La Muse au cabaret/Collignonne

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La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 181-184).


COLLIGNONNE


À Adolphe Willette.


 
Ces jours-ci je hélai dans la rue un cocher.
Elle était fort jolie, à ne vous rien cacher.
— Rassurez-vous, lecteur, et vous de même, chère
Lectrice, ce cocher était une cochère.
« Où nous allons, patron ? » demanda-t-elle. Et moi,
J’eus envie, un instant, de répondre : « Chez toi ».
Et puis, je me retins. « Où vous voudrez, » lui dis-je.
« All right ! » Je montai donc près de ma callipyge,
Sur le siège, avec son consentement muet.
Cocotte s’activa sous un bon coup de fouet ;
Et nous voilà partis. Alors, nous devisâmes,
L’Automédone et moi, tout comme deux sœurs âmes,
Ou mieux je la laissai parler, me tenant coi.
Elle me raconta, tout d’abord, comme quoi
Elle fut, tout enfant, au barreau destinée
Par son père, dont elle était la fille aînée.

Elle avait donc pris trois ou quatre inscriptions,
Pour lui faire plaisir. Mais sa vocation
L’appelait à conduire un char dans la carrière,
Ç’avait toujours été son désir de derrière
La tête. Et maintenant, que son père gisait
Cimetière Montmartre, elle réalisait
Son rêve. Et comme il n’est ni carrière ni char,
De nos jours, elle avait pris un fiacre… à l’instar…
Elle me dit encor son pauvre cœur de femme,
Déçu depuis longtemps par l’homme atroce, infâme.
Maintenant, elle était bien décidée aussi
À faire abstraction de nous, « Ah ! bien merci ! »
Elle en avait soupé des hommes… zut et crotte !
Elle n’en voulait plus rien savoir. « Hue, cocotte ! »
Et Cocotte trottait d’un trot bien peu normal,
Ma cochère, d’ailleurs, conduisant assez mal.
Et cela nous valut mille et une aventures.
Nous causâmes plus d’un embarras de voitures.
Parfois même on nous vit « rouler » sur le trottoir,
Et ce qu’on nous cueillait alors, il fallait voir !
Quant à moi, maint propos blessant à mon adresse
Ne m’épouvantait pas, étant « à la redresse ».
C’est pour elle surtout que cela m’embêtait.
La foule, connaissant que mon cocher était
Une femme, allait s’acharnant sur la mignonne.
Et, comme vous pensez, l’appelait Collignonne.
J’avais bien tort de me frapper, car peu à peu,
Je la vis mieux conduire et se piquer au jeu ;
La fonction créant l’organe. À cette foule
Elle sut démontrer qu’elle était « à la coule ».

Et nous roulions toujours. Tout à coup, elle dit :
« Je m’en vais relayer, patron. Il est midi.
J’ai faim, Cocotte aussi. — Bon. Qu’à cela ne tienne.
Nous allons déjeuner ensemble… eh ! oui, pardienne !
Je n’ai pas terminé mes courses, tant s’en faut,
Je connais un endroit superbe et sans défaut ;
En plein Paris on se croirait à la campagne.
Et Cocotte aura sa bouteille de Champagne…
« Ça va-t-il ? — Oui ça va ».

« Ça va-t-il ? — Oui ça va ».Le repas fut charmant.
Je lui fis redresser son premier jugement
Sur les hommes, entre la poire et le fromage.
Elle consentit même à leur rendre un hommage,
Au café… Nous voici repartis. Tour à tour,
On nous vit à Montmartre ainsi qu’au Point-du-Jour,
Aux boulevards, au Bois, que sais-je ? À la Villette.
Ma Collignonne était, à cette heure, drôlette,
Et Cocotte un peu soûle. On le serait à moins.
Ah ! nous nous moquions bien maintenant des pévouins !
Un moment, nous trouvant par hasard dans la rue
De la Paix… en dépit de la foule accourue,
J’offris à la petite un collier de trois rangs
De perles, et du prix de trois cent mille francs.
Mais, elle n’accepta que quelques bagatelles :
Soit un chapeau d’été, pour Cocotte — en dentelles,
Plus un fouet en bois d’amourette, à pomme d’or.
Et je ne sais trop quoi de plus modeste encor.
Bientôt ce fut la nuit, implacable, subite.
Dieu ! que ton taximètre, ô Temps, galope vite !

Or, l’enfant, derechef, parla de relayer.
« Tout à l’heure », lui-dis je, allons d’abord dîner.
Après quoi, nous irons, si tu veux, au théâtre ?
Aimes-tu le théâtre ? — Oh oui ! je l’idolâtre. »
Tôt après, dans un cabinet particulier,
Nous étions face à face avec le sommelier…
Nous dînâmes, et puis nous fûmes au spectacle.
Enfin, vers les minuit, n’y voyant plus d’obstacle.
Nous allâmes tous deux — chez elle — relayer.
Non sans avoir soupé — vous avez beau railler !…
Ce n’est qu’au lendemain de ce jour, veuillez croire,
Que mon automédone eut son petit pourboire.