous ne la supprimerez point, par la loi ; mais, à la lutte pour la vie, nous défendez-vous de préférer l’union pour la vie, ou mieux l’entente pour la vie ? Union des volontés, entente des cœurs, coopération des intelligences, association des forces et des efforts entre hommes libres, n’est-ce pas, aussi, un idéal et un idéal vraiment humain ? Et pourquoi cet idéal de libre entente serait-il plus chimérique que votre rebutante doctrine d’union par la contrainte légale ? Pourquoi ne pas demander, à l’association et à la liberté, la solution des problèmes qui obsèdent le monde contemporain ? Là, peut-être, est le secret de l’avenir, la conciliation des deux termes opposés, le principe de régénération que vous cherchez, en vain, dans la force et dans le pouvoir, car la contrainte est stérile, ou ses enfans sont mort-nés.

LE COLLECTIVISTE. — Beau rêve, mais rêve ! Rien de grand, dans notre pauvre humanité, ne s’est jamais fait sans la contrainte de la loi et la collaboration de la force. Se fier à la liberté et à la fraternité spontanée pour réformer le monde, c’est se leurrer soi-même ; nous ne sommes pas de ces voyans ingénus qui croient que, pour changer la face de la terre, il suffit de prêcher aux hommes la paix et l’amour. Ce que valent de pareils songes, demandez-le aux religions qui n’ont pas mis la main sur le pouvoir. S’il ne réussit pas à s’emparer de la force et à en faire la servante de son idéal, le socialisme n’aura été que la plus vaine des espérances et la plus décevante des religions ; car, les espoirs infinis qu’elles avaient fait concevoir au monde, les religions anciennes peuvent se targuer de les réaliser dans leurs paradis imaginaires, tandis que le socialisme n’a pas de ciel, là-haut, ’où renvoyer ceux qui ont cru en lui. Il faut que son règne arrive sur cette terre ; et selon le mot de Marx, la force a toujours été l’accoucheuse des sociétés. À quel titre l’avenir serait-il plus heureux que le passé ?

L’ANARCHISTE. — À quel titre ? Mais parce que le monde a marché ; parce que nous croyons, vous et moi, au progrès, et que si cette foi au progrès n’est pas une duperie, l’empire de la contrainte doit faire place au règne de l’idée et du droit. En cela, surtout, me semble consister le progrès des sociétés. La déchéance de la force en est la marque la plus sûre. Si la force ne doit pas être détrônée par l’idée, si le droit ne peut se passer de l’aide de la contrainte, les sociétés humaines sont, à jamais, vouées à la barbarie.

LE COLLECTIVISTE. — Pour les en tirer, il suffirait d’enchaîner la force au service du droit. — Mais comment pourrions-nous nous entendre ? nous regardons le monde du haut de deux sommets opposés, et comme des deux pôles contraires de la vie sociale. Nous ne pouvons découvrir le même horizon. Evolution ou révolution, la société, heureusement, ne se laissera pas arrêter par nos disputes. À quoi bon nous quereller avant l’heure ? Nous aurons le temps, après la grande liquidation capitaliste, de nous tirer dessus, de nous guillotiner ou de nous dynamiter. En attendant, nous pouvons nous donner la main et trinquer ensemble.

L’ANARCHISTE. — Volontiers, trinquons, tous deux, à la société future. — Mais la verrons-nous seulement, cette société de l’avenir ? L’évolution humaine est si lente, les révolutions en apparence les plus profondes modifient si peu le fond de l’homme ! Elle a eu beau hâter le pas, depuis un siècle, cette massive et lourde humanité, elle chemine avec une lenteur désespérante. Elle ressemble, trop souvent, à l’escargot à demi aveugle, qui se traîne en bavant et rampe à tâtons sur le sol, sans savoir où il va. Si nous savions, seulement, où nous allons, et jusqu’où nous irons, et quand nous arriverons, — si nous arrivons jamais !

LE COLLECTIVISTE. — Où nous allons, nous le savons, car nous avons la foi, et les « masses croient en nous et avec nous. C’est ce qui fait notre force et assure notre triomphe. Nous sommes des croyans, et le miracle, quand on y croit, est à demi accompli. Le scepticisme est impuissant, la foi seule peut sauver les sociétés.

L’ANARCHISTE. — Oui, vous avez la foi ; la plupart de vos adeptes ont même la foi du charbonnier. Ils croient aux dogmes du collectivisme, comme leurs grands-pères croyaient aux mystères de l’Eglise, aveuglément. Ils n’ont fait que changer de catéchisme. Le collectivisme n’est, pour le grand nombre, qu’une religion meilleure et plus croyable qu’une autre, parce qu’elle leur montre un paradis à portée de la main. La foule est avide de certitude et d’espérance ; elle ne sent pas que le monde est trop vaste et trop complexe pour se laisser enfermer dans nos formules. La vie et la nature se moquent de nos formules et de nos théories. Il en est, de nos systèmes sociaux, comme des théologies ou des métaphysiques anciennes ; loin d’embrasser l’ensemble des choses, ils ne font que refléter les aspirations d’une époque ; ils ne représentent qu’un instant de la pensée. Quel œil voit d’assez loin et d’assez haut pour embrasser le champ infini de l’évolution humaine ? Une seule chose est certaine, la société se meut, l’humanité avance et s’élève, alors même qu’à ceux qu’elle emporte dans sa marche, elle semble immobile. Puisse-t-elle monter, vers la lumière, sans chute et sans recul ! Périssent nos systèmes et nos personnes, s’ils font obstacle à sa trop lente ascension ! Qu’importent les théories et les doctrines, pourvu que la société suive sa route, et que l’humanité s’achève ? Donnons-nous la main et buvons ensemble au siècle qui vient et à la société future.

LE COLLECTIVISTE. — A la société solidaire, où régnera la justice dans l’égalité !

L’ANARCHISTE. — A la société d’hommes libres, où régnera la fraternité dans la liberté !


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.