Des artistes/Claude Monet — Venise

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Claude Monet
Ernest Flammarion (p. 249-254).

pelait Venise, une ville avec des maisons réelles et diverses, maisons borgnes qui guettent, maisons honorables et plates, maisons riches où l’or, derrière les façades, circule comme le sang sous la peau. Mais Venise n’est plus qu’une carte postale en couleurs. Quant aux hommes et quant aux femmes, ils ont été noyés dans la lagune. Il ne reste plus que des gondoliers, des grandes dames et quelques lévriers. Walt Whitman, qui prenait plaisir et profit à causer avec les cochers d’omnibus de New-York, n’aurait pu vivre à Venise ; car tous les gondoliers y sont des poètes. Et les grandes dames, dans leurs palais ont des compagnons si nobles, si dépouillés de toute forme naturelle, définis par des attributs si purement littéraires qu’on ne sait plus, dans la meute qui fait cortège, distinguer M. d’Annunzio d’avec les lévriers héraldiques.

La nature donne une atmosphère à toutes les villes et les hommes compliquent l’atmosphère de la nature et la souillent avec magnificence de poussières et de fumées. Les travaux et les mouvements des hommes collaborent à l’atmosphère des villes. Mais à Venise, on ne se meut pas : on s’accoude aux balustres. On ne travaille pas : car les cristaux et les dentelles de Venise sont fabriqués dans les expositions universelles.

Venise pourrait espérer la gloire triste d’être une ville morte. L’Europe en a fait une ville nuptiale, où la bourgeoisie se conjugue.

Les écrivains qui puisent dans le passé la plus ferme tradition classique et les écrivains qui y cherchent la plus élégante pourriture et la plus noble lassitude se sont, coude à coude, penchés sur la lagune. Les dramaturges aussi. Un dernier acte s’il est véritablement d’amour et de douleur, n’a pas d’autre décor que Venise. Et seul, le chant d’un gondolier en coulisse est digne d’accompagner la plainte des amants qui se séparent. Le théâtre est l’image de la vie. Et quel homme quitte sa maîtresse et quelle femme quitte son amant, sans prendre auparavant un billet pour Venise ? Seuls les chiffonniers peuvent s’aimer sans penser à Venise. L’Europe entière s’est unie contre Venise, toute l’Europe avec ses poètes, ses photographes, ses psychologues, ses mariés, ses dramaturges et ses peintres.

On comprend que Claude Monet n’ait pas voulu aller à Venise, cette ville qui n’était plus une ville, mais un décor ou un motif. Claude Monet n’osait pas. Il se sentait assez fort pour peindre les campagnes et les villes. Mais peindre Venise, c’était se mesurer à toute la bêtise humaine, qui collabora à l’image que nous avons de Venise. Il attendit l’heure où la certitude et la maîtrise aboutissent à de nouveaux pressentiments.

Cela est singulièrement émouvant que Claude Monet qui renouvela la peinture au XIXe ait pu se renouveler lui-même. De plus larges ondes se répandent. Une attaque multiple ne crible plus la toile. On dirait que la main s’abandonne à suivre la lumière. Elle renonce à l’effort de la capter. Elle glisse sur la toile, comme la lumière a glissé sur les choses. Le mouvement minutieux qui, pièce à pièce, bâtissait l’atmosphère cède au mouvement plus souple qui l’imite et lui obéit. Claude Monet ne saisit plus la lumière avec la joie de conquête de celui qui, ayant atteint sa proie, se crispe à la retenir. Il la traduit comme la plus intelligente danseuse traduit un sentiment. Des mouvements se combinent et nous ne savons pas comment ils se décomposent. Ils sont si bien liés les uns aux autres qu’ils semblent n’être qu’un seul mouvement et que la danse est parfaite et close comme un cercle.

La lumière ordonne et révèle les objets. Elle est, sur les canaux, plus solides et plus massive. Les reflets s’agglomèrent. On dirait que l’eau et la lumière s’appuient et se raffermissent aux façades. Mais, sur l’Adriatique, elle est plus fluide et plus flottante. Une barque, des palis, l’église naissent et apparaissent, selon que la lumière les y autorise. La réflexion des palais est chaude dans l’eau dense. Aux heures pleines, l’atmosphère s’applique et s’étoffe somptueusement à la surface verticale des murs, à la surface horizontale de l’eau ; elle est mêlée à la couleur comme si elle traversait la rosace d’un vitrail. Et c’est la fraîcheur humide et véritable de l’arc-en-ciel.

C’est l’admirable succession des heures qui crée le monde et ne lui permet jamais d’être semblable à lui-même. Le plus humble touriste sait que le lever du soleil est un spectacle. Il contemple à l’horizon la bordure verdâtre de l’aube encore cadavérique, puis cette orbite sanglante et basse, puis le tremblement du jour naissant. Il ne sait pas que chaque minute est aussi riche et variable. Mais Claude Monet est maître de la lumière insaisissable. Ainsi Hokousaï disait, presque centenaire : « c’est bien ennuyeux de mourir, parce que je commençais enfin à comprendre la forme ». Et c’est aussi une forme, rajeunie, à l’état naissant que Claude Monet découvre sous les variations mêmes de l’atmosphère. Les objets immuables, que l’usage catalogue, naissent devant ses yeux, comme s’il était le premier homme, comme si, à travers les variations de leurs éclairages, il n’avait pas encore appris à les reconnaître pour identiques.

La bêtise des littérateurs et des peintres avait arraché Venise à la nature. Claude Monet est allé à Venise et l’a restituée à la nature.

Seuls les professionnels de la tradition ne sont pas émus par ceux qui les précèdent : car ils exécutent une consigne. Claude Monet se souvient avec gratitude de quelques fleurs peintes par Courbet sur un fond noir. Il médita aussi les estampes japonaises. C’est pourquoi il ne fit pas de japonisme. C’est dans la nature même qu’il voulut trouver l’éclat de fleurs de Courbet, sans qu’il fut besoin d’un fond noir ; c’est dans la nature qu’il chercha la rareté des rapports immobilisés sur les estampes du Japon.

La nature… c’est un grand mot vague. Tout est en elle et les esthètes aussi et les peintres mêmes, qui n’ont jamais regardé que dans les livres. Et les critiques d’art eux-mêmes sont dans la nature… Il faudrait dire simplement que de tous les peintres, Claude Monet est celui qui regarde avec le plus de confiance et d’obstination. Les académiques de toutes les époques sont des théoriciens. Ils ont de grandes pensées et considèrent l’œil comme une partie honteuse…

Qu’il soit à Venise, au bord de l’Océan, devant les cathédrales, à Londres, à Vétheuil, à Giverny, Claude Monet néglige le mensonge humain, émotionnel ou pseudo-classique, que tant de peintres incorporent aux paysages. Les critiques d’art ont le plus souvent affirmé que l’initiateur fut Manet. Or le premier qui s’avisa que la lumière était, ce fut Claude Monet. Lorsque Claude Monet pensa que le soleil lui aussi appartenait au monde visible, Manet se cherchait encore lui-même à travers les musées.

Tous les peintres d’aujourd’hui doivent leur palette à Claude Monet. Nul peintre désormais ne pourra s’affranchir des problèmes que Claude Monet a résolus ou posés. L’œuvre de Claude Monet a passé déjà dans le langage de la peinture, comme l’œuvre d’un écrivain de génie passe dans la langue écrite et l’enrichit à jamais. Et il n’est pas question de peinture claire ou de peinture sombre. Le problème de la lumière est plus vaste que celui de l’éclat. Un Rembrandt qui naîtrait demain devrait de la gratitude à Claude Monet.

Mai 1912.